Concile de Chalcédoine |
Constantinople, qui s’en
souvient encore ? Qui songe de nos jours à l’empire chrétien qui
réunissait l’Orient et l’Occident pendant de longs siècles ? La ville
d’Istanbul a-t-elle fait disparaître son souvenir dans nos mémoires ? Ce
serait l’une des plus belles victoires des conquérants musulmans. Chrétiens,
nous ne le pouvons pas. C’est en Orient que se sont définis les principaux
dogmes de notre foi. Nicée, Éphèse, Chalcédoine, Constantinople, … Comment
pourrions-nous comprendre notre présent si nous abandonnons cette longue et
riche histoire qui est aussi la nôtre ?
Et aujourd’hui, ce passé
pèse encore sur l’Église. Nous ne pouvons parler de cette ville sans douloureux
regrets et sans-doute d’immenses douleurs. Car là s’est joué un drame qui
depuis le XIe siècle se perpétue, de génération en génération, comme si tout
cela paraissait normal. L’Orient chrétien
s’est séparé de l’Occident chrétien, l’Église divisée en deux. Certes les
relations entre Rome et Constantinople n’ont jamais été faciles mais qui aurait
pu imaginer un schisme si durable ?
Depuis que l’empereur s’est
installé sur les rives du Bosphore, l’évêque de Constantinople a cherché à
exercer dans l’Église la même autorité que celle détenue par la ville dans
l’empire[1].
S’appuyant sur son rôle de capitale
impériale, il revendique pour son siège épiscopal une place plus appropriée dans la hiérarchie ecclésiastique. Peu à
peu, il gagne de la notoriété et du pouvoir, et, profitant de la faiblesse des
antiques patriarches orientaux, elle parvient à les supplanter et en devenir en
quelques sortes la Rome de l’Orient. Mais face à elle, soucieuse de la justice,
se dresse la véritable Rome. L’ambitieuse Constantinople acceptera-t-elle
longtemps de la primauté pontificale ?
L’ambition de la nouvelle
Rome va conduire à une rupture sérieuse au IXe siècle. Tout commence par un appel au pape, celui d’Ignace,
patriarche de Constantinople. Il vient d’être déposé, par Photius (815-891)
ou par l’empereur Michel III.
Photius (810-891), un érudit ambitieux
Arrêtons-nous d’abord sur
Photius, « le plus grand maître de
tous les temps, […] l’esprit le plus
remarquable, le politique le plus brillant et le diplomate le plus fin »[2].
Tous, y compris ses ennemis, loue son érudition et son intelligence. Sa
personnalité fait plutôt l’objet d’avis contradictoires. Les catholiques le
décrivent comme un fourbe et un ambitieux. Les protestants louent son action.
Les orthodoxes le considèrent comme un saint. Prenons l’avis d’un chartreux,
admiratif de l’homme de lettre qu’il a été et connaisseur de ses
ouvrages : « pour son malheur il abusa de ses
lumières et ne s’en servit que pour des fins humaines, ou pour déchirer
l’Église par un schisme »[3].
Il émet quelques réserves sur son attitude à l’égard de Rome. Dans la
littérature catholique, Photius est très généralement loué pour ses qualités intellectuelles et pour le bien qu’il a apporté
dans la science, mais il est blâmé
pour ses ambitions et son orgueil. Photius « excella dans le bien (les services inestimables qu’il a rendu aux
sciences) comme dans le mal (les malheurs sans nombre qu’il a causés à
l’Église) »[4].
Remarquons qu’après le XIe
siècle, de nombreux ouvrages antilatins lui ont été faussement attribués. Certes,
le prestige de l’illustre personnage leur apporte une certaine notoriété en
Orient mais cela reflète aussi son rôle et son influence dans le schisme
d’Orient. Il apparaît en effet aux yeux des Byzantins comme un héros de la lutte contre les Latins.
De même, en Occident, Photius a été longtemps considéré comme le véritable responsable du schisme. Notons
enfin qu’en attribuant des ouvrages à Photius, on lui confère le poids de la
tradition, le passé lointain leur garantissant une certaine légitimité.
Ignace (797-877), un patriarche peu
docile
Revenons à Ignace,
patriarche de Constantinople. Il fait donc appel au pape en raison d’une
condamnation qui l’exclut de son siège patriarcale. L’irrégularité de son élection apparaît comme le principal motif de
sa déposition. Mais le contexte dans lequel se déroule l’affaire en révèle les
véritables causes. L’impératrice Théodora aurait imposé Ignace comme évêque de
Constantinople, notamment en raison de sa position en faveur du parti
iconophile et de son rigorisme. Rappelons qu’elle a contribué à la fin de la
crise iconoclaste. Mais l’impératrice n’assure qu’une régence. Elle finit par
être évincée du pouvoir au profit du seul empereur Michel III (840-867), son
neveu, lui-même influencé par l’homme fort de la cour, le césar Bardas, frère
de Théodora. Il est le véritable instigateur de la révolution de palais. Or, Ignace
reste fidèle à Théodora. Il refuse notamment de la tonsurer contre son gré
prenant ainsi parti contre le nouvel empereur. Enfin, Ignace n’hésite pas à
interdire à l’empereur l’entrée de Sainte-Sophie en raison d’une liaison avec la
veuve de son fils. Auparavant, le jour de l’Épiphanie 857, il a aussi refusé la
communion à Bardas, jugé inceste. Nous pouvons alors comprendre la volonté de
certains de déposer du siège épiscopal un patriarche si peu docile. Pour le remplacer, l’empereur choisit un laïc,
Photius, qui devient prêtre en cinq jours puis est consacré patriarche le
sixième jour.
La condamnation de Photius
Dans les relations avec
Rome, Photius est plus rapide qu’Ignace. Cette hâte de communiquer avec Rome,
soit pour dénoncer soit pour justifier un acte d’une si haute importance révèle
encore le poids de l’autorité du pape dans l’Église au IXe siècle.
Saint Photius sur son trône patriarcal
Chronique de Ioannis Skylitzès, XIe siècle
Madrid, Biblioteca Nacional
|
Photius a en effet déjà
écrit au pape Nicolas Ier pour annoncer l’abdication d’Ignace en raison de
grand âge et pour solliciter de lui la confirmation de son élection. L’empereur
Michel III lui a aussi écrit pour l’informer qu’Ignace, sur qui pesaient de
graves soupçons, s’est retiré dans un couvent. Le patriarche est en effet
accusé d’être impliqué dans un complot contre le trône. Puis Michel III demande
au pape la convocation d’un concile destiné à mettre fin à la division qu’a
provoquée la querelle des images[5].
Les lettres du patriarche et de l’empereur sont d’une grande politesse et les
marques de prévenance y sont nombreuses. Cependant, Nicolas Ier n’est guère
dupe d’un tel langage. Leurs explications ne lui suffisent guère. Il envoie alors
deux légats à Constantinople afin de
recueillir des informations, leur demandant de ne pas porter de jugement sur l’affaire. En attendant leur retour, le pape refuse de reconnaît l’élection de
Photius.
En mai 861, les légats étant
arrivés, un concile est réuni à Constantinople pour régler définitivement l’iconoclasme.
Mais il n’est en fait question que d’Ignace. Photius demande son abdication ou,
en cas de refus de sa part, sa déposition. Contrairement aux prescriptions du
pape, les légats condamnent à leur tour le patriarche. Selon une autre version
de l’histoire, Photius donne communication de la lettre du pape, qu’il a auparavant
falsifiée, dans laquelle Nicolas Ier reconnaît sa déposition ainsi que
l’élection de Photius. Cependant, Ignace reste ferme. Il refuse d’abdiquer. Il
finit alors par être condamné, déposé et excommunié au motif d’avoir utilisé la
puissance séculière pour s’approprier du siège de Constantinople. Quel
sarcasme !
Apprenant la décision du
concile et son déroulement, Nicolas Ier
désavoue ses légats et déclare la nullité du concile. Puis, informé par un
proche d’Ignace des intrigues menées contre le patriarche, le pape réunit un
concile à Rome en 863 dans lequel il
condamne Photius et déclare Ignace
seul patriarche de Constantinople. Photius mène alors une vaste campagne
contre « l’autorité tyrannique du
pape ». Fort de l’appui de l’empereur et de son puissant ministre, il
reste sur son siège en dépit de son excommunication. Dans une lettre
injurieuse, l’empereur menace le pape de marcher sur Rome.
La déposition du pape
Nicolas Ier
Dans une encyclique qu’il
adresse aux autres patriarches, Photius
se présente comme le défenseur de l’orthodoxie. Il tente en effet de gagner
les autres patriarches à sa cause. Il s’adresse à eux ainsi qu’aux évêques
orientaux, pour les convoquer à un grand
concile destiné à juger le pape. Il l’accuse en effet d’hérésie. Parmi les
dix motifs de condamnation, se trouvent de nombreux points liturgiques et
disciplinaires. Il dénonce en fait les pratiques qui différencient l’Occident
de l’Orient. Il les transforme en hérésie. Photius tente donc de transformer le conflit en querelle
doctrinale. Il veut ainsi confondre sa cause avec celle de l’Église
d’Orient en faisant revivre tous les
griefs que les orientaux portent contre les occidentaux.
Finalement, en 867, lors du
concile tenu à Constantinople, Photius
dépose le pape Nicolas Ier. Il est aussi proclamé patriarche œcuménique. Ce titre est de nouveau justifié
par la théorie que défendaient les anciens patriarches en vertu de laquelle les
papes doivent leur primauté au seul fait d’avoir été les évêques de la capitale
de l’empire[6].
La rupture entre l’Occident et l’Orient
est donc complète.
Le pape Saint Nicolas Ier réfute les
accusations de Photius. Les textes en faveur des coutumes romaines remises en
cause ont été rédigés sous la direction d’Hincmar, archevêque de Reims. Aux
Bulgares, nouvellement convertis et troublés par les attaques de Photius, le
pape leur rédige une admirable instruction. Il leur enseigne que toutes ces questions disciplinaires et
rituelles sont choses secondaires, le chrétien devant surtout s’appliquer à
la pratique de la justice et de la charité. Il leur révèle l’intrigue de
l’ambitieux patriarche et son véritable motif : Photius transforme des différences d’usages en motif de querelles
doctrinales afin d’appuyer ses prétentions et de s’affirmer devant le pape qui
condamne ses agissements. Ce n’est qu’un prétexte pour renforcer sa
position et affaiblir l’autorité romaine en Orient. Combien de points
secondaires ont-ils exploité dans l’histoire de l’Église pour de noires
ambitions ? Que de mensonges et de crimes pour peu de choses…
Sur l’Internet, certains
sites Web orthodoxes dénoncent l’attitude de Saint Nicolas Ier qui aurait voulu
imposer les rites romains aux Grecs et « affirmer, pour la première fois de façon si manifeste dans l’histoire
de l’Église, la prétention des papes de Rome à la juridiction sur toute la
terre et sur l’Église universelle. »[7]
Dans cette affaire, il est vrai qu’il existe de nombreuses versions. Mais
l’important pour notre étude ne réside pas dans l’attitude des uns et des
autres ni dans leur responsabilité mais d’identifier le point de rupture et ses
raisons. Dans son étude approfondie sur cette affaire, Ratramne, moine de
Corbie, souligne les véritables erreurs.
D’abord, il soulève la question de l’intervention de l’empereur dans les dogmes
et les cérémonies religieuses. Est-ce bien son rôle ? Il montre ensuite
que les différences entre les Églises d’Orient et d’Occident sont peu
importantes. Il souligne enfin le danger de les souligner avec trop
d’insistance au risque de « scandaliser
les faibles ». Tout est clairement exposé dans son ouvrage.
Le retour de la concorde
Mais la situation change de
manière inattendue le 23 septembre 867 quand l’empereur est assassiné. Son
successeur renvoie Photius en disgrâce
puis convoque un concile pour le juger, le quatrième concile de Constantinople
et huitième concile œcuménique. Il s’ouvre le 5 octobre 869 à Sainte-Sophie. Il
dure cinq mois.
Léon VI le Sage au pied du Christ Saint Sophie |
Après avoir entendu ses
victimes et ses défenseurs, Photius est
solennellement condamné. Les irrégularités qui ont entaché son élection
sont censurées. Le concile lui interdit en outre toute fonction ecclésiastique.
Le concile proteste aussi contre
l’intrusion trop fréquente de l’empereur dans les affaires ecclésiastiques.
« Quant à vous (les laïques), soit
que vous soyez constitués en dignité, soit que vous soyez simples particuliers,
que vous dirais-je, sinon qu’il ne vous est pas permis de disputer des matières
ecclésiastiques… Examiner les matières ecclésiastiques, les approfondir, c’est
l’affaire des patriarches, des évêques et des prêtres, qui ont ne partage le
gouvernement de l’Église, qui possèdent le pouvoir de sanctifier, de lier ou de
délier, puisqu’ils ont reçu les clefs de l’Église et du ciel mais ce n’est pas votre affaire à vous qui
avez besoin d’être déliés ou délivrés de vos liens. Le laïque, quelles que
soient l’étendue de sa sagesse et la conviction de sa foi, ne cesse pas d’être
brebis et l’évêque, quelle que soit la médiocrité de son mérite et de ses
vertus, ne cesse pas d’être pasteur, tant qu’il est évêque et qu’il prêche la
parole de vérité. »[8]
Le vingt-unième canon établit la règle selon laquelle dans toute question douteuse, on doit recourir à Rome et en accepter
les décisions[9].
Ignace est enfin confirmé sur son siège. La
primauté du pape est en outre de nouveau universellement reconnue ainsi que
le second rang du patriarche de Constantinople, « mettant avant tous les autres le très saint pape de l’ancienne
Rome »[10].
La concorde est ainsi rétablie entre
l’Orient et l’Occident.
Néanmoins, fort de son grand
prestige en Orient, Photius réussit à conquérir les bonnes grâces de
l’empereur. Il proteste alors contre l’injustice dont il a été victime tout en
poursuivant ses intrigues et ses flatteries. À la mort d’Ignace, il est
finalement rétabli sur le siège
patriarcal après avoir obtenu le consentement du pape Jean VIII sous des
conditions définies dans la lettre Inter Claras. Un nouveau concile est
alors tenu à Constantinople en 879, réunissant trois cent quatre-vingts
évêques. Photius lit des lettres du pape qu’il a de nouveau falsifiées. Elles
déclarent l’annulation des décisions du VIe concile de Constantinople et
approuvent l’élection de Photius. Il n’énonce pas les conditions que Jean VIII lui
a pourtant imposées. Informé des événements, le pape excommunie de nouveau Photius qui, assuré de la protection du
trône impérial, conserve toutefois son siège jusqu’à la mort de l’empereur.
En 891, le nouvel empereur Léon VI le Sage (886-912) met fin au schisme et
relègue Photius dans un monastère où il meurt cinq ans plus tard.
Conclusions
Photius et Michel III |
Les divergences religieuses
que souligne Photius ne sont que des prétextes pour justifier ses intrigues et
asseoir son pouvoir. Elles sont très réduites et se résument à des questions
disciplinaires et liturgiques. La
primauté pontificale ne semble pas être remise en question. Elle a même été
affermie lors des troisième et quatrième conciles œcuméniques de Constantinople.
Une des causes de la séparation réside
plus dans la personnalité de Photius, dans ses intrigues et ses ambitions. Mais
ses prétentions dépendent de l’empereur. Celui-ci peut autant l’élever que le
rabaisser. Le drame réside donc
finalement dans les interventions des autorités temporelles dans les affaires
ecclésiastiques. Il n’y a pas vraiment une intention de rupture dans cette
affaire. Tout se serait bien passé si le pape n’avait pas dénoncé l’injustice
commise…
Cependant, la primauté
pontificale est-elle bien supportée par l’empereur et son patriarche ? Le
pape peut s’opposer efficacement à leurs intérêts et certainement à leurs
ambitions. Ses interventions et ses victoires peuvent alors apparaître pour eux
comme une déchéance ou une humiliation. Or, il est clair que la nouvelle Rome
veut devenir le siège de l’Église universelle et ne pas dépendre de l’ancienne
Rome. Cette ambition ne date pas de Photius comme nous l’avons déjà évoqué.
Cependant, servie par un homme aussi
intelligent, habile et prestigieux que Photius, elle devient une menace
pour l’unité de l’Église. Puis, le danger de la rupture ne cesse de grandir, en
raison notamment des différences
culturelles entre deux mondes qui finissent non seulement à ne plus se
comprendre mais aussi à se détester et à se mépriser. Entre Rome et Constantinople,
le dissentiment est donc réel. Hélas, Photius
l’utilise et l’exacerbe à son profit, unissant sa cause injuste à celle de
l’Église d’Orient. « S’il n’a pas
créé l’antagonisme de Byzance et de Rome, il l’a développé et précisé. Il l’a
ramassé dans les formules de combat et en tiré dans la pratique les dernières
conséquences. Sans doute, il a été vaincu ; mais sa doctrine est
restée ; son schisme est une dangereuse expérience. Il suffira de le
répandre pour le rendre définitif. »[11]
Notes et références
[2] Georges Ostrogorsky, Histoire
de l’État byzantin, chap. IV, trad. de l’allemand par J. Gouillard,
éditions Payot & Rivage, 1996. Il est considéré saint par l’Église
orthodoxe.
[3] Noël Bonaventure D’Argonne (1634 ? - 1705), Histoire de la théologie.
[4] Ch. Faucher, Histoire
de Photios.
[5] Voir Émeraude,
janvier 2019, article "Tensions entre Rome et Constantinople jusqu'au IXe avant Photius et le schisme".
[6] Voir Émeraude, janvier 2019, article "Le 28e canon du concile de Chalcédoine : Constantinople, la nouvelle Rome s'élève".
[7] Article Saint
Photius, Religion-orthodoxe.eu.
Cet article souligne aussi le despotisme romain.
[8] IV concile de Constantinople,
collection LABBE, tome VIII.
[9] Remarquons que les
accords de Chieti semblent ignorer ce canon.
[10] 21e canon
du IVe concile de Constantinople.
[11] J. Rainault, Le
schisme de Photius, conclusion, Bloud & Cie, 1910.
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