" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 13 avril 2025

La théologie de la libération


« Deux amours ont bâti deux cités : celle de la terre par l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, celle du ciel par l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. »[1] Le marxiste et le chrétien ne relèvent pas de la même cité. Ils ne partagent pas le même amour. De principes radicalement opposés, guidés par des ambitions contraires, ils ne portent pas le même regard sur le monde et la vie. Ils ne racontent pas la même histoire non plus et ne prophétise pas le même devenir. S’ils veulent chacun le bonheur des hommes et s’engagent avec force et sincérité pour améliorer leur existence, ils ne vivent pas les mêmes convictions et se nourrissent d’espérances différentes. Pourtant, en dépit de ces chemins radicalement divergents, nous ne pouvons pas ignorer l’existence de mouvements qui, tout en se prétendant chrétiens, adhèrent néanmoins à des idées marxistes.

Parmi les courants de pensée chrétiens d’inspiration marxiste, celui dit de la théologie de la libération est probablement l’un des plus connus. Nous ne pouvons pas ignorer son importance. Selon le théologien et archevêque de Ratisbonne Gerhard Muller, elle est « l’un des courants les plus significatifs de la théologie catholique du XXe siècle »[2]. Née en Amérique latine, à partir des années 60, elle a connu ses années de gloire au lendemain du deuxième concile de Vatican avant d’être repris en main par Rome sous les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI. Cependant, depuis l’avènement du pape François, il semble reprendre une certaine vigueur. Notre article se borne à l’étudier durant ses premières années afin d’en connaître ses éléments fondamentaux et de mettre en avant ses erreurs et ses dangers.

Pourtant, lorsque nous pensons à la théologie de la libération, nous songeons probablement à l’effort qu’elle porte en faveur des pauvres et au combat qu’elle mène contre la pauvreté pour un christianisme authentique. Elle a en effet fortement défendu « l’option préférentielle pour les pauvres » avant qu’elle ne soit intégrée dans l’enseignement social de l’Église. Nous ne pouvons que la soutenir dans cette lutte et l’encourager à la poursuivre. Mais la connaissons-nous suffisamment pour porter un tel jugement ?

Des théologiens principalement d’Amérique Latine

Avant de présenter la théologie de la libération, commençons par connaître ses principaux auteurs. Le premier est sans-doute Gustavo Gutierrez (1928-2024), prêtre péruvien, ordonné en 1959, philosophe et théologien. Il fait des études de philosophie et de psychologie à l’université catholique de Louvain en Belgique et de théologie à l’université catholique de Lyon. Rentré à Lima, il devient curé d’une paroisse d’un quartier pauvre de Lima. Tout en s’investissant pour ses fidèles, il donne des cours à l’université pontificale au Pérou et dans un grand nombre d’universités européennes et nord-américaines. Il participe au second concile de Vatican comme expert en théologie auprès de Mgr Manuel Larrain (1900-1966), évêque de Talca au Chili. Lors d’une intervention à la conférence de Medellín, organisé par le conseil épiscopal latino-américain, en 1968, il annonce une nouvelle théologie, celle de la libération, pour répondre aux problèmes que connaissent les populations et l’Église en Amérique latine, puis en 1971, il publie un ouvrage intitulé « théologie de la libération », dans lequel il définit la nouvelle théologie. Nous reviendrons sur ce livre pour en présenter les principales idées. Pour l’un de ses biographes, Gutierrez « défendait une forme de socialisme chrétien. »[3]

Juan Luis Segundo (1925-1996), prêtre uruguayen, ordonné en 1955, et théologien jésuite, formé à Louvain et à la Sorbonne, est une autre figure de la théologie de la libération. Sa thèse de doctorat porte sur les écrits de Nicolas Berdieff[4] et le concept de personne dans le christianisme. Il se préoccupe aussi de la fin de la chrétienté à la lumière de l’évolutionnisme de Teilhard de Chardin[5]. Il est aussi connu pour ses études sur les problèmes économiques, sociaux et politiques qu’il traite à la lumière de la théologie. Il appuie enfin la théologie de la libération en développant une interprétation de la Sainte Écriture « à l’aide d’une clé politique ».

Hugo Assman (1933-2008), prêtre et docteur en théologie, formé à Francfort en Allemagne, est très actif dans le développement de la théologie de la libération. Il est en particulier le co-fondateur en 1976 d’un institut théologique, le département œcuménique de l’information au Costa-Rica, conçu comme un espace de formation et de réflexion pour les chrétiens engagés dans les luttes de libération de la région. Son œuvre est fortement marquée par l’œcuménisme. Il s’oppose aussi radicalement au capitalisme et s’attaque à l’idolâtrie du marché.

Né en 1944, Frei Betto, frère dominicain brésilien, est un des acteurs brésiliens de la théologie de la libération. Il est aussi considéré comme une des figures les plus importants du christianisme de gauche brésilienne. Très proche du communisme, il a collaboré à des mouvements révolutionnaires sans néanmoins porter les armes, ce qui lui valut d’être emprisonné (1969-1973). Conseiller de pays communistes, dont l’Union soviétique, dans les années 80, puis du président brésilien Lula, il a été un proche de Fidèle Castro[6]. Celui-ci considère la théologie de la libération comme une « théologie non importée de l’Europe », celle qui a choisi « l’option des pauvres »[7]. Betto a participé à la mise en place de la pastorale ouvrière et à celle de la terre. Ces deux mouvements se transformant en école de cadres des mouvements de la gauche radicale brésilienne.

Né en 1938, Leonardo Boff est un prêtre franciscain, formé en Allemagne, docteur en théologie et professeur dans des instituts théologiques de 1970 à 1992. Il propose une libération des populations opprimées, « projet purement terrestre et matérialiste »[8] et accuse la hiérarchie catholique de contribuer à l’inégalité sociale puisqu’elle relève de la classe dominante. Il applique à la situation et à la lecture biblique une analyse marxiste. Dans son ouvrage Église : Charisme et puissance, il récuse le fonctionnement hiérarchique de l’Église basée sur le pouvoir au mépris du charisme évangélique. Sanctionné par Rome dès 1984 pour ses idées marxistes et interdit d’exercer la prêtrise en 1992, il quitte le sacerdoce et l’ordre des franciscains. Depuis les années 80, il étend sa théologie à l’écologie.

Des théologiens au-delà du catholicisme d’Amérique latine

La théologie de la libération ne provient pas uniquement de théologiens catholiques mais aussi de théologiens protestants et de chrétiens laïcs. Rubem Aves (1933-2014) en est un exemple. Presbytérien brésilien, il soutient une thèse intitulée Towards a theology of Liberation en 1968 à l’université de Princeton. Pour Leonardo Boff, « il fut le premier à écrire en profondeur sur la théologie de la libération »[9]. Formé à la psychanalyse, il fonde une clinique et devient célèbre pour ses critiques contre le système éducatif et pour ses travaux sur la science de l’éducation. Il a été exclu du presbytérianisme.

Enrique Dussel (1934-2023), philosophe, historien et théologien laïc, étudie principalement en France, où il obtient un doctorat d’histoire à la Sorbonne et un diplôme en sciences de la religion. Il participe pleinement aux activités intellectuelles de l’Amérique latine et initie des travaux sur la théologie de la libération dès 1969. « Pour que naisse une théologie latino-américaine, il faut parvenir à une intelligence de la réalité historique quotidienne, c’est-à-dire de la réalité économique, culturelle, politique. » Pour cela, il demande aux Latino-américains de « commencer par récupérer leur histoire, et en ce sens leur pensée ne peut que s’opposer, d’une certaine manière, à la pensée des pays dominateurs (France, Allemagne, États-Unis, Italie, Belgique … » Il est convaincu que cette pensée ne peut avoir lieu qu’à partir de la situation de l’opprimé. Ainsi, il contribue au développement de la philosophie de la libération ainsi qu’à une éthique et à une politique de la libération à partir d’une relecture de l’œuvre de Marx. Il s’oppose à la philosophie classique qu’il qualifie d’euro-centrée et d’oppressive.

Latino-américains, les théoriciens de la théologie de la libération complètent leur formation dans les grandes écoles européennes. Ils accèdent à de nouvelles philosophies, notamment le personnalisme, et intègrent dans leur théologie des domaines d’étude tels que la sociologie et la psychologie. Plus ou moins influencés par le marxisme ou le communisme, ils veulent développer une théologie propre à l’Amérique Latine, parfois en rejet de la théologie classique, considérée comme centrée sur l’Europe, et de la société capitaliste, à partir du contexte social, économique et politique de ce continent.

Une Amérique latine instable et pauvre

Pour comprendre la théologie de la libération et son développement, il est en effet indispensable de connaître l’état de l’Amérique Latine entre les années 50 et 70.

Dans les années 50, les États d’Amérique Latine sont dirigés par des gouvernements autoritaires ou populistes, et généralement par des oligarchies. Mais, en 1959, la révolution cubaine renverse la dictature de Fulgencio Batista (1952-1958) et embrase le continent. Un vent marxiste souffle sur de nombreux pays latino-américains. De nombreuses insurrections inspirés par des mouvements révolutionnaires marxistes renversent à leur tour les anciens régimes au profit de gouvernements populaires, progressistes ou communistes. Des coups d’État les fauchent à leur tour pour mettre en place des dictatures de droite ou de gauche, généralement tenues par les forces armées, au Brésil (1964) à l’Argentine (1976), sans oublier la Bolivie (1971), l’Équateur (1972), l’Uruguay et le Chili (1973), le Pérou (1975). De nombreux pays sont aussi secoués par des guérillas rurales ou urbaines, la plupart marxistes, dont certaines perdurent encore. Dans le cadre de la guerre froide, les États-Unis influencent et protègent les gouvernements de droite. Par exemple, au Nicaragua, le front sandiniste de libération nationale, organisation politico-militaire socialiste, s’est emparé du pouvoir tenu par le régime de Somoza en 1979 après une guérilla de vingt ans et doit faire face à des groupes armés anti-sandinistes, dont le Contras, soutenus par les Américains, jusqu’en 1988. La population est victime de violences et de répressions, de part et d’autre.

En proie à d’incessantes guerres civiles, l’Amérique latine vit une période très instable dans un contexte social aggravé. Dans les années 50, l’Amérique latine fait l’objet d’un développement industriel, marqué par une croissance démographique forte et d’une urbanisation accélérée en raison d’un exode rurale vers les grandes villes avant qu’elle ne subisse une crise économique en raison d’une baisse des cours des matières premières. Des bidonvilles apparaissent dans les périphériques et ne cessent de grandir. La population est en majorité très pauvre. À la fin des années 60, se développe le tiers-mondisme, un courant de pensée qui défend la thèse selon laquelle les pays sous-développés sont maintenus dans une situation économique et sociale par les pays riches. Il réclame une rupture dans ces rapports de dépendance.

L’Église en Amérique latine

La très grande majorité de la population de l’Amérique latine est chrétienne, avec une dominance catholique. L’institution ecclésiastiques a tendance à soutenir un pouvoir conservateur quand des prêtres et des évêques n’hésitent pas à participer à des révoltes, voire à les initier, comme au temps des guerres d’indépendance. Le Nicaragua est l’exemple de cette profonde division où se font face une hiérarchie soutenue par Rome et des prêtres rebelles appuyés par le gouvernement révolutionnaire. Dans certains pays, l’Église fait aussi l’objet de persécutions de la part d’un État athée ou antichrétien.

L’Église contribue à la lutte contre la pauvreté et participe activement au développement du progrès, notamment au travers d’associations comme les Jeunesses étudiantes chrétiennes, les Jeunes travailleurs chrétiens ou encore les Jeunes agriculteurs chrétiens. En raison de sa faiblesse numérique, de nombreux prêtres européens sont présents au sein de ce clergé. Enfin, à l’exemple des théologiens de la libération, des prêtres achèvent leurs études en Europe. Ils se nourrissent généralement de la théologie la plus avancée, voire de la pensée philosophique, sociale et économique marxistes.

Enfin, les années 60 sont marquées par le second concile de Vatican (1962-1965) qui appelle aussi à une rupture et demande à l’Église de s’ouvrir au monde comme le définit l’encyclique pastorale Gaudium et Spes sur l’Église dans le monde de ce temps.

Une nouvelle théologie développée à partir des réalités

Revenons sur la théologie de la libération. Selon des commentateurs[10], il n’existe pas une théologie de la libération mais un ensemble de théories qui se sont développées depuis les années 60. Nous allons surtout nous pencher sur celle de Gutierrez qu’il présente dans son livre « théologie de la libération », dans lequel il la définit comme« une nouvelle manière de faire de la théologie »[11]. En effet, il ne s’agit plus de « la science révélée des vérités révélées par Dieu »[12] comme le définissait Abélard, mais d’« une réflexion critique sur la praxis historique »[13]. Généralement, son approche est qualifiée d’inductive. Elle prétend partir du réel et de la réalité sociale pour construire une pensée religieuse. Or, traditionnellement, la théologie emploie une méthode déductive : à partir de la Révélation, elle élève sa pensée vers Dieu pour en déduire des applications concrètes.

Le terme savant de « praxis », du grec πραςίς qui signifie « action », désigne, chez les philosophes grecs, l’ensemble des activités humaines susceptibles de transformer les rapports sociaux ou de modifier le milieu naturel. Il se différencie de la production ou des moyens nécessaires pour produire quelques choses d’extérieur à l’action de celui qui le fabrique. Ce terme a été repris par les allemands et surtout par Karl Marx. Il caractérise même sa pensée au point que pour Antonio Gramsci (1891-1937), théoricien politique communiste, la « philosophie de la praxis » désigne le marxisme.

La praxis se rapporte donc à toute activité humaine et s’oppose à la théorie, ou encore à l’abstraction. Au sens philosophique, elle « se distingue de la contemplation tournée vers ce qui est éternel et immuable et n’est donc pas accessible à l’action humaine, qui s’exerce toujours sur un donné changeant et modifiable. »[14] Ainsi, la théologie de Gutierrez « cherche à se situer comme un moment de processus à travers duquel le monde est transformé »[15].

Pour le salut intégral de l’homme

Qu’entend-il par « libération » ? Gutierrez la conçoit comme une libération intégrale, comprenant  « libération politique, libération de l’homme au long de l’histoire, libération du péché et entrée en communion avec Dieu »[16] sans oublier la libération économico-sociale. L’ensemble de ces libérations constitue pour lui « le salut unique et global ». Gutierrez entend par salut la libération de l’homme quand il pense le péché dans les termes d’oppression.

La « théologie de la libération » consiste alors à « chercher une réponse à la question suivante : quel rapport y a-t-il entre le salut et le processus historique de libération de l’homme ? »[17] Précisons que Gutierrez ne considère qu’une histoire unique, une seule histoire humaine, sans chercher à y appliquer les dualismes classiques du christianisme tels que celui de « nature » et « surnature ».

La dimension politique du salut

Gutierrez revient sur la notion de l’homme comme temple de Dieu, ce qui implique que pour rencontrer Dieu, il est possible de Le trouver dans l’homme. Et comme tout acte pratiqué à l’égard de l’homme revient à l’accomplir en faveur de Notre Seigneur Jésus-Christ présent en chacun d’eux, « connaître Dieu, c’est réaliser la justice » à l’égard de l’homme.

Or, l’homme contemporain vise avant tout à « la participation à une société juste, qualitativement distincte de celle qui existe aujourd’hui ». Pour Gutierrez, ce constat n’est pas différent du message et du témoignage de Notre Jésus-Christ. Par conséquent, « prêcher l’amour universel du Père va radicalement contre toute injustice, tout privilège, toute oppression ». Le terme d’« oppression », associée à celui d’« injustice » ou encore à celui de « privilège », induit les termes de « libération », de « justice » et d’« égalité », non sur le plan spirituel ou surnaturel mais dans un sens terrestre. Pour Gutierriez, le caractère salvifique de l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ acquière une dimension politique. Sans action politique, l’attente de l’homme contemporain est vouée à l’échec.

Gutierrez interpénètre ainsi les différents niveaux de libération et établit un rapport entre la foi et l’action politique, donnant alors une « spiritualité » ou une justification spirituelle à tous les chrétiens engagés dans les mouvements de libération. Néanmoins, il précise que la politique est un lieu où se vérifie le salut, et non le seul, ni le plus décisif.

Le salut, rôle moteur de l’histoire

En outre, si le salut passe par la communion entre les hommes ou encore par la fraternité, il consiste concrètement à éliminer les causes profondes de la division. Or, Gutierrez considère que la division et la lutte des classes sont des faits scientifiques. Par conséquent, le salut consiste à faire cesser cette division et donc de délivrer les opprimés de leurs oppresseurs tout en délivrant les oppresseurs eux-mêmes.

Fidèle à l’analyse marxiste, qui s’impose à lui, affirme-t-il, comme la mieux indiquée pour atteindre son but[18], Gutierrez est persuadé que l’histoire avance vers la fin d’une société de classe et donc de division, donc vers le salut. Ainsi, le salut « oriente, transforme et conduit l’histoire à sa plénitude » et assure donc le rôle moteur de l’histoire.

Pour Gutierrez, le salut n’est pas à attendre du ciel. Selon sa lecture biblique, l’Exode nous montre « la construction de l’homme par lui-même dans la lutte politique historique »[19]. Il n’y a pas deux histoire, l’une profane, l’autre sacrée. Et c’est dans cette histoire que l’homme doit chercher sa rédemption, non d’un salut individuel et privé, mais d’un salut communautaire et public, d’un salut dont l’enjeu est la rédemption et la libération d’un peuple asservi.

Une critique contre l’Église

Gutierrez est très attaché aux réalités terrestres et à la condition humaine. Il porte alors un regard critique sur l’histoire et la vie de l’Église et de toute la communauté humaine. Il attribue cette réflexion ou plutôt ce jugement à sa théologie, « fonction critique de la praxis ecclésiale ».

Sa critique porte essentiellement sur l’attitude de l’Église à l’égard de la pauvreté. La pauvreté est, pour lui, une condition « primordiale et inéluctable » face « au contre-témoignage que donne l’ensemble de l’Église en matière de pauvreté » afin d’être solidaire avec les pauvres et protester contre la pauvreté. Il réclame donc une transformation de l’Église.

Comme le souligne aussi les autres théologiens de la libération, il prétend que le paganisme n’est pas l’ennemi principal de l’Église comme le croit l’Occident. Son axe d’effort devrait être plutôt porté vers toutes les formes d’oppression en vue de lutter pour l’émancipation sociale et politique des hommes.

Une théologie, non plus source mais conséquence

L’ouvrage de Gutierrez nous donne les points clés de la théologie de la libération telle qu’elle a été pensée à ses débuts. À partir d’une analyse marxiste de la situation de l’Amérique Latine et d’une critique de l’action de l’Église, elle tente d’apporter une réflexion pour en déterminer des solutions. Si dans les années 60, la question porte surtout sur le développement, Gutierrez pense en termes de libération, considérant que l’histoire est un long processus de l’émancipation de l’homme, une libération au sens de salut. L’Église doit donc contribuer à cette libération en s’opposant à toute forme d’oppression. C’est ainsi que le combat contre la pauvreté et contre les dictatures doit être celui de l’Église, y compris dans le domaine politique.

Au lieu d’être source de pensée et d’action, la théologie doit donc prendre en compte ce qu’il se passe dans la réalité. « Dans une Église qui a opté pour le peuple, pour les pauvres et leur libération, l'étude principale de la théologie se fait au contact de la base. Qui est-ce évangélise le théologien ? Les fidèles qui témoignent de leur foi, de leur capacité à mettre Dieu dans toutes leurs luttes, de leur résistance à l’oppression… » Ainsi, le théologien doit prendre en compte les manifestations populaires de la foi, les interpréter à la lumière des sciences sociales pour en nourrir la réflexion de la foi.

Les communautés ecclésiales de base en Amérique Latine

La « théologie de libération » n’est pas uniquement un courant de pensée. Elle est aussi associée aux « communautés ecclésiales de base », même si, créées dans les années 60 au Brésil, elles ne sont pas l’œuvre de cette théologie. Elles ont nourri cette théologie qui, elle-même, les a ensuite inspirées.

Dirigées par des laïcs, souvent élus, les communautés ecclésiales de base forment à l’origine des petits groupes de chrétiens qui appartiennent au même quartier populaire, bidonville, village ou zone rurale, qui se rassemblent régulièrement autour de la lecture de la Sainte Bible et de la célébration eucharistique. Les prêtres n’assurent aucun rôle de conduite ni de direction. La création des premières communautés au Brésil serait une réponse à la faiblesse d’action pastorale de l’Église au sein des classes populaires et à une structure paroissiale inadaptée alors que des mouvements protestants et communistes commençaient à se répandre. Ces communautés se sont ainsi développées dans les milieux pauvres, dans les périphéries urbaines, dans les quartiers populaires, dans les favelas.

Puis, progressivement, les communautés accomplissent des tâches sociales en faveur du logement, l’électricité ou l’eau dans les bidonvilles ou de la terre dans les campagnes. Ces luttes peuvent conduire à la politisation et à l’adhésion d’animateurs ou membres à des partis socialistes ou à des mouvements révolutionnaires. Dans certains pays, comme le Brésil, en une période où étaient interdits les partis politiques, les syndicats et autres mouvements, ces communautés sont devenues des lieux de rencontre pour parler des problèmes quotidiens et de la situation sociale. Développées par les mouvements progressistes de l’Église, elles sont marquées par une forte conscience critique à l’égard de toute autorité, une méfiance envers tout paternalisme et par une organisation très démocratique.

Pour les théologiens de la libération, la communauté ecclésiale de base est finalement considérée comme une nouvelle forme d’Église non hiérarchique et dirigée par des laïcs. Sa structure est ainsi opposée à celle de l’Église. Boff les considère même comme l’« Église du peuple », en opposition à l’Église institutionnelle, cléricale et hiérarchique. Elle est, pour lui, « une façon nouvelle et originale de vivre la foi chrétienne, d'organiser la communauté autour de la Parole, des sacrements (quand cela est possible) et des nouveaux ministères exercés par des laïcs, hommes ou femmes »[20].

Une interprétation particulière de la Sainte Écriture

Comme nous l’avons évoqué, la lecture de la Sainte Écriture est au centre des communautés ecclésiales de base, en particulier l’Exode, le livre le plus apprécié, y compris par la théologie de libération. Il est, pour Gutierrez, le livre biblique par excellence, où Dieu se révèle comme libérateur dans l’histoire. Il est, pour lui, le récit d’« une libération sociale et politique », du salut d’une communauté et non d’un salut personnel. La religion et la politique y sont ainsi intimement liées. L’Exode constitue en fait, aux yeux des théologiens de la libération, « le modèle de tout processus de libération ». Sa leçon est avant tout celle de la « construction de l’homme par lui-même dans la lutte politique historique »[21].

Les chapitres qui décrivent les durs labeurs des esclaves sous le joug des Égyptiens sont souvent repris en rapport avec la situation que vivent les « opprimés » d’Amérique Latine. Les dictateurs sont présentés comme les nouveaux Pharaons, les paysans comme leurs esclaves. Il y a une certaine continuité entre le peuple d’Israël et le peuple souffrant d’aujourd’hui. Selon Gutierrez, les pauvres d’Amérique se trouvent « en exil sur leur propre terre » mais en même temps « en marche d’exode vers leur rachat ». Un parallélisme s’établit entre la servitude des Hébreux et celle des opprimés, un parallélisme qui inspire et dynamise les communautés de base. Dans une communauté de la banlieue industrielle de Sao Paulo au Brésil, un animateur laïc résume ainsi les leçons d’une lecture commune de l’Exode : « En ce temps-là, Dieu a choisi Moïse pour libérer son peuple. Moïse a eu peur mais a accepté la tâche que Dieu lui donnait. Aujourd’hui, c’est à nous d’être Moïse pour qu’il n’y ait plus d’esclavage qui pèse sur nous. »[22]

Les livres prophétiques sont aussi particulièrement appréciés en raison des condamnations à l’encontre de toute injustice et de toute oppression. Les paroles d’Amos, d’Isaïe ou de Jérémie en faveur des pauvres contre les riches propriétaires sont présentées aux paysans en les mettant en relation avec leur situation.

La Sainte Écriture ne se limite pas à l’Ancien Testament. La lecture des Évangiles se concentre sur de nombreux passages justifiant la lutte contre la pauvreté et l’oppression mais insiste particulièrement sur les Béatitudes, où les pauvres et les opprimés sont privilégiés. Notre Seigneur Jésus-Christ est présenté comme un libérateur, qui s’identifie aux pauvres et veut être reconnu à travers eux. L’Évangile est ainsi décrit comme la « bonne nouvelle » annoncée aux pauvres.

Les laïcs recherchent dans les textes bibliques leur inspiration et orientation. Or, c’est une lecture généralement orientée par des laïcs en l’absence de prêtres. Les animateurs choisissent les textes qui sont les plus proches de leur existence et les réinterprètent selon leur vision libératrice. Comme l’explique un exégète brésilien lors d’une rencontre des communautés de base du Brésil en avril 1981 : « Dieu n’abandonne pas son peuple. Il écoute les cris du peuple et aide le peuple à se libérer. Dieu est le père mais n’est pas paternaliste. Il faut que le peuple prenne conscience de l’oppression dans laquelle il vit et s’unisse autour de l’espoir de libération. Dirigés par Moïse, les Hébreux se sont révoltés contre le pharaon et ont abandonné l’Égypte, en traversant la mer Rouge. »[23] Dans la théologie de la libération, l’homme doit se libérer par lui-même, récusant ainsi toute forme de paternalisme. La lutte contre la pauvreté passe par une auto-émancipation sociale.

Ainsi, la lecture de la Sainte Écriture est réinterprétée selon l’expérience des fidèles afin d’y voir une justification de leur engagement, ou encore une quête de valorisation. Ils insistent sur des aspects qui leur sont favorables tout en négligeant ceux qui s’y opposent. Finalement, « l’Écriture sainte n’est-elle pas instrumentalisée en vue d’avaliser l’analyse interprétative de telle situation ou telle option politique ? »[24].

Une vision réductrice et décevante

L’ouvrage de Gutierrez semble en fait révélateur d’une pensée très schématique et incomplète, nécessairement décevante. Le théologien péruvien évoque des niveaux de libérations ou encore des lieux de salut sans leur donner une consistance ni étudier leur interdépendance. Les expressions telles que « libération chrétienne intégrale » ou encore « salut unique et global » demeurent ainsi imprécis et sans corps. Nous notons la même incomplétude dans les maux qui frappent l’homme de son temps. Sa réflexion ne porte que sur sa condition économico-sociale. Rien sur la maladie, l’usure et la vieillesse. Est-il aussi possible de réduire les relations entre les hommes au regard du seul dualisme « opprimé » et « oppresseur » ? Les valeurs authentiquement chrétiennes se réduisent-elles aussi à celles que pourraient porter des communautés révolutionnaires luttant contre les injustices ?

Si Gutierrez déclare que la libération sociale et économique n’est pas toujours un acte salvifique ou un apport à la croissance du Royaume, « dans la mesure où […] [elle] signifie une meilleure réalisation de l’homme », il ne développe pas ce point, pourtant capitale. De même, la libération sociale ne conduit pas nécessairement « à connaître, à accueillir et à suivre l’appel de Notre Seigneur Jésus-Christ. »[25] Toute action de libération n’est donc pas un pas vers le salut. Comment pouvons-nous alors authentifier cette action ou légitimer une action salvatrice ? Or, là réside le cœur du problème.

De même, Gutierrez ne fournit aucun critère de vérification de son analyse pour s’assurer de sa véracité, acceptant sans critique la nature scientifique de l’analyse marxiste. Il est donc difficile de croire que sa « théologie » n’est que la seule qui demeure fidèle aux Évangiles et à l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ. Très dépendante de la pensée marxiste, sa réflexion peut en effet soulever bien des questions, notamment celle de sa légitimité. Sa dépendance est encore plus marquée quand nous constatons que son regard se limite en fait aux pays dits capitalistes et se fixe sur un seul remède, qui est celui de la révolution, sans préciser néanmoins de quelle révolution il entend. Il refuse néanmoins toute réforme, qu’il juge limitée, timide, inefficace. C’est pourquoi il rejette l’idéologie de développement, « devenu simplement synonyme de réformisme et de modernisation »[26]. Finalement, comme il le déclare, « seules une destruction radicale du présent état des choses, une transformation profonde du système de propriété, l’arrivée au pouvoir de la classe exploitée, une révolution sociale, mettront fin à cette dépendance. Seules, elles permettront le passage à une société socialiste, ou tout du moins le rendront possible »[27].

Une vision révolutionnaire

L’analyse est finalement décevante par son incomplétude et sa schématisation. Gutierrez soulève de nombreuses questions sans néanmoins apporter de véritables réponses pourtant capitales pour sa « théologie de libération ». Mais son but est-il vraiment d’aller approfondir sa pensée ? Ne recherche-t-il pas simplement à justifier l’engagement des chrétiens en Amérique latine sans s’enfoncer dans un terrain peu solide, sans se perdre dans une réflexion plus approfondie, nécessairement plus abstraite ?

Gutierrez pourrait aussi se limiter à des critiques à l’égard de l’attitude d’autorités ecclésiastiques et montrer en quoi cette attitude est infidèle à l’égard de l’enseignement de l’Église et de Notre Seigneur Jésus-Christ sans chercher à élaborer une théologie. Cela pourrait en effet suffire pour expliquer la révolte de chrétiens et attirer le regard du monde chrétien sur les peuples opprimés d’Amérique Latine.

Mais, la théologie de la libération vise un objectif plus haut, celui de transformer l’Église selon un principe marxiste : la praxis doit commander la pensée. De la situation sociale, économique et politique de l’Amérique Latine doit émerger une nouvelle théologie, opposée à la théologie classique, c’est-à-dire à la théologie occidentale, considérée comme celle d’un monde dépassé, d’un monde d’oppresseurs.

Ainsi, contrairement à toute théologie, la « théologie de libération » s’appuie sur une réalité pour construire une pensée en vue d’une transformation radicale. « Cette aspiration au changement social, ayant pour horizon la transformation socialiste de la société, est celle de Gustavo Gutierrez, qui voit dans le marxisme ‘‘une capacité d’inspirer une praxis révolutionnaire radicale et permanente’’[28] »[29]. Or, comme le souligne Jean-Paul II, bien au fait de la pensée marxiste, « l’Église n’a pas besoin de faire appel à des systèmes ou à des idéologies pour aimer et défendre l’homme, pour contribuer à sa libération »[30], libération au sens véritablement chrétien.

La théologie de la libération, pourquoi ?

La théologie de la libération apparaît comme la convergence de courants théologiques et philosophiques européens modernes, de formes nouvelles du christianisme social, de l’intégration de sciences sociales dans la pensée religieuse à un moment de crise propice à des ruptures et à la radicalisation, à un moment où la situation sociale et économique en Amérique latine s’aggrave, où le système politique est instable, secoué par la révolution cubaine et les mouvements révolutionnaires d’influence marxistes. Cette convergence a été possible grâce au travail et à l’influence d’experts religieux et laïcs auprès d’évêques et de conférences épiscopales.

Dans une société qui connaît une crise si profonde, les mouvements catholiques laïques et les communautés ecclésiales de base, qui sont alors des lieux d’engagements actifs, ouverts à ces influences et au contact de ces réalités, « d’une attirance irrésistible pour le marxisme »[31], sont résolus à gagner le cœur de la population et finissent par épouser ses aspirations profanes au point de les prendre en charge au risque d’adopter et de défendre des positions contraires à celles de l’Église. C’est alors que ces mouvements cherchent à gagner de l’autonomie, générant des conflits avec la hiérarchie. Des experts, des prêtres et des évêques et des prêtres les soutiennent et leur fournissent une assise religieuse dont ils ont besoin.

Le développement de la théologie de la libération s’explique aussi par la réflexion théologique que mènent des ordres religieux. Au contact avec le monde universitaire et le monde intellectuel profane, influencé par le marxisme, ces ordres religieux, comme les jésuites et les dominicains, sont très actifs en Amérique latine, auprès de la population. Les principaux fondateurs de la théologie de la libération proviennent de ces ordres. La conférence des religieux d’Amérique latine (CLAR), qui rassemble des ordres religieux, défend des positions radicales et se présente comme un ardent défenseur de la théologie de la libération, n’hésitant pas à s’opposer aux évêques. L’Amérique latine est un nouveau lieu de confrontation entre les réguliers et les séculiers.

Enfin, nous ne pouvons pas ignorer la contribution des prêtres et religieux étrangers, dont certains ont connu l’expérience des prêtres ouvriers. Envoyés généralement dans les milieux les pauvres et difficiles de l’Amérique latine, au contact de la misère, certains d’entre eux ont à leur tour épouse les revendications de la population, évoluant « vers la gauche tant leurs opinions théologiques que dans leur analyse sociale ».

Conclusions

La théologie de la libération est finalement une théorisation et une légitimation d’un vaste mouvement social et politique, qui comprend des prêtres, des religieux et des évêques ainsi que des chrétiens de gauche, des mouvements chrétiens laïcs et des communautés ecclésiales de base. Des théologiens ont fourni à ce mouvement une doctrine religieuse qui l’a renforcé et lui a permis de s’étendre. Ils prônent une « option préférentielle pour les pauvres » et l’émancipation du pauvre par lui-même. Ils louent les communautés de base comme nouvelle forme de l’Église. Ils interprètent la Sainte Écriture selon leur vision et se fondent sur l’analyse marxiste pour défendre leur conception de l’histoire. Ils s’opposent fortement contre le capitalisme, l’Occident et la théologie classique.

La théologie de la libération semble être une théorisation et une légitimation d’un vaste mouvement social et politique, qui comprend des prêtres, des religieux et des évêques ainsi que des chrétiens de gauche, des mouvements chrétiens laïcs et des communautés ecclésiales de base.

Pour la plupart d’entre eux, ils se présentent ainsi comme porteurs d’une nouvelle Église, « l’Église du peuple », une Église d’en bas, préoccupée des réalités sociales de la population, tout en voulant rester dans l’Église. Ils portent ainsi en eux une contradiction profonde que connaissent ceux qui veulent intégrer dans le christianisme des pensées qui lui sont opposées.

La théologie de la libération contient aussi de nombreuses autres contradictions, portées par le contexte social et politique. Influencée par des philosophies et des théologies nouvelles de l’Europe occidentale, telle que celle du personnalisme ou de Teilhard de Chardin, elle s’érige pourtant comme une autre façon de penser le christianisme et l’Église. Elle s’oppose à la théologie classique et à l’Église institutionnelle, considérée comme trop centrée sur l’Occident, quand elle est fortement liée à la situation de l’Amérique latine. Elle se dit pleinement chrétienne quand l’analyse marxiste, une analyse athée, guide sa pensée. Elle se dit authentiquement fidèle à la volonté de Dieu quand elle interprète sa parole au seul regard du présent et de ses engagements. Elle est en faveur de l’État communiste, voire des révolutions marxistes, qu’elle considère comme une voie de libération, avant que tout cela ne s’effondre avec toutes ses horreurs et ses images d’oppression…

La théologie de la libération prétend être seule à lutter contre la pauvreté, donnant même des leçons à l’Église et critiquant son attitude. Or, la pauvreté fait partie de l’Église depuis son commencement comme l’attestent l’histoire et encore le présent. Mais ce qui caractérise cette théologie est non seulement de se focaliser sur la pauvreté elle-seule, et sur le plan uniquement matériel, mais c’est aussi qu’elle met « l’accent, parfois unilatéralement, sur les modalités de pauvreté liées aux structures économiques et politiques »[32]. Cette attitude s’explique par l’usage conscient et voulue non seulement d’instruments marxistes d’analyse mais aussi de la pensée marxiste. Celle-ci n’y voit pas d’autres explications à la pauvreté et à l’oppression. Ainsi, la théologie de libération « pense la pauvreté dans le carcan d’un système total où, quoiqu’on s’en défende, la valeur des instruments d’analyse, c’est-à-dire leur scientificité, et par conséquent les décisions programmatiques, c’est-à-dire les injonctions au niveau de la praxis, sont finalement tributaire d’une théorie »[33], de la théorie marxiste.

Enfin, la théologie de libération se concentre sur l’oppression et donc sur la libération de l’homme par lui-même, sur son émancipation économico-sociale, sans vraiment étudier ce qu’est la liberté, c’est-à-dire l’état vers lequel doit converger une action libératrice. Elle ne pense qu’aux moyens d’y arriver sans définir leur finalité ni leur légitimité. Elle porte uniquement son regard et sa réflexion sur l’action, et finalement peu sur sa finalité. Sans-doute, est-ce cela sa plus grave erreur…



Notes et références

1 Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre XIV, 28.

2 Gerhard Muller, Du côté des pauvres, livre écrit avec Guttierrez, publié en 2004.

3 Tomothée de Rauglaudre, article « Gustavo Gutierriez défendait un socialisme d’abord chrétien et utopique », La Croix, 24 octobre 2024, la-croix.com.

4 Berdiaev (1874-1948), orthodoxe, philosophe, défendant l’existentialisme chrétien. Pour lui, la liberté est le premier principe.

5 Voir Émeraude, janvier 2013, article « Le Père Teilhard de Chardin (1881-1955) ». D'autres articles d'Émeraude traitent de sa doctrine.

6 Frei Betto a notamment écrit le livre Fidel Castro y la religion, entretiens sur la religion avec Frei Betto, en 1985.

7 Larue-Thérèse Texeraud, compte-rendu du livre Fidel Castro y la religion, dans Politique étrangère, année 1987, 52-2, persee.fr.

8 Érik Lambert, Un franciscain engagé : Léonardo Boff, 28 février 2023, Franciscains94.com, lu le 20/02/2025.

9 Leonardo Boff, article dans le quotidien brésilien O Globo, dans La Croix, article « Mort de Rubem Aves, un des pères de la théologie de la libération », Nicolas Senèze, 21 juillet 2014, la-croix.com.

10 Voir La théologie de la libération, Michel Schooyans, dans Revue théologie de Louvain, année 1976, 7-3, persee.fr.

11 Gutterriez, Théologie de la libération. Perspectives, édition Lumen Vitae, 1974 dans Compte-rendu, Thilis Gustave, Revue Théologique de Louvain, année 1975, 6-4, persee.fr.

12 Abélard, Theologia christiana, 1123-24 dans Vocabulaire historique du christianisme, Éric Suire, édition Armand Colin, 2004.

13 Thilis Gustave, Compte-rendu, Revue Théologique de Louvain, année 1975, 6-4, persee.fr.

14 Article « Pratique et praxis », Universalis, 29 janvier 2025, universalis.fr.

15 Gutterriez, Théologie de la libération. Perspectives, édition Lumen Vitae, 1974 dans Compte-rendu, Thilis Gustave, Revue Théologique de Louvain, année 1975, 6-4, persee.fr.

16 Gutterriez, Théologie de la libération. Perspectives, édition Lumen Vitae, 1974 dans Compte-rendu, Thilis Gustave, Revue Théologique de Louvain, année 1975, 6-4, persee.fr.

17 Gutterriez, Théologie de la libération. Perspectives, édition Lumen Vitae, 1974 dans Compte-rendu, Thilis Gustave, Revue Théologique de Louvain, année 1975, 6-4, persee.fr.

18 Voir La théologie de la libération, Michel Schooyans, dans Revue théologie de Louvain, année 1976, 7-3, persee.fr.

19 Gutierrez, La théologie de la libération - Perspectives, Lumen Vitae, 1974 dans Marxisme et théologie de la libération, III, Michael Löwy, Cahiers d’Étude et de Recherche, n° 10, 1988, Institut international de recherche et de formation.

20 Boff, Église, charisme et pouvoir, dans La « théologie de la libération » à la croisée des chemins, Jean Boussinecq, Raison présente, n°79, 3e trimestre 1986, Approches de la différence, persee.fr.

21 Gutterriez, La fuerza historica de los pobres, dans Les sources bibliques de la théologie de la libération, Michael Lowy, 27 février 2011, alterinfos.org.

22 Les obispos latinoamericanos entre Medellin y Puebla, San Salvador Universidad Centro-Americana, 1978, dans Les sources bibliques de la théologie de la libération, Michael Lowy.

23 Frei Betto, O Fermento na Massa, Petropolis, 1983 dans Les sources bibliques de la théologie de la libération, Michael Lowy.

24 Michel Schooyans, La théologie de la libération, dans Revue théologie de Louvain, année 1976, 7-3, persee.fr.

25 Thilis Gustave, Compte-rendu, Revue Théologique de Louvain, année 1975, 6-4, persee.fr.

26 Gutierrez, La théologie de la libération - Perspectives, Lumen Vitae, 1974 dans Marxisme et théologie de la libération, III, Michael Löwy.

27 Gutierrez, La théologie de la libération - Perspectives, Lumen Vitae, 1974 dans Marxisme et théologie de la libération, III, Michael Löwy.

28 Théologie des sciences sociales, Théologies de la libération, documents et débats, 1985.

29 Joyeuses fêtes ! La ferveur révolutionnaire et Marx, revolutionpermanente.fr, lu le 18/02/2025..

30 Jean-Paul II, dans Sa Sainteté Jean-Paul II, Carl Bernstein, édition Plon, 1996.

31 Michael Löwy, Marxisme et théologie de la libération, III, Cahiers d’Étude et de Recherche, n° 10, 1988.

32 Voir Michel Schooyans, La théologie de la libération.

33 Voir Michel Schooyans, La théologie de la libération.




dimanche 9 mars 2025

Christianisme et marxisme ? Deux visions radicalement opposées, aucune entente possible ...

Dans les années 70, des chrétiens, dits engagés, recherchent à réconcilier leur foi avec les principes marxistes, à l’image des révolutionnaires d’Amérique latine. « La révolution, c’est la lutte pour un monde nouveau, une forme de messianisme terrestre dans lequel il y a une possibilité de rencontre entre chrétiens et marxiste. »[1] Des prêtres adhèrent aussi au marxisme tout proclamant leur attachement passionné à Notre Seigneur Jésus-Christ. « Être chrétien avec une philosophie matérialiste ; vivre la relation au Père dans une mentalité matérialiste pour vivre Jésus-Christ en étant marxiste »[2]. Certains d’entre eux entrent même dans le syndicat CGT. Un théologien et dominicain, Paul Blanquart (1934-2024), défend la complémentarité entre le christianisme et le marxisme au point de légitimer la participation du chrétien à la lutte révolutionnaire armée et à fonder un mouvement chrétien-marxiste en 1974. Le plus grand exemple de ce rapprochement reste la théologie de la libération, qui a touché l’Amérique latine …

En ce XXIe siècle, il n’est pas rare de nos jours de rencontrer des chrétiens qui voient dans les Évangiles un message contre la société capitaliste ou encore conçoivent un « Jésus de gauche », sans cependant aller jusqu’au Jésus marxiste de Barbusse[3]. De plus, le débat d’une conciliation possible entre le christianisme et le marxisme ne semble pas être éteint comme le soulèvent encore des journaux et des revues. Ces tentatives de rapprochement nous rendent perplexes. Comment est-il en effet possible de se dire chrétien tout en étant en même temps partisan du marxisme ?

Cet article a pour but de mieux connaître le marxisme afin de bien comprendre l’antagonisme radical qui existe entre le christianisme et le marxisme.

Qu’est-ce que le marxisme ?

Le marxisme est une philosophie, une doctrine ou encore une théorie, élaborée principalement au XIXe siècle par Karl Marx (1818-1883) et par Friedrich Engels (1820-1895). Il se veut une explication de l’histoire et de la société. Il touche ainsi à de nombreux domaines, économique, social, politique, philosophique… Inachevée au temps de Marx et unifiée par Engels, la pensée marxiste a été développée selon des axes privilégiés et a donné naissance à de nombreux courants.

Le cœur du marxisme réside dans l’idée que l’histoire et la vie sont déterminées par l’activité des hommes et les rapports qu’elle établit entre la nature et les hommes. Jusqu’à maintenant, la société est divisée en classes dont une domine les autres par le contrôle qu’il exerce sur les moyens de production, soit l’aristocratie au temps féodal, soit la bourgeoisie au temps capitaliste. Cette situation induit une lutte des classes qui ne peut que s’achever par la fin des classes.

La deuxième idée porte sur le remède, c’est-à-dire sur la libération des exploités. Le marxisme défend l’idée que cette émancipation ne peut être atteint sans révolution sociale et sans prise de pouvoir du prolétariat, à qui il attribue le rôle de libérateur de l’homme. Une nouvelle société se réalisera alors et conduira à une société sans classe, à une société d’abondance. Le communisme est alors, selon Engels, « l’enseignement des conditions de la libération du prolétariat »[4].

Le marxisme se repose sur le matérialisme dialectique, qui consiste à appliquer la méthode dialectique d’Hegel, épurée de tout idéalisme, à une conception matérialiste de l’histoire ou à un matérialisme historique. Par cette méthode, il explique l’histoire et devine l’avenir.

Le marxisme est en effet une philosophie fondamentalement matérialiste. Le matérialisme comprend notamment le refus de reconnaître la possibilité de l’existence d’une vie de l’esprit hors de la matière et donc la négation de l’existence de Dieu. L’esprit est, selon Engels, le produit le plus élevé de la matière organique. Il n’y a rien d’éternel sinon la matière. C’est pourquoi tout matérialiste et donc tout marxiste se présentent comme un athée…

Le matérialisme historique

Le matérialisme historique est une doctrine qui consiste à analyser l’histoire, les luttes sociales et les évolutions économiques et politiques à partir des causes matérielles. En effet, selon cette vision, ce sont les conditions matérielles d’existence des hommes qui déterminent les modes de productions, lesquelles à leur tour déterminent les consciences, les philosophies, les lois, les formes de gouvernement, etc. « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience »[5]. Selon le matérialisme, la vie est entendue comme l’activité matériel, la conscience comme « mon rapport avec ce qui m’entoure », c’est-à-dire le rapport que l’être entretient, par la pensée, avec ce qui l’entoure. En conséquence, le mouvement des idées est déterminé par celui de l’activité matériel, c’est-à-dire par la production.

Ainsi, l’homme est le produit de son activité quand son histoire est déterminée par les conditions économiques. « Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie sociale, politique et intellectuelle en général. »[6] La religion est alors un produit d’une époque et des rapports sociaux, et non comme un événement qui influence l’histoire. Tout évolution des conditions matérielles et des modes de production conduit à celle de la société. Ce ne sont pas les idées qui sont prédominantes. Toute l’histoire s’explique donc par le facteur économique.

Le matérialisme dialectique

La dialectique hégélienne, initialement appliquée sur la conception des idées, est épurée de son idéalisme pour représenter le moteur de l’histoire, ou encore le mouvement du réel. Elle réside dans les contradictions entre les classes sociales, dans la lutte entre leurs intérêts divergents ainsi qu’entre le développement des forces productrices et les rapports de production. Tout cela génère un mouvement des modes de production et donc de l’histoire.

Selon le marxisme, le mode de production est défini à partir des forces productives, c’est-à-dire « l’ensemble des éléments qui établissent le rapport entre l’homme et la nature », la principale étant la force de travail, et des rapports de production, c’est-à-dire « les rapports tissés entre les hommes dans l’activité de transformation de la nature»[7]. Des rapports de production, à un moment donné, peuvent accélérer le développement des forces productives pour se muer en frein d’où leur remise en cause au profit de nouveaux rapports de production. « À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision [ou contradiction] avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors […] Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions [ou rapports] se changent en de lourdes entraves. »[8]

Or, dans le cadre d’un faible niveau de développement des forces productives, la société se structure en classes dans un rapport de domination. La raison d’être de ces classes est l’appropriation du surplus de production dans un contexte de pénurie relative. La notion de de classes renvoie donc à celle de la lutte des classes, une lutte entre les classes dominatrices et les classes dominées. Elle marque alors le passage entre un mode de production à un autre. « Elle est un élément de maturation des conditions de passage en tant qu'élément de détermination du développement des forces productives dans le cadre de rapports de production déterminé. »[9]

Ainsi, la lutte des classes implique le changement de modes de production. En ce sens, elle est aussi le moteur de l’histoire. « L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes, Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot : oppresseurs et opprimés, se sont trouvés en constante opposition ; ils ont mené une lutte sans répit, tantôt déguisée, tantôt ouverte, qui chaque fois finissait soit par une transformation révolutionnaire de la société toute entière, soit par la ruine des diverses classes en lutte »[10]. Elle s’explique par la contradiction qui oppose forces productives et rapports de production. Et quand cesse cette contradiction, et donc la société sans classe, l’histoire se termine. C’est alors l’état communiste

En route vers le communisme

Marx présente l’histoire selon une succession linéaire et finie de quatre modes de production : asiatique, antique, féodal et bourgeois ou capitaliste, défini chacun par la forme spécifique de l’antagonisme inhérent au mode de production, antagonisme qui s’exprime par la lutte des classes.

Marx est alors convaincu que le mode capitaliste laissera sa place à un mode définitif, le communisme puisque le capitalisme est miné par une contradiction. Selon son principe que seul le travail nécessaire à la réalisation d’un produit donne sa valeur, les capitalistes doivent nécessairement investir de plus en plus dans les moyens de production pour faire face à la concurrence et donc disposer de plus de capitaux sans que la valeur des biens n’augmente. Pour sauver les bénéfices, ils doivent donc augmenter la production et baisser les charges, c’est-à-dire les salaires ou le nombre de salariés. Finalement, le pouvoir d’achat diminue parallèlement à la surproduction dans tous les secteurs d’activité. Le système capitaliste est donc continuellement en train de lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit tout en l’encourageant. Cette contradiction le conduit à sa perte…

Dans la société capitaliste, la concurrence est donc à la fois moteur et frein du développement. Elle impose progressivement la centralisation du capital pour développer les modes de production et accumuler les forces de production, et par conséquent, la réduction de la pluralité des capitaux, ce qui rend alors la concurrence inexistante d’où un mouvement de ralentissement du développement des forces productives. Ainsi, dans une société capitaliste, les rapports de production finissent par être un obstacle au développement des forces productives. Cela provoque une lutte des classes dont la fin est la destruction du capitalisme. Or, comme le capitalisme ne connaît pas de frontière, cette fin n’est possible que si le communisme est mondial. « Le prolétariat ne peut exister qu'en tant que force historique et mondiale, de même que le communisme, action du prolétariat, n'est concevable qu'en tant que réalité historique et mondiale. »[11] Le communisme ne peut se contenter de dominer un État. Il est voué à l’extension. Il est donc par essence universel et prosélyte.

Le capitaliste devra donc s’effondrer pour laisser place au socialisme. Celui-ci ne peut arriver que par la dictature du prolétariat et une appropriation collective des moyens de production. Comme le déclare Lénine, la dictature du prolétariat est « la dictature du peuple révolutionnaire … et non pas de tout le peuple ». C’est « un pouvoir que rien ne limite, qu’aucune loi, qu’aucune règle absolument ne bride et qui se fonde directement sur la violence. » L’État gérera ainsi l’ensemble du système productif.

Enfin, stade ultime du système, l’État disparaîtra et la richesse sera redistribuée à chacun selon ses besoins. La propriété sera commune. Il n’y aura plus de division de la société en classes sociales ni de lutte de classe. L’homme sera libéré de l’homme. C’est ainsi que verra le jour le communisme, défini parfois comme un idéal, un état ou encore un mouvement. Le rapport de production et les forces productives n’étant plus contradictoire, l’homme connaîtra l’état d’abondance. Telle est l’espérance du marxisme…

Une conception du monde et de la vie

La conception marxiste de l’histoire se présente donc d’abord comme une philosophie de l’histoire. « Elle est philosophie dans la mesure où elle prétend expliquer ainsi la totalité de l'histoire. »[12] Elle en définit la base, le mouvement et la fin de l’histoire. Mais elle ne se limite pas à l’histoire. Selon Maritain, « le communisme, tel qu'il existe, est un système de doctrine et de vie qui prétend dévoiler à l'homme le sens de son existence et qui répond à toutes les questions fondamentales que la vie pose. C'est une religion appelée à remplacer toutes les autres religions : une religion athée dont le matérialisme constitue la dogmatique, et dont le communisme comme régime de vie est l'expression éthique et sociale. » Le marxisme se veut la vérité fondamentale. Il s’arme d’un idéal, d’une espérance… Par conséquent, il est un adversaire de toutes les religions, et plus spécialement de la religion chrétienne, qui est, elle-aussi, de portée universelle…

Le marxisme n’est pas seulement une philosophie qui explique le monde et l’anticipe, il prétend aussi apporter une connaissance scientifique de la réalité. « Le socialisme est devenu une science »[13] grâce au matérialisme historique, se félicite Engels.

Par ailleurs, le marxisme apporte un éclairage aux événements tourmentés du XIXe siècle. Il naît et se développe à une époque marquée par de nombreuses révoltes d’ouvriers qui semblent effectivement annoncer la fin du capitalisme et font pressentir la libération du prolétariat. Marx et Engels les considèrent en effet comme un mouvement conforme aux lois de l’histoire qu’ils élaborent. Ces soulèvements annoncent pour eux l’évènement d’une nouvelle société, un événement qu’ils jugent immédiat. Ainsi, le marxisme veut non pas « mettre en œuvre dans la vie d’on ne sait quel système utopique mais de participer consciemment dans le processus historique de la transformation révolutionnaire de la société qui se déroule sous nos yeux »[14]. Et, comme le proclame le Manifeste du parti communiste, il est nécessaire objectivement que la société capitaliste ou bourgeoise se transforme en société communiste au moyen de la violence révolutionnaire et que le prolétariat tienne le gouvernail du pouvoir de l’État. Par conséquent, les fondateurs du marxisme sont persuadés que la révolution sociale du prolétariat est très proche, voire imminente.

En outre, par sa critique, le marxisme semble apporter une réponse à des insatisfactions profondes et à des frustrations, causées par les déficiences des systèmes sociaux en place. En 1847, en effet, « la première et la plus urgente des questions est la question sociale »[15]. Le marxisme est bien conscient de la condition du prolétariat, qui doit « porter sur ses épaules tous les fardeaux de la société sans profiter de ses bienfaits » et « constitue la majeure partie de la société et se trouve à l’origine de la conscience qu’une révolution radicale est nécessaire et de la conscience communiste… »[16]. Le marxisme donne ainsi sens et consistance au monde ouvrier. Il lui permet de lui faire prendre conscience de ses intérêts et de la nécessité de se battre pour les satisfaire. Il épouse ainsi les aspirations des ouvriers révolutionnaires de son temps. Il se veut même le guide de l’action du prolétariat. Finalement, le marxisme se soucie de coordonner la théorie et la pratique, récusant les doctrines idéalistes sans réelle action sur la société.

Incompatibilité radicale entre le marxisme et le christianisme

Comme toute doctrine matérialiste, le marxisme nie l’existence de Dieu et la vie spirituelle. Il récuse l’existence de l’âme ou encore la vie éternelle au-delà de l’existence terrestre. Il prétend ainsi libérer l’homme tout en niant ce qui fait l’homme[17], ce qui ne peut conduire qu’à l’erreur. Comment est-il alors possible d’adhérer à une doctrine qui se fonde sur de telles négations ? À partir de ce principe, le christianisme est vide de sens. Le marxiste convaincu le considère alors comme une invention humaine dont il cherche parfois l’origine ou la cause. Il s’ouvre donc à toutes les théories qui considèrent Notre Seigneur Jésus-Christ comme une figure imaginaire ou un personnage historique dont la vie a été détournée par ses disciples. Le chrétien peut-il alors s’entendre avec une doctrine qui nie ce qu’il est et ce qu’il aime sans se trahir lui-même ? Le marxisme ne relève pas de la cité de Dieu. Il n’est lumière ni vie…

Marx a parfaitement compris l’opposition fondamentale entre sa vision du monde et celle du christianisme. Reprenant les critiques de Feuerbach et de nombreux philosophes athées, il considère la religion comme une aliénation selon le célèbre slogan, « la religion est l’opium du peuple », même s’il n’en est pas à l’origine[18]. Il considère que la critique de la religion est déjà suffisante et ne cherche pas à la poursuivre. Engels s’en préoccupe davantage. Pour lui, la religion n’est que la conséquence d’une société de classe. Des penseurs communistes comme Marx Bloch sont plus intéressés par la philosophie de la religion malgré leur athéisme. Ils sont surtout fascinés par la force que procure la religion tout en restant fondamentalement athées. Mais, pour une très grande majorité de marxistes ou communistes, le christianisme est un adversaire à abattre.

Construire un « Jésus marxiste »

Pourtant, malgré cet antagonisme radical, le rapprochement entre le christianisme et le marxisme a déjà été tenté au XIXe siècle comme nous l’avons longuement évoqué dans les deux articles précédents[19]. Nous y avons souligné, dans cette improbable conciliation, une volonté pour les marxistes et communistes de dépasser l’obstacle que représente le christianisme ou encore d’armer leur utopie de la force religieuse qu’il possède. La conversion des chrétiens à leur idéologie a aussi été longuement recherchée, même si les fondateurs, Marx et Engels, ont été foncièrement antichrétiens et athées comme la majorité de leurs disciples.

Les objectifs d’un tel rapprochement sont donc liés à des campagnes de propagande et d’influence afin de propager les idées marxistes au sein de la population. Une des méthodes employées est de déconstruire l’image traditionnelle de Notre Seigneur Jésus-Christ pour construire celle d’un Jésus proche du peuple, soucieux de la justice sociale, un Jésus révolutionnaire qui s’oppose à l’ordre établi, aux autorités et aux riches. Ainsi, se met en place une dichotomie entre le Jésus marxiste et le Jésus tel qu’Il est enseigné par l’Église, accusant cette dernière d’avoir perverti l’histoire.

Construire un « Jésus humanitaire »

Nous pouvons peut-être rapprocher le rapprochement entre le marxisme et le christianisme avec la conciliation entre le christianisme avec les principes de la Révolution française que recherche le mouvement du Sillon[20] et les catholiques libéraux[21]. Elle conduit à « une déformation de l’Évangile et du caractère sacré de Notre Seigneur Jésus-Christ. »[22] Comme l’observe aussi Saint Pie X, « dès que l’on aborde la question sociale, il est de mode, dans certains milieux, d’écarter d’abord la divinité de Jésus-Christ, et puis de ne parler que de sa souveraine mansuétude, de sa compassion pour toutes les misères humaines, de ses pressantes exhortations à l’amour du prochain et à la fraternité. »[23] Or, cette figure de Notre Seigneur Jésus-Christ n’est point celle des Évangiles.

Certes, nous aimant d’un amour infini au point de souffrir et de mourir pour notre salut, Notre Seigneur Jésus-Christ est venu nous apporter la paix et le bonheur, temporel et éternel. Cependant, cette part du bonheur est conditionnée à un nombre d’exigences que nous ne devons pas oublier sous peine de vivre dans la désillusion, comme celle d’appartenir à son Église, d’accepter sa doctrine, ou encore de pratiquer la vertu. Si Notre Seigneur Jésus-Christ a été bon avec les pécheurs, Il leur demande d’abandonner leurs péchés et leurs erreurs. S’Il soulage les pauvres et relève les humbles, Il s’indigne contre les profanateurs de la maison de Dieu, contre ceux qui scandalisent les petits ou accablent le peuple. S’Il montre de la douceur, Il a aussi été sévère et menaçant avec une souveraine autorité. Ses béatitudes sont aussitôt suivies de ses malédictions. Il n’hésite pas, non plus, à nous conseiller de couper un de nos membres pour sauver le corps de l’enfer. Enfin, à plusieurs reprises, sous différentes formes, Il nous avertit qu’à la fin, l’ivraie sera séparée du bon grain et jeté aux feux

En ne retenant des Évangiles que ce qui nous plaît ou correspond à notre conception de la vie, nous finissons par déformer l’enseignement de Notre Jésus-Christ. Au lieu de demeurer dociles à la vérité et donc réceptifs à tout son enseignement, au lieu de se laisser former par la parole de Dieu, nous nous servons d’elle pour nous réconforter dans notre conviction. Si nous pensons aussi rendre plus acceptable la foi aux incroyants en lissant l’image de Notre Seigneur Jésus-Christ pour la rendre plus proche de leur conception de la vie et du bonheur, nous les éloignons en fait de la lumière …

Il est donc impossible de concilier le christianisme avec le marxisme sans défigurer Notre Seigneur Jésus-Christ, sans Le désacraliser, et par conséquent sans renier l’enseignement de l’Église

L’imprégnation du marxisme dans le christianisme

Pourtant, dans les années 70, de nombreux silences couvrent des initiatives de rapprochement entre des chrétiens et des marxistes. Ainsi, quand des évêques de la commission épiscopale du monde ouvrier[24] rencontrent des chrétiens marxistes convaincus, ils ne leur présentent aucune critique et semblent être neutres ou indifférents.

La recherche de dialogue sans parti pris avec des chrétiens marxistes est peut-être louable, mais que devons-nous penser quand des chrétiens, dont des prêtres, loue le marxisme au lieu de le condamner ? « Convaincus que, malgré les divergences existant entre le christianisme et le marxisme sur l’interprétation de l’homme et du monde, c’est le marxisme qui donne l’analyse scientifique la plus exacte de la réalité impérialiste et des stimulants les plus efficaces pour l’action révolutionnaire… »[25] Pour se justifier, le Père Blanquart distingue au sein du marxisme l’utopie et l’idéologie. Il souligne que, sur le plan de l’utopie, une « convergence morale » entre le marxisme et le christianisme alors que, sur le plan de l’idéologie, il y a une « irréductibilité » entre eux. L’utopie nous renvoie à l’image humaniste de Notre Seigneur Jésus-Christ, telle que nous l’avons évoquée. Mais, l’utopie marxiste n’est pas à part de l’idéologie. L’une ne va pas sans l’autre. Et comment un chrétien peut-il adhérer à une utopie purement matérielle et fermée à la vie éternelle ? L’espérance chrétienne est d’une autre dimension. Elle n’a pas non plus de sens sans la foi et la charité…

L’autre justification réside dans une alliance pour combattre le même ennemi. « Les chrétiens révolutionnaires et les marxistes ont une conscience de plus en plus vive de leur alliance stratégique dans le processus de libération du continent. Alliance stratégique qui dépasse les alliances tactiques ou occasionnelles à court terme. Alliance stratégique qui signifie une marche de tous dans une action politique commune pour un projet historique de libération. Cette identification historique dans l'action politique ne signifie pas l'abandon de la foi pour les chrétiens ; elle dynamise au contraire leur espérance dans le devenir du Christ. »[26] Le véritable ennemi du chrétien est le mal et le péché. Tout mensonge est son adversaire. Toute idéologie qui détourne l’homme de son véritable bonheur est son ennemi. Comment la négation de Dieu peut-il être un allié du chrétien ? Comment la lumière peut-elle se joindre aux ténèbres ? C’est une alliance contre-nature que l’esprit et le cœur ne peuvent admettre. En outre, la libération n’est qu’un moyen. Elle n’est pas une fin qui peut justifier une alliance. Or, l’histoire des révolutions illustre la désillusion de ceux qui ont aidé leurs futurs persécuteurs à prendre le pouvoir. Car la philosophie marxiste « imprègne son action, son programme, non seulement l’imprègne, mais est première et déterminante. »[27] Le marxisme est une conception du monde et de la vie qui entre nécessairement en conflit avec celui du christianisme. Il ne peut donc y avoir entente sans malentendu ni duperie…

Conclusions

Le chrétien peut se réjouir de la justice que promet le marxisme mais il sait que cette justice est vaine ou biaisée puisqu’elle réside dans des erreurs et ne repose pas sur Notre Seigneur Jésus-Christ. Et de quelle justice réclame le marxisme ? Les mots ont du sens et ce sens doit être impérativement rattaché à l’univers auquel ils se rattachent. La liberté, le bien, le mal n’ont pas le même sens pour un chrétien et un marxiste. Il est donc impératif de considérer essentiellement la conception du monde et de la vie au-delà des mots. C’est elle qui dirige la parole et l’action. Rien ne sert donc de s’entendre et de s’allier si les regards divergent dans des directions opposées. Or, le chrétien et le marxiste regardent dans des directions radicalement opposées. « Nous, les communistes, nous nous réclamons d'une philosophie matérialiste et dialectique. Nous ne voulons pas créer d'illusions sur ce point : entre le marxisme et le christianisme, il n'y a pas de conciliation théorique possible, pas de convergence idéologique possible. Les travailleurs communistes ont leur conception du monde, les travailleurs catholiques ont la leur. »[28]

Contrairement au marxiste, le chrétien refuse de réduire l’homme à ses limites et conditions physiques ou encore à ses jours ici-bas. Il est convaincu qu’il n’y a pas de véritable libération ou de progrès s’il reste à ce niveau. Son bonheur auquel il croit est d’abord et avant tout auprès de Dieu dans la vie éternelle. L’humanisme tel que conçoit le marxiste est donc caduque, et par là, dangereux, puisque la volonté du marxisme est de transformer le monde selon sa vision, un monde sans Dieu ni éternité... Le chrétien peut-il contribuer à un tel projet sans se renier ?

Des chrétiens se rapprochent du marxisme tout en rejetant ce qu’ils considèrent comme accessoires ou peu importants pour se focaliser sur les traits les plus positifs de l’humanisme marxiste, espérant par-là atteindre Notre Seigneur Jésus-Christ tel qu’ils se L’imaginent. Mais une telle attitude, qui repose sur de subtiles distinctions, réside sur une double ignorance, celle du marxisme et du christianisme. Ils ignorent que le marxiste et le chrétien n’appartiennent pas à la même cité…


Notes et références

1 Tito de Alencar, militant de la jeunesse chrétienne, dominicain de Sao Paulo.

2 Lettre aux communautés, n°53, septembre 1975 dans Analyse marxiste et foi chrétienne, René Coste , 1976, itfp.fr.

3 Voir Émeraude, article février 2025, Le "Jésus marxiste" de Barbusse, une arme de propagande.

4 Engels, Principes du communisme, 1847.

5 Engels, Anti-Dürhing, Éditions sociales, Paris, 1973 dans Marxisme : science ou idéologie ? André Segura, dans Revue française d’économie, volume 5, n°2, 1990, doi.org.

6 Marx, Critique de l’économie politique, 1859,dans Œuvres, éditions Gallimard, dans Marxisme : science ou idéologie ?

7 André Segura, Marxisme : science ou idéologie ?

8 Marx, Critique de l’économie politique ans Œuvres, éditions Gallimard, dans Marxisme : science ou idéologie ?

9 André Segura, Marxisme : science ou idéologie ?

10 Marx, Critique de l’économie politique, dans Œuvres, éditions Gallimard, dans Marxisme : science ou idéologie ?

11 Marx, Critique de l’économie politique, dans Œuvres, éditions Gallimard, dans Marxisme : science ou idéologie ?

12 René Coste,  Analyse marxiste et foi chrétienne.

13 Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880.

14 Marx, article Monsieur Karl Vogt, dans Les paradoxes de la théorie marxiste du communisme, Theodor I. Oyserman.

15 Carl Biedermann, conférence sur le socialisme et les questions sociales, dans Les paradoxes de la théorie marxiste du communisme, Theodor I. Oyserman, revue Diogène, 2008/2, N°222, cairn.info.

16 Marx, Engels, L’idéologie allemande, dans Les paradoxes de la théorie marxiste du communisme, Theodor I. Oyserman, revue Diogène, 2008/2, N°222, cairn.info.

17 Voir Émeraude, article janvier 2025, Sur la formule, "la religion est l'opium du peuple".

18 Voir Émeraude, article Sur la formule, "la religion est l'opium du peuple".

19 Voir Émeraude, article janvier 2025, Sur la formule, "la religion est l'opium du peuple", et février 2025, Le "Jésus marxiste" de Barbusse, une arme de propagande.

20 Voir Émeraude, article décembre 2024, Le Sillon, l'histoire d'une mouvement séduisant mais funeste.

21 Voir Émeraude, article septembre 2024, Lamennais et la naissance du libéralisme catholique, et octobre 2024, Le Congrès de Malines, catholicisme ou libertés modernes.

22 Saint Pie X, Lettre Notre charge apostolique aux archevêques et évêques français, 25 août 1910, laportelatine.org.

23 Saint Pie X, Lettre Notre charge apostolique aux archevêques et évêques français, 25 août 1910, laportelatine.org.

24 Les évêques de cette commission ont transmis aux évêques de la conférence épiscopale français une communication, le 1er mai 1972, intitulée première étape d’une réflexion de la Commission épiscopale du monde ouvrier dans son dialogue avec des militants ouvriers chrétiens ayant fait l’option socialiste. Cette communication reprend les propos de leur interlocuteur sans aucune critique.

25 Déclaration du Congrès culturel de La Havane, janvier 1968, signée par des prêtres dont le dominicain Paul Blanquart dans

26 Document final de la réunion des Chrétiens pour le socialisme, dans Informations catholiques internationales, 1er juin 1972, dans Les chrétiens et l’analyse marxiste, René Coste, dans Revue théologique de Louvain, 4e année, fascicule n°1, 1973, doi.org.

27 J. Duquesne, La Gauche du Christ, Grasset, 1972 dans Les chrétiens et l’analyse marxiste, René Coste.

28 Georges Marchais, secrétaire générale du parti communiste français, Interview, dans Le journal de la Croix, 19 novembre 1970.