Dans
l’histoire de l’Église, la primauté pontificale a soulevé de nombreuses
oppositions de la part de puissances temporelles et religieuses. Les papes se
sont en effet confrontés aux empereurs romains puis germaniques, aux
patriarches de Constantinople, ou encore aux tenants des différentes thèses
conciliaristes avant même les protestants. Les papes ont aussi défendu
fermement leurs droits contre de nombreuses thèses provenant de théologiens ou
de canonistes qui ont inventé de nouveaux modes de gouvernement de l’Église ou
de fondement de la souveraineté au sein de l’Église. Certaines d’entre elles
subsistent encore. Les conflits qui ont opposé les papes et les empereurs ou
les rois ont aussi abouti à une remise en question de la primauté pontificale. La
question de la primauté pontificale est ainsi au cœur de nombreux conflits. En
1870, elle a fini par donner lieu à la constitution dogmatique Pastor
aeternus. Pourtant, aujourd’hui
encore, au sein de l’Église, elle demeure au centre de nombreuses questions, voire
de la crise que nous connaissons.
Après
avoir affronté la puissance impériale avec succès, les papes ont dû faire face
aux nouveaux États européens et à leur affermissement sur la scène
internationale. La France n’a pas été le moindre de ses adversaires. La « fille aînée de l’Église » s’est
parfois montrée virulente dans son opposition à l’autorité pontificale. Cette
opposition semble même être une constante dans son histoire. Certes, elle a pu
être violente et extraordinaire dans l’attentat d’Anagni ou dans l’affaire de
Saisset mais elle n’est pas circonscrite à un règne. Ce mouvement, plus ou
moins fort, en est même une particularité. Il porte un nom : le gallicanisme…
Qu’est-ce
que le gallicanisme ?
Le
terme est employé pour désigner un mouvement à la fois religieux et politique
qui cherche à assurer l’indépendance du Royaume de France contre ce qui
apparaît comme des empiétements de la papauté. Certains historiens le voient
apparaître au XIVe siècle lors du grand schisme d’Occident, d’autres le font
commencer sous le règne de Louis XIV au XVIIe siècle. Pourtant, le terme est
plutôt récent. Il daterait du XIXe siècle[1],
c’est-à-dire à une époque où le pape doit défendre son autorité et l’affirmer,
notamment lors du premier concile de Vatican. Les événements et les débats qui
ont lieu sont sans-doute l’occasion de mieux percevoir les mouvements d’idées
qui animent le passé et qui demeurent imperceptibles pour ceux qui en étaient
les acteurs. C’est peut-être aussi un moyen bien commode pour identifier des
attitudes et des faits. Le terme de « gallicanisme »
est donc appliqué à un passé par ceux qui ne l’ont pas connu au risque de le
travestir. Il pourrait encore traduire un idéal du XIXe siècle ou encore une
conception de l’histoire peut-être bien étrangère à la réalité historique.
Cependant,
le terme de « gallicanisme »
traduit aussi un fait qui ne peut être ignoré, la volonté du royaume de France
de défendre ce qui étaient appelées les libertés gallicanes ou encore les
privilèges de l’Église gallicane.
En effet, avant le XIXe siècle, seul le terme
de « gallicane » était
vraiment utilisé. Il semble que ce terme lui-même a évolué. Avant le XIVe
siècle, il ne désignait qu’un certain particularisme, faits d’usages et de
coutumes, en relation avec Rome, qu’on cherchait à défendre contre les
seigneurs et contre les rois. Le pape apparaissait aux yeux des évêques et des
abbés comme la seule autorité capable de les défendre contre leurs
interventions et leurs abus. Après le XIVe siècle, le terme est plutôt utilisé pour désigner l'opposition française à Rome et sa volonté de préserver ce qu’elle nomme un droit sous la direction du roi.
Le
« gallicanisme » n’est donc
pas vraiment une doctrine en dépit du terme qui le définit, même si elle défend
quelques thèses, notamment le conciliarisme ou l’indépendance du temporel. Il est
surtout marqué par une volonté de préserver ce qui apparaît comme des droits
contre ceux qui veulent les réduire au sein de l’Église gallicane, c’est-à-dire
de l’Église de France. L’objet de la défense est soit des coutumes, des
privilèges ou des droits. Le terme de « maximes » est aussi utilisé.
Il s’agit donc avant tout de préserver
le particularisme de l’Église dite gallicane contre tout empiétement, soit du
pouvoir religieux comme le pape, soit du pouvoir temporel comme le roi ou les
seigneurs.
Quelques
caractéristiques du « gallicanisme »
Le
terme de « gallicanisme
est marqué par une certaine longévité. Pour certains historiens, elle est perceptible dès le IXe siècle
sous les traits d’Hincmar, l’archevêque de Reims. Elle est nettement visible
dès le XIVe siècle sous le règne de Philippe le Bel et lors du Grand Schisme.
Elle s’affirme surtout au XVII et XVIIIe siècle. Bossuet en est presque
l’incarnation. Le gallicanisme demeure fortement dépendant des
événements historiques, de la personnalité d’un roi ou de celle d’un pape. Les
relations entre le roi Philippe le Bel et le pape Boniface VIII, l’arrivée d’un
protestant sur le trône royal, l’affermissement du pouvoir royal, surtout sous
le règle de Louis XIV, ou encore le jansénisme influencent de manière
inéluctable le « gallicanisme ».
Cependant, le « gallicanisme »
est restreint au temps du « royaume
de France », c’est-à-dire à la royauté. Si le terme apparaît au XIXe
siècle, il porte en lui un certain anachronisme. Pouvons-nous en effet parler
de « gallicanisme » au temps de la troisième république ? Il est donc fortement lié à un régime politique. Il
est vrai que certains historiens entendent commencer le « gallicanisme » au temps de la
Gaule, voire l’inscrire dans l’histoire de l’Église gallo-romaine depuis ses
origines.
Le
« gallicanisme » est aussi
localisé dans un espace, dans un État. Il ne concerne que le royaume de France. Le terme de
« gallican » est assez
clair. C’est pourquoi il est parfois présenté comme une défense du nationalisme
religieux. Il est ainsi parfois vu comme le précurseur de ce qu’il est considéré
aujourd’hui comme le particularisme religieux de la France. Il est sans-doute
lié au rôle que la France entend jouer dans le christianisme.
Le « gallicanisme », un
mouvement anti-romain ?
Le
« gallicanisme » est
surtout connu pour son opposition au pape. Cette opposition n’est pas l’apanage
du royaume de France. Pendant de longs siècles, l’empereur germanique a
combattu le pape et a voulu limiter son autorité, y compris dans l’Église. Une
forte opposition s’est aussi exprimée dans le « fébronisme » au XVIIIe siècle, dans le « joséphisme » en Autriche au siècle
suivant. L’« anglicanisme »
à ses premières heures dans le royaume d’Angleterre est aussi apparu comme une
ferme contestation contre l’autorité pontificale afin de préserver les intérêts
du roi.
Contrairement
à ces différentes formes « nationales »
de contestation, le « gallicanisme »
restreint son combat au royaume de France. Il ne cherche pas à s’imposer hors
du royaume et à s’étendre hors de ses frontières. De manière générale, il ne
cherche pas non plus à imposer une révolution, à créer une nouvelle conception
de l’Église ou à édifier de nouvelles doctrines comme celle de Marsile de
Padoue ou de Guillaume d’Ockham, même si une certaine forme de « gallicanisme » tente de le faire.
Il est néanmoins vrai que le « gallicanisme »
défend et développe une forme de conciliarisme au temps du Grand Schisme
d’Occident. C’est un des points qu’il partage avec les autres adversaires du
pape.
Mais
l’autre point fondamental qui diffère le « gallicanisme » des mouvements anti-romains est sa volonté de
refuser toute séparation avec Rome pouvant entraîner un schisme. Il affirme en
effet sa fidélité à l’égard de l’Église catholique et sa volonté d’y rester
uni. « Ce qui est gallican, c'est la
fidélité gardée à ces doctrines, plus tard, quand les autres pays les auront
abandonnées. »[2] Ainsi,
il n’a jamais cherché à créer des « antipapes ».
Il faut attendre la constitution civile du clergé pour que se réalise
finalement la rupture. Mais est-ce encore du « gallicanisme » ?
Ainsi,
le « gallicanisme » est donc une spécificité du royaume de France, mêlant opposition et fidélité à l’égard de Rome.
Les
différents gallicanismes
N’imaginons
pas qu’il n’y a qu’un seul gallicanisme. Il prend en fait plusieurs formes
selon les protagonistes et les motivations.
Nous
entendons souvent parler d’un « gallicanisme »
ecclésiastique, universitaire, politique, parlementaire ou encore royal. Cette
diversité révèle des conceptions différentes de ce que sont l’Église gallicane
et les libertés gallicanes. Selon les époques, l’un d’entre eux s’affirme au
détriment des autres.
Le
« gallicanisme ecclésiastique » tend à préserver
les pouvoirs d’une autorité locale, des évêques ou des prêtres. Il contient ainsi
deux formes de « gallicanisme ».
Il peut être épiscopal ou presbytérien. Il adhère plus ou moins à des idées
conciliaristes. Il considère en effet que l’autorité des conciles œcuméniques
est supérieure à celle du pape. Il conteste donc la primauté pontificale
absolue. Les évêques gallicans limitent son pouvoir par les coutumes des
Églises locales et l’associent à celui du corps épiscopal. Bossuet, évêque de
Meaux, en est un des plus beaux représentants. Le « gallicanisme presbytérien » est plus radical. Il fonde la
souveraineté dans l’ensemble des pasteurs, les simples prêtres y compris. Parmi
les tenants de ce gallicanisme, nous pouvons citer Edmond Richer. Enfin, le
« gallicanisme ecclésiastique »
porte sur des questions religieuses, liées à la primauté pontificale et à
l’infaillibilité du pape, et à des questions disciplinaires. Il n’est guère
spéculatif.
Le
« gallicanisme universitaire »
est propre à l’Université de Paris. Il défend son autorité en matière
religieuse contre ceux qui veulent la restreindre ou intervenir dans son
enseignement. Son prestige est grand en matière de foi et de discipline
religieuse. Mais il ne se réduit pas à cela. Il est aussi très spéculatif. Le
conciliarisme en est le point marquant. L’Université de Paris prône en effet la
supériorité de l’autorité conciliaire sur celle du pape. Il daterait du Grand
Schisme de l’Occident au cours duquel elle défend des thèses conciliaristes,
notamment aux conciles de Pise et de Bâle. Parfois, il est regroupé dans le
« gallicanisme ecclésiastique »
lorsque l’Université et le clergé se regroupent dans une même opposition. Cette
confusion est la conséquence d’un affaiblissement de son rôle et de son
autorité.
Le
« gallicanisme politique »
tend à restreindre les pouvoirs de l’Église au profit de ceux de l’État. Il
défend deux idées : celle de l’indépendance totale du temporel et celle de
la toute-puissance souveraine de l’État sur l’Église gallicane. Comme le
pouvoir dans le royaume de France est réparti entre le roi et le Parlement de
Paris, le « gallicanisme »
est dit soit royal, soit parlementaire. Le roi entend exercer son autorité sur
les clercs et sur l’ensemble de ses sujets puisqu’il est maître de son royaume.
Le « gallicanisme politique »
date probablement des conflits qui ont opposé le roi Philippe le Bel au pape
Boniface VIII. Il est érigé en une force grâce notamment aux efforts des
légistes. Cependant, le « gallicanisme
royal » n’hésite pas à faire des compromis avec le pape pour préserver
ses intérêts, en particulier par des concordats, contrairement au « gallicanisme parlementaire ». Ce
dernier est aussi une forme d’opposition contre l’autorité royale.
Les
différents « gallicanismes »
forment une étrange opposition contre les prétentions romaines, chacun
défendant les « libertés de l’Église
gallicane ». Attitudes ou doctrines, ils sont divers, aux multiples
nuances, n’échappant pas aux incohérences. Ils sont au cœur de nombreux
conflits entre la papauté et le clergé, l’Université et le Parlement de Paris,
et le roi. Et dans ces conflits qui ponctuent l’histoire de France sous
l’ancien régime, ils ne se concordent guère. Ils s’opposent ou s’accordent
selon les circonstances et les intérêts de chacun. « Les libertés de l'Église gallicane, équivoques et vagues à souhait,
peuvent être interprétées différemment en raison de la formation, des intérêts
et des préoccupations de ceux qui font profession de les défendre. »[3]
Laissons
enfin parler l’abbé Martimont qui a si bien défini ce qu’était les « gallicanismes » dans sa thèse
solide et unanimement appréciée. « Il
n'y a pas un gallicanisme, mais des gallicanismes, tant sont différentes les
traditions des docteurs, des évêques, des magistrats, des rois. Les doctrines
elles-mêmes ne constituent que l'une des composantes du gallicanisme, dans
lequel entre une part prépondérante d'irrationnel : l'opposition entre le tempérament
religieux des Français et des Italiens. Beaucoup plus d'ailleurs que de théories
et d'opinions, le gallicanisme est fait d'attitudes concrètes, de démarches à
l'égard du Saint-Siège ou de ceux qui le représentent ; son évolution est
extraordinairement sensible à la conjoncture internationale, aux guerres, aux
alliances, à la diplomatie, aux situations de personnes. »[4]
Conclusion
Comment pouvons-nous finalement définir le « gallicanisme » ? Le terme semble désigner un ensemble d’attitudes, d’opinions et de doctrines religieuses et
politiques spécifiques au royaume de France, qui s’opposent à toute
intervention abusive soit du roi et des seigneurs à l’égard du clergé, soit du
pape dans les affaires religieuses ou temporelles du royaume, sans pourtant
aller au schisme. Ainsi le « gallicanisme » est une réponse du royaume de France aux problèmes que soulèvent les rapports entre les puissances religieuses et temporelles ainsi que la primauté pontificale.
Le
« gallicanisme » a
nettement marqué l’histoire du royaume de France. Si le terme est plutôt un
anachronisme, il évoque néanmoins le périmètre restrictif d’un ensemble de
mouvements complexes, qui parfois se rejoignent dans son opposition contre tous
ceux qui peuvent enfreindre ou limiter les coutumes et les privilèges de
l’Église gallicane, notamment le pape. Si le « gallicanisme » est surtout connu pour sa résistance aux
empiètements de Rome, il ne peut être englobé dans tous les mouvements
anti-romains. Car contrairement aux orthodoxes, aux anglicans ou aux
protestants, son opposition connaît une limite. Le « gallicanisme » ne va pas jusqu’à la rupture, jusqu’au schisme
ou à l’hérésie. Il demeure fortement attaché à l’Église catholique.
Ce n'est donc pas un hasard que le terme de « gallicanisme » apparaît au XIXe siècle. On cherche à déterminer les responsabilités
dans l’origine de la Révolution de 1789 et plus spécialement dans la
constitution civile du clergé. La défense des libertés gallicanes contre Rome
fait en effet l’objet d’accusation de la part des « ultramontains », c’est-à-dire de ceux qui sont fortement
attachés au Saint-Siège. On cherche alors soit à l’accuser, soit à l’innocenter
des événements qui ont conduit au régime révolutionnaire. Le terme est alors
porté d’une mémoire et d’une idéologie bien étrangère à ce qu’il est censé
désigner. On voit qu’il n’a plus lieu d’être dans la nouvelle société
qui s’est développée depuis 1789. Mais surtout, le « gallicanisme » ou ce qu’il représente n’a finalement plus de
raison d’être après le premier concile de Vatican. Car désormais, celui qui
conteste la primauté pontificale devient hérétique. Les équivoques, le difficile
équilibre entre l’opposition et l’attachement au Saint-Siège ainsi que les
demi-mesures ne sont désormais plus tenables.
Notes et références
[1] Selon Bruno, il
daterait de 1809 au temps où le pape était le prisonnier de Napoléon. La
Mennais l’utilise dans son ouvrage De la Religion. Le baron Ferdinand Eckstein le reprend en juin 1827. En
1830, il est devenu d’usage classique.
[2] Victor Martin, Les origines du gallicanisme.
[3] Claude Sutto, Étienne Pasquier et les libertés de l’Église gallicane, dans Revue d’histoire de l’Amérique française,
Volume 23,
numéro 2, septembre 1969, id.erudit.org.
[4] Aimé-Georges Martimort, Le
Gallicanisme de Bossuet, Paris, Éditions du Cerf, 1953.