" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 11 janvier 2025

Sur la formule : "la religion est l'opium du peuple" ...

Lorsque s’achèvent les dernières prières au pied de l’autel et que le prêtre s’apprête à le quitter, les fidèles debout, l’âme rassasiée, tournent leur regard vers Notre Dame, la Vierge Marie, et d’une seule voix, d’un seul cœur, ils chantent l’hymne ancestral d’un peuple reconnaissant. « Salut, ô Reine, Mère de miséricorde, notre vie, notre douceur, notre espérance ». C’est vers elle que se penchent nos soupirs, nos gémissements, nos pleurs. Car ici-bas, nous vivons « dans une vallée de larmes ». D’un âge encore plus lointain, d’autres paroles nous élèvent encore plus haut vers la miséricorde de Dieu. « De la profondeur de l’abîme, je crie vers vous, Seigneur, Seigneur, écoutez ma prière. » Conscients de nos fautes qui abîment notre conscience, nous savons que Dieu saura répondre à nos appels de détresse, quel que soit le péché que nous avons commis. Nos cris ne lui sont pas étrangers. Il demeure attentif à nos supplications. Car auprès de Lui, abonde la miséricorde…

La connaissance de Dieu et l’enseignement de l’Église qui, pour les chrétiens, fondent leur confiance et élèvent leurs prières, est, pour d’autres, des paroles de tromperie qui endorment les consciences comme un sédatif, les soulagent en anesthésiant leurs reproches ou encore les soutiennent dans leurs souffrances par un rêve sans lendemain. « La religion est l’opium du peuple », nous dit Karl Marx. Combien de fois avons-nous entendu cette accusation ou encore lu ce slogan sur les murs de nos quartiers ? Redoutablement efficace dans sa brièveté, cette formule a détourné bien des âmes de la foi chrétienne qui, nourries de mépris à l’égard du christianisme, se sont éloignées de la lumière. Faut-il encore la laisser courir, libre de corrompre les âmes, sans la combattre ? Pour cela, il nous est nécessaire de l’étudier et d’approfondir son sens afin d’en dénoncer les mensonges et d’éclairer les consciences. Tel est et a toujours été le but de notre essai apologétique …

Nous allons donc étudier cette formule en revenant d’abord sur tous ceux qui ont employé le terme d’« opium » pour qualifier la religion afin d’en relever des leçons…

Religion nécessaire pour la saine raison

L’un des premiers à avoir employé le terme d’« opium » pour qualifier la religion est Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) au travers d’un athée dans le roman épistolaire Julie ou La Nouvelle Héloïse. Le précepteur Saint-Preux reproche à sa jeune élève Julie d’Étange d’être trop dévote. Il s’inquiète qu’en abusant de l’oraison, elle risque de perdre sa raison ou plutôt de renoncer à la raison. Il craint qu’elle soit à la limite du fanatisme. Julie lui répond en reprenant les paroles de son mari athée Wolmar: « la dévotion [1] est un opium pour l’âme ; elle égaye, anime et soutient quand on en prend peu ; une très forte dose endort, ou rend furieux, ou tue. »[2] Elle est donc comme un remède, qui, s’il n’est pas pris de manière raisonnable, devient dangereux. Rousseau établit ainsi un rapport entre la piété et la raison.

Pour répondre aux inquiétudes de Saint Preux, Julie précise les effets positifs que lui procure la dévotion. Les oraisons lui apportent de la douceur et lui donne une nouvelle existence qui ne tient plus aux passions du corps. La dévotion supplée au sentiment du bonheur ou encore remplit le vide de son âme. Alors, « si la dévotion est bonne, où est le tort d’en avoir ? »[3]

Mais Julie la considère aussi comme un délire [4] qui a ses plaisirs et la laisse dans un état agréable, ou encore comme une récréation qui lui donne des plaisirs à sa portée. Les effets de sa piété sont donc comparables à ceux de l’opium, qui lui permet sans difficulté de rêver et d’avoir du plaisir. Si elle est une folie, donc déraisonnable, elle lui apporte un bien-être.

Pour Julie, la dévotion se réduit donc à une expérience intime et sensible du cœur capable de lui faire oublier le dégoût qu’elle éprouve, les douleurs qu’elle ressent ou encore l’ennui qui la mine. Elle lui permet de surmonter ses souffrances comme un remède ou une sorte de thérapeutique pour la guérir d’un amour impossible ou pour lui faire oublier son bonheur perdu. Mais l’effet bénéfique de sa dévotion est beaucoup plus profond. Comme elle l’explique dans une de ses lettres, avant sa « conversion », elle pratiquait la religion sans que celle-ci ne touchât son cœur mais vivait selon la raison « philosophique » : « j’étais dévote à l’église et philosophe à la maison »[5]. Julie retrouve désormais le calme de la raison tout en étant autonome par rapport à la raison « philosophique ». Elle vit ainsi selon la « saine raison » …

Religion, force pour les vertus

Julie défend aussi sa dévotion comme une force pour accomplir ses devoirs de mère et ainsi se soumettre à leurs exigences. Nous retrouvons l’idée de Rousseau selon laquelle la religion est nécessaire pour faire aimer au citoyen ses devoirs et lui indiquer le chemin des vertus. Elle permet de faire passer les intérêts généraux avant les siens. C’est pour cette raison que Robespierre développera la religion civile sans laquelle il ne peut concevoir la République. La connaissance du bien et du mal s’appuie sur un « instinct rapide qui, sans le secours tardif du raisonnement, le portât à faire le bien et à éviter le mal »[6]. Qui produit cet instinct ou le remplace lorsqu’il est obscurci par l’amour-propre ou les passions ? « C’est le sentiment religieux qu’imprime dans les âmes l’idée d’une sanction donnée aux préceptes de la morale par une puissance supérieure à l’homme »[7]. De même, Voltaire considère la religion naturelle comme « l’instinct de l’homme »[8], ce qui lui a donné le bon sens, le sens moral, de ce qui est bien et de ce qui est mal. Rousseau comme Voltaire sont alors d’accord sur un point : la loi naturelle qui vient de Dieu, et non la religion inventée par les hommes, est utile à l’homme pour accomplir ses vertus, ce que la raison ne peut faire seule.

Finalement, Julie loue une religion individualiste et subjective, détachée de toute institution, qui ne s’exprime qu’au sein de la sphère privée, au sein de la famille, dans l’éducation et la conduite de la maison. Elle lui permet de surmonter ses souffrances et de vivre une vie intérieure tout en lui donnant la force de pratiquer les vertus.

Continuité entre religion et État-nation

Tournons-nous désormais vers la philosophie allemande du XVIIIe et du XIXe siècle. Pour George William Friedrich Hegel (1770-1831), la religion procure à l’esprit une figure de soi dans laquelle il se reconnaît, plus ou moins bien comme essence absolue, lui fournissant une représentation de soi. Elle donne sens à son existence. Selon sa philosophie dialectique, il existe trois étapes de religion qui définit le degré de conscience de soi. La religion absolue, c’est-à-dire le protestantisme, en est la dernière étape, où l’esprit apparaît comme il est en soi et pour soi, saisissant la vérité essentielle et effective de l’absolu qu’il est. Si le christianisme représente pour Hegel la religion absolue, il se dépasse dans la pensée spéculative qu’est la philosophie.

Au départ, Hegel pensait que la religion éloignait l’homme de la politique, l’homme sacrifiant la vie terrestre à la vie céleste. Le royaume de Dieu était encore, pour Hegel, une fuite hors du monde effectif. Mais, dans le monde moderne, comme le christianisme et plus particulièrement le protestantisme ont permis à la conscience personnelle de reconnaître sa dignité infinie, Hegel voit désormais une unité entre politique et religion, qui respecte à la fois la liberté de conscience et l’État. Ce que la religion conçoit, l’État doit le réaliser, donnant à son tour un sens à la politique, de manière non religieuse. C’est pourquoi cette religion enracine dans leur cœur des citoyens la vie étatique sans faire de l’État un autre Dieu.

Cette doctrine réconciliant la religion et l’État s’incarne au XIXe siècle dans le jeune État qu’est la Prusse. Nommé à l’Université royale de Berlin, Hegel devient le véritable théoricien de cette nouvelle nation. Contre le Saint Empire germanique, constitué d’un ensemble de principautés aux intérêts particuliers, il prône l’idée d’un État-nation ou d’un État absolu dans lequel prédomine l’idée de l’intérêt général, « l’existence individuelle des citoyens n’a de légitimité que dans la mesure où cette existence tend à se muer avec l’ensemble. »[9] La religion est alors indispensable pour inscrire concrètement et de manière collective les devoirs et les valeurs dans la vie d’un peuple. Le protestantisme devient le fondement de la nation puisque lui-seul concilie la liberté et l’État-nation.

Après la mort de Hegel, les hégéliens sont répartis entre deux clans, les « vieux hégéliens », qui « défendent un conservatisme religieux et politique » et « tendent à défendre les valeurs de l’État prussien en tant qu’État chrétien », et les « jeunes hégéliens », anticléricaux et révolutionnaires, porteurs d’idéaux républicains, qui « prônent une désinstitutionalisation et une intériorisation de la foi »[10]. Parmi les jeunes hégéliens, nous pouvons citer Heinrich Heine, Bruno Bauer, Moses Heiss…

C’est ainsi que, pour les « jeunes hégéliens », le combat pour la république et les idées révolutionnaires n’épargnent pas la religion.

Religion, rempart contre la force et la sensualité

Au XIXe siècle, allemand exilé à Paris, l’écrivain et le poète, philosophe et journaliste Heinrich Heine (1797-1856) revient sur l’idée d’une religion comme invention de l’homme, sur « le ciel inventé pour les humains auxquels la Terre n’aurait plus rien à offrir », une invention qui le permet de supporter la servitude. Tout en ironisant, il bénit la religion « qui a versé, dans la coupe amère de l’humanité souffrante, quelques gouttes douces et soporifique, cet opium spirituel, ces quelques gouttes d’amour, d’espérance et de foi. »[11] Ou loin de tout éloge, il considère plutôt la religion comme un moyen d’endormir le peuple comme une berceuse ? Ainsi, rêvant des dieux germaniques, Heine accuse le christianisme d’avoir « adouci jusqu’à un certain point cette brutale ardeur batailleuse des Germains » et annonce que lorsque « la croix, ce talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattants, l’exaltation frénétique des berserkers, que les poètes du Nord chantent encore aujourd’hui. »[12]

Le christianisme ou le judaïsme sont aussi présentés comme opposés à l’hellénisme marqué par la sensualité. Dans son combat contre le républicain Ludwig, Börne, Heine développe en effet l’idée d’une opposition entre nazaréens et hellènes. Börne représente pour lui ce qu’il appelle le Nazaréen, c’est-à-dire « les héritiers d’une intériorité marquée par le christianisme » alors qu’il se range parmi les Hellènes, c’est-à-dire « les héritiers d’un sensualisme identifié à la Grèce antique »[13]. Aux reproches que Börne lui adresse sur ses mœurs dissolues, Heine défend son style de vie en proclamant sa profession de vie dans ses poèmes. Il appelle à l’émancipation de la chair. Nous retrouvons l’idée selon laquelle la religion soutienne les vertus.

La religion apparaît donc comme un rempart à la sensualité et à la force tout en permettant à l’homme de supporter sa servitude comme l’opium est « une grande aide dans les maladies douloureuses ».

Rupture entre la religion et la politique 

Le « jeune hégélien » Bruno Bauer (1809-1882) considère la religion comme une construction de la conscience de soi humaine, rejetant ainsi la révélation de la Sainte Écriture. Le christianisme n’en est qu’une étape comme l’était le paganisme. Il n’en est pas la finalité contrairement à la doctrine hégélienne. S’il a permis de former la personnalité humaine, il doit désormais disparaître afin d’en libérer l’humanité au nom du rationalisme. Par conséquent, il n’est plus légitime pour fonder l’État. Celui-ci doit au contraire favoriser le mouvement de libération. Ainsi, Bauer défend l’idée d’une laïcisation de l’État prussien. C’est à l’État seul désormais d’incarner l’autorité spirituelle, et pour l’aider à se défaire des liens étroits qu’il entretient avec le protestantisme, il doit s’appuyer sur la science. Selon la conception hégélienne, Bauer demande à l’État de « produire une religion au sens d’une spiritualité véritable »[14].

Par ailleurs, Bauer constate que la révolution industrielle produit l’atomisation des individus en dissolvant tous les liens qui caractérisaient l’ancien ordre social au profit des seuls liens qui relèvent d’une convergence d’intérêts d’ordre strictement économique. Par son isolement et la promotion de son « autosuffisance », l’individu croit qu’il peut constituer un monde à lui-seul. Bauer élabore alors un idéal démocratique, qu’il appelle « démocratie extrême », où la société serait conçue comme une totalité unifiée dans laquelle les éléments entrent en rapport avec d’autres et assument leurs différences, chacun n’étant rien sans l’autre. Cette communauté permettra d’instaurer l’égalité des citoyens, sociale et civile. Et c’est par la libération du travail que se fera l’avènement de la démocratie extrême, d’une société nouvelle…

Cependant, Bauer constate que les individus ont oublié que la société politique et sociale dans laquelle ils vivent sont leur création. Il parle alors d’aliénation. La philosophie a donc pour mission de les émanciper, c’est-à-dire de les aider à « mieux voir » le monde afin qu’ils découvrent la vraie figure du réel et ainsi conquérir leur propre identité. Or, en lui faisant croire que le monde est une réalité indépassable, la doctrine religieuse érigée en discours politique entretient l’aliénation des individus[15] comparable à « une influence comparable à l’opium, provoquant le sommeil de la plupart et le délire de quelques-uns. »[16]

Ainsi, à partir de son analyse sociale et politique, Bauer réclame la séparation entre la religion et la politique tant au niveau doctrinal que pratique afin de fonder la démocratie extrême.

La religion, un remède contre la conscience de la misère

Pour Moses Heiss (1812-1875), la religion est, pour le peuple, « comme l’opium qui procure ses bons offices dans la souffrance de la maladie »[17]. Par la contrition, elle fait cesser toute réaction contre le mal et par conséquent toute souffrance, ce qui rend supportable la conscience malheureuse de la servitude. Elle « procure à ceux qui souffrent une passive béatitude sentimentale, une inconscience animale ». Ainsi, le peuple a besoin de religion pour mener sa misérable vie et s’échapper à la conscience de sa misère.

Mais la religion « ne lui donnera pas l’énergie active, la force d’action virile de réagir de façon consciente et autonome contre le malheur et de se libérer du mal. » Elle ne lui donnera pas non plus l’autonomie et finalement la liberté tant spirituelle que sociale. Ainsi, Heiss accuse la religion d’endormir le peuple au lieu de le faire agir pour se libérer de sa misère.

Au-delà de la critique de la religion, reflet d’un monde à transformer

« La religion est l’opium du peuple »[18], s’exclame Karl Marx (1818-1883) dans l’introduction de son ouvrage Critique de la philosophie du droit de Hegel. À la suite des jeunes hégéliens que nous venons rapidement de parcourir, Marx fait ce constat qui doit être à la base de toute critique.

Résumant la philosophie allemande qui le précède, et voyant l’homme produisant la religion, Marx la définit comme « la conscience de soi et le sentiment de soi de l’être humain, qui ou bien n’est pas encore entré en possession de lui-même, ou bien s’est déjà reperdu. » La philosophe allemande, notamment au travers de Feuerbach, a mené à bien la critique de la religion. Elle n’en a fait son fondement. Désormais, Marx demande de dépasser la critique de la religion pour la transformer en action.

Mais contrairement à Feuerbach qui voit dans la religion une fuite hors de ce monde, ou encore un déni de la réalité, Karl Marx y voit le reflet de ce monde, « le soupir de la créature opprimée, la saveur d’un monde sans cœur, tout comme elle est l’esprit d’une condition sans esprit » Elle témoigne de l’état de souffrance effectif de l’homme. « La détresse religieuse est en même temps l’expression de la vraie détresse et la protestation contre cette vraie détresse. » La religion, est-elle protestation contre la société ?

« La critique de la religion est en germe la critique de la vallée de larmes, dont la religion est l’auréole », une auréole qui n’est que la négation de l’humain. L’homme a besoin d’illusions pour supporter son état. Elle « n’est que le soleil illusoire, qui gravite autour de l’homme tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même. » Le ciel ne doit donc disparaître que pour faire place à la terre.

Dépassant la critique de la religion, Marx appelle donc à l’homme à devenir le centre du monde, à prendre la place de l’Être suprême, ou encore à donner à l’essence humaine sa véritable réalité. Elle revient donc à la critique de la vie qu’il mène ici-bas. Ainsi, « le combat contre la religion est donc, indirectement, le combat contre le monde ». Il ne s’agit donc pas de poursuivre la critique de la religion mais de dépasser cette critique pour la transformer en action afin de reconquérir l’essence humaine et de libérer l’homme. Pour cela, il demande de « renverser tous les rapports dans lesquels l’être humain est abaissé, asservi, abandonné, méprisé ». Marx considère finalement la religion comme « forme sacrée de l’auto-aliénation humaine » qu’ont produites des forces économiques et sociales d’abaissement, d’asservissement, d’abandon et de mépris. Ainsi, est-elle légitimation de la société existante ?

Dans le même ouvrage, Marx décrit ensuite les rapports de toute cette aliénation avec le système de l’argent. À partir de sa doctrine et par des correspondances, il en vient à des conclusions sur la religion. L’homme est dépossédé de son travail au sens où le travail est extérieur au travailleur, perdant ainsi son sens. Au lieu de satisfaire un besoin, le travail devient un moyen de satisfaire des besoins extérieurs au travail. « Il en va de même avec la religion. Plus l’être humain mise sur Dieu, moins il retient en lui-même. » Et comme il prétend que la propriété privée résulte du travail aliéné, de même, les dieux ne sont que les effets de l’aberration intellectuelle des hommes.

Marx n’étudiera pas plus la religion. En 1850, à partir de son analyse marxiste, il reviendra sur le lien entre les rapports sociaux et les représentations religieuses. « Il est clair que tout bouleversement historiques des conditions sociales entraîne en même temps le bouleversement des conceptions et des représentations des hommes et donc de leurs représentations religieuses. »[19]

Rapprochement entre christianisme et socialisme

Tout aussi matérialiste et athée que Marx, Friedrich Engels (1820-1895) insiste davantage sur la religion et plus spécialement sur le christianisme qu’il étudie au cours de l’histoire, en tant qu’espace symbolique et enjeu de forces sociales antagoniques. Par une analyse plus poussée, il revient sur les deux aspects de la religion, l’un comme légitimation de l’ordre établi, l’autre comme contestation et révolutionnaire. Ce second aspect est l’objet de son attention. Il constate que les premiers chrétiens appartiennent généralement aux dernières classes de la société. Engels en conclut à une ressemblance avec le socialisme mais contrairement à ce dernier, le christianisme repousse leur délivrance dans l’au-delà quand le socialisme la place dans ce monde. Cependant, plus tard, dans ses études, il constate qu’une hérésie du XVIe siècle veut établir dès maintenant le royaume de Dieu, c’est-à-dire une société sans classe, sans propriété privée et sans autorité de l’État.

Les disciples d’Engels et de Marx iront encore plus loin. Rosa Luxembourg insiste sur les principes originels du christianisme, qu’elle considère comme communistes, sans-doute pour rallier les chrétiens à sa cause. Ses attaques portent alors sur le clergé conservateur qu’elle accuse de contredire les enseignements chrétiens[20]. De même, Lénine défend le socialisme moderne comme un mouvement fidèle aux préceptes chrétiens, demandant alors aux prêtres de l’accueillir favorablement[21]. Sans-doute, cherche-t-il aussi à convertir les chrétiens à son combat ou à amadouer ceux qui peuvent faire obstacle à la lutte. Mais pour la plupart des penseurs marxistes ou communistes, leur conversion impose une rupture radicale entre la foi et leur idéologie.

Le mouvement chrétien révolutionnaire

Cependant, plus tard, entre 1936 et 1938, apparaît un mouvement chrétien révolutionnaire dont le mot d’ordre est : « nous sommes socialistes parce que nous sommes chrétiens. » C’est ainsi que Bloch (1886-1940) distingue, au sein du christianisme, deux courants sociaux opposés : la religion théocratique des églises officielles, qui est l’opium du peuple et instrument d’exploitation au service des puissants, et la religion clandestine et hérétiques, protestataire et rebelle comme celle des cathares par exemple. Le christianisme officiel, qui trahit l’espérance des pauvres, prêche la patience de la croix quand le christianisme subversif, qui soutient l’espoir des opprimés et inspire les révoltes, nourrit la passion de l’avenir. Ainsi, Bloch affirme que « le meilleur dans la religion, c’est qu’elle engendre des hérétiques»[22] ou encore que « seul un vrai chrétien puisse être un bon athée, seul un véritable athée peut être un bon chrétien. »[23] Ainsi, réduit-il le vrai christianisme à sa dimension subjective et à son potentiel utopique dans lequel le marxisme doit introduire un contenu concret. Seul le marxisme peut le mener à la terre promise.

Tout en combattant le christianisme officiel, Bloch demande donc de sauvegarder la force critique et émancipatrice du christianisme subversif, une des formes les plus significatives de « la conscience utopique ». Ainsi, apparaissent les socialistes chrétiens des années 1930, les prêtres ouvriers des années 40, la gauche des syndicats dans les années 50 pour arriver à la théologie de la libération.

L’opium, paradis artificiel

L’opium altère les fonctions du cerveau, induisant des modifications de perceptions, de sensations et de la conscience et provoquant une euphorie, une somnolence ou encore un état onirique. Il altère donc le jugement.

C’est surtout à partir du milieu du XIXe siècle que l’opium devient célèbre, notamment par sa libre importation de Chine vers l’Occident et par sa légalité sans oublier son usage par de nombreux écrivains. Baudelaire décrit longuement les effets de l’opium dans ses célèbres Paradis artificiels, essai paru en 1860. « Ô juste, subtil et puissant opium ! Toi qui, au cœur du pauvre comme du riche, pour les blessures qui ne se cicatriseront jamais et pour les angoisses qui induisent qui induisent l’esprit en rébellion, apportes un baume adoucissant »[24].

Conclusions

En la comparant à l’opium, les « jeunes hégéliens » veulent insister soit sur la capacité de la religion à apaiser la souffrance intérieure ou la misère du peuple, soit sur ses capacités soporifiques ou d’aliénation. Dans les deux cas, ils soulignent le côté passif ou endormant de la religion au détriment de l’action et de la force et aux profits des exploiteurs et des oppresseurs. La religion est ainsi décrite comme un produit inventé qui s’oppose à la liberté et au bonheur réel tel qu’ils les conçoivent.

Or, pour Rousseau comme pour Hegel, la religion est plutôt considérée comme une force pour les vertus et l’accomplissement des devoirs d’état, vertus et devoirs que combattent les jeunes hégéliens, plutôt portés vers la libération des mœurs. Ces derniers s’opposent aussi à la religion pour combattre la monarchie prussienne, intimement lié avec le protestantisme comme le défend en particulier Hegel. Nous comprenons ainsi les motifs de ces philosophes allemands, adversaires de la religion officielle, qui se présente comme un obstacle à leur lutte. Soulignons que lorsqu’ils traitent de la religion, ils n’envisagent que le christianisme…

Marx emploie la célèbre formule sans vraiment l’utiliser. Il est convaincu qu’il n’est plus nécessaire de critiquer la religion puisqu’une telle critique a déjà été réalisée, notamment par Feuerbach. Il veut dépasser la formule pour passer au plan de l’action contrairement aux jeunes hégéliens. Ce n’est plus la religion qui apparaît comme un opium mais bien leur philosophie. C’est pourquoi il n’innove guère dans la critique de la religion. Néanmoins, il souligne que la religion est le reflet de la misère sociale en tant que remède. Or, sa doctrine tente de donner une solution pour sortir le peuple de cette misère. Le christianisme est donc nécessairement un concurrent qu’il veut discréditer.

Cependant, les marxistes voient dans la religion et surtout dans les hérésies une force que génère leur soi-disant capacité utopique et subversive, et qu’ils veulent employer au profit de leur idéologie. Ils veulent très certainement convertir les chrétiens à leur cause ou abaisser leur vigilance afin de répandre leurs idées. Ils savent que le christianisme est un adversaire redoutable contre leur doctrine.

Finalement, la célèbre formule, fortement relayée au sein du monde ouvrier ou anticléricaux, dénature le christianisme parce que celui-ci représente une force capable de s’opposer à leur conception de l’homme et du bonheur et d’agir en conséquence sur le monde pour le modifier. Le christianisme permet en effet à l’homme non seulement de supporter ses misères intérieures et extérieures mais aussi de les combattre comme en témoigne l’histoire, qui regorge d’œuvres chrétiennes en faveur de la population dans de nombreux domaines (enseignement, éducation, santé, etc.), innovant sans-cesse en dépit des résistances et des obstacles qu’il rencontre sur son chemin. Le christianisme n’est donc guère un sédatif. La foi et la charité poussent l’homme à agir pour changer le monde dans lequel il vit afin de répondre à la volonté divine. Mais elles ne suffisent pas. Les chrétiens vivent en effet d’une force redoutable et efficace que procure l’espérance. Les marxistes ne l’ignorent pas… Ainsi, s’engage une lutte entre l’espérance chrétienne et l’utopie marxiste, une lutte dont l’objectif est la transformation du monde…


Notes et références

1 Dans le roman, le terme de « dévotion » ne désigne pas la religion mais se réduit à la pratique de la prière ou de l’oraison.

2 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Partie VI, Lettre VIII, dans Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, Tome II, 1852.

3 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Partie VI, Lettre VIII.

4 Le terme de « délire » s’oppose à celui de « raison ».

5 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Partie III, Lettre XVIII ?

6 Robespierre, Discours, UGE, 1965, dans Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre, Éric Desmons, dans Revue française de l’histoire des idées politiques, 2009/1, n°29, cairn.info.

7 Robespierre, Discours, UGE, 1965, dans Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre, Éric Desmons, dans Revue française de l’histoire des idées politiques, 2009/1, n°29, cairn.info.

8 Voltaire, article Théisme, dans Œuvres complètes, Garnier, tome X.

9 Kurt Lenk, Volk und Staat. Strukturwandel politischer Ideologien im 19 und 20. Jarhrundert, Stuttgart, 1971, dans La conception de la nation en France et en Allemagne, Werner Ruf, Homme et migration, année 2000, n°1223, persee.fr.

10 Yoann Colin, Bruno Bauer : pour une philosophie pratique et critique, 9 octobre 2023, nonfiction.fr.

11 Heinrich Heine, Caput I, dans La religion, opium du peuple ?, La réfutation pratique de la religion selon Karl Marx, Paul Clavier, dans Philosophie et religion : Nouvelles approches, 20/04/2023, editions.univ-lorraine.fr.

12 Heine, Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne, dans Revue des deux mondes, 1er avril 1852, tome 14.

13 Michel Espagne, Réaliser l’idée. Le moment 1840 dans l’œuvre de Heine, dans Revue germanique internationale, 2008, n°8, journals.openedition.org.

14 Yoann Colin, Bruno Bauer : pour une philosophie pratique et critique.

15 Feuerbach est un des philosophes qui a développé l’idée selon laquelle la religion aliène l’homme. Voir Émeraude, septembre 2014, article « Feuerbach, un des pères de l’athéisme moderne ».

16 Paul Clavier, La religion, opium du peuple ?, La réfutation pratique de la religion selon Karl Marx.

17 Heiss, Die Eine und ganze Freiheit, traduit en « La liberté une et indivisible », 1843, dans La religion, opium du peuple ?, La réfutation pratique de la religion selon Karl Marx, Paul Clavier ;

18 Marx, Introduction à la contribution de la critique de la philosophie hégélienne du droit dans La religion, opium du peuple ?, La réfutation pratique de la religion selon Karl Marx, Paul Clavier.

19 Marx, Compte rendu du livre de G. F. Daumer, La religion de l’ère nouvelle, 1850, dans Opium du peuple ? Marxisme critique et religion, Michael Löwy, 2010, contretemps.eu, article paru dans Contretemps, n°12, 2005.

20 Voir Rosa Luxembourg, Kirche und Sozialismus, 1905.

21 Voir Lénine, Socialism and Religion, 1905.

22 Bloch, L’athéisme dans le christianisme, collection Bibliothèque de philosophie, Gallimard, 1979.

23 Bloch, L’athéisme dans le christianisme.

24 Baudelaire, Les Paradis artificiels, 1860, chap. IV, « Tortures de l’opium ». 

dimanche 22 décembre 2024

Le Sillon, l'histoire d'un mouvement séduisant mais funeste

À fin du XIXe siècle, les encycliques de Léon XIII Rerum Novarum (15 avril 1891), et Au milieu des sollicitudes (16 février 1892) inspirent de nombreuses œuvres d’apostolat. La première définit la doctrine sociale de l’Église et exhorte les catholiques à se préoccuper des ouvriers tandis que la seconde invite les catholiques à se « rallier » à la République et à convertir la législation. Parmi ces nouvelles fondations, l’une se démarque : le Sillon.

D’abord, conçue comme une revue mensuelle, le Sillon devient un véritable mouvement qui tente de réconcilier le christianisme avec le monde moderne, en particulier avec le monde ouvrier. En 1904, elle reçoit l’encouragement du pape Saint Pie X. Celui-ci se réjouit du bien que font ses membres par leur apostolat fécond et les exhorte à poursuivre leur œuvre sans se laisser décourager par les critiques et leur faible effectif. Mais, six ans plus tard, en 1910, le même pape condamne publiquement le Sillon. Comment est-il possible d’arriver à ce retournement de situation ? Est-ce l’œuvre d’une action concertée de ses adversaires, notamment d’évêques français, qui, dès le commencement, se sont opposés à ce mouvement trop original et audacieux, porteur d’« un modernisme social » ? Ou s’explique-t-elle « par la force du groupe intégriste à Paris […], à Rome »[1], qui refusent toute conciliation avec le monde moderne ? Ou encore un signe manifeste de l’incapacité de l’Église de s’adapter au monde moderne ? Pourtant, Saint Pie X n’a pas cessé d’encourager les grandes initiatives sociales du début du XXe siècle, comme le syndicalisme chrétien. Comment pouvons-nous alors comprendre la condamnation du Sillon, œuvre reconnue d’inspirations sociale ? Notre étude revient sur cette histoire qui porte en elle de profondes leçons apologétiques et un éclairage sur les erreurs actuelles…

La création du Sillon …

L’histoire commence au collège Stanislas de Paris. Plusieurs camarades se réunissent dans sa crypte pour parler de l’avenir du christianisme et traiter les grands problèmes qui se posent à l’Église. Ils se proposent de réconcilier l’Église, la République, le peuple, et de préparer progressivement une démocratie chrétienne. Croyants authentiques, ils sont aussi résolus à faire pénétrer la foi dans les milieux indifférents et hostiles. Deux d’entre eux, Paul Renaudin (1873-1964) et Augustin Léger (1874-1968) fondent en 1894 une revue mensuelle essentiellement littéraire et philosophique ; intitulé Le Sillon. Ils sont rejoints par Marc Sangnier (1873-1950) et par d’autres jeunes catholiques.

À partir de la revue, se mettent en place d’autres publications régionales. Elles donnent aussi naissance, à partir de 1899, à des cercles d’études sociales dans toute la France et même à l’étranger. Ils servent à discuter et à étudier des questions d’ordre social et économique comme l’action syndicale, le contrat de travail, la crise agricole, … mais aussi des questions religieuses, scientifiques ... Il est aussi un lieu d’apostolat.

Les cercles d’études sociales ne sont pas une nouveauté. Depuis 1871, des chrétiens s’organisent pour répondre aux problèmes sociaux de leur temps. Mais, ces initiatives sont dispersées, sans véritable direction. Marc Sangnier réussit à les regrouper, à les coordonner, à les orienter vers un même objectif. Par son charisme et ses dons d’orateur, il devient le chef d’un véritable mouvement.

Jusqu’à son apogée…

En 1902, se réunit à Paris le premier congrès national des cercle d’études sociales de France, représentant trois cents cercles. Des jeunes ouvriers et des étudiants rejoignent les cercles d’étude. En 1901, se crée le premier institut populaire à Paris, comprenant des conférences, des cours, des lectures commentées, concerts ... Se constitue aussi une jeune garde dotée d’un uniforme. Marc Sangnier multiplie ainsi les initiatives à Paris et en province. D’autres organisations s’inspirant du Sillon s’organisent aussi en province et s’agrègent à la maison mère « comme les membres d’un être vivant »[2].

Appuyés par des congrégations religieuses comme les marianistes et les oratoriens, le Sillon ne cesse ainsi de s’étendre pour devenir un véritable mouvement dont le but est « d’organiser et de grouper toutes les énergies et toutes les bonnes volontés des catholiques et des amis de la liberté »[3]. La revue Le Sillon assure alors le lien entre les membres des cercles et initiatives, « à la foi comme un organe d’action et une revue d’idées »[4]. Elle contient des articles sur l’action intellectuelle des catholiques et sur celle de leurs adversaires, des chroniques sociales, des contes, des nouvelles...

Le Sillon cherche à appliquer les principes définis par l’encyclique Rerum Novarum. Les milieux ecclésiastiques sont alors plutôt très favorables à ce mouvement qui semble s’inspirer du texte pontifical. Marc Sangnier reçoit la croix de chevalier de Saint-Grégoire-le-Grand de la main d’un nonce apostolique. Saint Pie X reçoit en audience personnel les pèlerins du Sillon, les bénit et les encourage. Le mouvement atteint son apogée.

Ce qu’est le Sillon…

Le Sillon se veut différent des autres mouvements catholiques, avec lesquels Marc Sangnier est par ailleurs intransigeant, ce qui provoque des frictions, notamment avec l’association catholique de la jeunesse française. Il ne prétend pas être un mouvement religieux ni vouloir réveiller les chrétiens assoupis. Il n’est pas non plus lié à la hiérarchique ecclésiastique. Il en est fondamentalement indépendant de toute autorité religieuse.

Le Sillon est porté vers l’action et vers l’extérieur du catholicisme, c’est-à-dire vers le dialogue. Contrairement aux autres mouvements catholiques, il veut déployer son idée au-dehors du monde catholique. Si au début, il défend les intérêts des catholiques, il en vient à s’en détacher. À l’origine, Marc Sangnier était surtout préoccupé de réveiller les catholiques qu’il voyait s’enliser dans une stérile nostalgie d’une époque révolue et dans une profonde hostilité à l’égard de la démocratie. Mais, progressivement, par ses actions ou plutôt par l’enchaînement de ses initiatives, il en vient à porter son regard au-delà du monde catholique. Ainsi, se détourne-t-il des intellectuels catholiques pour former une élite plus participative au monde extérieur à l’Église. Le Sillon veut forger des hommes d’action.

Le Sillon est surtout et principalement incarné dans la personne de Marc Sangnier. Certes, il est constitué de nombreuses personnalités mais celles-ci disparaissent derrière celle du chef qui impose au mouvement son idée, sa cause. Sa personnalité est dominatrice et exclusive au point qu’il est difficile, voire impossible, de distinguer le Sillon de Marc Sangnier…

L’Idée du Sillon …

Le Sillon est conduit par une idée forte, celle de la réalisation de la démocratie, d’une démocratie idéale.

Pour Marc Sangnier, la démocratie est profondément chrétienne par ses différentes vertus. Elle exige en effet des vertus de la part des citoyens tout en les transformant afin que les intérêts particuliers passent après les intérêts communs. Elle est « l’organisation sociale qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité de chacun. » Elle permet alors à l’homme de se réaliser complétement selon l’exemple de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ainsi, est-elle profondément chrétienne. Son fondement moral l’est aussi. Tout cela le conduit à exprimer deux principes : le christianisme conduit nécessairement à la démocratie, et sans l’action du christianisme, la démocratie n’est pas viable.

Pour réaliser l’idée dans la réalité, Marc Sangnier met en place des actions au gré des opportunités et des événements. Cependant, il ne cherche pas à instituer des organismes ou des structures. Pour lui, le Sillon est « prophétique ». Ainsi, il cherche à former les esprits hostiles au christianisme ou à la démocratie pour ensuite les porter à l’action. Par conséquent, il doit porter sa parole au sein du monde catholique et l’étendre au-delà, tout en nouant des relations entre les catholiques et les non-catholiques. Par le dialogue et la propagande, il veut faire propager son idée…

Cependant, le Sillon porte en lui plusieurs contradictions. Il se dit catholique mais se veut être indépendant de la hiérarchie catholique. Il fonde ses actions sur des principes catholiques tout en voulant s’ouvrir de plus en plus au monde indépendant de l’Église. Il prétend aussi être authentiquement républicain tout en refusant l’indifférence religieuse de l’État.

Le Sillon soulève de la méfiance et n’est pas sans ennemis. Il doit en effet combattre les catholiques qui rejettent la démocratie ou ses principes ainsi que les anticléricaux. Anticonformiste et dirigé par un laïc, il divise aussi la hiérarchie ecclésiastique comme le suggère déjà Saint Pie X dans sa lettre d’encouragement.

Les évolutions inquiétudes du Sillon …

Le Sillon connaît deux évolutions qui l’ont dévié de ses objectifs initiaux. Il s’engage progressivement dans la politique tout en perdant sa nature catholique.

Portée par son idée de démocratie, le mouvement s’oriente de plus en plus vers l’engagement politique comme le souligne le changement du sous-titre de la revue, le 29 février 1905. Au lieu d’être une « revue d’action sociale catholique », elle devient une « revue d’action démocratique ». En octobre de la même année, Marc Sangnier crée le bimensuel L’Éveil démocratique, devenu hebdomadaire à compter d’octobre 1906 avec un tirage de 60 000 exemplaires.

En même temps, le Sillon refuse de créer un parti catholique afin de fonder une structure ouverte à tous ceux qui ont une certaine affinité de l’esprit chrétien. Se détachant de la droite politique et de l’Action libérale populaire, il crée en 1907, lors du sixième congrès du Sillon à Orléans, le Plus Grand Sillon. Le titre est révélateur. Il s’agit désormais d’ouvrir le mouvement à un plus large public au point de ne pas se considérer comme une œuvre catholique.

Cependant, ses initiatives politiques n’obtiennent aucun résultat électoral. À deux reprises, Marc Sangnier échoue aux élections départementaux. Les catholiques ne le soutiennent pas. Néanmoins, il attire des protestants et des syndicalistes pacifiques.

Les idées sociales du Sillon évoluent aussi. Si elles ne demeurent plus la principale préoccupation du mouvement, elles tendent à s’éloigner de la doctrine catholique qu’a définie Léon XIII sur la propriété privée, les hiérarchies sociales ou sur les inégalités naturelles, se rapprochant du socialisme. Ses positions peuvent aussi surprendre. Ainsi, nous pouvons apprendre que les doctrines révolutionnaires de Danton et de Robespierre dérivent « de la substance de l’Évangile », que les démocrates doivent se réclamer « des grands ancêtres de la Révolution » ou encore que « les anarchistes russes à l’âme mystique » sont autant des témoins du Christ !

Enfin, Marc Sangnier est devenu un chef dominateur, qui rend de plus en plus impossible une collaboration confiante avec ses compagnons. C’est lui qui finalement impose les nouvelles orientations. Des collaborateurs finissent par quitter le mouvement comme Marius Gonin et son groupe la Chronique sociale ou encore l’abbé Desgranges (1874-1958).

La condamnation du Sillon

Le 25 août 1910, Saint Pie condamne publiquement et solennellement le Sillon dans une lettre qu’il adresse aux archevêques et évêques Français [5]. Après avoir rappelé les bienfaits du mouvement silloniste à ses débuts, qu’il considère comme « les beaux temps du Sillon », « imposant le respect de la religion aux milieux les moins favorables, habituant les ignorants et les impies à entendre parler de Dieu, […] pour crier hautement la foi », le pape en vient aux égarements du mouvement, à ses tendances inquiétantes.

Le Sillon présente trois grands dangers : il conduit ses membres dans une voie aussi fausse que dangereuse, soustrait nombre de séminaristes et de prêtres sinon à l’autorité, au moins à la direction et à l’influence de leurs évêques, et sème enfin la division au sein de l’Église.

« Devant les faits et les paroles », Saint Pie X est « obligé de dire que, dans son action comme dans sa doctrine, le Sillon ne donne pas satisfaction à l’Église. »

La cause de son égarement

Saint Pie X explique les déviations du Sillon par le manque de compétences des fondateurs, mêlées à un jeune enthousiasme et à une trop grande confiance en eux-mêmes. Ils n’étaient pas « suffisamment armés pour affronter les différents problèmes sociaux vers lesquels ils étaient attirés par leurs activités et leur cœur, et pour se prémunir, sur le terrain de la doctrine et de l’obéissance, contre les infiltrations libérales et protestantes. »

Le pape désigne aussi l’idéalisme comme autre cause de leurs erreurs, un idéalisme « généreux » et « vague », que portent ses chefs, qu’il juge comme des « idéalistes irréductibles » ou encore inspirés d’« un idéal condamné », d’un « idéal économique », d’un « idéal social », d’un « idéal de la dignité humaine », d’un « idéal de la nature humaine », d’un « idéal de la civilisation », d’un idéal « apparenté à celui de la révolution ».

Les raisons de la condamnation du Sillon

Le pape revient sur une des contradictions internes du Sillon. Celui-ci refuse de se lier à une autorité ecclésiastique sous prétexte d’œuvrer dans l’ordre uniquement temporel et non spirituel. Or, les chefs du Sillon enseignent et appliquent une doctrine philosophique, sociale et morale qui s’appuie une interprétation erronée de l’Évangile et d’un Christ défiguré, ce qui explique par ailleurs l’adhésion de séminaristes et de prêtres à leur mouvement. Ainsi, « les sillonistes se font illusion lorsqu’ils croient évoluer sur un terrain aux confins duquel expirent les droits du pouvoir doctrinal et directif de l’autorité ecclésiastique. »

Mais, « le mal est plus profond », nous dit Saint Pie X. Ses chefs suivent un programme « diamétralement opposé » à celui de Léon XIII. Ils « repoussent la doctrine » qu’il a rappelée « sur les principes essentiels de la société, placent l’autorité dans le peuple ou la suppriment à peu près et prennent comme idéal à réaliser le nivellement des classes. »

Saint Pie X reconnaît les efforts que mène le Sillon pour améliorer le sort de la classe ouvrière, faire régner ici-bas une meilleure justice et plus de charité « par des mouvements sociaux profonds et féconds » et pour promouvoir le progrès mais hors des lois de la constitution humaine. Leur rêve est « de changer ses bases naturelles et traditionnelles et de promettre une cité future édifiée sur d’autres principes qu’ils osent déclarer plus féconds, plus bienfaisants, que les principes sur lesquels repose la cité chrétienne actuelle. » Or, il ne s’agit pas d’inventer une nouvelle cité. « Elle a été, elle est ; c’est la civilisation chrétienne, c’est la cité catholique. Il ne s’agit que de l’instaurer et la restaurer sans cesse sur ces fondements. »

La fausse notion de la cité

Selon la doctrine du Sillon, la cité qu’il veut construire est celle de la démocratie qui doit reposer sur une double base, la liberté et l’égalité. La liberté est entendue comme autonomie humaine, sauf en matière religieuse, ce qui implique l’émancipation politique, économique et intellectuelle, et par conséquent le nivellement des conditions. Celui-ci établira parmi les hommes l’égalité, considérée comme la vraie justice humaine. L’autorité, le Sillon veut la partager ou encore la multiplier de manière à ce que chaque citoyen devienne des sortes de rois et de patrons. L’amour de l’intérêt général, tant public que professionnel, serait la force qui unirait ces différentes autorités, c’est-à-dire la fraternité. C’est bien de cet élément moral qu’émergeront les démocraties économique et politique, que rêve le Sillon. Le but de l’éducation démocratique du peuple vers lequel tend son enseignement est alors de faire naître et développer « la conscience et la responsabilité civique de chacun, d’où découlera la démocratie économique et politique, et le règne de la justice, de l’égalité et de la fraternité. »

Comme l’a condamné Léon XIII [6], le Sillon place primordialement l’autorité publique dans le peuple. S’il enseigne qu’elle descend de Dieu, il la place d’abord dans le peuple avant de la faire résider dans les cieux, cherchant ainsi à concilier la doctrine chrétienne avec la leur. En basant la société sur l’égalité entre les citoyens de manière à ne plus avoir ni maître ni serviteur, considérant l’obéissance comme un attentat à la liberté ou une atteinte à la dignité humaine, le Sillon détruit toute autorité et finalement le fondement même de la société. « Pour lui, toute inégalité de condition est une injustice ou, au moins, une moindre justice ! Principe souverainement contraire à la nature des choses, générateur de jalousie et d’injustice et subversif de tout ordre social. Ainsi la démocratie seule inaugurera le règne de la parfaite justice ! »

Le Sillon remet ainsi en cause les autres formes de gouvernement qu’il considère comme incompatible à la justice, contrairement à ce qu’a enseigné Léon XIII, qui refuse de voir dans un des régimes politique une supériorité ou un privilège quelconque. La démocratie est, pour le Sillon, la plus favorable à l’Église au point de la confondre avec elle.

Le Sillon enseigne aussi que la fraternité repose sur l’amour des intérêts communs, et par-delà les philosophies et les religions, ce qui implique une égale tolérance à leur égard. Or, la doctrine catholique enseigne que le premier devoir de la charité n’est pas dans la tolérance des convictions erronées, qu’elles que soient leur sincérité, ni dans l’indifférence théorique ou pratique pour l’erreur ou le vice mais dans le zèle pour leur amélioration intellectuelle et morale ainsi pour leur bien-être matériel. Cette même doctrine enseigne que la charité repose dans l’amour de Dieu. « Il n’y a pas de vraie fraternité en dehors de la charité chrétienne. » En se fondant sur une mauvaise notion de charité, la démocratie représente un danger pour la civilisation.

Enfin, le Sillon s’égare dans une mauvaise notion de la dignité humaine. Selon sa doctrine, celle-ci consisterait à acquérir « une conscience éclairée, forte, indépendante, autonome, pouvant se passer de maître, ne s’obéissant qu’à lui-même et capable d’assumer et de porter sans forfaire les plus graves responsabilités. » Saint Pie X dénonce cette notion comme « un rêve qui entraîne l’homme, sans lumière, sans guide et sans secours, dans la voie de l’illusion », un rêve qui exalte le sentiment de l’orgueil humain, un rêve qui dévorera l’homme par l’erreur et les passions. Une telle notion impliquerait un changement de la nature humaine et offense tous ceux qui, dans le passé, ont pourtant porté la dignité humaine à son apogée, les saints comme les humbles de la terre.

Une doctrine incarnée dans la vie silloniste

La doctrine n’est pas simplement enseignée par le Sillon. Celui-ci essaye de la vivre, se regardant comme « le noyau de la citée future », dans lequel il n’y a point de hiérarchie, où l’élite s’impose par son autorité morale et par ses vertus, où chacun est, à la fois, maître et élève, y compris pour le prêtre, qui se met au niveau de ses amis comme simple camarade. Cela explique un manque de docilité, d’obéissance et de respect à l’égard de toute autorité comme le témoignent de nombreux faits qui soulèvent tristesse et indignation. Les pionniers de la civilisation future telles que se représentent les sillonistes méprisent en effet ceux qui, pour eux, ne représentent que le passé. Selon leurs propos, l’Église n’aurait pas compris les vraies notions de liberté, d’égalité et de fraternité, ou encore de la dignité humaine, et que depuis dix-neuf siècles, les autorités ecclésiastiques n’auraient pas donné au peuple le véritable bonheur, la véritable justice « parce qu’ils n’avaient pas l’idéal du Sillon ! »

Saint Pie X dénonce enfin l’impassibilité des sillonistes devant les attaques contre l’Église en raison du principe selon lequel la religion doit être au-dessus du parti alors qu’ils n’hésitent pas à professer publiquement leur foi. « Qu’est-ce à dire, sinon qu’il y a deux hommes dans le silloniste : l’individu qui est catholique ; le silloniste, l’homme d’action, qui est neutre. » Le Sillon en vient à devenir indifférent à la religion, c’est-à-dire interconfessionnel, laissant à chacun leur conviction religieuse, tant que ses membres embrassent le même idéal social, réunissant ainsi catholiques, protestants, libres penseurs, pour construire une nouvelle civilisation… Ainsi, l’erreur se mêle à la vérité, le doute à la parole, pour une action désintéressée, nourrissant finalement le scepticisme.

Le sillonisme pour le règne de l’humanité

Le pape Saint Pie X peut en conclure : le Sillon n’est plus catholique. Les sillonistes « rêvent de refondre la société par-dessus l’Église avec des ouvriers venus de toute part, de toutes religions ou sans religion, avec ou sans croyance pourvu qu’ils oublient ce qui les divisent : leurs convictions religieuses et philosophiques, et qu’ils mettent en commun ce qui les unit : un généreux idéalisme et des forces morales prises où ils peuvent. » Cette utopie n’est qu’une chimère, qu’une construction purement verbale, propre à faire rêver, une chimère dangereuse que sauront profiter les « remueurs de masses moins utopistes ».

Par leur cosmopolitisme, le Sillon ne travaille pas pour l’Église ou pour le christianisme mais pour une démocratie qui ne sera ni catholique ni chrétienne. Comme le disent ses chefs eux-mêmes, le sillonisme est une religion qu’ils prétendent plus universelles que l’Église et qui travaille « pour l’humanité ».

Conclusions

Un idéalisme qui ne s’appuie ni sur un enseignement solide et maîtrisé ni sur les liens d’une autorité légitime et vigilante est voué à l’égarement et à la plus amère des désillusions. Il est comme un superbe navire jugé insubmersible qui met le cap sur une île lointaine et paradisiaque sans gouvernail ni carte. Si les débuts du Sillon apportaient de la satisfaction par leurs actions bénéfiques au sein de la population la plus délaissée, le mouvement s’est détourné du bon chemin pour se perdre dans l’erreur et nourrir la suspicion et la division.

En 1905, dans la Croix, Marc Sangnier définit l’objectif du Sillon : « réaliser en France la république démocratique ». Il est convaincu qu’elle ne peut qu’être chrétienne comme la position politique véritablement chrétienne est absolument démocratique, finissant par se réclamer des principes de la révolution de 1789 tout en voulant tempérer les extrémismes qui s’y sont manifestés. Ainsi, le Sillon doit s’appuyer sur toutes les bonnes volontés pour parvenir à cette démocratie, quelles que soient leurs convictions religieuses et philosophiques. Tous les hommes de bonne volonté y ont leur place, y compris l’athée et l’anticlérical. À force de vouloir concilier les contraires pour suivre un idéal, le Sillon a oublié les buts que de jeunes étudiants s’étaient fixés dans la crypte du collège Stanislas : restaurer la société chrétienne. Il en vient à porter un autre message, plus proche du socialisme que du christianisme, en toute indépendance à l’égard de la hiérarchie ecclésiastique.

C’est oublier que c’est par la conversion des hommes et des femmes qu’il est possible de refonder une société chrétienne comme en témoigne l’histoire à plusieurs reprises. La paix et la justice ne sont que les conséquences de cette conversion. Tout projet de société qui ne se fonde pas sur Notre Seigneur Jésus-Christ est vouée à l’échec. Saint Pie X ne peut donc que dénoncer les erreurs et les dangers d’un mouvement qui enseigne ce que l’Église et la foi ne peuvent admettre.

Marc Sangnier s’est soumis à la condamnation pontificale et a dissous le Sillon. Mais, si ce mouvement ne s’est plus incarné dans des revues ou des cercles d’étude, il ne s’est pas non plus arrêté. De nombreux anciens sillonistes ont continué son ouvrage, diffusant la doctrine silloniste au sein de l’Église et cherchant à concilier la république et le christianisme dans le but de construire une démocratie et instaurer une justice sociale au-dessus de la religion. Le 30 mai 1950, à la mort de Marc Sangnier, le très anticlérical Edouard Herriot, chef du Cartel des gauches, pouvait rendre hommage à cet « apôtre » et saluer cette « âme évangélique, ce cœur pur »[7].


Notes et références

[1] Le sillon, article de la Revue du Nord, tome 51, n°203, Octobre-décembre 1969, www.persée.fr, lu le 17 novembre 2024.

[2] Le Mouvement social, n°62, janvier 1968, dans Le sillon, article de la Revue du Nord.

[3] Marc Sangnier, Le Sillon, n°14, article Pourquoi ce numéro, 2 août 1902, gallica.fr.

[4] Marc Sangnier, Le Sillon, n°14, article Pourquoi ce numéro, 2 août 1902, gallica.fr.

[5] Voir Lettre aux archevêques et évêques Français Notre Charge apostolique, 25 août 1910, laportelatine.org.

[6] Voir l’encyclique Diuturnum illud relative au principat politique, Léon XIII.

[7] Le Monde, article du 3 juin 2010, Marc Sangnier : un message d’une extraordinaire actualité, par Jean-Michel Cadiot, lemonde.fr.