" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 18 juillet 2025

Le regard de Notre Seigneur Jésus-Christ sur les pauvres et les riches

Le jour du baptême, quand le futur baptisé se rend à l’Église, le prêtre vient à lui et lui pose une première question. « Que demandez-vous à l’Église de Dieu ? » Pourquoi veut-il entrer dans l’Église ? Sa réponse est simple. Elle tient en un mot : « La foi ». « Que vous procure la foi ? » « La vie éternelle ». Pour qu’il obtienne la vie éternelle, le prêtre lui rappelle les deux commandements : aimer le Seigneur Notre Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme et de tout notre esprit, et notre prochain comme nous-mêmes. Tel est l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ. Telle est la voie à suivre, une voie étroite, ouverte à tous…

Si un code règle notre conduite sur cette voie étroite, Notre Seigneur Jésus-Christ ne nous demande pas d’obéir à des règles comme si nous voulions gagner une récompense. Il nous demande avant tout d’établir et de maintenir une relation intime avec Dieu et notre prochain, une relation d’amour. Or l’amour ne se commande pas. Il présuppose la foi. Sans la foi, point d’amour possible. Ainsi, faut-il la recevoir de Dieu. Et forts de ce don, nous devons ensuite la rendre vivante par des actes. Ce que Notre Seigneur Jésus-Christ nous demande, c’est donc une foi vivante, qui anime notre âme par des œuvres. La charité ne se confond donc pas avec l’altruisme, la compassion ou encore la bonté. « J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, s’il me manque la charité, cela ne me sert de rien. »(1ère Lettre aux Corinthiens, I, 3)

C’est pourquoi, en tant que chrétiens, l’attitude que nous avons à l’égard de ceux que nous croisons dans notre vie n’est pas anodine. De même, en raison de sa mission, l’Église ne peut non plus être indifférente à chacun d’entre nous ainsi qu’à notre famille et à toute autre forme de société. Le sort des plus faibles fait naturellement l’objet de ses préoccupations comme en témoigne son histoire. Nombreuses sont en effet les œuvres de bienfaisance qu’elle a fondées ou relevées en faveur des indigents, des orphelins, des veuves, des malades, des vieux et des étrangers, et de bien d‘autres. Nombreuses sont les institutions sociales qu’elle a bâties pour venir au secours des plus démunis. Ses efforts pour une meilleure justice sociale n’ont point cessé tout le long de son histoire, faisant preuve de miséricorde, de compassion et de bonté à l’image de Notre Seigneur Jésus-Christ. La doctrine sociale de l’Église et les actions qui en résultent forment ainsi un trésor d’une richesse inépuisable ...

L’ensemble de ces œuvres est le plus beau témoignage d’amour qu’elle porte à l’égard de Dieu, la plus belle preuve de ce qu’est Dieu, le plus puissant acte apologétique qu’elle puisse présenter. Mais, ce précieux témoignage est méconnu, déformé ou encore méprisé. Ainsi, faut-il inlassablement le rappeler et le défendre, rappeler surtout ce qui l’anime et lui donne la force de soulever des montagnes…

Les erreurs les plus communes

Or, dans les questions sociales, de nombreuses erreurs ont détourné des âmes de la vérité et donc de la vie éternelle. Très tôt, de nombreuses voix ont défendu la doctrine selon laquelle les pauvres sont les seuls sauvés et donc que les riches sont irrémédiablement condamnés aux tourments de l’enfer s’ils ne renoncent pas à leurs biens. Au contraire, d’autres prétendent que la richesse est une bénédiction de Dieu, le signe d’une élection divine ou d’une prédestination, quand la pauvreté est le signe d’une malédiction ou d’un châtiment. Ces deux doctrines ont un point commun : elles donnent aux biens, à leur abondance ou à leur manque, une valeur pour l’éternité, et, plus précisément, elles en rapportent à l’homme les mérites.

Les discours et théories qui veulent mettre la pauvreté matérielle au cœur de l’Évangile revient aussi à donner aux biens une importance qu’ils n’ont pas. De nombreuses sectes religieuses, hérésies chrétiennes ou encore des théologies de la libération[1] ont placé cette pauvreté au rang de valeur suprêmes au point de se détourner de la foi. « Une âme qui te servira, Seigneur, haïra le capital et rejettera l’argent », nous dit un texte essénien[2]

D’autres erreurs portent sur les raisons de la pauvreté et plus largement sur l’inégalité sociale et donc sur les solutions à apporter pour les réduire, voire les supprimer. Des erreurs rapportent la richesse aux mérites et aux vertus, et la pauvreté à la paresse et aux vices, prônent l’effort individuel et engagent les hommes dans une sorte de combat dont il doit sortir vainqueur au détriment des plus faibles. D’autres erreurs accusent les puissants d’être responsables de la misère, par la violence et l’oppression, et dressent facilement les pauvres contre les riches, ne voyant le remède que dans une autre violence, celle d’une révolution, dans l’espoir de parvenir à une société où tous seraient égaux. Et quand elle parvient à détrôner les maîtres, elle finit par les remplacer par d’autres. Enfin, d’autres erreurs ne trouvent la réponse que dans l’État de providence, qui vient subvenir à tous nos besoins, même les plus intimes, au point de pénétrer dans le sanctuaire de la famille et de la conscience. Et, dans leur rêverie et leurs chimères, elles prêchent la fin des injustices sociales

L’Église s’est souvent levée pour dénoncer ces erreurs et montrer leurs conséquences funestes pour l’homme et la société. Fort de son enseignement et de sa connaissance tirée de Dieu et de son expérience, elle a aussi proposé des solutions pour répondre aux problèmes sociaux. L’encyclique de Léon XIII, intitulé Rerum novarum du 15 mai 1891, est le texte majeur qui nous enseigne sur la doctrine sociale de l’Église. Elle n’hésite pas non plus à dénoncer la détresse sociale et les pratiques qui l’entretiennent en dépit des contraintes et des violences dont elle est aussi victime. C’est ainsi que l’Église demeure fidèle à l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ, que nous allons désormais rappeler au travers de ses paroles et de ses actions…

Les « pauvres » sont évangélisés

Plusieurs passages de l’Évangile pourraient faire croire que la pauvreté est au cœur de l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ et pourraient confirmer sa valeur suprême dans la quête de notre salut. Cependant, une lecture plus attentive nous en donne une autre perception  comme le montre les exemples suivants.

Le premier exemple porte sur une proclamation de Notre Seigneur Jésus-Christ, un jour de sabbat, à la synagogue de Nazareth. Selon la tradition, le rabbi commente une lecture de la Sainte Écriture. Sont lus un fragment de la Loi puis un passage d’un prophète, d’abord en hébreu puis en araméen. Le chef de la synagogue peut parfois inviter un docteur étranger à donner cette « parole de consolation ». C’est ainsi qu’en ce jour, à la demande du rabbi, Notre Seigneur Jésus-Seigneur se lève pour faire la lecture. Il reçoit le rouleau du prophète Isaïe, et après l’avoir déroulé, Il lit le passage du jour : « l’esprit du Seigneur est sur moi ; c’est pourquoi il m’a consacré par son onction, et m’a envoyé pour évangéliser les pauvres, guérir ceux qui ont le cœur brisé, annoncer aux captifs leur délivrance, aux aveugles le recouvrement de la vue, rendre à la liberté ceux qu’écrasent leurs fers, publier l’année salutaire du Seigneur, et le jour de la rétribution[3]. »(Luc, IV, 18-19) Après avoir replié le volume et l’avoir rendu, il s’assied, tous ayant les yeux attachés à Lui, puis assis, Il leur déclare solennellement : « C’est aujourd’hui que cette Écriture que vous venez d’entendre est accomplie. »(Luc, IV, 18-19)

Plus tard, quand, envoyés par Saint Jean-Baptiste, deux de ses disciples demandent à Notre Seigneur Jésus-Christ s’Il est celui qui doit venir. Il leur répond par l’accomplissement de la prophétie d’Isaïe que nous venons d’entendre : « Allez, rapportez à Jean ce que vous avez entendu et vu : des aveugles voient, des boiteux marchent, des lépreux sont guéris, des sourds entendent, des morts ressuscitent, des pauvres sont évangélisés. Et heureux est celui qui ne se scandalisera pas à cause de moi. »(Matthieu, XI, 4-6)

Ainsi, à deux reprises, Notre Seigneur Jésus-Christ déclare qu’Il accomplit une prophétie d’Isaïe portant sur le Messie tant attendu, une première fois à la synagogue pour inaugurer sa prédication et une seconde fois pour clôturer une série de miracles. Et à deux reprises, il précise que les pauvres sont évangélisés ou reçoivent la bonne nouvelle comme s’ils étaient les bénéficiaires privilégiés de sa prédication.

La pauvreté au sens d’« anawim »

Cependant, pour éviter des malentendus sur les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ, revenons plus longuement sur le terme de « pauvre » qu’utilise Saint Luc.

Pour désigner le pauvre, Saint Luc utilise le terme grec de « ptôchoï » qui traduit le mot hébreu « anawim ». Si ce mot n’est pas le plus fréquent dans l’Ancien Testament, il est couramment utilisé au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ pour désigner les pauvres d’Israël ou les pauvres de Yahvé. Ce terme ne désigne pas vraiment celui qui ne dispose pas de ressources matérielles ou d’argent mais plutôt celui qui s’abaisse, se courbe ou s’humilie. La racine « anah » signifie « s’occuper de », « se tourmenter » et aussi « être humilié, affligé » ou encore « être courbé, être abaissé ». Le terme d’« anaw » contient l’idée de piété, de douceur et d’humilité. Il s’oppose donc à l’idée d’orgueil, de suffisance, d’arrogance. Pour désigner le nécessiteux, le misérable, celui qui est pauvre matériellement, le terme le plus approprié est « aniyim » ou encore « dallim », et non « anawim ».

Dans les passages des Évangiles que nous avons rapportés, le terme de « pauvre », qui traduit celui d’« anawim », doit donc être entendu au sens spirituel et moral, et non matériel. Il désigne les humbles, les doux, les hommes de bonne volonté. Ce sont eux qui sont l’objet de sa prédication contrairement à ce que nous pourrions entendre.

Nous retrouvons aussi le même terme d’« anawim » dans le célèbre Magnificat que chante Sainte Marie lors de sa visite à sa cousine Sainte Élisabeth. « Mon âme glorifie le Seigneur, et mon esprit a tressailli d‘allégresse, parce qu’il a regardé l’humilité de sa servante […] Il a renversé les puissants de leur trône et a élevé les humbles. Il a rempli de bien les affamés, et il a renvoyé les riches les mains vides. » (Luc, I, 46-53) C’est « un chant qui révèle en filigrane la spiritualité des anawim bibliques, c'est-à-dire de ces fidèles qui se reconnaissaient "pauvres" non seulement en vertu de leur détachement de toute idolâtrie de la richesse et du pouvoir, mais également en vertu de l'humilité profonde de leur cœur, dépouillé de la tentation de l'orgueil, ouvert à l'irruption de la grâce divine salvatrice. »[4] Dans son cantique, Sainte Marie est réjouie de ce que Dieu a porté son regard sur la petitesse de sa servante. Dieu étend son amour sur ceux qui le craignent alors qu’il déploie la force de son bras pour disperser les superbes.

Ainsi, dans les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ comme dans le Magnificat, il n’y a point d’exaltation de la pauvreté matérielle. Ce ne sont pas les pauvres qui sont évangélisés mais les hommes de bonne volonté, ceux qui sont disposés à entendre son enseignement

Notre Seigneur Jésus-Christ auprès des « pauvres »

Pourtant, Notre Seigneur Jésus-Christ ne cesse de secourir les plus pauvres, comme des lépreux et des mendiants aveugles. Pris de compassion, Il ressuscite le fils unique d’une veuve indigente qui le porte à terre. « En la voyant, le Seigneur fut pris aux entrailles. »(Luc, XXI, 1) De même, Il se penche vers ceux qui sont courbés comme une jeune femme infirme, ou méprisés comme la pécheresse notoire ou encore les collecteurs d’impôt. Or, ces personnes ne sont pas pauvres au sens matériel. Elles sont même plutôt aisées. Il serait donc faux de voir dans ses gestes et actions la moindre exaltation de la pauvreté. Dans ces exemples, ce que souligne Notre Seigneur Jésus-Christ est leur attitude qui témoigne de leur foi profonde en Lui. Comme l’a prédit le prophète Isaïe, le Messie « ne jugera pas d’après ce qu’auront vu les yeux il ne condamnera pas d’après ce qu’auront ouï les oreilles. Mais il jugera les pauvres dans la justice et il se prononcera avec équité pour les hommes paisibles de la terre »(Isaïe, XI, 3-4) Notre Seigneur Jésus-Christ sonde le cœur des hommes sans arrêter son regard sur leurs apparences, sur leurs fautes passées ou sur tout ce qui pourrait faire objet de mépris ou d’indifférence…

En effet, les lépreux, les mendiants, la prostituée ou encore le collecteur d’impôt ont aussi le point commun d’être méprisées par les Juifs en raison de leurs péchés. Notre Seigneur Jésus-Christ ne les écarte pas. Il les laisse montrer leur foi. Lorsqu’une femme cananéenne, « chien méprisable » pour les Juifs, lui demande de guérir sa fille, son premier geste est de refuser ce qu’elle lui demande mais quand elle révèle sa grande foi en se remettant à sa miséricorde, Il n’hésite pas à répondre à ses vœux, exaltant même son attitude. Si Notre Seigneur Jésus-Christ est venu d’abord pour le peuple élu de Dieu, c’est-à-dire pour tous les Juifs, quel que soit leur état, riches ou pauvres, Il accorde aussi les mêmes grâces à ceux qui témoignent de leur foi bien qu’ils n’appartiennent pas au peuple élu. Il pénètre dans leur cœur et prend en compte l’état intérieur de l’homme. 

Heureux les pauvres d’esprit

Si Notre Seigneur Jésus-Christ n’exalte pas la pauvreté matérielle, comment pouvons-nous alors comprendre la première béatitude du sermon sur la montagne[5] : « heureux vous les pauvres, car le Royaume est à vous »(Luc, VI, 20) ? Écoutons plutôt Saint Matthieu, qui est plus précis dans ses termes. Selon son Évangile, la première béatitude s’adresse aux « pauvres en esprit », à ceux qui ont faim et soif de la justice. Saint Luc ne dit pas autre chose. Le sens de « pauvre » est encore celui d’« anawim ».

Dans son sermon sur la montagne, Notre Seigneur Jésus-Christ ne cherche pas non plus à donner une sorte de compensation aux pauvres et malheureux qui l’écoutent comme s’Il voulait les flatter ou les amadouer comme savent faire nos populistes. Le Royaume de Dieu appartient déjà à ceux qui se font humble et doux, y compris à ceux qui sont méprisés et rejetés par les hommes et la société. La justice de Dieu et sa miséricorde ne sont pas celles de l’homme. C’est ainsi que contrairement aux coutumes, sans craindre les murmures des pharisiens indignés, Notre Seigneur Jésus-Christ mange et boit avec les pécheurs et les collecteurs d’impôt...

Dans le même sermon, Notre Seigneur Jésus-Christ précise sa pensée sur la véritable richesse. Il nous demande en effet de ne pas amasser de trésors sur terre, « où la rouille et les vers rongent, et où les voleurs fouillent et dérobent »(Matthieu, VI, 19), mais de les amasser dans le ciel, là où ils peuvent demeurer en toute sécurité, à l’abri de toute convoitise. « Où est en effet ton trésor, là est aussi ton cœur. »(Matthieu, VI, 22) Si notre trésor est sur terre, alors notre pensée et notre amour y demeureront aussi. S’il est au ciel, notre âme sera continuellement tournée vers Dieu. Ainsi, l’emplacement de notre trésor, de ce qui nous est plus cher, définit la direction de notre vie.

C’est par l’œil que nous voyons notre trésor. Il est la lampe de notre corps. Notre vie s’ordonne selon notre pensée, notre conscience, nos convictions, nos attachements. C’est là où elle se détermine. L’œil n’est qu’une lampe. Il n’est pas la lumière. La lumière vient d’ailleurs. Ainsi, notre pensée et notre amour sont les lampes de la vie s’ils sont attentifs à la vraie lumière. « Si ton œil est simple, tout ton corps sera lumineux. Mais si ton œil est mauvais, tout ton corps sera ténébreux. »(Matthieu, VII, 22) En absence de lumière, que deviendra ton corps ? L’âme sera plongée dans la nuit. « Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, les ténèbres elles-mêmes que seront-elles ? »

Servir Dieu ou Mammon

Notre vie dépend donc de la direction que nous voulons prendre, donc de là où repose notre trésor. Or, elle ne peut pas prendre deux directions contraires. « Nul ne peut servir deux maîtres ; car, où il aimera l’un et haïra l’autre ; où il s’attachera à l’un et méprisera l’autre », et par conséquent, nous ne pouvons pas « servir Dieu et l’argent » ou encore « servir Dieu et Mammon »(Matthieu, VI, 24) !

Le nom de « Mammon » a fait l’objet de nombreuses études. Pour certains interprètes, il désigne non l’argent ou l’usage mais la puissance que donne l’argent, une puissance, « qui se veut comparable à Dieu, qui s’établit en maître sur l’homme, et qui a un dessein spécifique. »[6] D’autres évoquent plutôt la confiance que l’homme porte sur la richesse, qu’il considère comme le fondement du bonheur. Mammon est aussi traduit par richesse injustes, ou mal acquis comme nous pouvons le voir parfois dans la parabole de l’économe infidèle. Pour Saint Augustin, il désigne plutôt le gain, c’est-à-dire la convoitise ou l’esprit de lucre. Dans toutes ces hypothèses, Mammon représente, moins la richesse en elle-même, que la soif de la richesse

Or Mammon est un dieu terrible, qui, à ses serviteurs, ne laisse de repos ni jour ni nuit. Le pauvre d’esprit s’est affranchi de sa tyrannie pour pouvoir s’attacher à Dieu. Parmi ses serviteurs, se trouve l’avare, qui, comme le nomme à plusieurs reprises la Sainte Écriture, un « idolâtre », au sens qu’il préfère servir l’argent que Dieu. Il divinise en quelque sorte l’argent qui, en s’y attachant, le pervertit.

Le bon usage de notre richesse

L’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ ne semble pas assez clair pour les pharisiens qui l’écoutent. Alors, pour bien se faire comprendre, Il leur raconte des paraboles. Deux de ces récits précisent sa doctrine sur la richesse et la pauvreté, celles de Lazare et du riche et du bon Samaritain.  

La première parabole raconte la condamnation d’un riche et ses tourments dans l’enfer. Il n’est pas condamné en raison de sa richesse mais parce que, lorsqu’il était sur terre, il n’a témoigné aucune charité à l’égard du pauvre couvert d’ulcère alors que la Sainte Écriture ne cessait de l’exhorter à subvenir aux besoins des plus démunis.

La deuxième parabole raconte tout le secours que prodige un Samaritain à l’égard d’un homme blessé par des voleurs, abandonné à demi-mort sur un chemin. De peur d’être souillés, un prêtre et un lévite passent à côté de cet homme blessé. Le bon Samaritain le soigne et le mène à une hôtellerie où il paie pour qu’elle prenne soin de loin.

Notre Seigneur Jésus-Christ ne condamne pas, dans ces deux paraboles, la richesse en elle-même, mais l’usage que nous en faisons. Elles sont une réponse claire et lumineuses pour les pharisiens moqueurs, au regard limité et au cœur endurci. Ses paroles sont particulièrement dures contre leur cupidité et leur hypocrisie.

Les périls de la richesse

Une rencontre permet à Notre Seigneur Jésus-Christ de préciser encore davantage son enseignement sur la pauvreté et la richesse. Un jeune homme riche qui, depuis sa jeunesse, suit admirablement la Loi et mène une vie exemplaire, lui demande ce qu’il doit encore faire pour être parfait. Il lui demande alors d’abandonner sa fortune pour Le suivre. Or, attristé, il refuse de renoncer à ses biens, ce qui était finalement pour lui l’essentiel. Cet épisode se termine ainsi par la célèbre parole : « il est facile à un chameau de passer par un trou d‘aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu. »(Matthieu, XIX, 24) Entendons bien cette scène. Notre Seigneur Jésus-Christ ne dévalorise pas l’argent comme il ne valorise pas la pauvreté.

Revenons plus attentivement sur la rencontre. La première fois, l’homme riche demande à Notre Seigneur Jésus-Christ ce qu’il faut faire « pour avoir la vie éternelle ». « Garde les commandements », lui répond-Il. L’obéissance à Dieu est la condition nécessaire et suffisante pour gagner l’éternité. Mais le riche ne semble pas être satisfait de cette réponse. Il aspire à autre chose. « J’ai observé tout cela depuis ma jeunesse que me manque-t-il encore ? » Notre Seigneur Jésus-Christ comprend le sens de sa question. « Si tu veux être parfait… » (Matthieu, XIX, 18-27). Il cherche la voie la plus parfaite pour atteindre la vie éternelle, celle qui n’est pas accessible à tous ses fidèles, non par orgueil mais par un sens plus élevé d’amour et donc d’exigence. Pour répondre à sa vocation, Notre Seigneur Jésus-Christ lui demande alors de tout abandonner pour Le suivre. La renonciation à tous les biens ne concerne donc pas tous les fidèles. Elle est un précepte et non une obligation. Si nous voulons vivre de la perfection évangélique, alors, il faut se dépouiller de tous nos biens pour suivre Notre Seigneur Jésus-Christ.

La pauvreté matérielle volontaire n’est donc pas destinée à tous mais à des âmes privilégiées, à ceux qui veulent le rejoindre comme les apôtres. De même, quand un scribe vient Le voir et Lui demande de Le suivre partout où il ira (cf. Matthieu, VIII, 19-22), Notre Seigneur Jésus-Christ l’invite à mesurer s’il possède tous le courage nécessaire pour supporter toutes les fatigues et les épreuves apostoliques. Sera-t-il capable d’abandonner tout confort et de renoncer à tout ce qui lui est cher ?

La réponse de Notre Seigneur Jésus-Christ à l’homme riche étonne grandement ses disciples. En effet, en son temps, la prospérité matérielle est plutôt vue comme une récompense normale de la vertu ou une bénédiction[7]. Certes, l’argent permet de vivre décemment et de supporter les épreuves de l’existence, mais pour entrer dans la Royaume de Dieu et donc pour le salut, il est inutile, voire dangereusement encombrant tant la porte pour y pénétrer est étroite.

Mais, comme le suggère le proverbe qu’Il utilise, la richesse incline ordinairement au mal. La fascination de l’argent ou du pouvoir, qui découle de la richesse, est une force difficile à résister, surtout lorsqu’on possède beaucoup de biens. Un riche est ainsi plus facilement possédé par Mammon. Cependant, par la grâce divine, l’homme peut se détourner de son action maudite. Car « aux hommes, cela est impossible, mais à Dieu tout est possible. »(Matthieu, XIX, 26) Cela ne signifie pas qu’un riche ne peut pas gagner son salut ou qu’il est voué à la perdition, comme le montre l’exemple du riche Zachée, qui décide de réparer ses exactions et de distribuer la moitié de ses biens aux pauvres.

Et de toute autre forme de richesse

L’opposition entre l’attitude de l’homme riche et celle de Zachée est encore plus radicale dans la parabole du pharisien qui, dans le Temple, s’exalte devant Dieu et se glorifie de ses biens alors que loin derrière, un collecteur d’impôt se sait pauvre devant Dieu et implore sa pitié. Le premier voit en lui la source de ses mérites et fait reposer toute confiance en lui quand le second est conscient de sa misère et élève son regard vers Dieu.

Notre Seigneur Jésus-Christ présente ainsi de nombreuses antithèses qui, par leur confrontation, permettent d’entendre clairement son enseignement. La richesse extérieure tend à faire oublier notre propre misère et ce que nous devons à Dieu, voire plus encore à L’oublier tout simplement. Elle risque de nous rassasier et de nous consoler, de ne plus avoir faim et soif. « Malheur à vous, riches, parce que vous avez votre consolation. Malheur à vous qui êtes rassasiés »(Luc, VI, 24-25). Cela est aussi vrai pour ceux qui sont remplis d’activités ou sont débordés par d’innombrables tâches superflues, ce qui représente une autre forme de richesse, comme l’enseigne Notre Seigneur Jésus-Christ dans sa parabole des noces, où les invités refusent de répondre positivement à son invitation pour diverses raisons.

Ce que Notre Seigneur Jésus-Christ condamne sévèrement est donc de donner à des biens terrestres une valeur ou une finalité qu’ils n’ont pas au point d’oublier l’essentiel. Le danger pour l’homme est finalement de donner à la richesse une place qui finalement revient à Dieu et de mettre sa confiance en elle, c’est-à-dire en lui-même

Le devoir d’assistance

Revenons aux commandements de Dieu que Notre Seigneur Jésus-Christ ne cesse de rappeler. Il les ramène à deux commandements principaux : l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Il précise que ce sont deux commandements semblables, ce qui signifie que l’un n’est pas possible sans l’autre. Et à la question de savoir qui est le prochain, Notre Seigneur Jésus-Christ répond par la parabole du bon Samaritain mais aussi par son enseignement, en paroles comme en acte. Nous devons aimer tout homme, sans discrimination, y compris celui qui est rejeté par la société, sans oublier notre ennemi.

Notre Seigneur Jésus-Christ rappelle aussi que nous serons jugés en fonction de l’aide que nous aurons apportée à ceux que nous avons vu avoir faim et soif, nu et étranger, malade et prisonnier. Serons-nous comme le bon Samaritain qui, rencontrant un homme tombé à terre, fait le nécessaire pour le relever et le soigner ou comme ceux qui s’en écartent, indifférents à la misère qu’ils rencontrent ?  « Toutes les fois que vous avez fait cela à l’un de ces petits d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez faits. »(Matthieu, XXV, 40) Ceux qui auront aimé leurs prochains iront à la droite de Notre Seigneur Jésus-Christ pour vivre de la vie éternelle alors que les autres seront maudits pour l’éternité. Il condamne ainsi toute forme d’égoïsme et d’indifférence à l’égard de toute forme de misère. Chacun doit venir en aide à celui qu’il peut aider pour l’amour de Dieu et comme Notre Seigneur nous a aimés…

Un enseignement révolutionnaire…

L’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ est une véritable révolution non seulement pour le Juif, qui avait l’habitude de limiter sa charité à ceux de son peuple et de mépriser beaucoup de catégories d’hommes, mais aussi pour le païen qui, généralement à cette époque, rejetait en opprobre le misérable.[8] Notre Seigneur Jésus-Christ demande à ses fidèles de considérer tout homme comme leur prochain et donc de les aimer par amour pour Dieu. Et c’est en appliquant ce précepte étendu à tous que la société pourra changer et deviendra plus supportable pour les plus faibles. Ce précepte a fait sombrer l’empire romain païen comme le pressentaient les adversaires du christianisme tels le philosophe Celse et l’empereur Julien[9]

Et aux pauvres, aux déshérités, aux veufs, aux esclaves, Notre Seigneur Jésus-Christ ne leur demande pas de refuser leur état, de se révolter contre leurs oppresseurs ou encore de mépriser ceux qui les persécutent comme le réclament déjà des libérateurs de son temps. Il n’est pas venu non plus pour libérer le peuple juif du joug des Romains. Ceux qui prônent aujourd’hui la libération des peuples au nom de Jésus-Christ ressemblent à tous les Juifs de son époque qui veulent le faire roi pour instaurer un royaume indépendant. La bonne nouvelle qu’ils entendent est d’une autre dimension. Notre Seigneur Jésus-Christ leur annonce que Dieu ne les juge pas selon leur état social et que, s’ils persévèrent dans la foi vivante, ils auront une place dans le Royaume de Dieu. Le riche comme le pauvre, l’homme libre comme l’esclave, le bien portant comme le lépreux, … sont conviés à la vie éternelle si chacun, sans discrimination, suit ses commandements. En un mot, la justice comme la miséricorde divine sont la même pour tous

Conclusions

Comme nous le confessons régulièrement en récitant notre Credo, Notre Seigneur Jésus-Christ est venu pour sauver tous les hommes, les pauvres comme les riches, les hommes libres comme les esclaves, les biens portants comme les malades, les infirmes, les lépreux, etc. La vie éternelle est accessible à tous les hommes, sans exception, pourvu qu’ils suivent les commandements de Dieu qui se résument en deux exigences semblables : aimer Dieu et son prochain. Or il est impossible à l’homme d’aimer Dieu et son prochain tout en étant asservi aux biens de la terre ou quand il demeure indifférent à un homme en proie à la misère. Le cupide, l’avare, l’hypocrite n’ont pas leur place au ciel. Le Royaume de Dieu appartient aux « pauvres d’esprit, » à ceux qui sont détachés de toute richesse, à ceux qui mettent leur trésor dans le ciel.

Pour notre salut, Notre Seigneur Jésus-Christ ne nous oblige pas à épouser dame pauvreté. Et celle-ci n’est pas une condition pour entrer dans la Royaume de Dieu. À ceux qui veulent vivre plus parfaitement, Il demande néanmoins de L’imiter dans la renonciation et l’abandon. Mais cette voie n’est pas accessible à tous. Faut-il y être appelé comme les apôtres…

De nombreux discours sur l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ à propos de la pauvreté nous semblent parfois très réducteurs, simplistes et même erronés. Notre Seigneur Jésus-Christ n’exalte pas la pauvreté matérielle comme Il ne s’oppose pas à la richesse. Son message est plus simple, plus profond, plus lumineux. Il nous demande d’aimer Dieu de toute notre force, de tout notre cœur, et d’aimer notre prochain, et par conséquent de vivre en cohérence avec cet amour, qui n’est pas multiple mais unique, ce qui implique une vie sans péché, une vie humble et attentive à notre prochain, et cela quel que soit notre état. Dieu ne nous jugera que selon la mesure de notre amour, que nous soyons riches ou pauvres. Néanmoins, Notre Seigneur Jésus-Christ nous avertit clairement que plus nous sommes riches, plus il nous est difficile de ne pas nous attacher aux biens. Si nous n’étions pas capables de les abandonner à la demande de Dieu, notre amour à son égard serait finalement un mensonge.

Mais, l’avertissement ne porte pas uniquement sur la richesse en argent et en biens périssables. Nous pouvons dire la même chose pour tout autre attachement. La société occidentale, une société d’abondance et de richesse, en est un parfait exemple. Elle ne cesse en effet de tisser des liens afin de nous rendre esclaves de choses qu’elle nous propose, choses souvent superflues, et de nous enfermer dans une prison dorée : confort, sports, loisirs, réseaux sociaux, modes, etc.  Nous éloignant de Dieu par ses chaînes innombrables, elle génère naturellement l’individualisme, l’égocentrisme et l’indifférence, bref tout le contraire de l’amour de Dieu et de notre prochain. Et ce n’est pas en participant à des actions caritatives, en accumulant des dons au profit des pauvres ou en manifestant pour des causes même justes que la situation changera. Il ne peut y avoir de véritable amour envers notre prochain si l’amour de Dieu y est absent … « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux, mais celui qui fait la volonté de mon Père qui êtes au cieux, celui-là entrera dans le royaume des cieux. »(Matthieu, VII, 21)

Notre Seigneur Jésus-Christ nous demande donc finalement de nous libérer de toutes les chaînes qui nous lient au monde et nous empêchent ainsi de rejoindre la cité de Dieu. C’est par cette libération que nous pourrons nous appauvrir de nous-mêmes pour nous laisser enrichir de la vie même de Dieu. Nous devons donc cultiver l’esprit de pauvreté et l’humilité tout en résistant à l’emprise grandissante de l’esprit du monde sur notre vie et notre foyer…


Notes et références

[1] Voir Émeraude, juin 2025, « Les dérives dangereuses de la théologie de la libération », https://emeraudechretienne.blogspot.com/2025/06/les-derives-dangereuses-de-la-theologie.html.

[2] Rouleau des hymnes, VIII, 10, 30 dans Richesse et pauvreté dans le judaïsme intertestamentaire et talmudique, Emmanuel Friedheim, mise en ligne le 04/06/2014, cairn.info.

[3] Isaïe promet la restauration de Jérusalem à Israël captif. Lors de l’année salutaire, les Juifs qui étaient enfermés pour cause de dette étaient libérés.

[4] Benoît XVI, Le Magnificat : Cantique de la bienheureuse Vierge Marie, audience générale du 15 février 2006, vatican.va.

[5] Voir Émeraude, juillet 2020, 3 articles « La morale et l’Évangile (4, 5, 6) : sermons sur la montagne ».

[6] Ellul, dans Notes sur Mammon et la parabole de l’économe infidèle, R. Martin-Achard, 1953 à propos de l’étude sur l’Argent, paru dans le n°4 1952 des Études théologiques et religieuses, persee.fr.

[7] Voir Émeraude, juillet 2025, article « La perception de la pauvreté avant Notre Seigneur Jésus-Christ », https://emeraudechretienne.blogspot.com/2025/07/la-perception-de-la-pauvrete-avant.html.

[8] Voir Émeraude, juillet 2025, article « La perception de la pauvreté avant Notre Seigneur Jésus-Christ », https://emeraudechretienne.blogspot.com/2025/07/la-perception-de-la-pauvrete-avant.html.

[9] Voir Émeraude, décembre 2015, article « Julien l’Apostat, un exemple d’évolution religieuse », https://emeraudechretienne.blogspot.com/2015/12/julien-lapostat-un-exemple-devolution.html.

dimanche 6 juillet 2025

La perception de la pauvreté avant Notre Seigneur Jésus-Christ

Le 16 mars 2013, trois jours après son élection, le pape François affirme devant la presse qu’il veut « une Église pauvre et pour les pauvres ! » Son discours peut nous surprendre et soulève de nombreuses questions. Cette expression nous rappelle aussi un slogan cher aux partisans de la théologie de la libération[1], qui mettent en exergue le combat contre la pauvreté matérielle. Certains d’entre eux l’élèvent même comme première, voire unique, priorité de l’Église. Sans-doute, sont-ils à l’origine de l’expression devenue célèbre « l’option préférentielle de la pauvreté », consacrée par la conférence de Medellin[2] puis par les papes depuis Jean-Paul II[3]

En 2019, six ans plus tard, lors du célèbre synode de l’Amazonie, des évêques se sont réunis dans les catacombes de Domitille, l’une des plus anciennes de Rome, pour renouveler un pacte connu sous le nom de « pacte des catacombes », signé au même endroit, le 16 novembre 1965, par un groupe d’évêques, en majorité latino-américains en marge du deuxième concile de Vatican (1962-1965). Ce texte avait pour titre « pacte pour une Église servante et pauvre ». Le pacte nous renvoie à un manifeste d’un dominicain français, Yves Congar, intitulé Pour une Église servante et pauvre, publié en 1963. Il demande « une Église qui n’est pas faite pour dominer mais pour servir, une Église qui n’est pas faite pour blâmer mais pour accueillir, une Église non faite pour les seuls croyants mais pour l’humanité tout entière »[4]

Ces différents discours nous envoient aux critiques de ceux qui dénoncent l’attitude traditionnelle de l’Église à l’égard des pauvres et réclament, non une réforme, mais sa véritable transformation dans son rapport avec la pauvreté. Mais en insistant ainsi sur la pauvreté, en la mettant au centre des préoccupations, ne risquent-ils pas de défigurer l’enseignement de l’Église et de la privilégier au détriment de d’autres combats, comme nous en avertissait déjà le cardinal Radzinger[5]

Dans le cadre de nos études apologétiques, nous allons donc nous interroger sur la question de la pauvreté et des pauvres dans l’enseignement de l’Église, mais aussi, en contrepartie, sur celle de la richesse et des riches. Afin de comprendre le rôle qu’a joué le christianisme dans ce domaine, notre premier article sur le sujet décrit la perception de la société à l’égard des pauvres avant Notre Seigneur Jésus-Christ

Le témoignage révélateur de l’empereur Julien l’Apostat (331-363)

L’empereur Julien[6], dit l’Apostat, est un des plus grands adversaires de l’Église. Pour redonner vie au paganisme, il insère dans la religion païenne ce qui lui semble faire une des forces et spécificités du christianisme, et ce qui lui manque cruellement, c’est-à-dire le soin des pauvres et des faibles, ou encore la miséricorde et la bonté. Il cherche par exemple à former ses prêtres païens à la charité et à fonder un système d’assistance publique calqué sur celui qui existe déjà dans l’Église. Dans une de ses lettres, il préconise de mettre en pratique les vertus de la religion chrétienne par lesquelles elle se propage, notamment le secours aux mendiants et « l’humanité à l’étranger ». « Ne laissons pas aux autres le zèle du bien, rougissons de notre indifférence et marchons les premiers dans la voie de la piété. »[7]

Le témoignage de Julien l’Apostat est éclatant et suffirait à démontrer la révolution qu’a apportée le christianisme dans la société et le monde. L’empereur est conscient que le christianisme se démarque de son époque par son attitude à l’égard des plus faibles, quelle que soit leur religion et leur rang social. La charité chrétienne se présente comme un des caractères spécifiques de son temps. Son témoignage nous révèle enfin l’indifférence de ses contemporains païens à l’égard des pauvres.

La conception païenne de l’assistance publique

Pourtant, n’avons-nous pas appris que les empereurs distribuaient de la nourriture à la population, gratuitement ou à prix réduit, de manière régulière ou extraordinaire ? En fait, cette institution très ancienne, appelée annone, n’a pas pour objectif de subvenir aux besoins des pauvres. L’état de pauvreté n’est pas un critère de sélection. Elle ne relève pas non plus d’un droit individuel mais collectif. Elle s’adresse principalement aux fonctionnaires de la cité ou à des corporations jugés d’intérêt public. « Certaines idées reçues sont la mauvaise herbe de l’histoire. L’idée que les distributions frumentaires s’adressaient aux pauvres reste, reconnaissons-le, l’ivraie la plus indéracinable de l’histoire romaine. »[8]

De même, les distributions par de simples particuliers ou des corporations ne concernent pas spécifiquement les pauvres. Il n’y a en fait aucun secours prévu pour les démunis, les infirmes ou les malades. « Ce serait se méprendre que d’attribuer à ces notions un contenu humanitaire ou une préoccupation sociale. » Il n’y a non plus aucune commisération sociale. L’objectif est de gagner de la reconnaissance et de la tranquillité publique au sein de la cité.

L’institution du patronat

Ne pensons pas néanmoins qu’il n’existe pas d’entraide dans la société romaine. Celle-ci est en fait marquée par une institution essentielle qu’est le patronat ou encore le clientélisme. Cette institution permet à un patron de prendre sous sa protection un client en échange de services. Le patron, généralement un aristocrate, s’engage à aider son client, à le soutenir financièrement, à lui trouver un emploi ou des ressources, à le défendre devant la justice. En échange, le client s’engage à escorter son patron, à l’accompagner dans des défilés, à venir le saluer ou encore à voter pour lui en cas d’élection. Le lien entre un patron et un client est formalisé par un contrat. L’intérêt pour le patron est d’accroître son prestige au sein de l’aristocratie et de la cité, par le nombre de clients, quand ces derniers sont assurés d’une protection et d’une ressource. Peuvent être clients des paysans qui cultivent leurs terres, des esclaves affranchis et leur descendance, ou encore des hommes libres endettés.

Le patronat ne porte pas uniquement entre des personnes. Une cité peut aussi se mettre sous la protection d’un homme puissant. Ce dernier construit de somptueux bâtiment, organise des banquets, des spectacles ou de jeux ou encore protège ses citoyens.

Le pauvre, mépris et indifférence

Est alors considéré pauvre ou démuni celui qui ne dispose pas de revenus suffisants et ne relève pas d’un patronat. La pauvreté ne caractérise ni le « populus », qui souligne plutôt la citoyenneté, nie la « plèbe », qui est associé au tumulte ou à la foule. Au sein de la plèbe, se situent néanmoins les plus pauvres, c’est-à-dire les indigents, les mendiants, les sans-logis et tous ceux dont des dettes et des faillites ont conduit à la déchéance sociale. Le pauvre se caractérise en effet par la déchéance sociale qui se traduit extérieurement par leur vêtement et par leur logis ou absence.

Le premier caractère du pauvre est sa visibilité. « Leur dénuement peut être complet, ils n’ont ni toge, ni foyer, ni nattes, ni esclaves, etc. »[9], nous dit Sénèque. Ils ne disposent pas de tous les attributs chers aux citoyens libres. Le vêtement témoigne du rang social. Comme sous la république, « la toge est en quelque sorte l’uniforme de la citoyenneté. »[10] L’absence de logis ou de « domus » est son deuxième caractère. Faute de foyer, le pauvre est dans l’impossibilité de rendre un culte à ses Lares et à ses Pénates. Finalement, les principaux signes de dignité lui font défaut, ce qui explique probablement le mépris dont il fait l’objet. Soulignons que la pauvreté ou la richesse ne sont pas liés à l’état social de l’individu. Un esclave peut être plus riche qu’un citoyen libre.

Le pauvre ne mérite non plus aucune compassion. Au mieux, peut-il espérer de l’indifférence comme en témoigne l’empereur Julien l’Apostat. « Il n'a point à s'apitoyer sur le pauvre »[11], nous dit Virgile. Il lui est même reproché de s’accommoder de sa situation d’assistanat. Il est alors accusé de tous les vices, notamment de la paresse et de l’oisiveté. « Je hais les pauvres. Celui qui veut quelque chose gratuitement est un idiot. Il faut qu’il paie. »[12] Selon Cicéron, il « est perçu comme toujours malhonnête, car il lui faut chercher de quoi vivre et il ne le peut qu’illicitement en vendant son corps, en s’astreignant aux plus basses besognes, en trompant et en trichant. »[13] Le pauvre est donc réputé indigne de confiance, malhonnête, n’ayant ni probité ni moral, pouvant tout sacrifier pour se nourrir.

La pauvreté pour les sages romains ?

Pourtant, des philosophes enseignent la bienfaisance, surtout les stoïciens. « Le sage, dit Sénèque, essuiera les larmes de l’affligé, tendra la main au naufragé, ouvrira sa maison à l’exilé, sa bourse aux nécessiteux, en homme qui partage son bien avec un homme. » Mais, rajoute-t-il aussitôt en bon stoïcien, « en secourant le malheureux, le sage se gardera de s’affliger sur son sort ; son âme doit rester insensible aux maux qu’il soulage : la pitié est une faiblesse, une maladie. »

Le stoïcisme enseigne que le souverain bien réside dans l’effort pour parvenir à la vertu. Tout le reste lui est indifférent, y compris la pauvreté comme la richesse comme à toute émotion. Un pauvre comme un riche peut être un sage. Cependant, Sénèque avoue que la richesse est préférable car il pourra davantage développer certaines vertus comme la libéralité, la générosité ou encore le sens de la tempérance. Mais, il est plus facile d’être heureux en étant pauvre car dans la pauvreté, l’homme ne craint pas de perdre sa richesse.

Le rapport à l’égard de la richesse ou de la pauvreté relève donc, pour le stoïcien, de l’effort individuel pour acquérir ou développer des vertus. Ces dernières constituent la seule valeur morale qui compte. Et, comme le notent ses adversaires, Sénèque (4 av. J.C.-65) dispose d’une richesse démesurée grâce à Néron, dont il était le précepteur puis l’éminence grise. Il est aussi connu pour enseigner ce qu’il ne pratique pas.

Dieu, protecteur des pauvres et des faibles

L’Ancien Testament fait souvent mention des pauvres, qui englobent les démunis, les veuves, les orphelins et les étrangers. Les pauvres désignent non seulement ceux qui manquent de biens suffisants pour se vêtir et se nourrir mais aussi ceux qui sont en situation de dépendance et de faiblesse.

La Loi du peuple de Dieu est très protectrice à l’égard des pauvres. « Qu’il n’y aura aucun mendiant parmi vous, afin que le Seigneur ton Dieu te bénisse dans la terre qu’il va te livrer en possession. »(Deutéronome, XV, 4). Elle définit de nombreuses mesures pour les protéger, réduire les maux qui l’accablent et éviter qu’elle demeure permanente. Elle prend soin en effet à réduire ses causes. Par exemple, elle condamne l’usure, libère le juif devenu esclave après six ans de servitude, remet les dettes tous les sept ans, institut l’année jubilaire tous les cinquante ans, au cours de laquelle le débiteur rentre en possession de son héritage, consacre une dîme en faveur des pauvres tous les trois ans, lui laisse le droit de quoi glaner, etc. « Lorsque tu redemanderas à ton prochain quelque chose qui te doit, tu n’entreras point dans sa maison pour emporter un gage, mais tu te tiendras dehors, et c’est lui qui t’apportera ce qu’il aura. Que s’il est pauvre, le gage ne passera pas la nuit chez toi, mais tu le lui rendras aussitôt avant le coucher de soleil, afin que dormant dans son vêtement, il te bénisse, et que tu aies pour toi la justice devant le Seigneur ton Dieu. » (Deutéronome, XXIV, 10-13) 

La Loi cherche donc à combattre la pauvreté et ses causes. « Il ne doit pas y avoir de pauvres en Israël »(Deutéronome, XV, 4)

Elle protège aussi le droit du pauvre dans les procès, qui doit être jugé avec équité. « Tu ne nieras point le salaire de l’indigent et du pauvre qu’il soit ton frère ou un étranger qui demeure avec toi dans la terre ou dedans de tes portes, mais tu le rendras le jour même, avant le coucher du soleil, parce qu’il est pauvre, et que c’est par là qu’il sustente son âme »(Deutéronome, XXIV, 14-15). Elle témoigne ainsi d’une forte préoccupation sociale de Dieu et de sa compassion envers les plus faibles.

Enfin, la législation rappelle aux riches que Dieu seul est détenteur de tous les biens et propriétaire de toutes les terres. Par conséquent, ils n’ont aucun droit de se les accaparer.

Justice et miséricorde de Dieu

Dieu est attentif aux cris du pauvre ainsi qu’à ses bénédictions. Comme le répète la Saint Écriture, nous devons en effet veiller à ne point enfreindre sa Loi « de peur qu’il ne cris contre toi au Seigneur, et que cela ne devienne pour toi un péché. » Nous ne devons point s’opposer à sa justice et voir notre attitude à l’égard du pauvre être « imputée à péché » (Deutéronome, XXIV, 15). Ainsi, toute oppression du pauvre, de la veuve, de l’orphelin, de l’étranger est menacée de sévères punitions. Dieu est leur défenseur et entend leurs cris. Ainsi, la crainte de Dieu inspire le comportement du Juif à l’égard des plus pauvres comme une loi venue de l’extérieur.

La législation juive cherche donc à adoucir le sort des pauvres tout en imposant aux riches des devoirs. Ces prescriptions en faveur des plus faibles ne reposent pas sur des sentiments de pitié mais sur la volonté de Dieu, maître et défenseur de son peuple. Le principe qui régit les rapports entre les juifs repose en effet sur le commandement de Dieu : « tu aimeras ton prochain toi-même »(Lévitique, XIX, 14, 17-18). Or, le pauvre comme le riche fait partie de son peuple et participe à la même alliance. Cette même alliance impose la fraternité et la justice. La tentation pour le Juif est de limiter sa charité à ses compatriotes.

Les cris des prophètes et des sages

L’esprit qui inspire la législation juive anime aussi les prophètes. Ces derniers s’indignent contre le comportement des riches et des puissants à l’égard des pauvres et des faibles. Ils dénoncent les abus, les violences, les oppressions dont ils sont victimes de la part des riches et des puissants.

Au VIIIe siècle, dans le royaume d’Israël, qui connaît une période de prospérité, le prophète Amos s’élève contre ceux qui oppriment les pauvres. « Écoutez ceci, vous, qui écrasez le pauvre, et qui faites défaillir les indigents de la terre. »(Amos, VII, 4) Il s’insurge contre les propriétaires terriens, les aristocrates de Samarie, les commerçants qui fraudent sur les poids et les mesures, ou encore les magistrats corrompus qui, pour de l’argent, condamnent les innocents et absolvent les coupables. « Ils brisent sur la poussière les têtes des pauvres » (Amos, II, 7) Ils leur annoncent des châtiments divins.

Au même moment, dans le royaume de Juda, la voix d’Isaïe puis celle de Jérémie retentissent pour faire entendre la colère de Dieu contre ceux qui dépouillent le pauvre et ne défendent pas sa cause. La première des dix malédictions que fulmine Isaïe porte sur les accapareurs, qui, par des pratiques usuraires, réduisent les pauvres à la misère. « Malheur à ceux qui joignez maison à maison, et qui ajoutez un champ à un autre jusqu’à ce que le lieu vous manque ; est-ce que vous seuls vous habiterez au milieu de la terre ? »(Isaïe, V, 8) Ses menaces portent aussi sur le royaume de Judas à cause de lois iniques « qui écrivant, ont écrit l’injustice, afin d’opprimer le pauvre dans le jugement, et de faire violence à la cause des faibles de mon peuple, afin que les veuves soient leur proie, et qu’ils pillent les orphelins ! »(Isaïe, X, 3) Jérémy annonce aussi le désastre qui tombera sur les habitants de Jérusalem en raison de leur comportement à l’égard des veuves, des orphelins et des pauvres. « Ils n’ont point jugé la cause de la veuve. Ils n’ont point dirigé la cause de l’orphelin, et ils n’ont pas rendu justice aux pauvres. »(Jérémie, V, 28) De même, plus tard, le prophète Michée maudit ceux qui « ont convoité des champs, et ils les ont pris violemment ; et ils ont usurpé des maisons »(Michée, II, 2). Car « c’est contre Dieu qu’est élevée leur main. » (Michée, II, 1) 

Vers 200 avant J.-C., l’auteur de l’Ecclésiastique décrit encore le fossé qui sépare le riche et le pauvre ainsi que le mépris dont ce dernier fait l’objet. « Quelle communication a un saint homme avec un chien ? Ou, quelle part à un riche avec un pauvre ? La chasse du lion dans le déserte est l’onagre ; de même aussi la pâture des riches sont les pauvres. Et comme c’est une abomination pour le superbe que l’humilité, de même aussi l’exécration des riches est le pauvre. » (L’Ecclésiastique, XIII, 20-24) Devant les hommes, la parole d’un riche compte plus que celle d’un pauvre. « Le riche a parlé, et tous se sont tus, et tous élevèrent sa parole jusqu’aux nues. La pauvre a parlé, et ils disent : qui est celui-ci ? ». (L’Ecclésiastique, XIII, 28-29) 

La préoccupation constante de Dieu

L’Ancien Testament témoigne donc de la préoccupation constante de Dieu de défendre les pauvres contre toute injustice et oppression et d’alléger leur misère. Il défend une société fondée sur la justice et la bonté car Lui-même est juste et bon. Il veille donc à l’observation de ses commandements, exigeant de son peuple justice et bonté. « Au jugement de l’Ancien Testament, pris dans son ensemble, la pauvreté est un-sens, une anomalie ; elle constitue un problème douloureux. Jamais elle n’est regardée comme quelque chose d’indifférent pour la destinée humaine. […] Cette préoccupation distingue l'Ancien Testament des autres littératures antiques. »[17]

La pauvreté est donc considérée comme un mal ou un malheur puisque le pauvre est dépouillé, sans protection, exposé à l’arbitraire et à la violence sous toutes ses formes. La pauvreté n’est donc pas désirable. Dieu ne veut ni pauvreté ni misère. Il est alors plein de compassion à l’égard des plus faibles. De nombreux psaumes font entendre les appels à la sollicitude à l’égard des pauvres et au secours de ceux qui vivent dans la détresse. Ils expriment l’espérance en la justice divine. Les indigents, les veuves, les orphelins font l’objet de sa protection particulière.  « Il jugera les pauvres du peuple ; il sauvera les fils des pauvres et il humiliera le calomniateur. [...] Parce qu'il délivrera le pauvre du puissant, et le pauvre qui n'avait point d'aide. des usures et de l'iniquité il rachètera leur âme, et honorable sera le nom devant lui.»(Psaumes, LXXI, 3-14)

Parmi les causes de la pauvreté, l'Ancien Testament mentionne la paresse, l'oisiveté et le vice, la violence et l'injustice, la cupidité et l'absence de scrupule, ou encore le manque de diligence. « La main relâchée a opéré la détresse, mais la main du fort acquiert des richesses.»(Proverbes, X, 4) Cependant, la pauvreté peut aussi être la punition d’une vie impie ou le moyen d’éprouver le juste, par exemple Job [18],  comme la richesse peut aussi être considérée comme une bénédiction. 

La réalité juive au premier siècle de l’ère chrétienne

Au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, la société juive connaît des pauvres et leurs conditions  semblent s’aggraver. « À l’époque de la fin du second temple », à savoir avant l’an 70, « il semblerait que les tensions sociales entre riches et pauvres se soient multipliées, dans les différentes mouvances composant la société juive. »[14] 

Ces tensions se cristallisent sur le Temple, qui, outre sa fonction religieuse et cultuelle, assure aussi une fonction économique et financière importante : entrepôt d’argent, prêts fonciers, investissements immobiliers, opérations de change de devises, etc. La classe sacerdotale concentre ainsi les richesses, ce qui soulève une opposition unanime contre les prêtres. La richesse et la corruption du Temple expliqueraient le rejet de l’argent par la secte juive des esséniens, qui se considèrent comme une communauté d’indigents. Les prêtres font aussi l’objet de critiques de la part des pharisiens en raison de leurs pratiques financières au point que, selon le Talmud babylonien, le Temple aurait été détruit en raison de leur amour de l’argent. C’est également le constat de Flavius Joseph. Les insurgés de Jérusalem « portèrent le feu dans les archives publiques, pressés d’anéantir les contrats d’emprunts et d’empêcher le recouvrement des créances, afin de grossis leurs rangs de la foule des débiteurs et de lancer contre les riches les pauvres sûrs de l’impunité. »[15] Il serait néanmoins erroné de concentrer les critiques sur le Temple. Des pratiques financières que la Loi interdit, comme le prêt à intérêt entre Juifs, sont autorisés, y compris par les pharisiens.

Flavius Joseph nous renseigne aussi sur la cause de la pauvreté dans la société juive. L’endettement semble un des fléaux de la société juive qui peut conduire à l’esclavage. Un contexte particulier explique aussi l’aggravation de la situation comme le licenciement de milliers d’ouvriers après la fin des travaux du Temple. De nombreuses insurrections en Judée et la révolte des Zélotes ne s’expliquent pas uniquement par la haine des Romains.

Après la destruction du Temple, les textes rabbiniques montrent un changement d’attitude à l’égard de la richesse. Contestée avant l’an 70, celle-ci est désormais défendue et recherchée. Elle devient un critère pour assumer des responsabilités au sein de la communauté juive. Elle est aussi considérée comme une vertu par les rabbins tant qu’elle n’entraîne pas la corruption de la société et ne supplante pas l’enseignement de la Loi. Ce changement se retrouve aussi dans le regard que porte le juif sur le pauvre. Celui-ci ne fait pas l’objet de compassion. Comme l’enseignent les Sages dans la Michna Sota, « trois choses rendent l’homme dément et hérétique : les idolâtres, le mauvais esprit et la pauvreté. »[16] Ce mépris est perceptible dans les Évangiles. La parabole du pauvre Lazare est révélatrice d’un comportement habituel de l’époque.

Conclusions

Sans-doute, les philosophes romains ont écrit de belles pages sur la fraternité mais, dans la société païenne, le faible reste broyé par le fort, le pauvre accablé par le riche, l’indigent méprisé par le fortuné. Leurs paroles n’ont pas eu des effets sur la population. Indifférent à toute compassion à l’égard des misérables, le monde antique et païen ne s’abaisse pas jusqu’à la misère. Il ne s’apitoie pas sur le malheureux. Certes, il a mis en œuvre des institutions qui ont permis de protéger et de soutenir des démunis mais principalement pour des raisons politiques ou familiales. Les critiques que portent les principaux adversaires du christianisme, comme Celse, sont aussi révélatrices de la conscience morale du païen. Le mépris qu’ils portent à l’égard des chrétiens en raison de leur compassion à l’égard des plus faibles est éloquent. De même, les éloges de l’empereur Julien l’Apostolat à l’égard du christianisme pour sa charité sont aussi révélateurs. Élevé dans le christianisme, il veut l’inculquer à la religion païenne, cherchant alors à la transformer complètement. Mais, ignore-t-il que cela ne peut être l’œuvre d’un homme ?

Par sa législation, le peuple juif se montre d’une conscience morale très supérieure. Certes, elle ne suffit pas pour éviter la pauvreté et l’injustice sociale. Les prophètes s’insurgent contre la cupidité, l’avarice et tous les maux que génèrent l’amour de l’argent. Mais leurs cris demeurent un témoignage d’une âme élevée et d’une préoccupation sociale extraordinaire pour l’époque. L’indigent ne leur est pas indifférent. Le sort des plus faibles attire leur attention. Et le peuple de Dieu entend leurs cris. Cette bonté et cette soif de justice nous élèvent vers une autre bonté, une autre justice, beaucoup plus haute, celle de Dieu. Protecteur et défenseur des faibles, Dieu a imprimé dans l’âme juive l’amour du prochain. Toute sa loi se résume en ces deux commandements, celui d’aimer Dieu et d’aimer son prochain. Mais au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, cette même âme se heurte à deux difficultés, à deux tentations, celle de réduire la bonté aux seuls Juifs et celle d’agir uniquement par crainte de Dieu au risque finalement de l’enfermer dans un formalisme insupportable, de le vider de toute véritable charité vivifiée par Dieu Lui-même…


Notes et références

[1] Voir Émeraude, avril 2025, article « La théologie de la libération ».

[3] Voir Émeraude, juin 2025, article « Les dérives dangereuses de la théologie de la libération ».

[4] Yves Congar, Pour une Église servante et pauvre, Le livre-programme du pape François, préface d’Odon Vallet, Cerf, 2014.

[5] Voir Émeraude, juin 2025, article « Les dérives dangereuses de la théologie de la libération ».

[6] Voir Émeraude, décembre 2015, article « Contre Julien l'Apostat, un abîme entre le christianisme et le paganisme » et « Julien l'Apostat, un exemple d'évolution religieuse ».
[7] Julien L’apostat, Lettre XLIX à Arsacius, dans L’Empereur Julien, Étude sur Julien par Eugène Talbot, libraire-éditeur Henri Plon, 1863.

[8] Jean-Michel Carrié, Les distributions alimentaires dans les cités de l’empire romain tardif, dans Mélanges de l’école française de Rome, année 1975, 87-2, persee.fr.

[9] Sénèque, Lettres à Lucilius, XIV, 9, tome V, trad. par F. Prechac, CUF, 1964.

[10] Florence Dupont, Le citoyen romain sous la République, 509-27 avant J.C., 1989, Hachette.

[11] Virgile, Géorgique, II, 370, traduction sous la direction de Charles Nisard, Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Firmin Didot, 1868.

[12] Corpus Inscritionum Latinarum, 1887, IV, 9839b dans La situation du pauvre dans la société romaine de la fin de la République à l’époque augustéenne : une question préoccupante pour ses contemporains ? , Éliane Bouendjia, Université Omar Bongo Centre de recherches et d’études en histoire et archéologie, dans Revue Gabonaise d’Histoire et Archéologie, 2019, n°4.

[13] Cicéron, Les devoirs, III, 6.

[14] Emmanuel Friedheim, Richesse et pauvreté dans le judaïsme intertestamentaire et talmudique, mise en ligne le 04/06/2014, cairn.info.

[15] Flavius Joseph, Guerre des Juifs, II, 17, 6, trad. Th. Reinach & R. Harmand, révisée et annotée par S. Reinach, Publications de la société des études juives, Paris, 1900-1932 dans Richesse et pauvreté dans le judaïsme intertestamentaire et talmudique, Emmanuel Friedheim.

[16] Michna Erouvin, 41b, dans Richesse et pauvreté dans le judaïsme intertestamentaire et talmudique, Emmanuel Friedheim.

[17] William Goy, Le problème de la pauvreté dans l'Ancien Testament : à propos d'un ouvrage récent, revue de théologie et de philosophie, nouvelle série, volume 13, n°57, 1925, https://www.jstor/stable/443050496.

[18] Voir Émeraude, mai 2022, article "Job (1/2), une réponse au problème du mal" et "Le livre de Job (2/2), la rétribution des bons et des méchants dans l'au-delà".