" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


jeudi 7 août 2025

« Tous ceux qui croyaient étaient ensemble, et ils avaient toutes choses en commun.»

Les premiers chapitres de l’histoire chrétienne s’ouvrent sur une page admirable, celle d’une communauté unie, où chacun met spontanément tout en commun au service du plus grand nombre. « Tous ceux qui croyaient étaient ensemble, et ils avaient toutes choses en commun. Ils vendaient leurs possessions et leurs biens, et les distribuaient à tous, selon que chacun avait besoin. »(Actes des Apôtres, II, 44-45) C’est ainsi que « tout ce qui y avait de possesseurs de champs ou de maisons, les vendaient, et apportaient le prix de ce qu’ils avaient vendu ; et le déposaient aux pieds des apôtres ; on le distribuait ensuite à chacun selon qu’il en avait besoin. »(Actes des Apôtres, IV, 34-35) Et ainsi, cette communauté toute naissante ne connait pas la pauvreté. « Il n’y avait aucun pauvre parmi eux »(Actes des Apôtres, IV 34) Cette « multitude de croyants » vivent ainsi des préceptes de Notre Seigneur Jésus-Christ qui les mènent à la perfection. « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor au ciel, viens ensuite, et suis-moi. »(Marc, X, 22)

Cette image est gravée dans l’histoire de tout chrétien, et au-delà du christianisme. Pourtant, si elle demeure dans les esprits, elle ne porte pas le même sens. Comme les paraboles qui éclairent les uns et égarent les autres, elle fait l’objet de nombreuses interprétations. Le chrétien y voit l’exemple de la cité de Dieu, animée d’un même esprit, d’une même foi. Pour certains interprètes, elle témoignerait du communisme originel du christianisme, qui prônerait le refus du droit de la propriété privée. Pour d’autres, elle serait l’exemple d’une fraternité qui exclut l’inégalité et l’injustice sociales. Et, pour tous, elle serait le témoignage d’une société idéale à reproduire. Quelle que soit la leçon que nous tirons de cette image, nous accordons au christianisme un enseignement éminemment social et attractif.

Pourtant, la religion chrétienne est écartée de la société. Elle n’est tolérée que si elle veuille bien demeurer une affaire privée. Ainsi, discrète entre quatre murs ou resplendissante dans de belles églises, elle est devenue un mystère inaudible pour nos contemporains, alors que ces derniers ont tant besoin de lumière et de repères. Et, si elle ose s’affirmer au sein de la société, peut-elle encore être comprise par le plus grand nombre quand sa parole est si éloignée de ce qu’ils peuvent entendre et ne cessent d’entendre ? La société d’abondance et de consommation dans laquelle ils vivent est en effet terriblement bien éloignée de la communauté chrétienne qui a vu le jour à Jérusalem au lendemain de la Pentecôte. Condamne-t-elle finalement tout retour au christianisme ?

Notre rapport avec les biens ou avec l’argent, ou plus globalement avec la pauvreté et la richesse, constitue sans-doute un des points d’achoppement entre le christianisme et la société actuelle. Il était déjà un obstacle au temps des premières communautés chrétiennes. Revenons donc au début de l’ère chrétienne afin d’en tirer des enseignements dans le cadre de notre étude apologétique.

La pauvreté volontaire

Dans les Actes des Apôtres, Saint Luc décrit en quelques mots puissants la première communauté chrétienne de Jérusalem au lendemain de la Pentecôte, entre les années 60 et 64. L’image de ces premiers chrétiens présente un enseignement différent selon le regard que nous y portons.

Nous pouvons d’abord porter notre attention sur leur vie communautaire. Les chrétiens partagent librement leurs biens propres et les distribuent à l’ensemble des membres de la communauté selon leurs besoins et sous l’autorité des Apôtres. Ils abandonnent à ces derniers la propriété de leurs biens au profit de toute la communauté. Ils se dépossèdent donc de leur fortune et s’appauvrissent volontairement. Cependant, ils n’aliènent pas leurs biens qu’ils gardent comme propriété légale. Chacun « ne regardait comme étant à lui rien de ce qu’il possédait, mais toutes choses leur étaient communes. »(Actes des Apôtres, IV, 32) C’est en raison de la libéralité dont usent leurs propriétaires que les biens personnels deviennent communs. Cependant, cette communauté est plus que morale puisque ceux qui possèdent des terres les vendent pour partager ensuite le produit de la vente.

Ainsi, par cette mise en commun des biens, les chrétiens témoignent d’un détachement réel à l’égard des biens de ce monde. Notre attention est alors portée vers la pauvreté volontaire.

Le secours des plus faibles

Notre regard peut aussi se porter sur la distribution des biens dans le but de secourir les indigents et les plus faibles comme les veuves et les orphelins. Les chrétiens abandonnent leur bien pour secourir ceux qui vivent dans la pauvreté comme le montre de manière exemplaire Barnabé. « Comme il avait un champ, le vendit, et en apporta le prix, et le déposa aux pieds des apôtres. »(Actes des Apôtres, IV, 36-37) Comme en témoigne Saint Paul, le secours n’est pas restreint à la communauté. Les chrétiens de Macédoine, d’Achaïe ou encore de Corinthe ont collecté des biens pour venir au secours de ceux de Jérusalem. Cette générosité n’est pas non plus réservée aux seuls croyants, ce qui soulève par ailleurs l’étonnement des païens, voire leur admiration. La communauté n’est finalement pas indifférente à la société qui l’entoure et à ses maux. Elle applique encore ce que demande Notre Seigneur Jésus-Christ.

Notons que les chrétiens remettent les biens à toute la communauté pour que celle-ci les distribue aux membres selon leurs besoins et non selon une part égale jugée arbitrairement. Il n’y pas de volonté d’établir l'égalité sociale mais plutôt un équilibre par le partage.

Ainsi, par la mise en commun de tous les biens, les chrétiens de Jérusalem témoignent de la pauvreté volontaire tout en venant au secours auprès des plus faibles. Le témoignage de Saint Luc révèle aussi l’autorité des Apôtres. Ce sont eux qui reçoivent les biens de tous et les font distribuer.

Signes de bénédictions et authenticité

La communauté naissante de Jérusalem nous renvoie à l'Ancien Testament. « Et il n’y aura aucun indigent et aucun mendiant parmi vous [...] »(Deutéronome, XV, 4). Tel est l’objectif des mesures que Dieu demande à son peuple d’appliquer. « [...] Afin que Dieu te bénisse dans la terre qu’il va te livrer en possession. » Telle est la promesse divine s’il obéit à ses préceptes. 

La vie commune que décrit Saint Luc fait ainsi écho à la parole de Dieu qui s’accomplie au sein de la communauté de Jérusalem. Elle est plus qu'un signe de sa bénédiction, elle est un signe d’authenticité.

Une même foi ...

Nous devrions néanmoins ne pas nous focaliser sur la pauvreté volontaire ou sur le secours des plus pauvres. En effet, ce que nous devons particulièrement retenir de la description de Saint Luc est plutôt l’unité des premiers chrétiens. « Tous ceux qui croyaient étaient ensemble », nous précise Saint Luc. « La multitude des croyants n’avaient qu’un esprit et qu’un cœur. », insiste-t-il encore (Actes des Apôtres, IV, 32) Cette unité ne s’exprime pas uniquement dans la prière et les repas. Elle s’incarne aussi dans leurs œuvres.

Saint Luc emploie le terme grec de «  koinwnίa » pour exprimer cette communion d’esprit et d’âme. Ce terme dérive de l’adjectif « koinά » que nous retrouvons trois lignes après quand l’évangéliste écrit que tout était en commun. Selon des interprètes, Saint Luc rappelle une maxime très courante de la philosophie grecque : « Entre amis tout est commun ». Comme l’écrit Aristote, « rien, en effet, ne caractérise mieux l’amitié que la vie en commun »[1]. Il ne peut y avoir de véritable amitié entre deux hommes si l’un ne met tout ce qu’il possède à la disposition de l’autre.

Cependant, Saint Luc ne fait pas reposer leur unité sur une amitié mais sur la foi. Ils insistent en effet à deux reprises qu’ils vivent ensemble et se partagent leurs biens parce qu’ils sont croyants et qu’ils vivent de la même croyance. L’idéal de l’amitié tel qu’il est décrit par les philosophes païens se réalise en raison de leur foi commune.

Un même cœur...

L’unité de l’âme et du cœur qui se manifeste dans la vie commune va donc au-delà de l’amitié des philosophes. Le terme « cœur », qu’emploie Saint Luc, est en effet étranger à leur vocabulaire. Il appartient plutôt à celui de la Sainte Écriture. Nous retrouvons l’exigence de l’unité dans d’autres écrits du Nouveau Testament. Saint Paul demande aux Philippiens de demeurer « animés d’un même esprit, travaillant de concert pour la foi de l’Évangile »(Philip., I, 27), et ne cesse de les exhorter à avoir « la même charité, la même âme, la même pensée »(Phil., II, 2). Et comme témoignage de cette unité, Saint Paul leur demande alors que chacun ait « égard, non à son propre intérêt, mais à ceux d’autrui. » (Phil., II, 4). Et aux Corinthiens ou aux Romains, il ne dit pas autre chose. Les fidèles doivent être « unis de sentiments les uns aux autres selon Jésus-Christ ; afin que d’un même cœur et d’une même bouche, vous rendiez gloire à Dieu et au Père de Notre Seigneur Jésus-Christ. »(Rom., XV, 5-6) Et, continue-t-il, « c’est pourquoi, soutenez-vous les uns les autres, comme le Christ vous a soutenus pour la gloire de Dieu. » Le soutien mutuel est le témoignage de l’unité des croyants.

Unanimité devant Dieu

L’unité de la communauté de Jérusalem se manifeste aussi par l’unanimité dont elle témoigne lorsqu’elle se rassemble dans le Temple de Jérusalem. « Tous les jours aussi, persévérant unanimement dans le Temple, et rompant le pain, ils prenaient leur nourriture avec allégresse et simplicité de cœur. »(Actes des Apôtres, II, 46).  Les chrétiens se tiennent « tous unis ensemble […] dans le portique de Salomon. »(Actes des Apôtres, V, 12) Cette unité se retrouve dans la prière. Les chrétiens « persévéraient unanimement dans la prière »(Actes des Apôtres, I, 14) ou encore « élevèrent unanimement la voix vers Dieu »(Actes des Apôtres, IV, 24). 

Les chrétiens sont donc unanimes quand ils sont rassemblés dans la maison de Dieu ou lorsqu’ils s’adressent à Dieu. Il ne peut avoir de discordance quand leurs voix montent au ciel. Cela signifie qu’avant de s’adresser à Dieu par la prière ou le sacrifice, ils doivent se mettent d’accord et mettre fin à toute discorde.

Sans acception de personne

Dans son épître, Saint Jacques nous apporte un élément qui nous permet de mieux comprendre la jeune communauté chrétienne. « Mes frères, ne jugez pas l’acception des personnes à la foi que vous avez en Jésus-Christ, le seigneur de la gloire. » (Jacques, II, 1) L’Apôtre nous demande d’agir avec notre prochain de manière juste, qu’il soit riche ou pauvre, puissant ou faible. Le rang ou la fortune d’un homme ne doit pas conditionner l’attitude du chrétien à son égard. Notre Seigneur Jésus-Christ Lui-même a « choisi les pauvres de ce monde pour être riche dans la foi, et être héritiers du royaume que Dieu l’a promis à ceux qu’ils l’aiment. »(Jacques, II, 5) En outre, comme le déclare encore Saint Jacques, s’il élève les uns et méprise les autres selon leur rang social, le chrétien agit comme les riches et les puissants qui l’oppriment et rejettent Notre Seigneur Jésus-Christ. En agissant cela, il « a déshonoré le pauvre ». Le commandement de la charité, qu’est l’amour de son prochain comme soi-même, implique de ne faire acception de personne.

La réalité humaine et ses péchés

Cependant, la vie de la première communauté chrétienne n’est pas sans ombre. Le récit de Saint Luc témoigne aussi de la triste réalité humaine. Il nous raconte notamment le châtiment que subissent deux chrétiens. Ananie vend son champ et ne rapporte qu’une partie à la communauté, en mentant sur le prix de la vente, avec la complicité de son épouse. Mais Saint Pierre s’aperçoit de sa supercherie. « Ananie, pourquoi Satan a-t-il tenté ton cœur, pour mentir à l’Esprit Saint, et frauder sur le prix du champ »(Actes des Apôtres, V, 3). Saint Pierre lui montre alors gravité de son mensonge. « Tu n’as pas menti aux hommes, mais à Dieu ». Ananie est alors frappé d’une mort subite. De même, après avoir menti de nouveau à Saint Pierre sur le prix de la vente, Saphire, son épouse, connaît le même sort. Leur mensonge, qui cause leur châtiment, ne peut cacher leur cupidité et leur avarice. Si Saint Ambroise voit dans le geste d’Ananie la trahison d’une promesse et donc une fraude[2], Saint Luc ne retient que le mensonge puisque « restant en tes mains, ne demeurait-il pas à toi ? Et vendu, n’était-il pas encore en ta puissance ? »(Actes des Apôtres, V, 4). En y adhérant, ils s’étaient engagés à mettre en commun leurs biens. Ils rompent ainsi l’unité d’esprit et de cœur. Ils constituent ainsi un contre-modèle.

Saint Luc rapporte un autre incident. « Il s’éleva un murmure des Grecs contre les Hébreux, de ce que leurs veuves étaient négligées dans la distribution de chaque jour. »(Actes des Apôtres, VI, 1) Les chrétiens hellénistes craignent en effet d’être traités en chrétiens de seconde zone par les autres chrétiens d’origine hébreu. Pour éviter notamment que cela se reproduise et apaiser leurs inquiétudes, les Apôtres instituent l’ordre des diacres, qui veilleront en particulier à l’équité entre les deux groupes de chrétiens. Ce détail montre toutes les difficultés d’ordre pratique que soulèvent la vie communautaire. De nouveau, Saint Luc ne cache pas la réalité humaine et ses péchés, donnant, par ses détails, une crédibilité à son témoignage…

Une même exigence pour les Pères apostoliques

Nous retrouvons l'esprit communauté de la communauté de Jérusalem dans l’un des premiers écrits du temps apostolique. Tout en revenant sur le regard que doit porter le chrétien sur les pauvres, la Didaché rappelle que les biens dont il dispose sont à partager avec les pauvres. « Ne te détourne pas de l’indigent, mets au contraire tout en commun avec ton frère, et ne dis pas que tu possèdes des biens en propre, car si vous entrez en partage pour les biens immortels, combien plus devez-vous y entre pour les biens périssables ? »[3]

Dans une de ses épîtres, le pape Saint Clément se tourne vers les « forts », c’est-à-dire ceux qui ont des biens et du pouvoir, pour leur rappeler deux exigences, qu’il met en parallèle. « Que le fort prenne souci du faible, que le fort respect le faible. »[4] Celui qui dispose du pouvoir ne doit pas être indifférent aux pauvres ni montrer de l’irrespect à son égard. Il établit aussi une double relation entre le riche et le pauvre, ou entre le puissant et le faible, le premier répond aux besoins du second quand celui-ci lui est reconnaissant auprès de Dieu. « Que le riche secoure le pauvre, que le pauvre rende grâce à Dieu de lui avoir donné quelqu’un qui advienne à ses besoins. » Saint Clément insiste particulièrement sur le soin que doit porter le riche auprès du pauvre. Dans une autre homélie, qui lui est généralement attribuée, il nous demande aussi de « prendre part à la peine des autres », et, comme l’amour de l’argent semble être un frein à la compassion, il nous demande aussi de « ne pas trop aimer l’argent. »[5] C’est ainsi, par les œuvres, que nous confessons Notre Seigneur Jésus-Christ, en agissant selon ses préceptes et non en faisant le contraire.

Conclusions

Les premiers chrétiens de Jérusalem forment une véritable communauté dans laquelle chacun se sait solidaire de tous. Ils en sont parfaitement conscients. Cette unité se fonde sur une unité de foi et d’espérance. Elle se traduit par une union des esprits, par une unanimité devant Dieu. La mise en commun de leurs biens n’est alors qu’une conséquence de cette unité d’âme et de cœur. Par leur soutien mutuel, il ne peut avoir de place pour la pauvreté. Chacun accepte de s’appauvrir pour répondre aux besoins des nécessiteux, sachant se détacher des choses de la terre pour partager les bienfaits célestes. Mais, plus encore, comme le rappelle Saint Paul, le partage ne consiste pas uniquement en biens spirituels. Finalement, l’unité des chrétiens s’incarne aussi dans la mise en commun et le partage des biens, y compris spirituels…

Cette unité implique aucune acception de personne. Sans perdre leur personnalité et leurs différences, les chrétiens demeurent unis en dépit de leurs différences sociales. Ces dernières ne sont pas source de division ou de déchirement. Au contraire, elles permettent de renforcer leurs liens. 

Mais, la foi n’est pas comme enfermée dans la communauté. Les regards des chrétiens portent aussi sur ceux qui n’y appartiennent pas et qui ont besoin d’aide. Ainsi, viennent-ils aux secours des faibles et des pauvres qui ne relèvent pas d’une même foi et de mêmes sentiments. Ils témoignent de leur foi par leurs œuvres puisqu’ils suivent les paroles et l’exemple de Notre Seigneur Jésus-Christ. « Si celui qui a des biens de ce monde voit son frère dans le besoin, et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurent-ils en lui ? »(I Jean, III, 17)

Néanmoins, cette communauté n’est pas sans faiblesse comme le montrent le mensonge d’Ananie et de son épouse ou la méfiance qui subsiste entre les chrétiens hellénistes et hébreux. Elle demeure une réalité humaine avec ses lumières et ses ombres

Telles sont donc les leçons que nous pouvons tirer de cette première communauté chrétienne. Saint Luc nous décrit ce qu’est finalement en pratique la communion des saints qui demeurent encore ici-bas. Celle-ci s’incarne dans la communauté naissante de Jérusalem, ce qui expliquent notre admiration et notre regret

Une étude attentive des Actes des Apôtres nous éloigne aussi de nombreuses erreurs d'interprétation. Contrairement aux réclamations de notre temps qui, pour une apparente justice, ne cessent de vouloir l’égalité sociale, la véritable communion se fonde et se réalise dans la vérité car elle naît avant tout de l’unité de l’âme. Contrairement aussi à des marxistes qui voient dans la communauté naissante de Jérusalem la réalisation apparente de leurs idéaux, il n’y a point de communisme parmi les premiers chrétiens mais la manifestation concrète de l’amour de Dieu et de son action. La description que nous donne Saint Luc sur cette communauté nous élèvent en effet vers un monde où les âmes et les cœurs sont unis par une même foi, une même espérance, témoignant ainsi, de manière vivante, leur union à Notre Seigneur Jésus-Christ. « Tous vous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres. »(Jean, XIII, 35)

 

 

 

 

 

 

Notes et références

[1] Aristote, Éthique à Nicomaque, chapitre VI.

[2] Saint Ambroise, De officii, traité sur les devoirs, livres-mystiques.com.

[3] Didaché, Doctrine transmise par les douze Apôtres, IV, 5, traduction R.-F. Refoulé, o. p., Les Écrits des Pères apostoliques, Les éditions du Cerf, 1963.

[4] Saint Clément de Rome, pape, Épître aux Corinthiens, XXXVIII, 2, trad. Suzanne-Dominique, o.p.  dans Les Écrits des Pères apostoliques.

[5] Saint Clément de Rome, Homélie du IIe siècle, dite anciennement Deuxième épitre de Clément de Rome aux Corinthiens, IV, 3, trad. Suzanne-Dominique, o.p. dans Les Écrits des Pères apostoliques.

[6] Voir Émeraude, juillet 2025, article « La perception de la pauvreté avant Notre Seigneur Jésus-Christ.»

vendredi 18 juillet 2025

Le regard de Notre Seigneur Jésus-Christ sur les pauvres et les riches

Le jour du baptême, quand le futur baptisé se rend à l’Église, le prêtre vient à lui et lui pose une première question. « Que demandez-vous à l’Église de Dieu ? » Pourquoi veut-il entrer dans l’Église ? Sa réponse est simple. Elle tient en un mot : « La foi ». « Que vous procure la foi ? » « La vie éternelle ». Pour qu’il obtienne la vie éternelle, le prêtre lui rappelle les deux commandements : aimer le Seigneur Notre Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme et de tout notre esprit, et notre prochain comme nous-mêmes. Tel est l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ. Telle est la voie à suivre, une voie étroite, ouverte à tous…

Si un code règle notre conduite sur cette voie étroite, Notre Seigneur Jésus-Christ ne nous demande pas d’obéir à des règles comme si nous voulions gagner une récompense. Il nous demande avant tout d’établir et de maintenir une relation intime avec Dieu et notre prochain, une relation d’amour. Or l’amour ne se commande pas. Il présuppose la foi. Sans la foi, point d’amour possible. Ainsi, faut-il la recevoir de Dieu. Et forts de ce don, nous devons ensuite la rendre vivante par des actes. Ce que Notre Seigneur Jésus-Christ nous demande, c’est donc une foi vivante, qui anime notre âme par des œuvres. La charité ne se confond donc pas avec l’altruisme, la compassion ou encore la bonté. « J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, s’il me manque la charité, cela ne me sert de rien. »(1ère Lettre aux Corinthiens, I, 3)

C’est pourquoi, en tant que chrétiens, l’attitude que nous avons à l’égard de ceux que nous croisons dans notre vie n’est pas anodine. De même, en raison de sa mission, l’Église ne peut non plus être indifférente à chacun d’entre nous ainsi qu’à notre famille et à toute autre forme de société. Le sort des plus faibles fait naturellement l’objet de ses préoccupations comme en témoigne son histoire. Nombreuses sont en effet les œuvres de bienfaisance qu’elle a fondées ou relevées en faveur des indigents, des orphelins, des veuves, des malades, des vieux et des étrangers, et de bien d‘autres. Nombreuses sont les institutions sociales qu’elle a bâties pour venir au secours des plus démunis. Ses efforts pour une meilleure justice sociale n’ont point cessé tout le long de son histoire, faisant preuve de miséricorde, de compassion et de bonté à l’image de Notre Seigneur Jésus-Christ. La doctrine sociale de l’Église et les actions qui en résultent forment ainsi un trésor d’une richesse inépuisable ...

L’ensemble de ces œuvres est le plus beau témoignage d’amour qu’elle porte à l’égard de Dieu, la plus belle preuve de ce qu’est Dieu, le plus puissant acte apologétique qu’elle puisse présenter. Mais, ce précieux témoignage est méconnu, déformé ou encore méprisé. Ainsi, faut-il inlassablement le rappeler et le défendre, rappeler surtout ce qui l’anime et lui donne la force de soulever des montagnes…

Les erreurs les plus communes

Or, dans les questions sociales, de nombreuses erreurs ont détourné des âmes de la vérité et donc de la vie éternelle. Très tôt, de nombreuses voix ont défendu la doctrine selon laquelle les pauvres sont les seuls sauvés et donc que les riches sont irrémédiablement condamnés aux tourments de l’enfer s’ils ne renoncent pas à leurs biens. Au contraire, d’autres prétendent que la richesse est une bénédiction de Dieu, le signe d’une élection divine ou d’une prédestination, quand la pauvreté est le signe d’une malédiction ou d’un châtiment. Ces deux doctrines ont un point commun : elles donnent aux biens, à leur abondance ou à leur manque, une valeur pour l’éternité, et, plus précisément, elles en rapportent à l’homme les mérites.

Les discours et théories qui veulent mettre la pauvreté matérielle au cœur de l’Évangile revient aussi à donner aux biens une importance qu’ils n’ont pas. De nombreuses sectes religieuses, hérésies chrétiennes ou encore des théologies de la libération[1] ont placé cette pauvreté au rang de valeur suprêmes au point de se détourner de la foi. « Une âme qui te servira, Seigneur, haïra le capital et rejettera l’argent », nous dit un texte essénien[2]

D’autres erreurs portent sur les raisons de la pauvreté et plus largement sur l’inégalité sociale et donc sur les solutions à apporter pour les réduire, voire les supprimer. Des erreurs rapportent la richesse aux mérites et aux vertus, et la pauvreté à la paresse et aux vices, prônent l’effort individuel et engagent les hommes dans une sorte de combat dont il doit sortir vainqueur au détriment des plus faibles. D’autres erreurs accusent les puissants d’être responsables de la misère, par la violence et l’oppression, et dressent facilement les pauvres contre les riches, ne voyant le remède que dans une autre violence, celle d’une révolution, dans l’espoir de parvenir à une société où tous seraient égaux. Et quand elle parvient à détrôner les maîtres, elle finit par les remplacer par d’autres. Enfin, d’autres erreurs ne trouvent la réponse que dans l’État de providence, qui vient subvenir à tous nos besoins, même les plus intimes, au point de pénétrer dans le sanctuaire de la famille et de la conscience. Et, dans leur rêverie et leurs chimères, elles prêchent la fin des injustices sociales

L’Église s’est souvent levée pour dénoncer ces erreurs et montrer leurs conséquences funestes pour l’homme et la société. Fort de son enseignement et de sa connaissance tirée de Dieu et de son expérience, elle a aussi proposé des solutions pour répondre aux problèmes sociaux. L’encyclique de Léon XIII, intitulé Rerum novarum du 15 mai 1891, est le texte majeur qui nous enseigne sur la doctrine sociale de l’Église. Elle n’hésite pas non plus à dénoncer la détresse sociale et les pratiques qui l’entretiennent en dépit des contraintes et des violences dont elle est aussi victime. C’est ainsi que l’Église demeure fidèle à l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ, que nous allons désormais rappeler au travers de ses paroles et de ses actions…

Les « pauvres » sont évangélisés

Plusieurs passages de l’Évangile pourraient faire croire que la pauvreté est au cœur de l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ et pourraient confirmer sa valeur suprême dans la quête de notre salut. Cependant, une lecture plus attentive nous en donne une autre perception  comme le montre les exemples suivants.

Le premier exemple porte sur une proclamation de Notre Seigneur Jésus-Christ, un jour de sabbat, à la synagogue de Nazareth. Selon la tradition, le rabbi commente une lecture de la Sainte Écriture. Sont lus un fragment de la Loi puis un passage d’un prophète, d’abord en hébreu puis en araméen. Le chef de la synagogue peut parfois inviter un docteur étranger à donner cette « parole de consolation ». C’est ainsi qu’en ce jour, à la demande du rabbi, Notre Seigneur Jésus-Seigneur se lève pour faire la lecture. Il reçoit le rouleau du prophète Isaïe, et après l’avoir déroulé, Il lit le passage du jour : « l’esprit du Seigneur est sur moi ; c’est pourquoi il m’a consacré par son onction, et m’a envoyé pour évangéliser les pauvres, guérir ceux qui ont le cœur brisé, annoncer aux captifs leur délivrance, aux aveugles le recouvrement de la vue, rendre à la liberté ceux qu’écrasent leurs fers, publier l’année salutaire du Seigneur, et le jour de la rétribution[3]. »(Luc, IV, 18-19) Après avoir replié le volume et l’avoir rendu, il s’assied, tous ayant les yeux attachés à Lui, puis assis, Il leur déclare solennellement : « C’est aujourd’hui que cette Écriture que vous venez d’entendre est accomplie. »(Luc, IV, 18-19)

Plus tard, quand, envoyés par Saint Jean-Baptiste, deux de ses disciples demandent à Notre Seigneur Jésus-Christ s’Il est celui qui doit venir. Il leur répond par l’accomplissement de la prophétie d’Isaïe que nous venons d’entendre : « Allez, rapportez à Jean ce que vous avez entendu et vu : des aveugles voient, des boiteux marchent, des lépreux sont guéris, des sourds entendent, des morts ressuscitent, des pauvres sont évangélisés. Et heureux est celui qui ne se scandalisera pas à cause de moi. »(Matthieu, XI, 4-6)

Ainsi, à deux reprises, Notre Seigneur Jésus-Christ déclare qu’Il accomplit une prophétie d’Isaïe portant sur le Messie tant attendu, une première fois à la synagogue pour inaugurer sa prédication et une seconde fois pour clôturer une série de miracles. Et à deux reprises, il précise que les pauvres sont évangélisés ou reçoivent la bonne nouvelle comme s’ils étaient les bénéficiaires privilégiés de sa prédication.

La pauvreté au sens d’« anawim »

Cependant, pour éviter des malentendus sur les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ, revenons plus longuement sur le terme de « pauvre » qu’utilise Saint Luc.

Pour désigner le pauvre, Saint Luc utilise le terme grec de « ptôchoï » qui traduit le mot hébreu « anawim ». Si ce mot n’est pas le plus fréquent dans l’Ancien Testament, il est couramment utilisé au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ pour désigner les pauvres d’Israël ou les pauvres de Yahvé. Ce terme ne désigne pas vraiment celui qui ne dispose pas de ressources matérielles ou d’argent mais plutôt celui qui s’abaisse, se courbe ou s’humilie. La racine « anah » signifie « s’occuper de », « se tourmenter » et aussi « être humilié, affligé » ou encore « être courbé, être abaissé ». Le terme d’« anaw » contient l’idée de piété, de douceur et d’humilité. Il s’oppose donc à l’idée d’orgueil, de suffisance, d’arrogance. Pour désigner le nécessiteux, le misérable, celui qui est pauvre matériellement, le terme le plus approprié est « aniyim » ou encore « dallim », et non « anawim ».

Dans les passages des Évangiles que nous avons rapportés, le terme de « pauvre », qui traduit celui d’« anawim », doit donc être entendu au sens spirituel et moral, et non matériel. Il désigne les humbles, les doux, les hommes de bonne volonté. Ce sont eux qui sont l’objet de sa prédication contrairement à ce que nous pourrions entendre.

Nous retrouvons aussi le même terme d’« anawim » dans le célèbre Magnificat que chante Sainte Marie lors de sa visite à sa cousine Sainte Élisabeth. « Mon âme glorifie le Seigneur, et mon esprit a tressailli d‘allégresse, parce qu’il a regardé l’humilité de sa servante […] Il a renversé les puissants de leur trône et a élevé les humbles. Il a rempli de bien les affamés, et il a renvoyé les riches les mains vides. » (Luc, I, 46-53) C’est « un chant qui révèle en filigrane la spiritualité des anawim bibliques, c'est-à-dire de ces fidèles qui se reconnaissaient "pauvres" non seulement en vertu de leur détachement de toute idolâtrie de la richesse et du pouvoir, mais également en vertu de l'humilité profonde de leur cœur, dépouillé de la tentation de l'orgueil, ouvert à l'irruption de la grâce divine salvatrice. »[4] Dans son cantique, Sainte Marie est réjouie de ce que Dieu a porté son regard sur la petitesse de sa servante. Dieu étend son amour sur ceux qui le craignent alors qu’il déploie la force de son bras pour disperser les superbes.

Ainsi, dans les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ comme dans le Magnificat, il n’y a point d’exaltation de la pauvreté matérielle. Ce ne sont pas les pauvres qui sont évangélisés mais les hommes de bonne volonté, ceux qui sont disposés à entendre son enseignement

Notre Seigneur Jésus-Christ auprès des « pauvres »

Pourtant, Notre Seigneur Jésus-Christ ne cesse de secourir les plus pauvres, comme des lépreux et des mendiants aveugles. Pris de compassion, Il ressuscite le fils unique d’une veuve indigente qui le porte à terre. « En la voyant, le Seigneur fut pris aux entrailles. »(Luc, XXI, 1) De même, Il se penche vers ceux qui sont courbés comme une jeune femme infirme, ou méprisés comme la pécheresse notoire ou encore les collecteurs d’impôt. Or, ces personnes ne sont pas pauvres au sens matériel. Elles sont même plutôt aisées. Il serait donc faux de voir dans ses gestes et actions la moindre exaltation de la pauvreté. Dans ces exemples, ce que souligne Notre Seigneur Jésus-Christ est leur attitude qui témoigne de leur foi profonde en Lui. Comme l’a prédit le prophète Isaïe, le Messie « ne jugera pas d’après ce qu’auront vu les yeux il ne condamnera pas d’après ce qu’auront ouï les oreilles. Mais il jugera les pauvres dans la justice et il se prononcera avec équité pour les hommes paisibles de la terre »(Isaïe, XI, 3-4) Notre Seigneur Jésus-Christ sonde le cœur des hommes sans arrêter son regard sur leurs apparences, sur leurs fautes passées ou sur tout ce qui pourrait faire objet de mépris ou d’indifférence…

En effet, les lépreux, les mendiants, la prostituée ou encore le collecteur d’impôt ont aussi le point commun d’être méprisées par les Juifs en raison de leurs péchés. Notre Seigneur Jésus-Christ ne les écarte pas. Il les laisse montrer leur foi. Lorsqu’une femme cananéenne, « chien méprisable » pour les Juifs, lui demande de guérir sa fille, son premier geste est de refuser ce qu’elle lui demande mais quand elle révèle sa grande foi en se remettant à sa miséricorde, Il n’hésite pas à répondre à ses vœux, exaltant même son attitude. Si Notre Seigneur Jésus-Christ est venu d’abord pour le peuple élu de Dieu, c’est-à-dire pour tous les Juifs, quel que soit leur état, riches ou pauvres, Il accorde aussi les mêmes grâces à ceux qui témoignent de leur foi bien qu’ils n’appartiennent pas au peuple élu. Il pénètre dans leur cœur et prend en compte l’état intérieur de l’homme. 

Heureux les pauvres d’esprit

Si Notre Seigneur Jésus-Christ n’exalte pas la pauvreté matérielle, comment pouvons-nous alors comprendre la première béatitude du sermon sur la montagne[5] : « heureux vous les pauvres, car le Royaume est à vous »(Luc, VI, 20) ? Écoutons plutôt Saint Matthieu, qui est plus précis dans ses termes. Selon son Évangile, la première béatitude s’adresse aux « pauvres en esprit », à ceux qui ont faim et soif de la justice. Saint Luc ne dit pas autre chose. Le sens de « pauvre » est encore celui d’« anawim ».

Dans son sermon sur la montagne, Notre Seigneur Jésus-Christ ne cherche pas non plus à donner une sorte de compensation aux pauvres et malheureux qui l’écoutent comme s’Il voulait les flatter ou les amadouer comme savent faire nos populistes. Le Royaume de Dieu appartient déjà à ceux qui se font humble et doux, y compris à ceux qui sont méprisés et rejetés par les hommes et la société. La justice de Dieu et sa miséricorde ne sont pas celles de l’homme. C’est ainsi que contrairement aux coutumes, sans craindre les murmures des pharisiens indignés, Notre Seigneur Jésus-Christ mange et boit avec les pécheurs et les collecteurs d’impôt...

Dans le même sermon, Notre Seigneur Jésus-Christ précise sa pensée sur la véritable richesse. Il nous demande en effet de ne pas amasser de trésors sur terre, « où la rouille et les vers rongent, et où les voleurs fouillent et dérobent »(Matthieu, VI, 19), mais de les amasser dans le ciel, là où ils peuvent demeurer en toute sécurité, à l’abri de toute convoitise. « Où est en effet ton trésor, là est aussi ton cœur. »(Matthieu, VI, 22) Si notre trésor est sur terre, alors notre pensée et notre amour y demeureront aussi. S’il est au ciel, notre âme sera continuellement tournée vers Dieu. Ainsi, l’emplacement de notre trésor, de ce qui nous est plus cher, définit la direction de notre vie.

C’est par l’œil que nous voyons notre trésor. Il est la lampe de notre corps. Notre vie s’ordonne selon notre pensée, notre conscience, nos convictions, nos attachements. C’est là où elle se détermine. L’œil n’est qu’une lampe. Il n’est pas la lumière. La lumière vient d’ailleurs. Ainsi, notre pensée et notre amour sont les lampes de la vie s’ils sont attentifs à la vraie lumière. « Si ton œil est simple, tout ton corps sera lumineux. Mais si ton œil est mauvais, tout ton corps sera ténébreux. »(Matthieu, VII, 22) En absence de lumière, que deviendra ton corps ? L’âme sera plongée dans la nuit. « Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, les ténèbres elles-mêmes que seront-elles ? »

Servir Dieu ou Mammon

Notre vie dépend donc de la direction que nous voulons prendre, donc de là où repose notre trésor. Or, elle ne peut pas prendre deux directions contraires. « Nul ne peut servir deux maîtres ; car, où il aimera l’un et haïra l’autre ; où il s’attachera à l’un et méprisera l’autre », et par conséquent, nous ne pouvons pas « servir Dieu et l’argent » ou encore « servir Dieu et Mammon »(Matthieu, VI, 24) !

Le nom de « Mammon » a fait l’objet de nombreuses études. Pour certains interprètes, il désigne non l’argent ou l’usage mais la puissance que donne l’argent, une puissance, « qui se veut comparable à Dieu, qui s’établit en maître sur l’homme, et qui a un dessein spécifique. »[6] D’autres évoquent plutôt la confiance que l’homme porte sur la richesse, qu’il considère comme le fondement du bonheur. Mammon est aussi traduit par richesse injustes, ou mal acquis comme nous pouvons le voir parfois dans la parabole de l’économe infidèle. Pour Saint Augustin, il désigne plutôt le gain, c’est-à-dire la convoitise ou l’esprit de lucre. Dans toutes ces hypothèses, Mammon représente, moins la richesse en elle-même, que la soif de la richesse

Or Mammon est un dieu terrible, qui, à ses serviteurs, ne laisse de repos ni jour ni nuit. Le pauvre d’esprit s’est affranchi de sa tyrannie pour pouvoir s’attacher à Dieu. Parmi ses serviteurs, se trouve l’avare, qui, comme le nomme à plusieurs reprises la Sainte Écriture, un « idolâtre », au sens qu’il préfère servir l’argent que Dieu. Il divinise en quelque sorte l’argent qui, en s’y attachant, le pervertit.

Le bon usage de notre richesse

L’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ ne semble pas assez clair pour les pharisiens qui l’écoutent. Alors, pour bien se faire comprendre, Il leur raconte des paraboles. Deux de ces récits précisent sa doctrine sur la richesse et la pauvreté, celles de Lazare et du riche et du bon Samaritain.  

La première parabole raconte la condamnation d’un riche et ses tourments dans l’enfer. Il n’est pas condamné en raison de sa richesse mais parce que, lorsqu’il était sur terre, il n’a témoigné aucune charité à l’égard du pauvre couvert d’ulcère alors que la Sainte Écriture ne cessait de l’exhorter à subvenir aux besoins des plus démunis.

La deuxième parabole raconte tout le secours que prodige un Samaritain à l’égard d’un homme blessé par des voleurs, abandonné à demi-mort sur un chemin. De peur d’être souillés, un prêtre et un lévite passent à côté de cet homme blessé. Le bon Samaritain le soigne et le mène à une hôtellerie où il paie pour qu’elle prenne soin de loin.

Notre Seigneur Jésus-Christ ne condamne pas, dans ces deux paraboles, la richesse en elle-même, mais l’usage que nous en faisons. Elles sont une réponse claire et lumineuses pour les pharisiens moqueurs, au regard limité et au cœur endurci. Ses paroles sont particulièrement dures contre leur cupidité et leur hypocrisie.

Les périls de la richesse

Une rencontre permet à Notre Seigneur Jésus-Christ de préciser encore davantage son enseignement sur la pauvreté et la richesse. Un jeune homme riche qui, depuis sa jeunesse, suit admirablement la Loi et mène une vie exemplaire, lui demande ce qu’il doit encore faire pour être parfait. Il lui demande alors d’abandonner sa fortune pour Le suivre. Or, attristé, il refuse de renoncer à ses biens, ce qui était finalement pour lui l’essentiel. Cet épisode se termine ainsi par la célèbre parole : « il est facile à un chameau de passer par un trou d‘aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu. »(Matthieu, XIX, 24) Entendons bien cette scène. Notre Seigneur Jésus-Christ ne dévalorise pas l’argent comme il ne valorise pas la pauvreté.

Revenons plus attentivement sur la rencontre. La première fois, l’homme riche demande à Notre Seigneur Jésus-Christ ce qu’il faut faire « pour avoir la vie éternelle ». « Garde les commandements », lui répond-Il. L’obéissance à Dieu est la condition nécessaire et suffisante pour gagner l’éternité. Mais le riche ne semble pas être satisfait de cette réponse. Il aspire à autre chose. « J’ai observé tout cela depuis ma jeunesse que me manque-t-il encore ? » Notre Seigneur Jésus-Christ comprend le sens de sa question. « Si tu veux être parfait… » (Matthieu, XIX, 18-27). Il cherche la voie la plus parfaite pour atteindre la vie éternelle, celle qui n’est pas accessible à tous ses fidèles, non par orgueil mais par un sens plus élevé d’amour et donc d’exigence. Pour répondre à sa vocation, Notre Seigneur Jésus-Christ lui demande alors de tout abandonner pour Le suivre. La renonciation à tous les biens ne concerne donc pas tous les fidèles. Elle est un précepte et non une obligation. Si nous voulons vivre de la perfection évangélique, alors, il faut se dépouiller de tous nos biens pour suivre Notre Seigneur Jésus-Christ.

La pauvreté matérielle volontaire n’est donc pas destinée à tous mais à des âmes privilégiées, à ceux qui veulent le rejoindre comme les apôtres. De même, quand un scribe vient Le voir et Lui demande de Le suivre partout où il ira (cf. Matthieu, VIII, 19-22), Notre Seigneur Jésus-Christ l’invite à mesurer s’il possède tous le courage nécessaire pour supporter toutes les fatigues et les épreuves apostoliques. Sera-t-il capable d’abandonner tout confort et de renoncer à tout ce qui lui est cher ?

La réponse de Notre Seigneur Jésus-Christ à l’homme riche étonne grandement ses disciples. En effet, en son temps, la prospérité matérielle est plutôt vue comme une récompense normale de la vertu ou une bénédiction[7]. Certes, l’argent permet de vivre décemment et de supporter les épreuves de l’existence, mais pour entrer dans la Royaume de Dieu et donc pour le salut, il est inutile, voire dangereusement encombrant tant la porte pour y pénétrer est étroite.

Mais, comme le suggère le proverbe qu’Il utilise, la richesse incline ordinairement au mal. La fascination de l’argent ou du pouvoir, qui découle de la richesse, est une force difficile à résister, surtout lorsqu’on possède beaucoup de biens. Un riche est ainsi plus facilement possédé par Mammon. Cependant, par la grâce divine, l’homme peut se détourner de son action maudite. Car « aux hommes, cela est impossible, mais à Dieu tout est possible. »(Matthieu, XIX, 26) Cela ne signifie pas qu’un riche ne peut pas gagner son salut ou qu’il est voué à la perdition, comme le montre l’exemple du riche Zachée, qui décide de réparer ses exactions et de distribuer la moitié de ses biens aux pauvres.

Et de toute autre forme de richesse

L’opposition entre l’attitude de l’homme riche et celle de Zachée est encore plus radicale dans la parabole du pharisien qui, dans le Temple, s’exalte devant Dieu et se glorifie de ses biens alors que loin derrière, un collecteur d’impôt se sait pauvre devant Dieu et implore sa pitié. Le premier voit en lui la source de ses mérites et fait reposer toute confiance en lui quand le second est conscient de sa misère et élève son regard vers Dieu.

Notre Seigneur Jésus-Christ présente ainsi de nombreuses antithèses qui, par leur confrontation, permettent d’entendre clairement son enseignement. La richesse extérieure tend à faire oublier notre propre misère et ce que nous devons à Dieu, voire plus encore à L’oublier tout simplement. Elle risque de nous rassasier et de nous consoler, de ne plus avoir faim et soif. « Malheur à vous, riches, parce que vous avez votre consolation. Malheur à vous qui êtes rassasiés »(Luc, VI, 24-25). Cela est aussi vrai pour ceux qui sont remplis d’activités ou sont débordés par d’innombrables tâches superflues, ce qui représente une autre forme de richesse, comme l’enseigne Notre Seigneur Jésus-Christ dans sa parabole des noces, où les invités refusent de répondre positivement à son invitation pour diverses raisons.

Ce que Notre Seigneur Jésus-Christ condamne sévèrement est donc de donner à des biens terrestres une valeur ou une finalité qu’ils n’ont pas au point d’oublier l’essentiel. Le danger pour l’homme est finalement de donner à la richesse une place qui finalement revient à Dieu et de mettre sa confiance en elle, c’est-à-dire en lui-même

Le devoir d’assistance

Revenons aux commandements de Dieu que Notre Seigneur Jésus-Christ ne cesse de rappeler. Il les ramène à deux commandements principaux : l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Il précise que ce sont deux commandements semblables, ce qui signifie que l’un n’est pas possible sans l’autre. Et à la question de savoir qui est le prochain, Notre Seigneur Jésus-Christ répond par la parabole du bon Samaritain mais aussi par son enseignement, en paroles comme en acte. Nous devons aimer tout homme, sans discrimination, y compris celui qui est rejeté par la société, sans oublier notre ennemi.

Notre Seigneur Jésus-Christ rappelle aussi que nous serons jugés en fonction de l’aide que nous aurons apportée à ceux que nous avons vu avoir faim et soif, nu et étranger, malade et prisonnier. Serons-nous comme le bon Samaritain qui, rencontrant un homme tombé à terre, fait le nécessaire pour le relever et le soigner ou comme ceux qui s’en écartent, indifférents à la misère qu’ils rencontrent ?  « Toutes les fois que vous avez fait cela à l’un de ces petits d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez faits. »(Matthieu, XXV, 40) Ceux qui auront aimé leurs prochains iront à la droite de Notre Seigneur Jésus-Christ pour vivre de la vie éternelle alors que les autres seront maudits pour l’éternité. Il condamne ainsi toute forme d’égoïsme et d’indifférence à l’égard de toute forme de misère. Chacun doit venir en aide à celui qu’il peut aider pour l’amour de Dieu et comme Notre Seigneur nous a aimés…

Un enseignement révolutionnaire…

L’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ est une véritable révolution non seulement pour le Juif, qui avait l’habitude de limiter sa charité à ceux de son peuple et de mépriser beaucoup de catégories d’hommes, mais aussi pour le païen qui, généralement à cette époque, rejetait en opprobre le misérable.[8] Notre Seigneur Jésus-Christ demande à ses fidèles de considérer tout homme comme leur prochain et donc de les aimer par amour pour Dieu. Et c’est en appliquant ce précepte étendu à tous que la société pourra changer et deviendra plus supportable pour les plus faibles. Ce précepte a fait sombrer l’empire romain païen comme le pressentaient les adversaires du christianisme tels le philosophe Celse et l’empereur Julien[9]

Et aux pauvres, aux déshérités, aux veufs, aux esclaves, Notre Seigneur Jésus-Christ ne leur demande pas de refuser leur état, de se révolter contre leurs oppresseurs ou encore de mépriser ceux qui les persécutent comme le réclament déjà des libérateurs de son temps. Il n’est pas venu non plus pour libérer le peuple juif du joug des Romains. Ceux qui prônent aujourd’hui la libération des peuples au nom de Jésus-Christ ressemblent à tous les Juifs de son époque qui veulent le faire roi pour instaurer un royaume indépendant. La bonne nouvelle qu’ils entendent est d’une autre dimension. Notre Seigneur Jésus-Christ leur annonce que Dieu ne les juge pas selon leur état social et que, s’ils persévèrent dans la foi vivante, ils auront une place dans le Royaume de Dieu. Le riche comme le pauvre, l’homme libre comme l’esclave, le bien portant comme le lépreux, … sont conviés à la vie éternelle si chacun, sans discrimination, suit ses commandements. En un mot, la justice comme la miséricorde divine sont la même pour tous

Conclusions

Comme nous le confessons régulièrement en récitant notre Credo, Notre Seigneur Jésus-Christ est venu pour sauver tous les hommes, les pauvres comme les riches, les hommes libres comme les esclaves, les biens portants comme les malades, les infirmes, les lépreux, etc. La vie éternelle est accessible à tous les hommes, sans exception, pourvu qu’ils suivent les commandements de Dieu qui se résument en deux exigences semblables : aimer Dieu et son prochain. Or il est impossible à l’homme d’aimer Dieu et son prochain tout en étant asservi aux biens de la terre ou quand il demeure indifférent à un homme en proie à la misère. Le cupide, l’avare, l’hypocrite n’ont pas leur place au ciel. Le Royaume de Dieu appartient aux « pauvres d’esprit, » à ceux qui sont détachés de toute richesse, à ceux qui mettent leur trésor dans le ciel.

Pour notre salut, Notre Seigneur Jésus-Christ ne nous oblige pas à épouser dame pauvreté. Et celle-ci n’est pas une condition pour entrer dans la Royaume de Dieu. À ceux qui veulent vivre plus parfaitement, Il demande néanmoins de L’imiter dans la renonciation et l’abandon. Mais cette voie n’est pas accessible à tous. Faut-il y être appelé comme les apôtres…

De nombreux discours sur l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ à propos de la pauvreté nous semblent parfois très réducteurs, simplistes et même erronés. Notre Seigneur Jésus-Christ n’exalte pas la pauvreté matérielle comme Il ne s’oppose pas à la richesse. Son message est plus simple, plus profond, plus lumineux. Il nous demande d’aimer Dieu de toute notre force, de tout notre cœur, et d’aimer notre prochain, et par conséquent de vivre en cohérence avec cet amour, qui n’est pas multiple mais unique, ce qui implique une vie sans péché, une vie humble et attentive à notre prochain, et cela quel que soit notre état. Dieu ne nous jugera que selon la mesure de notre amour, que nous soyons riches ou pauvres. Néanmoins, Notre Seigneur Jésus-Christ nous avertit clairement que plus nous sommes riches, plus il nous est difficile de ne pas nous attacher aux biens. Si nous n’étions pas capables de les abandonner à la demande de Dieu, notre amour à son égard serait finalement un mensonge.

Mais, l’avertissement ne porte pas uniquement sur la richesse en argent et en biens périssables. Nous pouvons dire la même chose pour tout autre attachement. La société occidentale, une société d’abondance et de richesse, en est un parfait exemple. Elle ne cesse en effet de tisser des liens afin de nous rendre esclaves de choses qu’elle nous propose, choses souvent superflues, et de nous enfermer dans une prison dorée : confort, sports, loisirs, réseaux sociaux, modes, etc.  Nous éloignant de Dieu par ses chaînes innombrables, elle génère naturellement l’individualisme, l’égocentrisme et l’indifférence, bref tout le contraire de l’amour de Dieu et de notre prochain. Et ce n’est pas en participant à des actions caritatives, en accumulant des dons au profit des pauvres ou en manifestant pour des causes même justes que la situation changera. Il ne peut y avoir de véritable amour envers notre prochain si l’amour de Dieu y est absent … « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux, mais celui qui fait la volonté de mon Père qui êtes au cieux, celui-là entrera dans le royaume des cieux. »(Matthieu, VII, 21)

Notre Seigneur Jésus-Christ nous demande donc finalement de nous libérer de toutes les chaînes qui nous lient au monde et nous empêchent ainsi de rejoindre la cité de Dieu. C’est par cette libération que nous pourrons nous appauvrir de nous-mêmes pour nous laisser enrichir de la vie même de Dieu. Nous devons donc cultiver l’esprit de pauvreté et l’humilité tout en résistant à l’emprise grandissante de l’esprit du monde sur notre vie et notre foyer…


Notes et références

[1] Voir Émeraude, juin 2025, « Les dérives dangereuses de la théologie de la libération », https://emeraudechretienne.blogspot.com/2025/06/les-derives-dangereuses-de-la-theologie.html.

[2] Rouleau des hymnes, VIII, 10, 30 dans Richesse et pauvreté dans le judaïsme intertestamentaire et talmudique, Emmanuel Friedheim, mise en ligne le 04/06/2014, cairn.info.

[3] Isaïe promet la restauration de Jérusalem à Israël captif. Lors de l’année salutaire, les Juifs qui étaient enfermés pour cause de dette étaient libérés.

[4] Benoît XVI, Le Magnificat : Cantique de la bienheureuse Vierge Marie, audience générale du 15 février 2006, vatican.va.

[5] Voir Émeraude, juillet 2020, 3 articles « La morale et l’Évangile (4, 5, 6) : sermons sur la montagne ».

[6] Ellul, dans Notes sur Mammon et la parabole de l’économe infidèle, R. Martin-Achard, 1953 à propos de l’étude sur l’Argent, paru dans le n°4 1952 des Études théologiques et religieuses, persee.fr.

[7] Voir Émeraude, juillet 2025, article « La perception de la pauvreté avant Notre Seigneur Jésus-Christ », https://emeraudechretienne.blogspot.com/2025/07/la-perception-de-la-pauvrete-avant.html.

[8] Voir Émeraude, juillet 2025, article « La perception de la pauvreté avant Notre Seigneur Jésus-Christ », https://emeraudechretienne.blogspot.com/2025/07/la-perception-de-la-pauvrete-avant.html.

[9] Voir Émeraude, décembre 2015, article « Julien l’Apostat, un exemple d’évolution religieuse », https://emeraudechretienne.blogspot.com/2015/12/julien-lapostat-un-exemple-devolution.html.