dimanche 4 mai 2025

Medellin 1968, une nouvelle Pentecôte en Amérique Latine, naissance d'une nouvelle Église ? ...

 

Le 1er janvier 1959, la révolution cubaine triomphe et prend le pouvoir. Le 25 janvier de la même année, le pape Jean XXIII convoque un concile pour lancer la modernisation de l’Église, appelée encore « aggiornamento », et son ouverture au monde et aux autres églises. Les deux événements annoncent des ruptures ainsi qu’un espoir de renouveau ou du moins une vive volonté de profond changement. L’un résonne étrangement avec l’autre, en particulier en Amérique Latine, où la population, fortement catholique, évolue dans un contexte très agité, marqué par un sous-développement économique, une profonde misère sociale et une situation politique instable. L’appel au concile conduit à une très grande mobilisation du clergé et des fidèles du continent, qui se poursuit tout le long de l’événement et ne cesse guère après sa clôture. C’est ainsi que l’Église en Amérique Latine demeure l’un des élèves les plus fidèles aux inspirations du deuxième concile de Vatican

Lors d’une audience à l’occasion du Xe anniversaire de la création du conseil épiscopal latino-américain (CELAM), le pape Paul VI demande que « le concile Vatican II ne demeure pas comme un ensemble de documents, mais devienne un « fait vécu », qu’il fallait transporter et incarner dans la réalité latino-américaine. »[1] C’est ainsi qu’à la demande de ce même conseil, en janvier 1968, Paul VI convoque à Medellin,  en Colombie, la conférence du conseil épiscopale latino-américain pour août de la même année, conférence dont il donne le thème : « présence de l’Église dans la transformation de l’Amérique latine à la lumière du Concile Vatican II ». L’objectif de la conférence est l’application des acquis du concile dans le contexte latino-américain.

Lors de l’ouverture de la conférence, le 24 août 1968, à la cathédrale de Medellin, Paul VI annonce : « grâce à une coïncidence prophétique, c’est aujourd’hui le point de départ d’un nouveau chapitre de la vie de l’Église »[2]. Elle révèle surtout un mouvement de pensée qui rompt avec l’enseignement de l’Église et témoigne d’une crise qui survit encore de nos jours…

Une terre particulièrement agitée

En 1968, l’Amérique Latine connaît une situation économique et sociale désastreuse après la « décennie du développement » (1955-1965), censée moderniser l’économie. La population ne cesse pas de croître, ce qui aggrave son état de pauvreté et de misère sociale. Depuis le succès de Fidèle Castro au Cuba, de nombreux mouvements prônent la révolution, en particulier chez les ouvriers et les paysans. Comme d’autres pays, la Colombie est frappée par la guérilla avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) depuis 1964. Les mouvements révolutionnaires n’épargnent pas l’Église. Des prêtres y participent, comme Camillo Torres (1929-1966)[3], qui meurt dans sa première opération militaire[4].

La visite pastorale de Paul VI, la première d’un pape sur ce continent, est très attendue par les chrétiens latino-américains. L’Église est en fait en proie à une crise profonde en Amérique Latine comme en témoignent de nombreux appels à des changements radicaux. En octobre 1967, une déclaration signée par trois cents cinquante prêtres catholiques brésiliens d’un même diocèse réclame des « réformes profondes et authentiques » des structures de l’Église, notamment la fin du célibat ecclésiastique ou encore la liberté de constituer des associations syndicales. Des lettres ouvertes et des manifestes expriment les inquiétudes et les critiques d’un clergé qui réclame des réformes en profondeur.

Une véritable fracture divise aussi le clergé latino-américain sur la conduite à tenir avec le pouvoir établi, entre des évêques, considérés comme conservateurs et protecteurs des régimes, et des prêtres et laïcs, plutôt favorables aux mouvements révolutionnaires. « Nous voulons un épiscopat pauvre ; nous voulons un épiscopat libre ; nous voulons un épiscopat courageux ; nous voulons un épiscopat fidèle ; nous voulons un épiscopat évangélique. Nous avons des évêques qui n’enseignent pas ; nous avons des évêques qui ne gouvernent pas ; nous avons des évêques qui ne sanctifient pas. Notre Église nous fait mal ; cela nous fait mal de la voir s’identifier économiquement avec les riches, socialement avec les puissants, politiquement avec les oppresseurs. »[5]

Les critiques dépassent le clergé local et atteignent aussi la papauté. Le 11 août 1968, des prêtres et des laïcs chiliens occupent la cathédrale de Santiago et prononcent un discours contre les autorités ecclésiastiques et contre le pape : « Que vient faire le Pape ? Bénir la misère, la douleur ? Prêcher la patience face à l’injustice ? Appuyer, renforcer, bénir le capitalisme inhumain ? »[6] La nécessité d’un changement révolutionnaire, y compris au sein de l’Église, semble devenir pour nombre de prêtres et d’évêques un postulat.

Le conseil épiscopal latino-américain (CELAM) avant Vatican II

En 1955, Pie XII convoque l’ensemble des évêques latino-américains à l’occasion du Congrès eucharistique international de Rio pour répondre aux difficultés religieuses, dont des déficiences de la vie catholique et un manque de prêtres, tant diocésains que réguliers. « Si les circonstances l'indiquent, il faut adopter de nouvelles méthodes d'apostolat et ouvrir les chemins inédits qui, tout en conservant une grande fidélité à la tradition de l'Église, soient mieux adaptées aux exigences du temps présent et profitent des conquêtes de la civilisation »[7] Présidée par le cardinal Piazza (1884-1957) au nom du pape, cette conférence comprend sept cardinaux, quatre-vingt-dix évêques ou ordinaires ainsi que cinq prélats étrangers et six nonces apostoliques. Il y est décidé la création d’un conseil épiscopal latino-américain (CELAM).

Implanté à Bogota, le CELAM est composé des représentants des conférences épiscopales nationales d’Amérique Latine et des Caraïbes afin de promouvoir et d’aider les œuvres catholiques, et de préparer les nouvelles conférences de l’épiscopat latino-américain. Le Saint-Siège a un rôle important. C’est lui qui convoque les conférences épiscopales, détermine le lieu et les dates, approuve l’ordre du jour et les conclusions des réunions. C’est encore lui qui désigne son secrétaire général et contrôle son travail. En 1958, est créée la commission pontificale pour l’Amérique latine pour mieux coordonner et contrôler les initiatives régionales ainsi que la coopération internationale, ce qui va produire des tensions en raison de l’autonomie de plus en plus affichée du CELAM.

Pourtant, la majorité des évêques ne sont guère intéressés par cette nouvelle institution. Ils y voient comme un risque d’atteinte à leur autorité et une charge supplémentaire administrative et financière.

Le CELAM, une institution dynamique portée vers la pastorale et l’action sociale

Dès sa création, le CELAM se montre dynamique en coordonnant les actions déjà existantes et en promouvant de nouvelles initiatives. Impulsée par Rome, il peut aussi s’appuyer sur la coopération internationale.

L’activité majeure du CELAM consiste à organiser une conférence annuelle sur des thèmes très large : collaboration des religieux dans certains domaines (prédication, catéchèse, célébration de la messe dans les églises paroissiales, l’apostolat des laïcs, etc), coordination de l’apostolat des laïcs, apostolat universitaire ou encore presse universitaire.

En 1958, convoquée à Rome, elle est consacré au mouvement liturgique et aux rituels latino-espagnol et latino-portugais. Le pape Jean XXIII y intervient pour orienter les actions vers le bien commun des pays latino-américains.

En 1959, le sujet principal porte sur le communisme en Amérique Latine. La déclaration finale affirme la nécessité de la transformation de l’ordre social afin d’amener plus de justice. Elle explique les procédés utilisés par les communistes pour gagner les populations et démontre le danger qu’il représente, nécessitant par conséquent des positions très fermes de l’Église.

En 1960, à Buenos Aires, la conférence examine les bases fondamentales de la pastorale, dont la théologie, la sociologie et la psychologie, ses applications au niveau du diocèse et ses difficultés. Les conclusions encouragent les dirigeants chrétiens et les fidèles à prendre en main les problèmes des niveaux de vie en milieu rural, notamment à aider les paysans à devenir propriétaires. Elles insistent aussi sur une conception plus organique et communautaire de la paroisse.

Au fur et à mesure des années, le CELAM porte davantage d’intérêts sur les actions pastorales concrètes et sur les problèmes sociaux de l’Amérique Latine. Les propositions sont innovantes. Nous y pressentons les prémisses des communautés ecclésiales de base ou encore la théologie de la libération, voire une nouvelle attitude face à l’engagement révolutionnaire.

Des évêques progressistes moteurs du CELAM

Le dynamisme du CELAM et ses travaux ne peuvent être compris sans connaître ceux qui en forment le cœur de l’institution. Parmi les évêques les plus influents, nous pouvons citer Mgr Manuel Larrain Erraruiz (1900-1966), évêque de Talca en 1939 (Chili), Mgr Helder Camara (1909-1999), évêque du Récife (Brésil) en 1964, tous deux membres de l’Action catholique et de la Jeunesse ouvrière catholique (JOC), Mgr Bogarin Argana (1911-1976), évêque de San Juan Bautista de las Misiones en 1957 (Paraguay), promoteur du diaconat et la formation pastorale ainsi que des premières ligues agraires, fondateur de la Jeunesse ouvrière catholique (JOC) à l’Asuncion, Mgr Dammert Bellido (1917-2008), évêque de Lima en 1958 (Pérou), organisateur des premières semaines sociales péruviennes, ou encore Mgr Leonidas Proano (1910-1988), évêque de Bolivar en 1954 (Équateur), un des fondateurs d’un groupe de prêtres voués à la promotion d’un mouvement d’organisations ouvrières et d’un groupe JOC dans des provinces andines et dans un diocèse.

Nous pouvons ainsi constater que les évêques les plus influents et dynamiques du CELAM sont membres actifs de la jeunesse ouvrière chrétienne (JOC). Ces associations d’actions catholiques spécialisées ont été introduites par des prêtres ayant étudié en Europe. Ce sont des lieux de renouveau pastoral et liturgique, d’une nouvelle façon de penser la théologie. Or, au sein du JOC comme dans d’autres associations, comme la Jeunesse universitaire chrétienne (JUC), la révolution cubaine et le mouvement guévariste attirent de nombreux étudiants, ouvriers et paysans, ce qui conduit à une radicalisation politique et génère des crises au sein de ces mouvements.

Les évêques ont aussi la particularité de disposer de contacts internationaux et d’être inséré dans un réseau de relations qui dépassent l’Amérique Latine, ce qui explique par ailleurs qu’ils furent choisis par leurs collègues pour les représenter au CELAM.

Enfin, les évêques sont appuyés par des experts (théologiens, sociologues, « pastoralistes », etc.). Ils mettent aussi en place des outils pour étendre leurs influences et devenir des lieux d’échange, comme l’Institut supérieur de pastorale latino-américain (ISPLA).

Néanmoins, ces évêques forment une minorité au sein de l’épiscopat de l’Amérique Latine, qui, dans son ensemble, est plutôt méfiant à l’égard du CELAM. Ce sont des évêques progressistes

L’influence du CELAM au sein de Vatican II

Numériquement modestes[8], les évêques du CELAM se montrent particulièrement dynamique lors des travaux du deuxième concile de Vatican, notamment pour l’élaboration de son organisation, l’élection des commissions conciliaires ou encore la participation à l’organisation des conférences de l’organe Oecuménico, chargé de la circulation de l’information et des liaisons entre les assemblées conciliaires. Ils s’impliquent aussi dans les divers groupes informels[9] qui gagnent une influence croissante au sein des assemblées conciliaires. La réalité sociale et ecclésiale de l’Amérique Latine et du Tiers-monde, le combat contre les structures qui entraînent la pauvreté ou encore l’apostolat en milieu ouvrier sont, par leur intermédiaire, insérés dans les travaux du concile. Par leur influence, le concile prend en compte la relation entre l’Église et le monde, où il doit s’interroger sur la personne humaine, la justice sociale, l’évangélisation des pauvres et la paix dans le monde, ce qui conduira à la constitution Gaudium et Spes.

Mgr Camara, l’un des évêques les plus dynamiques du concile, cherche à introduire le sujet de la pauvreté au sein des discussions et à développer une « théologie de la pauvreté ». Un groupe dédié à la pauvreté est même créé lors de la deuxième session du concile. Mgr Camara devient le responsable d’un sous-groupe en charge de la spiritualité du développement avec l’aide du Père Chenu. Dans une session portant sur le décret sur la liturgie, Mgr Larrain est l’un de ceux qui demande à l’Église de bannir toute manifestation de richesse dans le mobilier et les vêtements liturgiques, afin d’être « non seulement en désir mais en acte »[10] « l’Église des pauvres ». Notons que Mgr Larrain choisit comme expert le théologien Gutierrez[11], l’un des principaux fondateurs de la théologie de la libération.

Mais ces évêques constatent le peu d’influence de la question de la pauvreté dans les débats. Ils font part à Jean XXIII de leur « anxiété » : « la deuxième session du concile va prendre fin sans qu’un seul mot n’ait été dit des graves problèmes sociaux qui sont l’angoisse des hommes de notre temps ». Mgr Camara et Mgr Larrain informent le cardinal Lercaro, modérateur du concile, de cette préoccupation et lui demandent « de réduire ce scandale qu’est la coupure actuelle de l’Église avec le monde pauvre. […] L’Église ne donne pas encore au monde, par le concile d’abord, alors qu’elle est mise en question et jugée sur ce grave problème, le signe manifeste qu’elle est vraiment l’Église du Christ. » Il est transmis à Paul VI un rapport intitulé « La pauvreté dans l’Église et dans le monde moderne », qui donnera aucune suite. Néanmoins, dans son encyclique Ecclesiam suam, du 5 août 1964, Paul VI mentionne la pauvreté comme l’un des signes irremplaçables du renouveau de l’Église. Après de nombreuses demandes, Paul VI crée la commission pontificale Justice et Paix, chargée de promouvoir l’essor des régions pauvres et la justice entre les nations.

Finalement, « sans minimiser le rôle des évêques des autres continents, il apparaît que celui des latino-américains a été particulièrement actif et engagé. Parmi eux, se détachent deux personnalités, celle de Camara et de Larrain. »[12] Cependant, comme l’évoque Gutierrez, s’ils ont pu insérer le sujet de la pauvreté au sein du concile, ils ne parviennent pas à en faire le cœur des débats conciliaires. Les constitutions pastorales du concile ne répondront pas à leurs attentes. Les pères conciliaires manquaient-ils de maturité pour relever les défis de la pauvreté comme le suggère Gutierrez[13] ou sont-ils encore trop marqués d’occidentalisme comme le pense le Père Lebret (1897-1966)[14] ?

Une conférence pour poursuivre l’œuvre de Vatican II

Sans attendre la fin du concile, le CELAM veut profiter du dynamisme qu’il crée pour appliquer ses idées. Dès 1963, son président, Mgr Larain, conçoit le projet d’une réunion des évêques d’Amérique latine pour examiner la situation de l’Église du continent à la lumière du deuxième concile de Vatican. Il réorganise le CELAM en plusieurs départements et désigne à leur tête un évêque qui partage ses mêmes idées pastorales. Le CELAM devient alors un « véritable laboratoire d’idées et de propositions pour l’aggiornamento de l’Église latino-américaine »[15]. Il est aussi encouragé par Paul VI. De même, Mgr Camara veut aussi « un après-concile à la hauteur de Vatican II »[16] pour en tirer les conclusions pratiques. Durant le concile, les théologiens latino-américains se préparent donc à la future conférence du CELAM. Ils veulent aller au-delà de Gaudium et Spes.

En 1966, le CELAM tient une réunion extraordinaire en Argentine, à Mar del Plata, dédiée aux problèmes de la justice et du développement ainsi qu’à la préparation de la future conférence. La déclaration finale intitulée La présence de l’Église dans le développement et l’intégration de l’Amérique latine souligne deux points : l’attention aux pauvres et la nécessité de changement structurel à tous les plans.

Le 22 janvier 1968, Paul VI convoque à Medellin la conférence du CELAM dont il donne le thème La présence de l’Église dans la transformation de l’Amérique latine à la lumière du Concile Vatican II. Le CELAM définit les enjeux de cette conférence : « il est indéniable que, dans de nombreux endroits, le continent est dans une attitude révolutionnaire qui exige des transformations globales, audacieuses, urgentes et profondément rénovatrices »[17]. La préparation de la conférence a présenté des difficultés en raison des relations parfois tendues avec la commission pontificale pour l’Amérique Latine.

La conférence de Medellin, « une nouvelle Pentecôte »

La conférence de Medellin réunit cent trente participants avec droit de vote, essentiellement des évêques délégués par les différentes conférences épiscopales nationales et des représentants de la conférence des religieux. Rapidement, elle se présente comme « une nouvelle Pentecôte »[18] comme le souligne Mgr Brandao, nouveau président du CELAM. Elle reconnaît la place centrale des pauvres dans la Sainte Écriture et demande que l’Église doit être « l’Église des pauvres ».

La conférence de Medellin appuie les communautés ecclésiales de base comme le conclue une des commissions mises en place : « La communauté chrétienne est […] le noyau ecclésial de base, qui doit, à son niveau propre, prendre en charge la richesse et l’expansion de la foi et du culte qui est son expression. Elle est donc la cellule initiale de la structuration ecclésiale et le phare de l’évangélisation, le facteur réel et primordial de la promotion humaine et de développement »[19]. Elle demande alors d’en former le plus grand nombre dans les paroisses.

Dans ses conclusions, la conférence annonce que « nous sommes au seuil d’une époque historique nouvelle pour notre continent, lourde d’une aspiration à l’émancipation totale ; à la libération de toute servitude, à l’épanouissement personnel et à l’intégration collective »[20] La conférence semble faire référence à la théologie de développement. Mais, la théologie de la libération y est très présente, comme le montre l’intervention de Gutierrez qui parle d’une théologie destinée à « établir une relation entre l’émancipation de l’homme – du point de vue social, politique et économique – et le règne de Dieu. »[21]. Le discours d’ouverture du cardinal Landazuri, archevêque de Lima et coprésident de CELAM, dessine les ébauches de ce qu’annonce Gutierrez. Dans la commission Justice à laquelle participe Gutierrez ou encore dans la commission Pauvreté de l’Église, le thème de la libération n’y est pas non plus absente. Enfin, lors de la séance de conclusion, le cardinal Landazuri demande de renouveler la théologie afin de mettre fin « à étape d’une dépendance religieuse, à une période d’imitation de théologies et d’attitudes propres à d’autres continentes » et de « chercher des solutions à l’intérieur de nos propres réalités et de nos propres possibilités »[22]. Il apporte une légitimation au développement d’une théologie de la libération.

Le CELAM parvient ainsi à inverser le thème de la conférence, qui est en effet devenu « l’Église de Vatican II à la lumière de la réalité latino-américaine »[23]. En 1971, une conférence réunissant trois cents délégués de mouvements catholiques mentionnent la théologie de la libération comme axe d’une nouvelle conception du monde dans lequel l’homme latino-américain serait délivré de ses servitudes.

Enfin, la conférence de Medellin dénonce les structures existantes comme fondées sur l’injustice, la violation des droits fondamentaux du peuple ou encore la « violence institutionnalisée », reconnait, dans certaines circonstances, la légitimité de l’insurrection révolutionnaire et se solidarisent avec l’aspiration du peuple à « la libération de toute servitude »[24].

Mais une reprise en main du CELAM

Les audaces du CELAM finissent par alerter les évêques et Rome. Ces derniers prennent alors des mesures pour le reprendre en main. En 1970, ses statuts sont modifiés pour renforcer le poids des conférences épiscopales nationales et donc celui des conservateurs. Mgr Trujillo, évêque auxiliaire de Bogota, jugé conservateur, devient ainsi secrétaire du CELAM en 1972. Les différents départements sont rassemblés à Bogota et les deux instituts du CELAM sont regroupés en un seul, encore à Bogota. À partir de 1972, sont émises des critiques à l’encontre de la théologie de la libération ainsi que des mises en garde contre le mouvement des chrétiens pour le socialisme.

À la conférence de 1979, dans le discours d’ouverture, le pape Jean Paul II intervient directement. Il met les évêques en garde contre des orientations, notamment théologiques et pastorales. Si les théologiens de la libération sont interdits d’y participer, ils parviennent encore à influencer les débats. L’« option préférentiel de l’Église pour les pauvres » est ainsi retenu. Mais cette formule peut être interprétée dans un sens traditionnel ou radical.

En 1981, à la dix-huitième conférence du CELAM, Mgr Trujillo, devenu cardinal, déclare que « le problème [des théologiens de la libération] n’est pas qu’ils parlent fort, quand il s’agit des pauvres, mais il réside dans l’utilisation idéologique d’un instrument d’analyse marxiste … ce qui est en contradiction avec le magistère de l’Église »[25]. Le CELAM dirige désormais l’opposition à la théologie de la libération et reprend en main les communautés ecclésiales de base.

Conclusion

« La présentation du Christ comme révolutionnaire, le subversif de Nazareth, n’est pas en accord avec la catéchèse de l’Église », rappelle avec force le pape Jean-Paul II à la conférence de CELAM de 1979. Le rappel est clair. Si l’Église doit prendre en compte la réalité du monde dans laquelle elle pérégrine, elle ne doit pas faire sienne ses revendications ou ses inspirations au point de suivre une voie contraire à son enseignement.

Or, à la conférence de Medellin, le CELAM tente de faire évoluer l’Église à la lumière de la situation que connaissent les populations de l’Amérique latine, c’est-à-dire vers le socialisme et le progressisme. Certes, dynamiques et conscients de leurs difficultés, ils veulent répondre aux défis de leur temps, mais faut-il pour cela engager l’Église sur une voie aussi périlleuse ?

Après la conférence de Medellin, la majorité des évêques ont pris conscience du danger que représentait le CELAM. Auparavant, ils ne s’intéressaient guère à cette nouvelle structure. Son influence, son dynamisme et son efficacité leur ont révélé leur erreur. Ils ont alors repris le contrôle du conseil et de ses différents organismes, marginalisant ainsi les courants de pensées et d’action du mouvement minoritaire qu’il représentait.

Mais, après le concile de Vatican II, qui aurait pu arrêter ses évêques, pourtant minoritaires ? Dynamiques, organisés et puissants par leur réseau et leurs experts, qui aurait pu résister à leurs actions ? Que pouvaient faire les évêques restés fidèles à l’enseignement de l’Église face à ce mouvement que le deuxième concile du Vatican semblait encenser et encourager ? La conférence de Medellin se présente comme son application la plus fidèle de ses orientations. Elle n’hésite pas à se présenter comme « une nouvelle façon d’être l’Église »[26] ou encore une nouvelle Pentecôte. Le mot de « Pentecôte » n’est pas anodin et devrait nous étonner. Devons-nous comprendre qu’en ce jour, une nouvelle Église est née en Amérique latine ?

Or, dans un temps troublé, comme en Amérique latine, les fidèles ont besoin d’être affermis dans la foi, la charité et l’espérance. Mais le deuxième concile du Vatican , « en ébranlant les anciennes certitudes dogmatiques, a rendu la culture catholique perméable aux idées nouvelles et aux influences « extérieures » » et « en s’ouvrant au monde moderne, l’Église, surtout en Amérique latine, ne pouvait pas échapper aux conflits sociaux qui agitaient ce monde, ni à l’influence des différents courants philosophiques et politiques – en particulier le marxisme, à qui cette époque (années 1960) était la tendance culturelle dominante dans l’intelligentsia du continent. »[27]

Fondée par Notre Seigneur Jésus-Christ, l’Église n’est pas de ce monde. Elle ne peut s’arrimer à des courants de pensée ou à des idéologies, qui ne durent qu’un instant au regard de l’histoire du monde. Mais riche de son histoire, d’un dépôt et d’une promesse divines, l’Église navigue dans la réalité du monde au gré des tempêtes pour apporter à tous les hommes le salut, qui ne vient ni d’eux ni de leur éloquence, mais de Dieu seul…



Notes et références

1 Silvia Scatena, Le concile en Amérique Latine : le rôle du CELAM dans l’aggiornamento continental, traduit de l’italien par Pierre Antoine Fabre, dans Archives de sciences sociales des religions, en ligne, 175, juillet-septembre 2016, mis en ligne le 01 août 2018, consulté le 15 juin 2020, journals.openedition.org.

2 Article Paul VI ouvrait la Conférence de Medellin, 25 août 2008, portail catholique suisse cath.ch.

3 Camillo Torres Restrepo (1929-1966) a été condamné par l’Église . Il est relevé de ses fonctions de prêtre en 1965 sans être laïcisé.

4 Opération organisée par l’armée de libération nationale colombienne, le 15 février 1966, d’influence castriste.

5 Cristianismo y Révolucion, Buenos Aires, reproduit dans Recontruccion, Médellin, février 1967 L’Église catholique et la politique en Amérique Latine, Pierre Gilhodes, Revue française de science politique, année 1969, 19-3, persee.fr.

6 Mercurio, Santiago de Chile, 12 août 1968 dans L’Église catholique et la politique en Amérique Latine, Pierre Gilhodes.

7 Pie XII, Lettre apostolique Ad Ecclesiam Christi, 29 juin 1955, dans L’Histoire du CELAM ou l’oubli des origines, François Houtart, Archives de Sciences Sociales des religions, année 1986, 62-1, persee.fr.

8 Un tiers des pères conciliaires venaient de l’Amérique Latine.

9 Par exemple le groupe appelé « Jésus, l’Église et les pauvres ». Les réflexions de ce groupe a donné lieu à un livre écrit par l'abbé Paul Gauthier (1914-2002) et transmis à l'ensemble des pères conciliaires.

10 P. Gauthier, Consolez mon peuple, Le Concile et l’Église des pauvres, Cerf, 1965 dans Le rôle des évêques latino-américains dans le groupe « Jésus, l’Église et les pauvres » durant le concile Vatican II, Pierre Sauvage dans Revue théologique de Louvain, année 2013, 44-4, persee.fr.

11 Voir Émeraude, avril 2025, article "La théologie de la libération".

12 Pierre Sauvage, Le rôle des évêques latino-américains dans le groupe « Jésus, l’Église et les pauvres » durant le concile Vatican II.

13 Voir Por el camino de la probreza, Gutierrez, dans Paginas, 1985.

14 Voir Père Lebret, Lettre du 12-13 novembre 1965 dans Lettres circulaires (1962-1965), H. Camara, tome 2. Le Père Lebret promeut le développement global de la personne et des pays. Il est un des inspirateurs de l’encyclique Populorum progressio.

15 Mgr Larrain, Les nouvelles structures du CELAM, dans ICI, 1er janvier 1965.

16 Mgr Camara, Lettre du 18 novembre 1965.

17 La réalité latino-américaines, dans La Documentation catholique, 1968, dans Une Pentecôte pour l’Amérique latine, La conférence générale de l’Épiscopat latino-américain (26 août-6 septembre 1968), Pierre Sauvage, revue Lumen vitae, 2018/1, volume LXXIII, université catholique de Louvain, mis en ligne le 08 décembre 2019, shs.cairn.invo.

18 Mgr Brandao, dans Pentecôte en Amérique latine, Charles Antoine, dans Une Pentecôte pour l’Amérique Latine, Pierre Sauvage.

19 Conférence de Medellin, Commission Pastorale populaire, 10, d’ensemble dans Une Pentecôte pour l’Amérique Latine, Pierre Sauvage.

20 Conférence de Medellin, Introduction 4, dans Une Pentecôte pour l’Amérique Latine, Pierre Sauvage.

21 Gutierrez, Itinéraire d’un théologien de la libération, dans La Documentation catholique, 1984 dans Une Pentecôte pour l’Amérique Latine, Pierre Sauvage.

22 Comisión episcopal de Acción social, Signos de renovación, dans Une Pentecôte pour l’Amérique Latine, Pierre Sauvage.

23 Sobrino, dans La conversion des Églises latino-américaines, Luis Martínez Saavedra, dans Une Pentecôte pour l’Amérique Latine, Pierre Sauvage. Sobrino, prêtre jésuite salvadorien d’origine espagnol, né en 1938, est un des principaux représentants de la théologie de la libération. Deux de ses ouvrages sont condamnés en 2007 par la Congrégation de la Foi car non conformes à la foi.

24 Voir Michael Löwy, Marxisme et théologie de la libération, III, Cahiers d’Étude et de Recherche, n° 10, 1988, Institut international de recherche et de formation.

25 Dans L’Histoire du CELAM ou l’oubli des origines, François Houtart.

26 F. Altemeyer, Educaçao dans 50 anos de Medellin. Revisitando os textos, retomando ocaminho, Paulinas, Sao Paulo, 2017 dans La force de la collégialité aux conférences du CELAM, Une route historique et théologique qui commence lors de la conférence de Medellin (1968), Alzirinha Soza, dans Recherche de science religieuse, actes du colloque des RSR, Paris, 8-10 novembre 2018, 2019/2, tome 107, Facultés Loyola Paris, shs.cairn.info.

27 Michael Löwy, Marxisme et théologie de la libération, III, Cahiers d’Étude et de Recherche, n° 10, 1988.

dimanche 13 avril 2025

La théologie de la libération


« Deux amours ont bâti deux cités : celle de la terre par l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, celle du ciel par l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. »[1] Le marxiste et le chrétien ne relèvent pas de la même cité. Ils ne partagent pas le même amour. De principes radicalement opposés, guidés par des ambitions contraires, ils ne portent pas le même regard sur le monde et la vie. Ils ne racontent pas la même histoire non plus et ne prophétise pas le même devenir. S’ils veulent chacun le bonheur des hommes et s’engagent avec force et sincérité pour améliorer leur existence, ils ne vivent pas les mêmes convictions et se nourrissent d’espérances différentes. Pourtant, en dépit de ces chemins radicalement divergents, nous ne pouvons pas ignorer l’existence de mouvements qui, tout en se prétendant chrétiens, adhèrent néanmoins à des idées marxistes.

Parmi les courants de pensée chrétiens d’inspiration marxiste, celui dit de la théologie de la libération est probablement l’un des plus connus. Nous ne pouvons pas ignorer son importance. Selon le théologien et archevêque de Ratisbonne Gerhard Muller, elle est « l’un des courants les plus significatifs de la théologie catholique du XXe siècle »[2]. Née en Amérique latine, à partir des années 60, elle a connu ses années de gloire au lendemain du deuxième concile de Vatican avant d’être repris en main par Rome sous les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI. Cependant, depuis l’avènement du pape François, il semble reprendre une certaine vigueur. Notre article se borne à l’étudier durant ses premières années afin d’en connaître ses éléments fondamentaux et de mettre en avant ses erreurs et ses dangers.

Pourtant, lorsque nous pensons à la théologie de la libération, nous songeons probablement à l’effort qu’elle porte en faveur des pauvres et au combat qu’elle mène contre la pauvreté pour un christianisme authentique. Elle a en effet fortement défendu « l’option préférentielle pour les pauvres » avant qu’elle ne soit intégrée dans l’enseignement social de l’Église. Nous ne pouvons que la soutenir dans cette lutte et l’encourager à la poursuivre. Mais la connaissons-nous suffisamment pour porter un tel jugement ?

Des théologiens principalement d’Amérique Latine

Avant de présenter la théologie de la libération, commençons par connaître ses principaux auteurs. Le premier est sans-doute Gustavo Gutierrez (1928-2024), prêtre péruvien, ordonné en 1959, philosophe et théologien. Il fait des études de philosophie et de psychologie à l’université catholique de Louvain en Belgique et de théologie à l’université catholique de Lyon. Rentré à Lima, il devient curé d’une paroisse d’un quartier pauvre de Lima. Tout en s’investissant pour ses fidèles, il donne des cours à l’université pontificale au Pérou et dans un grand nombre d’universités européennes et nord-américaines. Il participe au second concile de Vatican comme expert en théologie auprès de Mgr Manuel Larrain (1900-1966), évêque de Talca au Chili. Lors d’une intervention à la conférence de Medellín, organisé par le conseil épiscopal latino-américain, en 1968, il annonce une nouvelle théologie, celle de la libération, pour répondre aux problèmes que connaissent les populations et l’Église en Amérique latine, puis en 1971, il publie un ouvrage intitulé « théologie de la libération », dans lequel il définit la nouvelle théologie. Nous reviendrons sur ce livre pour en présenter les principales idées. Pour l’un de ses biographes, Gutierrez « défendait une forme de socialisme chrétien. »[3]

Juan Luis Segundo (1925-1996), prêtre uruguayen, ordonné en 1955, et théologien jésuite, formé à Louvain et à la Sorbonne, est une autre figure de la théologie de la libération. Sa thèse de doctorat porte sur les écrits de Nicolas Berdieff[4] et le concept de personne dans le christianisme. Il se préoccupe aussi de la fin de la chrétienté à la lumière de l’évolutionnisme de Teilhard de Chardin[5]. Il est aussi connu pour ses études sur les problèmes économiques, sociaux et politiques qu’il traite à la lumière de la théologie. Il appuie enfin la théologie de la libération en développant une interprétation de la Sainte Écriture « à l’aide d’une clé politique ».

Hugo Assman (1933-2008), prêtre et docteur en théologie, formé à Francfort en Allemagne, est très actif dans le développement de la théologie de la libération. Il est en particulier le co-fondateur en 1976 d’un institut théologique, le département œcuménique de l’information au Costa-Rica, conçu comme un espace de formation et de réflexion pour les chrétiens engagés dans les luttes de libération de la région. Son œuvre est fortement marquée par l’œcuménisme. Il s’oppose aussi radicalement au capitalisme et s’attaque à l’idolâtrie du marché.

Né en 1944, Frei Betto, frère dominicain brésilien, est un des acteurs brésiliens de la théologie de la libération. Il est aussi considéré comme une des figures les plus importants du christianisme de gauche brésilienne. Très proche du communisme, il a collaboré à des mouvements révolutionnaires sans néanmoins porter les armes, ce qui lui valut d’être emprisonné (1969-1973). Conseiller de pays communistes, dont l’Union soviétique, dans les années 80, puis du président brésilien Lula, il a été un proche de Fidèle Castro[6]. Celui-ci considère la théologie de la libération comme une « théologie non importée de l’Europe », celle qui a choisi « l’option des pauvres »[7]. Betto a participé à la mise en place de la pastorale ouvrière et à celle de la terre. Ces deux mouvements se transformant en école de cadres des mouvements de la gauche radicale brésilienne.

Né en 1938, Leonardo Boff est un prêtre franciscain, formé en Allemagne, docteur en théologie et professeur dans des instituts théologiques de 1970 à 1992. Il propose une libération des populations opprimées, « projet purement terrestre et matérialiste »[8] et accuse la hiérarchie catholique de contribuer à l’inégalité sociale puisqu’elle relève de la classe dominante. Il applique à la situation et à la lecture biblique une analyse marxiste. Dans son ouvrage Église : Charisme et puissance, il récuse le fonctionnement hiérarchique de l’Église basée sur le pouvoir au mépris du charisme évangélique. Sanctionné par Rome dès 1984 pour ses idées marxistes et interdit d’exercer la prêtrise en 1992, il quitte le sacerdoce et l’ordre des franciscains. Depuis les années 80, il étend sa théologie à l’écologie.

Des théologiens au-delà du catholicisme d’Amérique latine

La théologie de la libération ne provient pas uniquement de théologiens catholiques mais aussi de théologiens protestants et de chrétiens laïcs. Rubem Aves (1933-2014) en est un exemple. Presbytérien brésilien, il soutient une thèse intitulée Towards a theology of Liberation en 1968 à l’université de Princeton. Pour Leonardo Boff, « il fut le premier à écrire en profondeur sur la théologie de la libération »[9]. Formé à la psychanalyse, il fonde une clinique et devient célèbre pour ses critiques contre le système éducatif et pour ses travaux sur la science de l’éducation. Il a été exclu du presbytérianisme.

Enrique Dussel (1934-2023), philosophe, historien et théologien laïc, étudie principalement en France, où il obtient un doctorat d’histoire à la Sorbonne et un diplôme en sciences de la religion. Il participe pleinement aux activités intellectuelles de l’Amérique latine et initie des travaux sur la théologie de la libération dès 1969. « Pour que naisse une théologie latino-américaine, il faut parvenir à une intelligence de la réalité historique quotidienne, c’est-à-dire de la réalité économique, culturelle, politique. » Pour cela, il demande aux Latino-américains de « commencer par récupérer leur histoire, et en ce sens leur pensée ne peut que s’opposer, d’une certaine manière, à la pensée des pays dominateurs (France, Allemagne, États-Unis, Italie, Belgique … » Il est convaincu que cette pensée ne peut avoir lieu qu’à partir de la situation de l’opprimé. Ainsi, il contribue au développement de la philosophie de la libération ainsi qu’à une éthique et à une politique de la libération à partir d’une relecture de l’œuvre de Marx. Il s’oppose à la philosophie classique qu’il qualifie d’euro-centrée et d’oppressive.

Latino-américains, les théoriciens de la théologie de la libération complètent leur formation dans les grandes écoles européennes. Ils accèdent à de nouvelles philosophies, notamment le personnalisme, et intègrent dans leur théologie des domaines d’étude tels que la sociologie et la psychologie. Plus ou moins influencés par le marxisme ou le communisme, ils veulent développer une théologie propre à l’Amérique Latine, parfois en rejet de la théologie classique, considérée comme centrée sur l’Europe, et de la société capitaliste, à partir du contexte social, économique et politique de ce continent.

Une Amérique latine instable et pauvre

Pour comprendre la théologie de la libération et son développement, il est en effet indispensable de connaître l’état de l’Amérique Latine entre les années 50 et 70.

Dans les années 50, les États d’Amérique Latine sont dirigés par des gouvernements autoritaires ou populistes, et généralement par des oligarchies. Mais, en 1959, la révolution cubaine renverse la dictature de Fulgencio Batista (1952-1958) et embrase le continent. Un vent marxiste souffle sur de nombreux pays latino-américains. De nombreuses insurrections inspirés par des mouvements révolutionnaires marxistes renversent à leur tour les anciens régimes au profit de gouvernements populaires, progressistes ou communistes. Des coups d’État les fauchent à leur tour pour mettre en place des dictatures de droite ou de gauche, généralement tenues par les forces armées, au Brésil (1964) à l’Argentine (1976), sans oublier la Bolivie (1971), l’Équateur (1972), l’Uruguay et le Chili (1973), le Pérou (1975). De nombreux pays sont aussi secoués par des guérillas rurales ou urbaines, la plupart marxistes, dont certaines perdurent encore. Dans le cadre de la guerre froide, les États-Unis influencent et protègent les gouvernements de droite. Par exemple, au Nicaragua, le front sandiniste de libération nationale, organisation politico-militaire socialiste, s’est emparé du pouvoir tenu par le régime de Somoza en 1979 après une guérilla de vingt ans et doit faire face à des groupes armés anti-sandinistes, dont le Contras, soutenus par les Américains, jusqu’en 1988. La population est victime de violences et de répressions, de part et d’autre.

En proie à d’incessantes guerres civiles, l’Amérique latine vit une période très instable dans un contexte social aggravé. Dans les années 50, l’Amérique latine fait l’objet d’un développement industriel, marqué par une croissance démographique forte et d’une urbanisation accélérée en raison d’un exode rurale vers les grandes villes avant qu’elle ne subisse une crise économique en raison d’une baisse des cours des matières premières. Des bidonvilles apparaissent dans les périphériques et ne cessent de grandir. La population est en majorité très pauvre. À la fin des années 60, se développe le tiers-mondisme, un courant de pensée qui défend la thèse selon laquelle les pays sous-développés sont maintenus dans une situation économique et sociale par les pays riches. Il réclame une rupture dans ces rapports de dépendance.

L’Église en Amérique latine

La très grande majorité de la population de l’Amérique latine est chrétienne, avec une dominance catholique. L’institution ecclésiastiques a tendance à soutenir un pouvoir conservateur quand des prêtres et des évêques n’hésitent pas à participer à des révoltes, voire à les initier, comme au temps des guerres d’indépendance. Le Nicaragua est l’exemple de cette profonde division où se font face une hiérarchie soutenue par Rome et des prêtres rebelles appuyés par le gouvernement révolutionnaire. Dans certains pays, l’Église fait aussi l’objet de persécutions de la part d’un État athée ou antichrétien.

L’Église contribue à la lutte contre la pauvreté et participe activement au développement du progrès, notamment au travers d’associations comme les Jeunesses étudiantes chrétiennes, les Jeunes travailleurs chrétiens ou encore les Jeunes agriculteurs chrétiens. En raison de sa faiblesse numérique, de nombreux prêtres européens sont présents au sein de ce clergé. Enfin, à l’exemple des théologiens de la libération, des prêtres achèvent leurs études en Europe. Ils se nourrissent généralement de la théologie la plus avancée, voire de la pensée philosophique, sociale et économique marxistes.

Enfin, les années 60 sont marquées par le second concile de Vatican (1962-1965) qui appelle aussi à une rupture et demande à l’Église de s’ouvrir au monde comme le définit l’encyclique pastorale Gaudium et Spes sur l’Église dans le monde de ce temps.

Une nouvelle théologie développée à partir des réalités

Revenons sur la théologie de la libération. Selon des commentateurs[10], il n’existe pas une théologie de la libération mais un ensemble de théories qui se sont développées depuis les années 60. Nous allons surtout nous pencher sur celle de Gutierrez qu’il présente dans son livre « théologie de la libération », dans lequel il la définit comme« une nouvelle manière de faire de la théologie »[11]. En effet, il ne s’agit plus de « la science révélée des vérités révélées par Dieu »[12] comme le définissait Abélard, mais d’« une réflexion critique sur la praxis historique »[13]. Généralement, son approche est qualifiée d’inductive. Elle prétend partir du réel et de la réalité sociale pour construire une pensée religieuse. Or, traditionnellement, la théologie emploie une méthode déductive : à partir de la Révélation, elle élève sa pensée vers Dieu pour en déduire des applications concrètes.

Le terme savant de « praxis », du grec πραςίς qui signifie « action », désigne, chez les philosophes grecs, l’ensemble des activités humaines susceptibles de transformer les rapports sociaux ou de modifier le milieu naturel. Il se différencie de la production ou des moyens nécessaires pour produire quelques choses d’extérieur à l’action de celui qui le fabrique. Ce terme a été repris par les allemands et surtout par Karl Marx. Il caractérise même sa pensée au point que pour Antonio Gramsci (1891-1937), théoricien politique communiste, la « philosophie de la praxis » désigne le marxisme.

La praxis se rapporte donc à toute activité humaine et s’oppose à la théorie, ou encore à l’abstraction. Au sens philosophique, elle « se distingue de la contemplation tournée vers ce qui est éternel et immuable et n’est donc pas accessible à l’action humaine, qui s’exerce toujours sur un donné changeant et modifiable. »[14] Ainsi, la théologie de Gutierrez « cherche à se situer comme un moment de processus à travers duquel le monde est transformé »[15].

Pour le salut intégral de l’homme

Qu’entend-il par « libération » ? Gutierrez la conçoit comme une libération intégrale, comprenant  « libération politique, libération de l’homme au long de l’histoire, libération du péché et entrée en communion avec Dieu »[16] sans oublier la libération économico-sociale. L’ensemble de ces libérations constitue pour lui « le salut unique et global ». Gutierrez entend par salut la libération de l’homme quand il pense le péché dans les termes d’oppression.

La « théologie de la libération » consiste alors à « chercher une réponse à la question suivante : quel rapport y a-t-il entre le salut et le processus historique de libération de l’homme ? »[17] Précisons que Gutierrez ne considère qu’une histoire unique, une seule histoire humaine, sans chercher à y appliquer les dualismes classiques du christianisme tels que celui de « nature » et « surnature ».

La dimension politique du salut

Gutierrez revient sur la notion de l’homme comme temple de Dieu, ce qui implique que pour rencontrer Dieu, il est possible de Le trouver dans l’homme. Et comme tout acte pratiqué à l’égard de l’homme revient à l’accomplir en faveur de Notre Seigneur Jésus-Christ présent en chacun d’eux, « connaître Dieu, c’est réaliser la justice » à l’égard de l’homme.

Or, l’homme contemporain vise avant tout à « la participation à une société juste, qualitativement distincte de celle qui existe aujourd’hui ». Pour Gutierrez, ce constat n’est pas différent du message et du témoignage de Notre Jésus-Christ. Par conséquent, « prêcher l’amour universel du Père va radicalement contre toute injustice, tout privilège, toute oppression ». Le terme d’« oppression », associée à celui d’« injustice » ou encore à celui de « privilège », induit les termes de « libération », de « justice » et d’« égalité », non sur le plan spirituel ou surnaturel mais dans un sens terrestre. Pour Gutierriez, le caractère salvifique de l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ acquière une dimension politique. Sans action politique, l’attente de l’homme contemporain est vouée à l’échec.

Gutierrez interpénètre ainsi les différents niveaux de libération et établit un rapport entre la foi et l’action politique, donnant alors une « spiritualité » ou une justification spirituelle à tous les chrétiens engagés dans les mouvements de libération. Néanmoins, il précise que la politique est un lieu où se vérifie le salut, et non le seul, ni le plus décisif.

Le salut, rôle moteur de l’histoire

En outre, si le salut passe par la communion entre les hommes ou encore par la fraternité, il consiste concrètement à éliminer les causes profondes de la division. Or, Gutierrez considère que la division et la lutte des classes sont des faits scientifiques. Par conséquent, le salut consiste à faire cesser cette division et donc de délivrer les opprimés de leurs oppresseurs tout en délivrant les oppresseurs eux-mêmes.

Fidèle à l’analyse marxiste, qui s’impose à lui, affirme-t-il, comme la mieux indiquée pour atteindre son but[18], Gutierrez est persuadé que l’histoire avance vers la fin d’une société de classe et donc de division, donc vers le salut. Ainsi, le salut « oriente, transforme et conduit l’histoire à sa plénitude » et assure donc le rôle moteur de l’histoire.

Pour Gutierrez, le salut n’est pas à attendre du ciel. Selon sa lecture biblique, l’Exode nous montre « la construction de l’homme par lui-même dans la lutte politique historique »[19]. Il n’y a pas deux histoire, l’une profane, l’autre sacrée. Et c’est dans cette histoire que l’homme doit chercher sa rédemption, non d’un salut individuel et privé, mais d’un salut communautaire et public, d’un salut dont l’enjeu est la rédemption et la libération d’un peuple asservi.

Une critique contre l’Église

Gutierrez est très attaché aux réalités terrestres et à la condition humaine. Il porte alors un regard critique sur l’histoire et la vie de l’Église et de toute la communauté humaine. Il attribue cette réflexion ou plutôt ce jugement à sa théologie, « fonction critique de la praxis ecclésiale ».

Sa critique porte essentiellement sur l’attitude de l’Église à l’égard de la pauvreté. La pauvreté est, pour lui, une condition « primordiale et inéluctable » face « au contre-témoignage que donne l’ensemble de l’Église en matière de pauvreté » afin d’être solidaire avec les pauvres et protester contre la pauvreté. Il réclame donc une transformation de l’Église.

Comme le souligne aussi les autres théologiens de la libération, il prétend que le paganisme n’est pas l’ennemi principal de l’Église comme le croit l’Occident. Son axe d’effort devrait être plutôt porté vers toutes les formes d’oppression en vue de lutter pour l’émancipation sociale et politique des hommes.

Une théologie, non plus source mais conséquence

L’ouvrage de Gutierrez nous donne les points clés de la théologie de la libération telle qu’elle a été pensée à ses débuts. À partir d’une analyse marxiste de la situation de l’Amérique Latine et d’une critique de l’action de l’Église, elle tente d’apporter une réflexion pour en déterminer des solutions. Si dans les années 60, la question porte surtout sur le développement, Gutierrez pense en termes de libération, considérant que l’histoire est un long processus de l’émancipation de l’homme, une libération au sens de salut. L’Église doit donc contribuer à cette libération en s’opposant à toute forme d’oppression. C’est ainsi que le combat contre la pauvreté et contre les dictatures doit être celui de l’Église, y compris dans le domaine politique.

Au lieu d’être source de pensée et d’action, la théologie doit donc prendre en compte ce qu’il se passe dans la réalité. « Dans une Église qui a opté pour le peuple, pour les pauvres et leur libération, l'étude principale de la théologie se fait au contact de la base. Qui est-ce évangélise le théologien ? Les fidèles qui témoignent de leur foi, de leur capacité à mettre Dieu dans toutes leurs luttes, de leur résistance à l’oppression… » Ainsi, le théologien doit prendre en compte les manifestations populaires de la foi, les interpréter à la lumière des sciences sociales pour en nourrir la réflexion de la foi.

Les communautés ecclésiales de base en Amérique Latine

La « théologie de libération » n’est pas uniquement un courant de pensée. Elle est aussi associée aux « communautés ecclésiales de base », même si, créées dans les années 60 au Brésil, elles ne sont pas l’œuvre de cette théologie. Elles ont nourri cette théologie qui, elle-même, les a ensuite inspirées.

Dirigées par des laïcs, souvent élus, les communautés ecclésiales de base forment à l’origine des petits groupes de chrétiens qui appartiennent au même quartier populaire, bidonville, village ou zone rurale, qui se rassemblent régulièrement autour de la lecture de la Sainte Bible et de la célébration eucharistique. Les prêtres n’assurent aucun rôle de conduite ni de direction. La création des premières communautés au Brésil serait une réponse à la faiblesse d’action pastorale de l’Église au sein des classes populaires et à une structure paroissiale inadaptée alors que des mouvements protestants et communistes commençaient à se répandre. Ces communautés se sont ainsi développées dans les milieux pauvres, dans les périphéries urbaines, dans les quartiers populaires, dans les favelas.

Puis, progressivement, les communautés accomplissent des tâches sociales en faveur du logement, l’électricité ou l’eau dans les bidonvilles ou de la terre dans les campagnes. Ces luttes peuvent conduire à la politisation et à l’adhésion d’animateurs ou membres à des partis socialistes ou à des mouvements révolutionnaires. Dans certains pays, comme le Brésil, en une période où étaient interdits les partis politiques, les syndicats et autres mouvements, ces communautés sont devenues des lieux de rencontre pour parler des problèmes quotidiens et de la situation sociale. Développées par les mouvements progressistes de l’Église, elles sont marquées par une forte conscience critique à l’égard de toute autorité, une méfiance envers tout paternalisme et par une organisation très démocratique.

Pour les théologiens de la libération, la communauté ecclésiale de base est finalement considérée comme une nouvelle forme d’Église non hiérarchique et dirigée par des laïcs. Sa structure est ainsi opposée à celle de l’Église. Boff les considère même comme l’« Église du peuple », en opposition à l’Église institutionnelle, cléricale et hiérarchique. Elle est, pour lui, « une façon nouvelle et originale de vivre la foi chrétienne, d'organiser la communauté autour de la Parole, des sacrements (quand cela est possible) et des nouveaux ministères exercés par des laïcs, hommes ou femmes »[20].

Une interprétation particulière de la Sainte Écriture

Comme nous l’avons évoqué, la lecture de la Sainte Écriture est au centre des communautés ecclésiales de base, en particulier l’Exode, le livre le plus apprécié, y compris par la théologie de libération. Il est, pour Gutierrez, le livre biblique par excellence, où Dieu se révèle comme libérateur dans l’histoire. Il est, pour lui, le récit d’« une libération sociale et politique », du salut d’une communauté et non d’un salut personnel. La religion et la politique y sont ainsi intimement liées. L’Exode constitue en fait, aux yeux des théologiens de la libération, « le modèle de tout processus de libération ». Sa leçon est avant tout celle de la « construction de l’homme par lui-même dans la lutte politique historique »[21].

Les chapitres qui décrivent les durs labeurs des esclaves sous le joug des Égyptiens sont souvent repris en rapport avec la situation que vivent les « opprimés » d’Amérique Latine. Les dictateurs sont présentés comme les nouveaux Pharaons, les paysans comme leurs esclaves. Il y a une certaine continuité entre le peuple d’Israël et le peuple souffrant d’aujourd’hui. Selon Gutierrez, les pauvres d’Amérique se trouvent « en exil sur leur propre terre » mais en même temps « en marche d’exode vers leur rachat ». Un parallélisme s’établit entre la servitude des Hébreux et celle des opprimés, un parallélisme qui inspire et dynamise les communautés de base. Dans une communauté de la banlieue industrielle de Sao Paulo au Brésil, un animateur laïc résume ainsi les leçons d’une lecture commune de l’Exode : « En ce temps-là, Dieu a choisi Moïse pour libérer son peuple. Moïse a eu peur mais a accepté la tâche que Dieu lui donnait. Aujourd’hui, c’est à nous d’être Moïse pour qu’il n’y ait plus d’esclavage qui pèse sur nous. »[22]

Les livres prophétiques sont aussi particulièrement appréciés en raison des condamnations à l’encontre de toute injustice et de toute oppression. Les paroles d’Amos, d’Isaïe ou de Jérémie en faveur des pauvres contre les riches propriétaires sont présentées aux paysans en les mettant en relation avec leur situation.

La Sainte Écriture ne se limite pas à l’Ancien Testament. La lecture des Évangiles se concentre sur de nombreux passages justifiant la lutte contre la pauvreté et l’oppression mais insiste particulièrement sur les Béatitudes, où les pauvres et les opprimés sont privilégiés. Notre Seigneur Jésus-Christ est présenté comme un libérateur, qui s’identifie aux pauvres et veut être reconnu à travers eux. L’Évangile est ainsi décrit comme la « bonne nouvelle » annoncée aux pauvres.

Les laïcs recherchent dans les textes bibliques leur inspiration et orientation. Or, c’est une lecture généralement orientée par des laïcs en l’absence de prêtres. Les animateurs choisissent les textes qui sont les plus proches de leur existence et les réinterprètent selon leur vision libératrice. Comme l’explique un exégète brésilien lors d’une rencontre des communautés de base du Brésil en avril 1981 : « Dieu n’abandonne pas son peuple. Il écoute les cris du peuple et aide le peuple à se libérer. Dieu est le père mais n’est pas paternaliste. Il faut que le peuple prenne conscience de l’oppression dans laquelle il vit et s’unisse autour de l’espoir de libération. Dirigés par Moïse, les Hébreux se sont révoltés contre le pharaon et ont abandonné l’Égypte, en traversant la mer Rouge. »[23] Dans la théologie de la libération, l’homme doit se libérer par lui-même, récusant ainsi toute forme de paternalisme. La lutte contre la pauvreté passe par une auto-émancipation sociale.

Ainsi, la lecture de la Sainte Écriture est réinterprétée selon l’expérience des fidèles afin d’y voir une justification de leur engagement, ou encore une quête de valorisation. Ils insistent sur des aspects qui leur sont favorables tout en négligeant ceux qui s’y opposent. Finalement, « l’Écriture sainte n’est-elle pas instrumentalisée en vue d’avaliser l’analyse interprétative de telle situation ou telle option politique ? »[24].

Une vision réductrice et décevante

L’ouvrage de Gutierrez semble en fait révélateur d’une pensée très schématique et incomplète, nécessairement décevante. Le théologien péruvien évoque des niveaux de libérations ou encore des lieux de salut sans leur donner une consistance ni étudier leur interdépendance. Les expressions telles que « libération chrétienne intégrale » ou encore « salut unique et global » demeurent ainsi imprécis et sans corps. Nous notons la même incomplétude dans les maux qui frappent l’homme de son temps. Sa réflexion ne porte que sur sa condition économico-sociale. Rien sur la maladie, l’usure et la vieillesse. Est-il aussi possible de réduire les relations entre les hommes au regard du seul dualisme « opprimé » et « oppresseur » ? Les valeurs authentiquement chrétiennes se réduisent-elles aussi à celles que pourraient porter des communautés révolutionnaires luttant contre les injustices ?

Si Gutierrez déclare que la libération sociale et économique n’est pas toujours un acte salvifique ou un apport à la croissance du Royaume, « dans la mesure où […] [elle] signifie une meilleure réalisation de l’homme », il ne développe pas ce point, pourtant capitale. De même, la libération sociale ne conduit pas nécessairement « à connaître, à accueillir et à suivre l’appel de Notre Seigneur Jésus-Christ. »[25] Toute action de libération n’est donc pas un pas vers le salut. Comment pouvons-nous alors authentifier cette action ou légitimer une action salvatrice ? Or, là réside le cœur du problème.

De même, Gutierrez ne fournit aucun critère de vérification de son analyse pour s’assurer de sa véracité, acceptant sans critique la nature scientifique de l’analyse marxiste. Il est donc difficile de croire que sa « théologie » n’est que la seule qui demeure fidèle aux Évangiles et à l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ. Très dépendante de la pensée marxiste, sa réflexion peut en effet soulever bien des questions, notamment celle de sa légitimité. Sa dépendance est encore plus marquée quand nous constatons que son regard se limite en fait aux pays dits capitalistes et se fixe sur un seul remède, qui est celui de la révolution, sans préciser néanmoins de quelle révolution il entend. Il refuse néanmoins toute réforme, qu’il juge limitée, timide, inefficace. C’est pourquoi il rejette l’idéologie de développement, « devenu simplement synonyme de réformisme et de modernisation »[26]. Finalement, comme il le déclare, « seules une destruction radicale du présent état des choses, une transformation profonde du système de propriété, l’arrivée au pouvoir de la classe exploitée, une révolution sociale, mettront fin à cette dépendance. Seules, elles permettront le passage à une société socialiste, ou tout du moins le rendront possible »[27].

Une vision révolutionnaire

L’analyse est finalement décevante par son incomplétude et sa schématisation. Gutierrez soulève de nombreuses questions sans néanmoins apporter de véritables réponses pourtant capitales pour sa « théologie de libération ». Mais son but est-il vraiment d’aller approfondir sa pensée ? Ne recherche-t-il pas simplement à justifier l’engagement des chrétiens en Amérique latine sans s’enfoncer dans un terrain peu solide, sans se perdre dans une réflexion plus approfondie, nécessairement plus abstraite ?

Gutierrez pourrait aussi se limiter à des critiques à l’égard de l’attitude d’autorités ecclésiastiques et montrer en quoi cette attitude est infidèle à l’égard de l’enseignement de l’Église et de Notre Seigneur Jésus-Christ sans chercher à élaborer une théologie. Cela pourrait en effet suffire pour expliquer la révolte de chrétiens et attirer le regard du monde chrétien sur les peuples opprimés d’Amérique Latine.

Mais, la théologie de la libération vise un objectif plus haut, celui de transformer l’Église selon un principe marxiste : la praxis doit commander la pensée. De la situation sociale, économique et politique de l’Amérique Latine doit émerger une nouvelle théologie, opposée à la théologie classique, c’est-à-dire à la théologie occidentale, considérée comme celle d’un monde dépassé, d’un monde d’oppresseurs.

Ainsi, contrairement à toute théologie, la « théologie de libération » s’appuie sur une réalité pour construire une pensée en vue d’une transformation radicale. « Cette aspiration au changement social, ayant pour horizon la transformation socialiste de la société, est celle de Gustavo Gutierrez, qui voit dans le marxisme ‘‘une capacité d’inspirer une praxis révolutionnaire radicale et permanente’’[28] »[29]. Or, comme le souligne Jean-Paul II, bien au fait de la pensée marxiste, « l’Église n’a pas besoin de faire appel à des systèmes ou à des idéologies pour aimer et défendre l’homme, pour contribuer à sa libération »[30], libération au sens véritablement chrétien.

La théologie de la libération, pourquoi ?

La théologie de la libération apparaît comme la convergence de courants théologiques et philosophiques européens modernes, de formes nouvelles du christianisme social, de l’intégration de sciences sociales dans la pensée religieuse à un moment de crise propice à des ruptures et à la radicalisation, à un moment où la situation sociale et économique en Amérique latine s’aggrave, où le système politique est instable, secoué par la révolution cubaine et les mouvements révolutionnaires d’influence marxistes. Cette convergence a été possible grâce au travail et à l’influence d’experts religieux et laïcs auprès d’évêques et de conférences épiscopales.

Dans une société qui connaît une crise si profonde, les mouvements catholiques laïques et les communautés ecclésiales de base, qui sont alors des lieux d’engagements actifs, ouverts à ces influences et au contact de ces réalités, « d’une attirance irrésistible pour le marxisme »[31], sont résolus à gagner le cœur de la population et finissent par épouser ses aspirations profanes au point de les prendre en charge au risque d’adopter et de défendre des positions contraires à celles de l’Église. C’est alors que ces mouvements cherchent à gagner de l’autonomie, générant des conflits avec la hiérarchie. Des experts, des prêtres et des évêques et des prêtres les soutiennent et leur fournissent une assise religieuse dont ils ont besoin.

Le développement de la théologie de la libération s’explique aussi par la réflexion théologique que mènent des ordres religieux. Au contact avec le monde universitaire et le monde intellectuel profane, influencé par le marxisme, ces ordres religieux, comme les jésuites et les dominicains, sont très actifs en Amérique latine, auprès de la population. Les principaux fondateurs de la théologie de la libération proviennent de ces ordres. La conférence des religieux d’Amérique latine (CLAR), qui rassemble des ordres religieux, défend des positions radicales et se présente comme un ardent défenseur de la théologie de la libération, n’hésitant pas à s’opposer aux évêques. L’Amérique latine est un nouveau lieu de confrontation entre les réguliers et les séculiers.

Enfin, nous ne pouvons pas ignorer la contribution des prêtres et religieux étrangers, dont certains ont connu l’expérience des prêtres ouvriers. Envoyés généralement dans les milieux les pauvres et difficiles de l’Amérique latine, au contact de la misère, certains d’entre eux ont à leur tour épouse les revendications de la population, évoluant « vers la gauche tant leurs opinions théologiques que dans leur analyse sociale ».

Conclusions

La théologie de la libération est finalement une théorisation et une légitimation d’un vaste mouvement social et politique, qui comprend des prêtres, des religieux et des évêques ainsi que des chrétiens de gauche, des mouvements chrétiens laïcs et des communautés ecclésiales de base. Des théologiens ont fourni à ce mouvement une doctrine religieuse qui l’a renforcé et lui a permis de s’étendre. Ils prônent une « option préférentielle pour les pauvres » et l’émancipation du pauvre par lui-même. Ils louent les communautés de base comme nouvelle forme de l’Église. Ils interprètent la Sainte Écriture selon leur vision et se fondent sur l’analyse marxiste pour défendre leur conception de l’histoire. Ils s’opposent fortement contre le capitalisme, l’Occident et la théologie classique.

La théologie de la libération semble être une théorisation et une légitimation d’un vaste mouvement social et politique, qui comprend des prêtres, des religieux et des évêques ainsi que des chrétiens de gauche, des mouvements chrétiens laïcs et des communautés ecclésiales de base.

Pour la plupart d’entre eux, ils se présentent ainsi comme porteurs d’une nouvelle Église, « l’Église du peuple », une Église d’en bas, préoccupée des réalités sociales de la population, tout en voulant rester dans l’Église. Ils portent ainsi en eux une contradiction profonde que connaissent ceux qui veulent intégrer dans le christianisme des pensées qui lui sont opposées.

La théologie de la libération contient aussi de nombreuses autres contradictions, portées par le contexte social et politique. Influencée par des philosophies et des théologies nouvelles de l’Europe occidentale, telle que celle du personnalisme ou de Teilhard de Chardin, elle s’érige pourtant comme une autre façon de penser le christianisme et l’Église. Elle s’oppose à la théologie classique et à l’Église institutionnelle, considérée comme trop centrée sur l’Occident, quand elle est fortement liée à la situation de l’Amérique latine. Elle se dit pleinement chrétienne quand l’analyse marxiste, une analyse athée, guide sa pensée. Elle se dit authentiquement fidèle à la volonté de Dieu quand elle interprète sa parole au seul regard du présent et de ses engagements. Elle est en faveur de l’État communiste, voire des révolutions marxistes, qu’elle considère comme une voie de libération, avant que tout cela ne s’effondre avec toutes ses horreurs et ses images d’oppression…

La théologie de la libération prétend être seule à lutter contre la pauvreté, donnant même des leçons à l’Église et critiquant son attitude. Or, la pauvreté fait partie de l’Église depuis son commencement comme l’attestent l’histoire et encore le présent. Mais ce qui caractérise cette théologie est non seulement de se focaliser sur la pauvreté elle-seule, et sur le plan uniquement matériel, mais c’est aussi qu’elle met « l’accent, parfois unilatéralement, sur les modalités de pauvreté liées aux structures économiques et politiques »[32]. Cette attitude s’explique par l’usage conscient et voulue non seulement d’instruments marxistes d’analyse mais aussi de la pensée marxiste. Celle-ci n’y voit pas d’autres explications à la pauvreté et à l’oppression. Ainsi, la théologie de libération « pense la pauvreté dans le carcan d’un système total où, quoiqu’on s’en défende, la valeur des instruments d’analyse, c’est-à-dire leur scientificité, et par conséquent les décisions programmatiques, c’est-à-dire les injonctions au niveau de la praxis, sont finalement tributaire d’une théorie »[33], de la théorie marxiste.

Enfin, la théologie de libération se concentre sur l’oppression et donc sur la libération de l’homme par lui-même, sur son émancipation économico-sociale, sans vraiment étudier ce qu’est la liberté, c’est-à-dire l’état vers lequel doit converger une action libératrice. Elle ne pense qu’aux moyens d’y arriver sans définir leur finalité ni leur légitimité. Elle porte uniquement son regard et sa réflexion sur l’action, et finalement peu sur sa finalité. Sans-doute, est-ce cela sa plus grave erreur…



Notes et références

1 Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre XIV, 28.

2 Gerhard Muller, Du côté des pauvres, livre écrit avec Guttierrez, publié en 2004.

3 Tomothée de Rauglaudre, article « Gustavo Gutierriez défendait un socialisme d’abord chrétien et utopique », La Croix, 24 octobre 2024, la-croix.com.

4 Berdiaev (1874-1948), orthodoxe, philosophe, défendant l’existentialisme chrétien. Pour lui, la liberté est le premier principe.

5 Voir Émeraude, janvier 2013, article « Le Père Teilhard de Chardin (1881-1955) ». D'autres articles d'Émeraude traitent de sa doctrine.

6 Frei Betto a notamment écrit le livre Fidel Castro y la religion, entretiens sur la religion avec Frei Betto, en 1985.

7 Larue-Thérèse Texeraud, compte-rendu du livre Fidel Castro y la religion, dans Politique étrangère, année 1987, 52-2, persee.fr.

8 Érik Lambert, Un franciscain engagé : Léonardo Boff, 28 février 2023, Franciscains94.com, lu le 20/02/2025.

9 Leonardo Boff, article dans le quotidien brésilien O Globo, dans La Croix, article « Mort de Rubem Aves, un des pères de la théologie de la libération », Nicolas Senèze, 21 juillet 2014, la-croix.com.

10 Voir La théologie de la libération, Michel Schooyans, dans Revue théologie de Louvain, année 1976, 7-3, persee.fr.

11 Gutterriez, Théologie de la libération. Perspectives, édition Lumen Vitae, 1974 dans Compte-rendu, Thilis Gustave, Revue Théologique de Louvain, année 1975, 6-4, persee.fr.

12 Abélard, Theologia christiana, 1123-24 dans Vocabulaire historique du christianisme, Éric Suire, édition Armand Colin, 2004.

13 Thilis Gustave, Compte-rendu, Revue Théologique de Louvain, année 1975, 6-4, persee.fr.

14 Article « Pratique et praxis », Universalis, 29 janvier 2025, universalis.fr.

15 Gutterriez, Théologie de la libération. Perspectives, édition Lumen Vitae, 1974 dans Compte-rendu, Thilis Gustave, Revue Théologique de Louvain, année 1975, 6-4, persee.fr.

16 Gutterriez, Théologie de la libération. Perspectives, édition Lumen Vitae, 1974 dans Compte-rendu, Thilis Gustave, Revue Théologique de Louvain, année 1975, 6-4, persee.fr.

17 Gutterriez, Théologie de la libération. Perspectives, édition Lumen Vitae, 1974 dans Compte-rendu, Thilis Gustave, Revue Théologique de Louvain, année 1975, 6-4, persee.fr.

18 Voir La théologie de la libération, Michel Schooyans, dans Revue théologie de Louvain, année 1976, 7-3, persee.fr.

19 Gutierrez, La théologie de la libération - Perspectives, Lumen Vitae, 1974 dans Marxisme et théologie de la libération, III, Michael Löwy, Cahiers d’Étude et de Recherche, n° 10, 1988, Institut international de recherche et de formation.

20 Boff, Église, charisme et pouvoir, dans La « théologie de la libération » à la croisée des chemins, Jean Boussinecq, Raison présente, n°79, 3e trimestre 1986, Approches de la différence, persee.fr.

21 Gutterriez, La fuerza historica de los pobres, dans Les sources bibliques de la théologie de la libération, Michael Lowy, 27 février 2011, alterinfos.org.

22 Les obispos latinoamericanos entre Medellin y Puebla, San Salvador Universidad Centro-Americana, 1978, dans Les sources bibliques de la théologie de la libération, Michael Lowy.

23 Frei Betto, O Fermento na Massa, Petropolis, 1983 dans Les sources bibliques de la théologie de la libération, Michael Lowy.

24 Michel Schooyans, La théologie de la libération, dans Revue théologie de Louvain, année 1976, 7-3, persee.fr.

25 Thilis Gustave, Compte-rendu, Revue Théologique de Louvain, année 1975, 6-4, persee.fr.

26 Gutierrez, La théologie de la libération - Perspectives, Lumen Vitae, 1974 dans Marxisme et théologie de la libération, III, Michael Löwy.

27 Gutierrez, La théologie de la libération - Perspectives, Lumen Vitae, 1974 dans Marxisme et théologie de la libération, III, Michael Löwy.

28 Théologie des sciences sociales, Théologies de la libération, documents et débats, 1985.

29 Joyeuses fêtes ! La ferveur révolutionnaire et Marx, revolutionpermanente.fr, lu le 18/02/2025..

30 Jean-Paul II, dans Sa Sainteté Jean-Paul II, Carl Bernstein, édition Plon, 1996.

31 Michael Löwy, Marxisme et théologie de la libération, III, Cahiers d’Étude et de Recherche, n° 10, 1988.

32 Voir Michel Schooyans, La théologie de la libération.

33 Voir Michel Schooyans, La théologie de la libération.