Nous allons donc étudier cette formule en revenant d’abord sur tous ceux qui ont employé le terme d’« opium » pour qualifier la religion afin d’en relever des leçons…
Religion nécessaire pour la saine raison
Pour répondre aux inquiétudes de Saint Preux, Julie précise les effets positifs que lui procure la dévotion. Les oraisons lui apportent de la douceur et lui donne une nouvelle existence qui ne tient plus aux passions du corps. La dévotion supplée au sentiment du bonheur ou encore remplit le vide de son âme. Alors, « si la dévotion est bonne, où est le tort d’en avoir ? »[3]
Mais Julie la considère aussi comme un délire [4] qui a ses plaisirs et la laisse dans un état agréable, ou encore comme une récréation qui lui donne des plaisirs à sa portée. Les effets de sa piété sont donc comparables à ceux de l’opium, qui lui permet sans difficulté de rêver et d’avoir du plaisir. Si elle est une folie, donc déraisonnable, elle lui apporte un bien-être.
Religion, force pour les vertus
Finalement, Julie loue une religion individualiste et subjective, détachée de toute institution, qui ne s’exprime qu’au sein de la sphère privée, au sein de la famille, dans l’éducation et la conduite de la maison. Elle lui permet de surmonter ses souffrances et de vivre une vie intérieure tout en lui donnant la force de pratiquer les vertus.
Continuité entre religion et État-nation
Au départ, Hegel pensait que la religion éloignait l’homme de la politique, l’homme sacrifiant la vie terrestre à la vie céleste. Le royaume de Dieu était encore, pour Hegel, une fuite hors du monde effectif. Mais, dans le monde moderne, comme le christianisme et plus particulièrement le protestantisme ont permis à la conscience personnelle de reconnaître sa dignité infinie, Hegel voit désormais une unité entre politique et religion, qui respecte à la fois la liberté de conscience et l’État. Ce que la religion conçoit, l’État doit le réaliser, donnant à son tour un sens à la politique, de manière non religieuse. C’est pourquoi cette religion enracine dans leur cœur des citoyens la vie étatique sans faire de l’État un autre Dieu.
Après la mort de Hegel, les hégéliens sont répartis entre deux clans, les « vieux hégéliens », qui « défendent un conservatisme religieux et politique » et « tendent à défendre les valeurs de l’État prussien en tant qu’État chrétien », et les « jeunes hégéliens », anticléricaux et révolutionnaires, porteurs d’idéaux républicains, qui « prônent une désinstitutionalisation et une intériorisation de la foi »[10]. Parmi les jeunes hégéliens, nous pouvons citer Heinrich Heine, Bruno Bauer, Moses Heiss…
C’est ainsi que, pour les « jeunes hégéliens », le combat pour la république et les idées révolutionnaires n’épargnent pas la religion.
Religion, rempart contre la force et la sensualité
Le christianisme ou le judaïsme sont aussi présentés comme opposés à l’hellénisme marqué par la sensualité. Dans son combat contre le républicain Ludwig, Börne, Heine développe en effet l’idée d’une opposition entre nazaréens et hellènes. Börne représente pour lui ce qu’il appelle le Nazaréen, c’est-à-dire « les héritiers d’une intériorité marquée par le christianisme » alors qu’il se range parmi les Hellènes, c’est-à-dire « les héritiers d’un sensualisme identifié à la Grèce antique »[13]. Aux reproches que Börne lui adresse sur ses mœurs dissolues, Heine défend son style de vie en proclamant sa profession de vie dans ses poèmes. Il appelle à l’émancipation de la chair. Nous retrouvons l’idée selon laquelle la religion soutienne les vertus.
La religion apparaît donc comme un rempart à la sensualité et à la force tout en permettant à l’homme de supporter sa servitude comme l’opium est « une grande aide dans les maladies douloureuses ».
Rupture entre la religion et la politique
Par ailleurs, Bauer constate que la révolution industrielle produit l’atomisation des individus en dissolvant tous les liens qui caractérisaient l’ancien ordre social au profit des seuls liens qui relèvent d’une convergence d’intérêts d’ordre strictement économique. Par son isolement et la promotion de son « autosuffisance », l’individu croit qu’il peut constituer un monde à lui-seul. Bauer élabore alors un idéal démocratique, qu’il appelle « démocratie extrême », où la société serait conçue comme une totalité unifiée dans laquelle les éléments entrent en rapport avec d’autres et assument leurs différences, chacun n’étant rien sans l’autre. Cette communauté permettra d’instaurer l’égalité des citoyens, sociale et civile. Et c’est par la libération du travail que se fera l’avènement de la démocratie extrême, d’une société nouvelle…
Cependant, Bauer constate que les individus ont oublié que la société politique et sociale dans laquelle ils vivent sont leur création. Il parle alors d’aliénation. La philosophie a donc pour mission de les émanciper, c’est-à-dire de les aider à « mieux voir » le monde afin qu’ils découvrent la vraie figure du réel et ainsi conquérir leur propre identité. Or, en lui faisant croire que le monde est une réalité indépassable, la doctrine religieuse érigée en discours politique entretient l’aliénation des individus[15] comparable à « une influence comparable à l’opium, provoquant le sommeil de la plupart et le délire de quelques-uns. »[16]
Ainsi, à partir de son analyse sociale et politique, Bauer réclame la séparation entre la religion et la politique tant au niveau doctrinal que pratique afin de fonder la démocratie extrême.
La religion, un remède contre la conscience de la misère
Mais la religion « ne lui donnera pas l’énergie active, la force d’action virile de réagir de façon consciente et autonome contre le malheur et de se libérer du mal. » Elle ne lui donnera pas non plus l’autonomie et finalement la liberté tant spirituelle que sociale. Ainsi, Heiss accuse la religion d’endormir le peuple au lieu de le faire agir pour se libérer de sa misère.
Au-delà de la critique de la religion, reflet d’un monde à transformer
Résumant la philosophie allemande qui le précède, et voyant l’homme produisant la religion, Marx la définit comme « la conscience de soi et le sentiment de soi de l’être humain, qui ou bien n’est pas encore entré en possession de lui-même, ou bien s’est déjà reperdu. » La philosophe allemande, notamment au travers de Feuerbach, a mené à bien la critique de la religion. Elle n’en a fait son fondement. Désormais, Marx demande de dépasser la critique de la religion pour la transformer en action.
Mais contrairement à Feuerbach qui voit dans la religion une fuite hors de ce monde, ou encore un déni de la réalité, Karl Marx y voit le reflet de ce monde, « le soupir de la créature opprimée, la saveur d’un monde sans cœur, tout comme elle est l’esprit d’une condition sans esprit » Elle témoigne de l’état de souffrance effectif de l’homme. « La détresse religieuse est en même temps l’expression de la vraie détresse et la protestation contre cette vraie détresse. » La religion, est-elle protestation contre la société ?
« La critique de la religion est en germe la critique de la vallée de larmes, dont la religion est l’auréole », une auréole qui n’est que la négation de l’humain. L’homme a besoin d’illusions pour supporter son état. Elle « n’est que le soleil illusoire, qui gravite autour de l’homme tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même. » Le ciel ne doit donc disparaître que pour faire place à la terre.
Dépassant la critique de la religion, Marx appelle donc à l’homme à devenir le centre du monde, à prendre la place de l’Être suprême, ou encore à donner à l’essence humaine sa véritable réalité. Elle revient donc à la critique de la vie qu’il mène ici-bas. Ainsi, « le combat contre la religion est donc, indirectement, le combat contre le monde ». Il ne s’agit donc pas de poursuivre la critique de la religion mais de dépasser cette critique pour la transformer en action afin de reconquérir l’essence humaine et de libérer l’homme. Pour cela, il demande de « renverser tous les rapports dans lesquels l’être humain est abaissé, asservi, abandonné, méprisé ». Marx considère finalement la religion comme « forme sacrée de l’auto-aliénation humaine » qu’ont produites des forces économiques et sociales d’abaissement, d’asservissement, d’abandon et de mépris. Ainsi, est-elle légitimation de la société existante ?
Dans le même ouvrage, Marx décrit ensuite les rapports de toute cette aliénation avec le système de l’argent. À partir de sa doctrine et par des correspondances, il en vient à des conclusions sur la religion. L’homme est dépossédé de son travail au sens où le travail est extérieur au travailleur, perdant ainsi son sens. Au lieu de satisfaire un besoin, le travail devient un moyen de satisfaire des besoins extérieurs au travail. « Il en va de même avec la religion. Plus l’être humain mise sur Dieu, moins il retient en lui-même. » Et comme il prétend que la propriété privée résulte du travail aliéné, de même, les dieux ne sont que les effets de l’aberration intellectuelle des hommes.
Marx n’étudiera pas plus la religion. En 1850, à partir de son analyse marxiste, il reviendra sur le lien entre les rapports sociaux et les représentations religieuses. « Il est clair que tout bouleversement historiques des conditions sociales entraîne en même temps le bouleversement des conceptions et des représentations des hommes et donc de leurs représentations religieuses. »[19]
Rapprochement entre christianisme et socialisme
Les disciples d’Engels et de Marx iront encore plus loin. Rosa Luxembourg insiste sur les principes originels du christianisme, qu’elle considère comme communistes, sans-doute pour rallier les chrétiens à sa cause. Ses attaques portent alors sur le clergé conservateur qu’elle accuse de contredire les enseignements chrétiens[20]. De même, Lénine défend le socialisme moderne comme un mouvement fidèle aux préceptes chrétiens, demandant alors aux prêtres de l’accueillir favorablement[21]. Sans-doute, cherche-t-il aussi à convertir les chrétiens à son combat ou à amadouer ceux qui peuvent faire obstacle à la lutte. Mais pour la plupart des penseurs marxistes ou communistes, leur conversion impose une rupture radicale entre la foi et leur idéologie.
Le mouvement chrétien révolutionnaire
Tout en combattant le christianisme officiel, Bloch demande donc de sauvegarder la force critique et émancipatrice du christianisme subversif, une des formes les plus significatives de « la conscience utopique ». Ainsi, apparaissent les socialistes chrétiens des années 1930, les prêtres ouvriers des années 40, la gauche des syndicats dans les années 50 pour arriver à la théologie de la libération.
L’opium, paradis artificiel
C’est surtout à partir du milieu du XIXe siècle que l’opium devient célèbre, notamment par sa libre importation de Chine vers l’Occident et par sa légalité sans oublier son usage par de nombreux écrivains. Baudelaire décrit longuement les effets de l’opium dans ses célèbres Paradis artificiels, essai paru en 1860. « Ô juste, subtil et puissant opium ! Toi qui, au cœur du pauvre comme du riche, pour les blessures qui ne se cicatriseront jamais et pour les angoisses qui induisent qui induisent l’esprit en rébellion, apportes un baume adoucissant »[24].
Conclusions
Or, pour Rousseau comme pour Hegel, la religion est plutôt considérée comme une force pour les vertus et l’accomplissement des devoirs d’état, vertus et devoirs que combattent les jeunes hégéliens, plutôt portés vers la libération des mœurs. Ces derniers s’opposent aussi à la religion pour combattre la monarchie prussienne, intimement lié avec le protestantisme comme le défend en particulier Hegel. Nous comprenons ainsi les motifs de ces philosophes allemands, adversaires de la religion officielle, qui se présente comme un obstacle à leur lutte. Soulignons que lorsqu’ils traitent de la religion, ils n’envisagent que le christianisme…
Marx emploie la célèbre formule sans vraiment l’utiliser. Il est convaincu qu’il n’est plus nécessaire de critiquer la religion puisqu’une telle critique a déjà été réalisée, notamment par Feuerbach. Il veut dépasser la formule pour passer au plan de l’action contrairement aux jeunes hégéliens. Ce n’est plus la religion qui apparaît comme un opium mais bien leur philosophie. C’est pourquoi il n’innove guère dans la critique de la religion. Néanmoins, il souligne que la religion est le reflet de la misère sociale en tant que remède. Or, sa doctrine tente de donner une solution pour sortir le peuple de cette misère. Le christianisme est donc nécessairement un concurrent qu’il veut discréditer.
Finalement, la célèbre formule, fortement relayée au sein du monde ouvrier ou anticléricaux, dénature le christianisme parce que celui-ci représente une force capable de s’opposer à leur conception de l’homme et du bonheur et d’agir en conséquence sur le monde pour le modifier. Le christianisme permet en effet à l’homme non seulement de supporter ses misères intérieures et extérieures mais aussi de les combattre comme en témoigne l’histoire, qui regorge d’œuvres chrétiennes en faveur de la population dans de nombreux domaines (enseignement, éducation, santé, etc.), innovant sans-cesse en dépit des résistances et des obstacles qu’il rencontre sur son chemin. Le christianisme n’est donc guère un sédatif. La foi et la charité poussent l’homme à agir pour changer le monde dans lequel il vit afin de répondre à la volonté divine. Mais elles ne suffisent pas. Les chrétiens vivent en effet d’une force redoutable et efficace que procure l’espérance. Les marxistes ne l’ignorent pas… Ainsi, s’engage une lutte entre l’espérance chrétienne et l’utopie marxiste, une lutte dont l’objectif est la transformation du monde…
Notes et références
1 Dans le roman, le terme de « dévotion » ne désigne pas la religion mais se réduit à la pratique de la prière ou de l’oraison.
2 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Partie VI, Lettre VIII, dans Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, Tome II, 1852.
3 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Partie VI, Lettre VIII.
4 Le terme de « délire » s’oppose à celui de « raison ».
5 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Partie III, Lettre XVIII ?
6 Robespierre, Discours, UGE, 1965, dans Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre, Éric Desmons, dans Revue française de l’histoire des idées politiques, 2009/1, n°29, cairn.info.
7 Robespierre, Discours, UGE, 1965, dans Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre, Éric Desmons, dans Revue française de l’histoire des idées politiques, 2009/1, n°29, cairn.info.
8 Voltaire, article Théisme, dans Œuvres complètes, Garnier, tome X.
9 Kurt Lenk, Volk und Staat. Strukturwandel politischer Ideologien im 19 und 20. Jarhrundert, Stuttgart, 1971, dans La conception de la nation en France et en Allemagne, Werner Ruf, Homme et migration, année 2000, n°1223, persee.fr.
10 Yoann Colin, Bruno Bauer : pour une philosophie pratique et critique, 9 octobre 2023, nonfiction.fr.
11 Heinrich Heine, Caput I, dans La religion, opium du peuple ?, La réfutation pratique de la religion selon Karl Marx, Paul Clavier, dans Philosophie et religion : Nouvelles approches, 20/04/2023, editions.univ-lorraine.fr.
12 Heine, Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne, dans Revue des deux mondes, 1er avril 1852, tome 14.
13 Michel Espagne, Réaliser l’idée. Le moment 1840 dans l’œuvre de Heine, dans Revue germanique internationale, 2008, n°8, journals.openedition.org.
14 Yoann Colin, Bruno Bauer : pour une philosophie pratique et critique.
15 Feuerbach est un des philosophes qui a développé l’idée selon laquelle la religion aliène l’homme. Voir Émeraude, septembre 2014, article « Feuerbach, un des pères de l’athéisme moderne ».
16 Paul Clavier, La religion, opium du peuple ?, La réfutation pratique de la religion selon Karl Marx.
17 Heiss, Die Eine und ganze Freiheit, traduit en « La liberté une et indivisible », 1843, dans La religion, opium du peuple ?, La réfutation pratique de la religion selon Karl Marx, Paul Clavier ;
18 Marx, Introduction à la contribution de la critique de la philosophie hégélienne du droit dans La religion, opium du peuple ?, La réfutation pratique de la religion selon Karl Marx, Paul Clavier.
19 Marx, Compte rendu du livre de G. F. Daumer, La religion de l’ère nouvelle, 1850, dans Opium du peuple ? Marxisme critique et religion, Michael Löwy, 2010, contretemps.eu, article paru dans Contretemps, n°12, 2005.
20 Voir Rosa Luxembourg, Kirche und Sozialismus, 1905.
21 Voir Lénine, Socialism and Religion, 1905.
22 Bloch, L’athéisme dans le christianisme, collection Bibliothèque de philosophie, Gallimard, 1979.
23 Bloch, L’athéisme dans le christianisme.
24 Baudelaire, Les Paradis artificiels, 1860, chap. IV, « Tortures de l’opium ».