Nombreux
sont ceux qui hésitent avant d’entrer dans l’Église. Ils s’arrêtent devant une croix
sur laquelle est cloué Notre Seigneur Jésus-Christ. Pourtant, rien n’est
effrayant dans ce corps cloué. Pourquoi la craignent-ils alors ? Car ils
savent ce qu’elle signifie. L’un de nos collègues nous a confié un jour qu’il
aimerait embrasser la foi chrétienne mais il persistait à la refuser en raison
d’un nombre important de renonciations auxquelles son engagement allait nécessairement
conduire. Il n’avait ni la force ni le courage d’abandonner les joies et les
plaisirs que notre société lui offre. Pourtant, il n’était pas aussi heureux
que cela.
Quand le métro nous emporte à travers Paris, nous sommes continuellement harcelés par les publicités qui proposent sans pudeur de quoi satisfaire tous nos envies, même les plus inavouables. Assis ou debout, la plupart des gens sont figés sur les petits écrans de leur appareil. Ils regardent des films, des photos ou naviguent sur des sites Web à la recherche de belles occasions d’achat. Quittant avec hâte le monde souterrain, nous redécouvrons la rue grouillante d’hommes et de femmes, bordée de commerces, de restaurants, de cinémas... La Croix fait figure d’intruse embarrassante dans un tel environnement…
Nous
pensons aussi à la période estivale tant attendue de nos concitoyens. C’est
l’époque des vacances d’été, un temps de loisirs et de pause dans une existence
bien rythmée. Certains en rêvaient déjà depuis janvier. Leur existence
quotidienne n’est en effet guère agréable dans la capitale. Le fameux triptyque
« métro, boulot, dodo » n’est
guère réjouissant. Tous sont conscients que cette vie monotone, toujours en
accélération, est peu épanouissante, une vie qui les stresse et les rend
malades. La consommation haletante à laquelle ils se plient bien volontiers les
épuise aussi lourdement. Las, ils se
rendent compte que leur vie n’a vraiment plus de sens. Nous pouvons
comprendre leur hâte de partir en vacances en dépit de la fatigue qu’ils devront
encore porter. Mais quelle est cette existence qui n’aspire qu’aux
loisirs ?…
L’une
des expressions les plus courantes que nous entendons pour désigner cet état de
chose est celle de « mal-être ».
C’est pourquoi nos contemporains recherchent et désirent le « bien-être ». C’est aussi ce que vendent de nombreuses annonces
publicitaires. Dans ces conditions, la Croix n’est guère appréciée. Faut-il
alors la cacher ou la faire disparaître pour mieux attirer nos contemporains
vers l’Église ?
Le « bien-être » au sens commun ?
Un
dictionnaire Larousse le définit comme un « état agréable résultant de la satisfaction des besoins du corps et du
calme de l’esprit »[1]. Il
désigne aussi une « aisance
matérielle qui permet une existence agréable ». Il est encore un
« sentiment général d’agrément,
d’épanouissement que procure la pleine satisfaction des besoins du corps et/ou
de l’esprit »[2]. Dans
les deux cas, le « bien-être »
est défini comme un état de satisfaction intérieur, portant sur le corps
et l’esprit, ou extérieur, sur la quiétude matérielle. Dans les deux cas,
surtout dans le premier, il apparaît comme une valeur subjective. Le
bien-être présente ensuite différentes dimensions : morale, psychique,
économique, matérielle, etc.
Nous
remarquons que de nombreuses définitions nous renvoient aux œuvres d’Etienne
Pasquier (1529-1615), un contemporain de Rabelais, dans lesquelles, pour la
première fois, le terme de « bien-être »
est en effet employé. « J’ay donné
l’estre à mon enfant fous une opinion de luy donner le bien-estre ; je
l’ay nourri, ou aux lettres, ou aux armes, en l’intention d’en faire un homme
de bien »[3].
La notion de « bien-être »
semble nous renvoyer à « l’homme de
bien », c’est-à-dire à l’idée d’un modèle d’homme. Il comporte
trois aspects : le corps, les lettres et les armes.
Le « bien-être » au sens de la santé ?
Un
dictionnaire médical nous apporte une définition plus précise. « Le bien-être, qu’il soit physique ou
psychique, peur être défini comme un état agréable mais transitoire, procuré
par la satisfaction des besoins du corps et par la tranquillité de l’esprit,
débarrassé […] du fameux stress. »[4] Cette
définition souligne sa temporalité - le « bien-être » n’est pas permanent - et désigne un passage d’un état vers un
autre sans néanmoins les mentionner.
L’état
de « bien-être » porte
sur deux objets : le corps et l’esprit. La médecine se préoccupe de la
santé du corps et du psychisme, c’est-à-dire qu’elle apporte des remèdes aux
maux qui peuvent les atteindre et toucher à leur intégrité. La définition
semble donc entendre que le manque de satisfaction des besoins corporels ou le
manque de tranquillité de l’esprit sont des maux qu’elle doit soigner. En fait,
le sens du terme de « santé »
semble avoir évolué comme le suggère le Conseil de l’Europe : « la santé est un état de complet bien-être
physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de
maladie ou d’infirmité. »[5] La
santé prend donc désormais en compte l’état de satisfaction de l’individu,
s’invitant ainsi pleinement non seulement dans les sciences sociales et
humaines mais aussi dans la morale tant individuelle que sociale. C’est une
révolution que nous avons tendance à oublier et qui explique bien des
innovations dans les mœurs.
En
outre, en prenant le « bien-être »
comme objet principal de sa finalité, la médecine lui donne une importance
essentielle puisque la santé apparaît comme une valeur fondamentale,
partagée par tous, et donc universelle.
Enfin,
la santé nous apparaissait comme un état de valeur bien concrète, objective.
Certes, nous ne savons pas toujours les causes d’une maladie mais celle-ci ne
dépend pas de notre point de vue au point que nous pouvons nous sentir en bonne
santé alors que nous sommes en fait malades. Et généralement, quand le mal est
détecté, il a déjà réalisé beaucoup de dommage en nous. Le fait de ne plus
courir ou de marcher pour des raisons de santé est un état objectif, observable
par tous. Nous pouvons donc en déduire que pour le monde de la santé, le
« bien-être » n’est pas en
fait subjectif.
Bien-être
individuel et social
Dans les définitions que nous donnent le dictionnaire de la santé ou encore celui de l’organisation mondiale de la santé, nous rencontrons un nouvel aspect du « bien-être » : le « bien-être » social. De manière courante, nous appliquons le terme de « bien-être » à un individu sous différents aspects. Il est vrai que nous pouvons entendre le « bien-être » social comme l’épanouissement de l’individu dans la société. Il est alors porté sur les relations entre l’individu et les autres au sein d’une société, d’une entreprise, d’une ville, d’une société. Il répond en fait à la question « comment être bien en société ? ». Cela signifie aussi que le fait social agit sur le « bien-être individuel » comme toutes les autres dimensions. Mais, en fait, la notion de « bien-être social » apparaît différente. De quoi s’agit-il ?
Selon
le Conseil de l’Europe, « le
bien-être ne peut être atteint s’il n’est pas partagé. » Il rajoute
encore qu’« une partie de l’humanité
ne peut vivre bien si l’autre est dans le mal-être ou si elle y parvient aux
dépens des générations futures »[6]. Le
« bien-être social » est en quelques sortes le
« bien-être » de
l’ensemble des hommes vivants ou à venir. Cela signifie qu’un groupe, une
communauté, une société ou encore l’humanité connaît un état subjectif général
de satisfaction ou d’épanouissement. Il n’est pas la somme de « bien-être individuels » mais plutôt une
effusion générale d’un état de satisfaction. Cela revient à projeter un
sentiment de satisfaction personnelle à d’autres. Le « bien-être » est par conséquent difficilement
subjectif. En outre, si nous éprouvons un épanouissement dans telle situation,
alors d’autres l’éprouveront aussi dans les mêmes conditions. Finalement, le
« bien-être » apparaît
comme une valeur partageable à tous, ou osons encore le dire, une valeur
universelle…
Comme
le suggère encore le Conseil de l’Europe, le « bien-être individuel » ne peut subsister sans « bien-être social ». Celui-ci
apparaît donc comme un facteur déterminant. Pourtant, toujours selon cet
organisme, ils sont plutôt concurrents. La stratégie du Conseil de l’Europe
demande alors de ne pas « maximisant »
l’un au détriment de l’autre mais de les optimiser.
Le
bien-être, le bonheur du XXIe siècle ?
La
médecine a donc désormais pour finalité d’apporter le bien-être aux hommes,
prenant une valeur fondamentale.
Au sens commun, il demeure aussi un leitmotiv dans la vie de chacun. Pour
bien marquer sa place dans notre société, nous pouvons regarder l’expression
contraire au « bien-être »,
c’est-à-dire le « mal-être ».
Celui-ci est combattu par la « philosophie
du bonheur », la « science
du bonheur », le « développement
personnel », etc. Or un mal est avant tout un non-être, c’est-à-dire
une absence, un manque. Le « mal-être »
désigne en effet l’absence d’épanouissement, de satisfaction personnelle ou
encore de tranquillité, de confiance. Or par quoi est-il combattu ?
Par la « philosophie du bonheur »,
la « science du bonheur »,
le « développement personnel »
et par d’autres techniques semblables qui permet à l’individu d’atteindre sa
finalité. Finalement, sous cet aspect, le « bien-être » apparaît comme la fin de l’individu, ce pour quoi
il est sur cette terre. Ou dit autrement, il désigne le bonheur.
Cela
ne nous surprend guère. C’est même évident. Dans le langage courant, le « bien-être » est généralement
assimilé au bonheur. « La
définition du bien-être présente trop de variantes pour pouvoir être assénée
d’un trait. Les meilleures définitions sont, à mon avis, celles que l’on donne
aussi du bonheur, alors différencié de la simple joie ou des plaisirs fugaces. »[7] Le
« bien-être » est donc
aussi difficile à définir que ne l’est le « bonheur ». Nombreux sont en effet les philosophies qui tentent
de définir ce qu’il est. Il fait encore l’objet de perpétuels débats.
Pourtant,
le bonheur ou ce que nous considérons comme tel dirige notre vie et guide
notre comportement. Il est en effet la finalité de la morale. Par
conséquent, s’il devient semblable au bonheur, le « bien-être » serait aussi la fin de nos actions. Tout devrait
donc tendre vers la réalisation du « bien-être ».
Selon certains commentaires, le terme de « bien-être » est même préféré à celui de « bonheur » car il paraît plus
concret, disons plutôt plus sensibles. Or, ce sont plutôt deux termes
dissemblables, totalement opposés. Nous y reviendrons.
Le « bien-être », manifestation du progrès
En
raison de sa valeur supposée fondamentale, notamment dans le milieu médical, le
bien-être apparaît comme un indicateur de progrès pour l’homme et la société
comme l’indique la mesure intitulée « bonheur
intérieur brut » et les nombreuses campagnes pour définir les
facteurs. Notons que l’indicateur censé évalué le « bien-être » porte le terme de « bonheur ». Cet indicateur, adopté par l’Organisation des
Nations Unies, a pour but d’évaluer le niveau de vie. Il permet aussi
d’évaluer la réussite d’une politique sociale mais aussi économique. Si
elle apporte plus de « bien-être »
aux individus et à la société, elle est alors considérée comme une réussite.
En
effet, le « bien-être » est
considéré comme un objectif politique. Il est la finalité de l’État
comme le suggère fortement la notion de l’État-Providence. Le Conseil de
l’Europe demande aux politiques de « créer
des conditions propices au bien-être de tous », de « promouvoir le bien-être », de
« rechercher le bien-être de tous »,
d’« agir pour le bien-être de
tous », …
Le
Conseil de l’Europe justifie les raisons de son importance. Notons qu’il
demande de protéger le « droit au
bien-être ». S’il est un
droit, il est alors inhérent à la nature humaine. En outre, le Conseil
de l’Europe définit « la cohésion
sociale comme la capacité d’une société à assurer le bien-être de tous ses
membres »[8].
S’il n’y a plus de cohésion dans une société, elle perd naturellement sa raison
d’être. Elle n’est plus qu’une somme d’individualités. Est-ce que le « bien-être » serait finalement aussi
la finalité d’une société ?
Enfin,
le troisième objectif du développement durable promu par l’ONU est de « promouvoir le bien-être de tous à tout âge »[9]. Cet
objectif est associé à la bonne santé. Cependant, les cibles pour l’atteindre ne
prennent en compte que les aspects médicaux : mortalité infantile, abus de
substance psychoactives (alcool, stupéfiant), accident de la route, santé
sexuelle et procréative, assurance-santé, pollution, etc.
Bien-être et religion
Selon
certains commentaires, la spiritualité et la religion apparaissent comme
un motif d’épanouissement individuel et par conséquent un facteur de « bien-être ». La religion
« offre aussi des expériences
émotionnelles […] qui apportent à
l’individu un vif sentiment de plaisir et de valeur personnelle. »[10] Elle est dite thérapeutique. D’autres
opposent spiritualité et religion, la première contribuant au bien-être contraire
de la seconde qui favorise le « mal-être »,
en divisant et en séparant. Sur le plan psychologique, les études distinguent généralement
« spiritualité », « expérience religieuse » et « religion ». William James
(1842-1910) voit la religion comme utile pour affronter les problèmes de la
vie. Michael Argyle (1925-2002), spécialiste de la psychologie sociale de la
religion, étudie les rapports entre religion, bien-être et santé.
L’efficacité
d’une religion est donc évaluée selon l’apport qu’elle peut apporter dans la plénitude
de l’état psychologique de l’homme.
Les rôles sont ainsi inversés. La religion[11]
n’apparaît plus comme le lien qui l’unit à Dieu ou comme son attitude à l’égard
du Ciel. L’homme en devient non seulement le seul objet mais la seule finalité.
Certains composants de la religion sont alors accentués, comme la méditation et
le mysticisme. Le bouddhisme est notamment mis en valeur.
La
société en arrive alors à proposer une véritable religion du bien-être.
Les cours de yoga, de zen, les séances de massage, l’alimentation saine et des
exercices physiques, y compris dans les entreprises, en sont les principales
pratiques. Se sentir bien ou se porter bien sont devenus les leitmotivs de
notre société. Toujours avides, le marché économique s’est emparé de ce nouveau
sujet, transformant le bien-être en marchandise. Il va encore plus loin.
« La force du capitalisme n’est pas
tant d’avoir transformé le bien-être en marchandise que d’en avoir fait une
finalité en soi. […] Et la société marchande ne se contente pas de culpabiliser
les individus parce qu’ils ne sont pas heureux, elle fait tinter le grelot du
bonheur pour vendre du plaisir. »[12]
Conclusions
De
nos jours, tout est envisagé selon le regard du bien-être. La nourriture, le sport ou le travail sont dorénavant
regardés sur ce qu’ils peuvent apporter pour le corps et l’esprit. Des livres
et des magazines livrent leur secret pour la quête de ce nouveau bonheur. La
recherche du plaisir ou l’absence de peines ne sont pas les principaux éléments
de ces recettes. Se trouvent surtout l’écoute de soi et le désir effréné de
répondre à ses émotions. Le « moi »
est ainsi au centre de toutes les préoccupations. C’est pourquoi le
bien-être est devenu un impératif moral, une finalité tant individuelle que
sociale. Il ne s’agit pas de bien vivre ou de bonheur mais d’être satisfait
de soi et de répondre à tous ses besoins.
La
quête du bien-être est finalement devenue une nouvelle religion avec sa
doctrine, ses pratiques, son culte. Une certaine forme de spiritualité n’y est
pas absente mais elle-aussi, elle est portée par une aspiration émotionnelle,
par un désir d’être. Étendant son périmètre au-delà de ses fonctions
traditionnelles, la médecine assume alors un grand rôle dans cette quête. N’est-elle
point compétente pour dire ce que notre corps et notre esprit ont besoin ?
Une nouvelle caste sacerdotale se forme…
En
conséquence, sur l’autel du bien-être, la douleur, la peine ou la souffrance
sont sacrifiés. L’homme contemporain n’accepte plus tout ce qui pourrait
contrarier sa quiétude intérieure ou son équilibre physique au point que la
tragédie ou les drames sont désormais exclus de sa conception de la vie. La
mort n’appartient plus à l’acceptable. L’homme contemporain est en effet convaincu
d’éliminer en lui tout mal et d’atteindre la plénitude de l’être par ses seules
forces…
Notes et références
[1] Article « Bien-être », Larousse.fr, consulté le
28 juin 2020.
[2] Article « Bien-être », cnrtl.fr, centre
national de ressources textuelles et lexicales, consulté le 28 juin 2020.
[3] Etienne Pasquier, Les
Lettres d’Estienne Pasquier, Livre troisième, Lettre I dans les Œuvres
d’Estienne Pasquier, Tome second, 1723.
[4] Bien-être,
dictionnaire médical.fr, consulté le 28 juin 2020.
[5] Préambule à la
constitution de l’organisation mondiale de la santé, Conférence
internationale de la santé, réunie à New-York, réunion en juin 1946, 22 juillet
1946 dans Le bien-être : notion scientifique
ou problème éthique ? Bien-être ou être bien, Alexandre Klein, L’Harmattan, https:/hal.archives-ouvertes.fr.
[6]Alexander
Vladychenko, directeur général de la cohésion sociale Conseil de l’Europe, Nouvelle
stratégie et plan d’action du Conseil de l’Europe pour la cohésion sociale
approuvés par le comité des ministres du Conseil de l’Europe le 7 juillet 2010,
Préface.
[7] David Lucas, docteur
en philosophie, Le bien-être, ils en parlent, Aujourd’hui, paroles de
philosophes.
[8] Nouvelle stratégie et plan
d’action du Conseil de l’Europe pour la cohésion sociale approuvés par
le comité des ministres du Conseil de l’Europe le 7 juillet 2010, 2, I, 1.
[9]
un.org/sustaineddevelopment/fr/health/.
[10] Jean-François
Dortier, Pourquoi croit-on à Dieu ?; juin 2006, scienceshumaines.com,
5 juillet 2020.
[11] Voir Émeraude,
avril 2016, « Qu’est-ce que la religion ? ».
[12] Benoît Heilbrunn, L’obsession
du bien-être, Rober Laffont, cité dans un article de FigaroVox, Paul
Sugy, 18 mars 2019, lefigaro.fr.
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