Mais,
à l’aube de cette nouvelle ère, la situation économique et sociale de l’Empire
romain est désastreuse. Les inégalités sociales ne cessent de croître. Selon un
cycle bien connu, les riches deviennent plus riches quand les pauvres
s’appauvrissent. Quand la misère ne peut cacher ses tristes haillons, le luxe
étale sans gêne sa vaste parure. Les faibles, démunis et sans voix, ne font pas
le poids devant les puissants qui ne cessent d’accroître leur richesse et leur
pouvoir. Sans hésitation ni crainte, des voix se lèvent de l’Église pour protester et dénoncer
la cupidité et la rapacité des plus riches. Elles portent une parole qui résonne encore de
nos jours et nous enseigne sur la réalité d’un combat que l’Église n’a jamais cessé de
mener pour le bien des âmes. Elle n’a pas en effet entendu les penseurs
et théologiens modernes ou encore les novateurs ecclésiastiques contemporains pour
s’attaquer à toute forme d’oppression et de pauvreté. Écoutons deux voix particulières,
celles de Saint Basile et de Saint Ambroise …
Saint
Basile (330-379), évêque de Césarée, un modèle d’évêque
Évêque
de Césarée, en Cappadoce, dans l’actuelle Turquie, Saint Basile brille par sa
science et son enseignement. En un temps troublé par les hérésies ariennes, il
s’illustre dans le combat pour la foi et favorise la victoire de l’orthodoxie[2],
n’hésitant pas à résister aux empereurs pour défendre les vérités et la
liberté de l’Église.
Avant
d’être appelé au siège épiscopal en 370, il se consacre à la vie monastique,
fonde une communauté, dans laquelle la prière et le travail font partie
intégrante de la vie des moines et encourage la fondation de monastères. De son
expérience, il rédige une règle toujours en usage en Orient, qui a par ailleurs
inspirée celle de Saint Benoît. En tant qu’évêque, Saint Basile réforme la
liturgie orientale, et fait effort sur l’enseignement catéchétique, le
gouvernement de l’Église et la nomination des évêques. Il défend fermement
l’unité de l’Église, s’opposant aux schismes et aux divisions.
Saint
Basile brille aussi par les œuvres de charité qu’il mène pour soulager
la misère. Il vend la propriété familiale et distribue ses biens. Lorsqu’en
l’hiver 368-369, une famine frappe la population, il nourrit les affamés,
soigne les malades et réconforte les mourants. Autour de son église, il bâtit tout
un espace de bâtisses pour accueillir les malades, les vieillards, les pèlerins
ainsi que des contagieux, le tout financé par l’Église et par son héritage. Cet
ensemble forme un complexe appelé « basiliade »,
« une sorte de ville de la
miséricorde »[3].
Tel
est Saint Basile le Grand, évêque et moine, « ascète, corps et d’âme »[4], homme
de foi et d’action, homme profondément contemplatif et mystique, reconnu
comme un précurseur du christianisme social. Il nous a laissés de nombreux
sermons où prédomine la prédication morale. C’est naturellement dans ses
homélies que nous allons retrouver son enseignement relatif à la richesse et à
la pauvreté…
Contre
le goût du luxe
Saint
Basile dénonce alors ce goût du luxe.
Aucun prétexte ne peut le justifier. Les excuses de ces riches qui se perdent
dans le luxe comme leur frivolité ne pèsent guère devant l’enseignement de
Notre Seigneur Jésus-Christ. Au lieu de l’entendre, ils préfèrent suive le
démon qui « leur suggère mille
moyens de faire des dépenses : il emploie mille artifices pour leur persuader
que les choses inutiles et superflues sont absolument nécessaires, et que leur
fortune n'est jamais suffisante. »[5] Au lieu
de résister à cette voix perfide, ils succombent à la tentation,
cherchant à nourrir leur faim insatiable…
Ces
hommes riches préfèrent la recherche de leurs jouissances qu’au soulagement des
autres. Ils s’attachent ainsi aux biens qu’ils possèdent comme à une partie
d’eux-mêmes, comme s’ils étaient possédés par leur richesse. Saint
Basile leur demande plutôt de les dépenser avec sagesse, « et non pour en jouir dans le sein des
délices »[6],
et de s’en dépouiller avec joie en faveur des pauvres comme s’ils
abandonnent un bien d’autrui. Quand viendra la mort, que deviendront leurs
biens innombrables ? Il leur serait plus avantageux de chercher des biens
incorruptibles et de conquérir le ciel. Au lieu de cela, ils verront la porte
du ciel se refermer devant eux. « Vous
n’avez pas eu compassion des autres ; on n’aura pas compassion pour vous. Vous
avez refusé du pain ; vous n’obtiendrez pas la vie éternelle. »
Saint
Basile n’est pourtant pas surpris. « Rien
de plus surprenant que de voir toutes les inventions du luxe. »[8] La
richesse qui étale ainsi son insolence n’est que la manifestation d’une
pauvreté profonde. Ces hommes riches ne sont finalement que des pauvres
puisqu’ils ne peuvent satisfaire à leurs besoins insatiables comme en
témoignent la profusion d’argent et de pouvoir. « Quand jouerez-vous enfin sans vous tourmenter continuellement pour
faire de nouvelles acquisitions ? »[9] Le luxe
ne peut non plus cacher la pauvreté de leur cœur et l’aveuglement de leur
âme. « Ainsi, plus vous abondez
en richesses, plus vous manquez de charité. »
Contre
la cupidité
L’autre
accusation, la plus acerbe, porte sur l’avidité et la cupidité de son temps.
Forts de leur richesse, des hommes ne cessent d’amasser des biens pour
satisfaire des désirs insatiables, qui appellent d’autres trésors. Ainsi,
dépouillent-ils les plus faibles pour accroître leur fortune. Ils s’accaparent
des terres de leurs voisins pour étendre leur domaine. Comme Achab a fait périr
Naboth à cause de son avidité ! « Rien
ne résiste à la violence des richesses ; tout cède à leur tyrannie, tout
redoute cette puissance énorme. »[11] Saint
Basile évoque alors une réalité de son époque, l’expropriation des petits
propriétaires par des puissants qui ne cessent d’étendre leur propriété. Il
décrit les moyens qu’ils mettent en œuvre pour y parvenir : flatterie et
discours fallacieux, subordination des témoins, corruption des juges, …
Saint
Basile ne s’arrête pas à ces hommes puissants. Il s’attaque en fait à tous
ceux qui, pour l’amour de l’argent, calomnient, volent ou tuent. « L'argent vous a été donné pour subvenir aux
besoins de votre vie, et non pour vous porter au crime ; pour être la rançon de
votre âme, et non l'occasion de votre perte. »[12] Ainsi,
s’accumulent leurs péchés pour assouvir leur soif d’argent et de pouvoir.
Or lors du jugement, leurs victimes s’élèveront contre eux. « Tout s'élèvera contre vous. Vos mauvaises
actions, triste compagnie, vous entoureront. L'ombre suit le corps ; les péchés
suivent les âmes et se montrent sans cesse à elles. »
Contre
l’avarice
Saint
Basile reproche à ces hommes avares de ne pas distribuer le superflu aux
pauvres comme le demande la Sainte Écriture, comme le réclament les
prophètes. « Ses greniers
craquaient, trop étroits pour contenir le blé qu’on y avait entassé, mais son
cœur cupide n’était pas rempli. »
Or,
cette abondance de richesse leur soulève bien des inquiétudes comme le souligne
Saint Basile. Un avare est en effet un homme tourmenté, plein d’inquiétude
« à cause de la fertilité de son
domaine ». Il est ainsi « à
plaindre pour les biens qu’il possède, plus à plaindre encore pour ceux qu’il
attend. » Ainsi, sa richesse lui donne soucis, chagrins et embarras
terribles. Et tout cela pour rien puisqu’il ne pourra jamais réaliser ce qu’il peut
imaginer…
Saint
Basile n’oublie pas non plus ceux qui thésaurisent pour gagner de l’argent en
temps de famine. « Ne profite pas de
la détresse pour vendre cher. N’attends pas la disette pour ouvrir tes
greniers. » Ils deviennent des « trafiquants des calamités humaines ». Ils font « de la colère de Dieu une occasion
d’accroître leur fortune. »
Enfin,
Saint Basile souligne les maux que provoquent l’avarice et la cupidité, aussi
bien chez les pauvres, qui souffrent et gémissent, que chez les hommes riches
qui sont en fait possédés par l’or qu’ils recherchent et accumulent.
Sans-doute, l’avare comme le cupide se croient innocent. Ils ne sont ni violeur
ni spoliateur. Mais « ce n’est pas
le voleur qui est accusé ici, c’est celui qui ne partage pas qui est condamné »[16], répond
Saint Basile…
Saint Ambroise, évêque de Milan (340-397)
Une
autre voix s’élève aussi en Occident pour dénoncer l’avidité et la cupidité des
hommes de son temps. Il s’agit de Saint Ambroise, évêque de Milan. Ancien
gouverneur de province romaine, il est au courant des problèmes économiques et
sociaux de son époque et entend les doléances de ses anciens administrés,
devenus ses fidèles. Sa porte est aussi ouverte à leurs peines et à leurs
remontrances. Il n’hésite pas alors à protester contre leur situation sociale
au risque d’irriter les plus puissants dont l’empereur Théodose, tout en
étant respectueux. Sur des sujets de foi et de moral, il tient aussi tête à eux.
Cependant, il ne prétend pas contester l’ordre ou remettre en cause toute forme
d’autorité mais il agit en défenseur de l’Église et des fidèles comme un
bon pasteur à l’égard de son troupeau.
Saint
Ambroise s’oppose à plusieurs reprises contre l’empereur, qui cherche notamment
à s’accaparer des dons que de futurs prêtres ou diaconesses offrent
traditionnellement à l’Église avant de rejoindre les rangs du clergé. Il s’en
prend aussi aux impôts qui écrasent les petits propriétaires et les colons ou
encore aux grands propriétaires qui s’accaparent des biens des plus faibles et
à leur puissance qui finit par dépasser celle de l’État.
L’histoire
de Naboth qui se répète
Saint
Ambroise décrit une situation désastreuse dont la cause réside dans la cupidité
« des riches oppresseurs ».
« Tels sont aujourd’hui les
désordres qui affligent l’humanité. Le luxe des uns fait le désastre des
autres. Partout des champs désolés, des habitations désertes, les grands
chemins couverts de familles vagabondes, femmes et maris dépouillés, leurs
enfants nus dans leur bras. »[18] Dans
son sermon sur l’avarice, Saint Ambroise raconte l’histoire de pères qui
abandonnent leurs enfants pour payer leurs dettes.
Un
déséquilibre insupportable
Or,
en ne mettant pas de borne à leur soif d’argent et de pouvoir, les « riches oppresseurs » s’arroge le
droit de l’occuper tout entière, ne laissant rien aux autres. Cette
cupidité conduit donc à un déséquilibre entre le « riche oppresseur » qui dispose de tout quand le pauvre ne
dispose plus rien. « Tout un
peuple meurt de faim, et vos greniers sont clos ! »
Le
devoir de partager les biens
En
outre, le « riche oppresseur »
a le moyen de répondre aux besoins vitaux des plus démunis mais il refuse de
les satisfaire. « Il dépend de vous
de sauver la vie à tant d’infortunés, et vous ne voulez pas ! »
Saint Ambroise s’insurge donc contre ceux qui peuvent secourir leurs prochains
mais le refusent en raison de leur cupidité et de leur avarice. Il ne
s’oppose pas à la richesse ou au droit de la propriété mais à leur manque de
charité.
Dans
un autre ouvrage qu’il consacre à Tobie, Saint Ambroise définit une
règle : « Donnez quand vous
pouvez. Faites profiter les autres de ce qui vous ne sert pas. Prêtez-le comme
s’il ne devait jamais vous êtes rendu, afin que, si on vous le rend, vous le
receviez comme un gain et comme un profit. Si, en usant ainsi, vous venez à
perdre votre argent, vous acquerrez la justice, vous gagnerez la miséricorde. »
La
pauvreté des riches
Comme
Saint Basile, Saint Ambroise souligne la pauvreté qui domine les « riches oppresseurs ». Ces derniers
prétendent être riches en accumulant leurs biens mais ce ne sont que des
pauvres puisqu’ils sont incapables de satisfaire leurs désirs, sans cesse
irrités par la soif de l’avarice, « un
feu insatiable, qui s’accroît même de ce qu’elle dévore ! » Or, tant
qu’on désire, on est pauvre. Qu’est-ce que finalement le pauvre ?
« Celui à qui ce qu’il a suffi, ou
bien celui qui convoite ce qui n’a pas ? »
L’histoire
d’Achab et de Naboth illustre ce renversement de rôle. Achab est dans
l’affliction car il a trouvé un pauvre qui refuse d’abandonner son bien pour
lui. Mais l’avarice l’enhardit à mépriser ses remords. « Allez, dit-elle, usez de votre pouvoir, ne
vous alarmez de rien, ; la vigne de Naboth sera bientôt entre vos mains.
Aussitôt, mensonges, calomnies, fourberies de toute façon, usures, concussions,
pillages ; et, contre les remords de toutes les lois naturelles, cent
nouvelles lois autorisent à piller. »[23] Endurci
à toute compassion et charité, le « riche oppresseur » est finalement seul et ne connaît que
lui-seul.
Conclusions
La
Sainte Écriture nous raconte des histoires devenues classiques sur les rapports
entre les riches et les pauvres, les puissants et les faibles. Notre Seigneur
Jésus-Christ nous donne aussi des récits et des paraboles riches en
enseignements. C’est donc naturellement sur la parole de Dieu que Saint Basile
et Saint Ambroise s’appuient pour dénoncer les fautes et les crimes de ceux
qui oppriment les faibles et les pauvres pour étendre leur richesse et leur
pouvoir. Ils n’hésitent pas en effet à dénoncer durement et vivement leur
rapacité et leur cupidité. Leurs mots sont durs et clairs. La vie chrétienne
ne peut les tolérer…
Saint
Basile et Saint Ambroise s’insurgent donc contre la recherche effrénée de
l’argent et du pouvoir et contre l’égoïsme et l’indifférence à l’égard des
pauvres. La cupidité et l’avarice sont deux plaies qui conduisent à une
situation sociale effroyable des plus faibles et à un déséquilibre au sein de
la société. Ce n’est ni la richesse ni le pouvoir qui en sont la cause,
mais une disposition d’âme et de cœur. Ces deux Pères de l’Église vont donc à
la racine des maux dont ils constatent les méfaits. La raison d’un déséquilibre
social qui provoque un odieux scandale n’est pas dans une prétendue lutte de
classe mais réside dans une autre lutte, celle qui demeure dans l’âme.
Leurs
homélies soulignent aussi un mensonge, celui qui se terre dans l’âme de ces
cupides et avares. Contrairement à l’image qu’ils veulent donner, ils ne
sont ni riches ni puissants puisqu’ils sont esclaves de leurs biens. Et
leur trésor n’est rien. Que devient-il à leur mort ? Pire. Il témoignera
contre eux comme tous les cris et les larmes de leurs victimes. Car Dieu
accorde un bien à l’homme pour répondre à ses besoins et pour servir le bien
commun. Ainsi, ces Pères de l’Église définissent l’origine et la finalité de
tout bien.
Saint
Basile et Saint Ambroise ne se limitent pas à des dénonciations. Véritables
pasteurs, ils rappellent aux riches les exigences de la charité chrétienne et
leurs devoirs à l’égard de leurs prochains et plus spécialement des pauvres
conformément à l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ils leur
proposent des moyens pour y répondre et ainsi connaître un bonheur dans
l’éternité. Leur vie même est une leçon …
Mais
ne nous trompons pas. Leurs actions ne se limitent pas au « christianisme social », qui n’est
qu’un aspect de leur charité, qu’une priorité parmi bien d’autres. Chacun de
ces évêques est en fait un « apôtre
et ministre du Christ, dispensateur des mystères de Dieu, héraut du royaume,
modèle et règle de piété, œil du corps de l'Eglise, pasteur des brebis du
Christ, pieux médecin, père et nourricier, coopérateur de Dieu, vigneron de
Dieu, bâtisseur du temple de Dieu »[24]. C’est
un tout sans option…
[1]
Benoît XVI, Audience générale du 4 juillet 2007, vatican.va.
[2]
Dans le livre intitulé Contre Eunome, en 364, Saint Basile
répond à l’arien Eunome, qui, dans son Apologie, récuse la divinité du Fils
et du Saint Esprit. Dans son ouvrage, il défend la doctrine de la Sainte
Trinité.
[3]
Benoît XVI, Audience générale du 4 juillet 2007, vatican.va.
[4]
Hans von Campauhensen, Les Pères grecs, 7, éditions de
l’Orante, 1963, trad. O. Marbach.
[5]
Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches, Homélies,
discours et lettres choisis de Saint Basile le Grand, trad. par l’abbé
Auger, libraire-éditeur Guyot, 1827.
[6]
Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches.
[7]
Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches.
[8]
Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches.
[9]
Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches.
[10]
Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches.
[11]
Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches.
[12]
Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches.
[13]
Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches.
[14]
Saint Basile de Césarée, Homélie contre l’avarice dans Homélies,
discours et lettres choisis de Saint Basile le Grand, trad. par l’abbé
Auger, libraire-éditeur Guyot, 1827
[15]
Saint Basile de Césarée, Homélie contre l’avarice.
[16]
Saint Basile de Césarée, Homélie contre l’avarice.
[17]
Saint Ambroise, De Nabuthe.
[18]
Saint Ambroise, De Nabuthe.
[19]
Saint Ambroise, De Nabuthe.
[20]
Saint Ambroise, De Nabuthe.
[21]
Saint Ambroise, Tobie.
[22]
Saint Ambroise, De Nabuthe.
[23]
Saint Ambroise, Sermon sur l’avarice, trad. P. de la Rue.
[24]
Saint Basile de Césarée, Moralia, 80, 11-20 dans Audience
générale du 4 juillet 2007, Benoît XVI.
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