« La France est une République indivisible,
laïque, démocratique et sociale »[1]. C’est
ainsi que la constitution de 1958 définit la France. Née au XIXe siècle, la laïcité est un des principes
fondamentaux de notre nation. Pourtant, comme nous l’avons déjà écrit,
aucun texte ne la définit strictement. Nous savons ce qu’elle contient, nous ne
savons pas ce qu’elle est réellement. La constitution nous est bien inutile
pour saisir ce qu’elle signifie. L’étude étymologique nous a montré toute la
complexité de cette notion et plus encore son équivocité, ce qui génère
confusion et malentendu[2]. Elle
est à la fois exclusion et fédérateur d’unité. Elle se fonde sur la liberté de
conscience ainsi que sur l’égalité religieuse mais également sur la neutralité.
Est-il possible de s’appuyer sur des principes aussi peu compatibles ?
Pourtant, selon l’Observatoire de la laïcité, la laïcité est le principe qui autorise toutes les convictions
religieuses. Une telle définition, comme le discours d’où elle est extraite,
oublie un point essentiel. Il est en effet difficile de parler de « laïcité » sans évoquer les lois qui
ont fait que la république soit laïque. Car c’est bien l’État qui l’a imposée par le droit…
La
laïcité, œuvre de la révolution malgré elle
De
nombreux articles et discours considèrent la laïcité comme un principe républicain né de la révolution de 1789. Elle ferait
donc partie des valeurs que la France aurait héritées d’elle. La révolution en
serait même le « premier mouvement
laïque »[3].
Ils évoquent alors plusieurs de ses lois comme textes fondateurs de la laïcité.
Il
est néanmoins osé de voir dans les premiers pas de la révolution française un
mouvement laïc quand nous pensons à la triste et célèbre constitution civile du clergé. C’est sans-doute la première fois qu’un État ose intervenir
directement et de manière si forte dans l’organisation de l’Église[4].
L’État a voulu créer et imposer une Église nationale de manière unilatérale,
sans aucune concertation avec les autorités légitimes. C’est encore lui qui a
exproprié les biens ecclésiastiques après avoir affirmé le caractère sacré et
inviolable de la propriété, et en guise de dédommagement, a décidé de salarier
les évêques et les prêtres, et de subventionner le culte.
Depuis
le début, les députés n’ont pas caché leurs prétentions. Ils sont bien décidés à soumettre les religions, et
surtout l’Église, à l’État. « Nous
sommes une convention nationale. Nous avons assurément le pouvoir de changer la
religion, mais nous ne le ferons pas. »[5] Ils ne
gêneront pas, allant interdire les vœux religieux et supprimer les ordres
religieux. Mieux encore, les révolutionnaires ont défini le culte de l’Être suprême !
Alors que l’Église n’a pas cessé de
défendre la distinction des pouvoirs temporel et religieux, la révolution a
bouleversé la société en les confondant. L’État a pris la place l’Église.
Est-ce cela la laïcité ? Le siècle qui suivra subira les conséquences de
cette faute énorme. En rompant avec le passé, la révolution a semé la division et la confusion. La laïcité est alors
présentée comme un moyen de remédier aux désordres et de ramener la paix…
Revenons
aux textes souvent décrits comme fondateurs de la laïcité. Le premier texte est
la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen de 1789. L’assemblée constituante
l’a élaborée pour introduire la première constitution qu’elle est chargée
d’écrire. Elle est en effet destinée à être une sorte de phare pour le législateur comme pour le citoyen. Mais contrairement
à ce qui est communément affirmé et cru, elle n’a pas été votée, les députés
ayant cessé de la rédiger pour se consacrer à la rédaction de la constitution.
Elle est donc restée inachevée et n’a
jamais eu de portée juridique. Les
droits et les libertés qu’elles devaient affirmer sont finalement résumés dans
l’article premier de la constitution.
La
Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen traite une fois de la religion dans
son article 10 en affirmant la liberté de culte tout en ajoutant son
encadrement strict par « l’ordre
public établi par la loi ». L’exercice
de culte est ainsi dépendant des décisions de l’État. Deux autres articles
la touchent indirectement : la
liberté et l’égalité de tous devant la loi (article 1er) et le principe de souveraineté qui réside uniquement
dans la nation (article 3). Cet article 3 se termine par une affirmation
lourde de conséquences : « nul
corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. »
Le premier article impose donc l’égalité
entre le clerc et le laïc en droit, ce qui supprime la distinction d’état
et interdit désormais les tribunaux ecclésiastiques. Tous les chrétiens sont finalement citoyens avant d’être laïcs ou clercs.
L’état civil prime donc sur l’état religieux. Le troisième article remet en cause
le gouvernement de l’Église qui ne conçoit comme source d’autorité que Dieu
uniquement. Pour le chrétien, Dieu est le premier servi. L’article 3 définit
donc la nation comme origine directe de
toute autorité.
Le
décret du 18 septembre 1794 : la fin du budget des cultes
Le
premier décret qui établit un principe cher à la laïcité est celui du 18
septembre 1794. Il stipule que « la
république ne paie plus les frais ni les salaires d’aucun culte. »[6] Il faut
en effet attendre 1794 pour avoir un premier texte de loi empreint de laïcité.
Quelles
en sont en fait les motivations ? Le 18 septembre, Cambon, l’équivalent
d’un ministre des finances, propose de résoudre les problèmes d’argent que l’État ne cesse de connaître. Il
traite de la « question des frais de
culte et des traitements des prêtres. » C’est une « charge énorme », une « dépense annuelle considérable »[7] sans
pourtant apporter de chiffre. Son discours décrit les opinions religieuses
comme occasionnant, « dans tous les
temps », « des assassinats
et des cruautés », comme versant « des flots de sang dans le dix-huit siècle ». Il justifie ses
paroles par la guerre de Vendée. Puis, il explique les problèmes des
administrations à appliquer les lois votées en raison de la division des prêtres
entre « réfractaires » et
« constitutionnelles ».
Enfin, il revient sur la politique religieuse menée par Robespierre, sur le
culte de l’Être suprême. Il met alors en garde les députés contre toute
politique religieuse de l’État.
Sous
prétexte de réduire les dépenses, de
simplifier les démarches et de clarifier la situation administrative, Cambon
propose que « la république ne paie
plus les frais ni les salaires d’aucun culte. » En un mot, il n’est
plus question pour l’État de dédommager l’Église des biens qui lui ont été
enlevés. C’est aussi la fin de la
constitution civile du clergé. Sa proposition est votée à l’unanimité.
Le
décret du 21 février 1795 : la fin de toute société religieuse et de tout
culte public
Plus
tard, le 21 février 1795, un décret précise que « la République ne fournit aucun local, ni pour l’exercice d’un culte, ni
pour le logement de ses ministres » après avoir rappelé que l’exercice
du culte ne peut être troublé et que la république n’en salarie aucun. De
nouveau, l’auteur de ce décret, Boissy d’Anglas, dénonce les persécutions
commises par les religions mais aussi les fureurs de l’anticléricalisme et de
la déchristianisation des révolutionnaires. Or le « maintien de l’ordre public
» garantie la liberté des citoyens. Par conséquent, l’État ne peut que refuser
« l’existence publique » à
toute réunion d’hommes voulant constituer une organisation ou une secte. Boissy d’Anglas rejette donc toute
organisation religieuse et ne conçoit « la religion que comme une opinion privée ». Aucun signe
religieux ne doit être placé dans un lieu public. Aucun culte ne doit y avoir
lieu. Les donations en faveur du culte sont interdites. La vie publique de toute religion est reniée.
Le
décret du 22 août 1795 : liberté de culte garantie
Toujours
la même année, le 22 août, la nouvelle constitution qui définit le Directoire
expose deux articles sur les rapports entre l’État et les religions. L’article
354 garantit de nouveau la liberté de culte. « Nul ne peut être empêché d’exercer, en se conformant aux lois, le culte
qu’il a choisi. » Cependant, ce principe n’est pas encore absolu. Il
n’est aucunement un droit naturel. Mais l’État garantit que le culte se déroule
dans le calme. Tout outrage ou insulte commis contre des objets, des lieux, des
ministres de culte est punissable. Toute action contraignant des personnes à
suivre un culte peut aussi faire objet de sanction.
« Nul
ne peut être forcé de contribuer aux dépenses d’un culte. La République n’en
salarie aucun. » Le financement d’une religion ne relève que de ses
fidèles. L’article 353 revient sur la non-reconnaissance par la loi des vœux
religieux et de tout engagement contraire aux droits naturels de l’homme. Ils
n’ont aucune valeur pour l’État. Cependant, elle ne les interdit pas.
Loi
du 29 septembre 1795 : refus de toute religion exclusif ou dominant
Boissy d'Anglas, (1756-1826) Un des promoteurs de la loi du 21 février 1795 |
La
loi du 29 septembre 1795 confirme que « les
lois ne statuent point sur ce qui est du domaine de la pensée »[8] et ne peuvent
que vouloir maintenir l’ordre public. La religion se réduirait-elle à de la
pensée ? Elle établit de nouveau le principe de liberté de conscience.
Cependant,
l’intitulé du titre IV de cette même loi est significatif : « De la garantie contre tout culte qu’on
tenterait de rendre exclusif ou dominant. » Les mesures définies ont
pour but de « prévenir, arrêter ou
punir tout ce qui tendrait à rendre un culte exclusif ou dominant et
persécuteur ». Il s’agit bien
sûr du culte catholique. L’intitulé du titre V est encore plus clair. Il
définit les délits qui peuvent être commis par un abus de l’exercice du culte. Tout est finalement organisé pour réduire
sa visibilité et son expansion. Le culte ne peut se faire qu’à l’intérieur
des lieux qui lui sont consacrés. Les dotations sont encore interdites. Seul
comptent les actes de l’état civil. Aucun affichage ni lecture religieuse écrit
d’ « un ministre de culte
résidant hors de France », c’est-à-dire le pape, ne peut être fait en
dehors de ces lieux. Est-il encore possible de mener des actes
d’apostolat ? Ainsi, les fidèles sont libres d’exercer leur culte
uniquement dans les lieux qui leur sont consacrés. L’exercice du culte et tout ce qui se rattache à la religion sont
strictement interdit dans un lieu public.
Que
sont les abus de culte dont traite
le titre V ? Ce sont les « discours,
exhortations, prédications ou prières » ou tout écrit qui remettent en
cause la république et ses symboles, par exemple les appels au rétablissement
de la royauté, à la rébellion, à la destruction des arbres de la liberté, etc.
Il est demandé au « ministre de
culte » de prêter serment pour promettre obéissance et soumission aux
lois de la république ainsi que la reconnaissance de la souveraineté de la
nation.
Ainsi, la liberté
de culte n’est point considérée comme un droit naturel. Elle est en effet
restreinte aux enceintes religieuses. L’État la protège mais peut aussi
intervenir, la restreindre ou l’interdire pour garantir l’ordre public. Cette
liberté est donc soumise à des mesures de police. La loi ne fait pas de différence entre les cultes mais elle veille à ce
qu’aucune religion ne soit dominante. Elle s’attaque surtout aux
organisations religieuses, ne voyant dans la religion qu’une opinion, qu’une
conviction personnelle. Il est évident que l’Église
est principalement visée. L’État est-il alors vraiment neutre ?
Aucunement. Cela ressemble plus à de la tolérance…
La révolution de 1789 : la séparation de l’État et
de l’Église ?
Les révolutionnaires ont-ils proclamé la séparation de
l’État et de l’Église ? Le célèbre décret de Cambon met fin à l’Église
constitutionnelle, c’est-à-dire à une Église conçue par l’État comme une
administration parmi tant d’autres. N’oublions pas qu’avant 1789, l’Église se
finançait elle-même. C’est au moment où l’État s’est accaparé des biens
ecclésiastiques et de la dîme qu’il l’a incorporée en lui. C’est à partir de ce
moment que la question de séparation devient pertinente.
Le véritable premier point marquant de la révolution ne
réside pas en cette séparation mais plutôt en la volonté de refuser toute religion dominante et de restreindre les religions dans la sphère
privée. Il s’agit bien d’empêcher qu’une autorité religieuse ne puisse entraver
l’autorité de l’État ou encore sa domination sur la société. La première cible
est évidemment l’Église. En un mot, toute
existence extérieure ou publique lui est interdite. Enfin, cette liberté
confinée demeure soumise aux lois de l’État. Il peut intervenir, c’est-à-dire
la restreindre, pour maintenir l’ordre public. Est-ce possible à l’Église et à
un chrétien d’accepter une telle dépendance ?
Le second point marquant est ailleurs : l’état
civil, qui remplace le registre paroissial et le divorce civil sans oublier le
calendrier révolutionnaire. Là réside la
véritable séparation, mêlant sécularisation et déchristianisation. Plus
efficaces, ils ont profondément touché
les consciences.
Conclusions
Déclaration des droits de l’Homme
(Estampe Niquet le jeune).
|
La laïcité comprend trois principes : la liberté et
l’égalité religieuse ainsi que la neutralité de l’État en matière religieuse.
Si la Déclaration des droits et des citoyens de 1789, restée sous
forme de brouillon inachevé et sans valeur juridique, comporte la liberté des
cultes sous condition, les lois et les décrets ont cherché à soumettre les
cultes à l’État et à les restreindre dans les lieux dédiés au point de vouloir
insérer les organisations religieuses dans l’État, surtout l’Église, comme une
administration quelconque. Comment
l’Église aurait-elle pu accepter une telle emprise ?
La révolution n’a pas
appliqué la liberté religieuse.
C’est un fait indéniable. Comment l’aurait-elle pu le faire quand elle prétend
agir à sa guise avec les religions ? Celui qui demande aux députés de ne
plus payer les cultes est aussi celui qui déclare que les députés peuvent les
faire et les défaire. Mais, comment pouvons-nous en étonner lorsque depuis le
XVe siècle, les politiques tentent d’enlever tout pouvoir à l’Église à
leur seul profit ?
L’égalité religieuse est-elle appliquée ? Ce
principe semble en effet suivi puisque tous, croyants ou incroyants, sont des
citoyens avant tout. Mieux encore. Aucune religion ne doit prédominer. L’État
garantit qu’aucune ne soit plus importante que sur une autre. Ainsi, faut-il
diminuer le rôle et le pouvoir de l’Église d’où des mesures répressives et
discriminatoires à son égard. Il ne
s’agit donc pas d’égalité mais d’égalitarisme et de nivellement.
Enfin, le principe
de neutralité n’est clairement pas appliqué tant les efforts sont innombrables
pour rabaisser l’Église, pour déchristianiser la société et soumettre toute « organisation religieuse » aux lois
que l’État a définies sans aucune concertation.
Ainsi, la révolution, qui a établi la république, a appliqué
une politique religieuse agressive,
interventionniste et destructrice à l’égard de l’Église. Après avoir voulu l’insérer
dans l’appareil étatique, croyant alors la soumettre et l’utiliser à son
profit, elle a cherché à se substituer à elle pour finalement l’abandonner
après s’être emparé de ses sources de revenus. Contrairement à ce qui est
souvent affirmé, les premiers pas de la république sont fortement marqués par l’intolérance religieuse dans le but de
dominer sans partage la société et de former l’homme nouveau. Triomphe
d’une idéologie ! La révolution ou la mort ! C’est donc bien la
révolution qui a conduit à une terrible
confusion entre temporel et religieux.
Après de telles fautes, le concordat de 1801 tente de
rétablir la paix et l’ordre dans l’intérêt de tous. Le catholicisme est ainsi
reconnu comme la religion de la majorité des Français. Or selon le principe
même de la démocratie, cela revient à reconnaître la place particulière de
l’Église, ce que n’admettent pas les révolutionnaires. Conscient du rôle social et politique de la religion
comme fédérateur d’unité, Napoléon scelle une certaine alliance avec l’Église,
alliance qui se maintient en dépit des changements de régimes. C’est ainsi
qu’au XIXe siècle se pose la question de
séparation entre l’État et l’Église, question qui n’avait aucun sens avant la
révolution...
Notes et références
[1] 1er
article de la constitution française de 1958.
[2] Voir Émeraude,
août 2019, article « La laïcité ».
[3] Claudine Bassou Chpak, La laïcité
est-elle un garant du fait démocratique ? Dans une situation didactique, la
conscience de laïcité modifie-t-elle le processus d’apprentissage ?
[4] Voir Émeraude,
juillet 2019, article « La constitution civile du clergé : un abus
de pouvoir ».
[5] Camus, Moniteur, tome IV dans Histoire de
l’anticléricalisme français, Alec Mellor, édition Mame, 1966.
[6] Décret du 18 septembre
1794, Article 1.
[7] Dans De la liberté cultuelle à la police des cultes : la première
Séparation des Églises et de l’État en France, Christine Peyrard, Presses universitaires de Provence, OpenEdition
Boo.
[8 ] Jean Génissieux (0749-1804), dans De la liberté cultuelle à la police des cultes : la première Séparation des Églises et de l’État en France, Christine Peyrard.