« Celui que l’on ne peut ni contraindre à
faire ce qu’il ne veut pas, ni empêcher de faire ce qu’il veut, celui-là n’est
plus esclave. »[1] Saint
Ambroise désigne avec ces quelques mots la
révolution morale qui s’est produite au début de notre ère. Des esclaves
osent en effet dire non aux autorités romaines et à leurs maîtres. Mieux
encore. Ils refusent de se plier aux
mœurs de leur époque, aux coutumes et finalement aux principes sur lesquels
est fondée leur société. Telle est en effet la véritable liberté…
Nous
devons cette révolution morale en grande partie au christianisme. Et pourtant,
depuis au moins deux siècles, la religion chrétienne fait l’objet de vives critiques.
Elle est notamment accusée d’aliénation, d’abêtissement ou encore
d’assujettissement. Et encore aujourd’hui, quand des chrétiens viennent
s’opposer à des projets de loi qu’ils jugent contraires au bien, la morale
chrétienne est de nouveau accusée, méprisée, vilipendée. Les critiques en
appellent aux valeurs républicaines et les dénoncent comme obscurantistes. Mais
ces chrétiens, que font-ils si ce n’est de refuser ce que l’opinion savamment
travaillée admette comme naturel et légitime ? Qui est l’esclave dans cette histoire ? Qui ose exercer sa
liberté ?
L’ignorance
de notre passé fait la joie des démagogues et des lèvres trompeuses. De nos
jours, nous avons en effet tendance à oublier d’où nous venons et à croire que
nos manières d’être et de penser ont toujours été ainsi sans soupçonner qu’elles
sont en fait l’œuvre de notre histoire. Devant des dysfonctionnements criants,
des incompréhensions légitimes ou encore séduits par des discours intéressés,
des critiques viennent alors les dénoncer et proposent des changements radicaux
pour le progrès de l’humanité, faisant ainsi table rase de notre passé.
Pour
répondre à ces critiques sur la morale chrétienne, nous avons déjà étudié des
pratiques de l’antiquité grecque et romaine : l’avortement et l’exposition
des enfants[2]
puis les actes homosexuels[3]. Dans
cet article, nous allons nous pencher sur l’esclavage
au temps de la Rome antique au moment où le christianisme apparaît, où des
esclaves se convertissent à la nouvelle religion. Les paroles de Saint Ambroise
nous seront alors bien plus compréhensibles. Plusieurs exemples illustrent en
effet ce qu’il veut nous dire et ce qu’il se passe dans la société romaine,
c’est-à-dire un bouleversement incroyable, une véritable révolution qui va
renverser la morale antique. Ils révèlent d’une certaine façon ce qu’est la morale chrétienne…
L’esclavage
omniprésent au temps de la Rome antique
Pour
bien comprendre l’étendue des changements, nous allons d’abord et brièvement
décrire ce qu’est l’esclavage au temps de la Rome antique. Il est difficile de
comprendre ce qu’est la société romaine sans en avoir quelques notions. Car il
en est un fondement. « La
famille et la société antique reposaient sur l’esclavage »[4].
Qu’est-ce
qu’un esclave ? Presque rien. Il est un peu plus qu’un objet ou un meuble.
Il est plutôt équivalent à une machine puisque sa seule valeur réside dans son travail et sa productivité. Les
esclaves peuvent exercer une fonction dans les maisons des hommes libres en
tant que domestiques, produits de luxe, objets de plaisirs ou encore ouvriers. S’ils
sont ouvriers, ils peuvent être tailleurs, brodeurs, cuisiniers, cordonniers,
chasseurs, charpentiers, etc., assurant à leur maître une certaine autonomie. Ils
peuvent aussi être médecins, comédiens, lecteurs, éducateurs des enfants ou
encore gladiateurs. Aucune profession ne
semble leur échapper. D’autres travaillent dans son domaine, dans les
champs, les carrières ou les manufactures. Nous les trouvons également dans les
ateliers auprès des artisans. Ceux-ci ne recrutent pas. Ils achètent des
esclaves, voire les louent auprès d’un vendeur ou de leur propriétaire. En
fait, un esclave peut être acheté, vendu,
loué ou encore transmis en héritage. C’est ainsi que Crassus possède cinq
cents esclaves architectes et ouvriers du bâtiment pour les mettre à
disposition des citoyens qui en ont besoin pour construire leur maison. Un maître fonde en fait sa fortune sur les
esclaves qu’il possède. La cité emploie aussi des esclaves pour tenir des
fonctions dans l’administration, par exemple la collecte d’impôt. En fait, le travail est exercé par les esclaves
au détriment des hommes libres…
Des
esclaves en gèrent d’autres pour suppléer leurs maîtres. Ils sont intendants,
instructeurs d’esclaves. Ils peuvent devenir un personnage important comme le
« villicus » qui gouverne plusieurs domaines. Un agent de
fisc, lui-même esclave, voyage avec seize autres esclaves pour le servir.
Auprès des esclaves de plaisir ou de luxe, une multitude s’affaire pour les
instruire, les surveiller, les parer. Il y a donc une certaine hiérarchie au sein de l’esclavage. Ils peuvent aussi
être riches.
Les esclaves foisonnent ainsi à Rome et dans les demeures. Ils sont omniprésents.
« Dans le monde romain des premiers siècles, l’esclave était partout »[5].
Certains d’entre eux occupent des fonctions bien peu productives comme celui
qui impose silence aux autres. Les tâches sont réparties et multipliées à
excès. Un esclave coiffeur est aidé d’auxiliaires chargés du parfum, des
onguents, des huiles odorantes. « Faut-il
tant d’esclaves pour me parer ? »[6],
proteste un personnage de Terence. Nous pouvons imaginer l’oisiveté qui peut
régner dans une maison peuplée d’esclaves et tous les maux qui l’accompagnent
habituellement.
D’où vient l’esclave ? Jusqu’au temps d’Auguste, il est surtout un butin de
guerre, une victime de razzia, de la piraterie ou encore du brigandage. Avec la
paix romaine, une des principales sources provient de l’exposition des enfants,
surtout des filles[7].
Un pauvre peut aussi se vendre. Un endetté peut aussi être condamné à perdre sa
liberté.
La
valeur d’un esclave
« Une
tête servile n’a pas de droit », nous dit en effet le jurisconsulte
Paul[8]. Ce n’est qu’un corps au service de son maître.
Il n’est même pas un individu. Il n’a pas famille. Il ne porte pas de nom qui
le distingue des autres. Il est l’esclave d’un tel comme « Marcipor », l’esclave de Marcus.
Mais en raison du nombre important d’esclaves qui peuvent résider dans une demeure,
il finit par avoir un surnom qui vit et meut avec lui selon une nomenclature ou
la mode.
L’esclave n’est pas considéré comme une
personne. Comme un meuble, il relève
du patrimoine de son maître, qui peut le vendre ou le léguer. Il est assimilé à
un animal, nous dit Ulpien. Statuant sur les dommages causés sur les esclaves
ou encore sur les biens à léguer, la loi les traite à l’égal des animaux et des
meubles. Le contrat de vente ou le testament définissent les conditions
d’exploitation d’un esclave, les limites, voire celles de son affranchissement
ou de son interdiction. Si le contrat n’est pas rempli par l’acheteur ou
l’héritier, l’esclave peut soit revenir à son ancien maître, soit être libre.
Aucun mariage ne lui est reconnu. Deux esclaves peuvent néanmoins vivre sous un même
toit. Cette union est connue sous le nom de « contubernium ». Mais aucune loi ne la protège. Le maître peut
les séparer et les vendre comme il peut réclamer des unions fécondes pour
enrichir son cheptel et donc sa fortune. Tout enfant d’esclave revient en effet
au maître qui s’occupe alors de son éducation s’il décide de le garder en vie
et de ne point les exposer[9]. Comme
ces unions ne sont pas reconnues par la loi, il n’y a pas non plus d’adultère
ni d’inceste entre esclaves comme de liens de parentés entre les parents et
leurs enfants. Tout est réglementé selon
le bon vouloir du maître. Et lorsqu’un esclave est affranchi, le « contubernium » n’est plus valide.
Des maîtres peuvent alors affranchir soit les deux esclaves, soit l’homme et
lui vendre ou transmettre son « contubernalis »
pour qu’à son tour, le patron l’affranchisse afin de se marier avec elle. Des
lois tentent peu à peu de régler ses questions et d’éviter des séparations
brutales.
Une
esclave ne peut être mère sans l’autorisation du maître. Celle qui a prouvé sa
fécondité est même recherchée. « Un
ventre et des enfants », nous dit Marcien, sont des avantages qu’un
maître ne peut négliger. La mère peut même gagner sa liberté selon le nombre
d’enfants qu’elle a donnés à son maître comme le prévoit par ailleurs la loi.
Mais pour éviter son affranchissement, des maîtres peuvent lui obliger
d’avorter.
L’esclave
soumis au maître
Certes,
l’esclave peut gagner de l’argent par son travail et ainsi l’accumuler dans le
but d’acheter sa liberté mais son maître en est le vrai détenteur. Il peut
ainsi s’en accaparer ou refuser son argent.
Comme
nous l’avons déjà évoqué[10], il
peut faire l’objet de désir sexuel de la part de son maître ou d’un autre homme
libre avec l’accord de son maître. Les relations sexuelles entre maître et
esclave ne sont pas rares et cela au sein même de la maison, sans émouvoir
parfois la matrone, si évidemment elle peut faire de même avec ses propres
esclaves, un valet, un gladiateur, ou encore un porteur de litière. Si un
esclave tente de résister aux avances de son maître, il risque sa vie.
L’esclave
est totalement, entièrement soumis à son maître. Sa vie est entre ses mains. « Chacun de ses caprices était une loi. Nul
frein n’arrêtait le premier mouvement de sa volonté. »[11] Dans
son traité sur la colère, intitulé De Ira, Sénèque nous a laissé des
exemples de cruautés que peut commettre un maître pris de colère à l’égard ses
esclaves, comme Valerius Messala, proconsul d’Asie sous Auguste, qui en fait
abattre trois cents à la hache. Selon Ovide, une maîtresse punit la malheureuse
Psécas parce qu’après l’avoir coiffée et en dépit de son art, une de ses boucles
est restée rebelle. La vie d’un esclave
n’a pas de valeur en soi…
Les
esclaves peuvent avoir des relations sexuelles entre eux, et selon Plaute et
Horace, vivre dans la débauche et se dissiper dans des orgies. Cela est bien
pratique pour les contenir et leur faire oublier leurs conditions. « Vivez au jour le jour, nous dit
l’épitaphe d’une femme esclave, jouissez
de l’heure présente, car on n’a rien en soi. » Le dévergondage est
donc toléré, voire incité afin de rendre un esclave moins dangereux. N’oublions
pas que pour la société, l’esclave n’a
pas d’âme ni volonté. Il n’est qu’un corps. Une seule exception dans
cette licence : la débauche ne doit pas remettre en cause sa rentabilité.
La
peur des maîtres et le désespoir des esclaves
Le
maître n’est pourtant pas dupe. Il
craint en effet ses esclaves. « Il
faut nous accommoder, dit Sénèque, du
service des gens qui pleurent et qui nous détestent. »[12] Spartacus
n’est pas le seul à avoir levé des armées d’esclaves et battu des légions
romaines. Et quand ils parviennent à fuir, ils deviennent de redoutables brigands.
Le maître tente alors de diviser ses esclaves, de les endormir par la luxure,
d’éloigner les plus dangereux dans les travaux les plus durs, notamment dans
les mines. Pourtant, « plus de
Romains sont tombés victimes de la haine de leurs esclaves que de celle des
tyrans. »[13] C’est
ainsi que dans son traité de morale,
Cicéron justifie le droit des maîtres d’être cruels à l’égard de ses esclaves
s’ils ne peuvent les maintenir autrement[14].
Cependant,
comme le montrent certains exemples, la
soumission des esclaves ou mieux encore leur résignation est sans limite.
Pourtant, certains tentent de s’enfuir en se donnant la mort. Selon Sénèque,
« la servitude n’est pas, après
tout, une chose si cruelle, puisque dès que l’on est fatigué de son maître, on
peut d’un bond s’élancer dans la liberté »[15],
c’est-à-dire dans un précipice. Les paroles de Sénèque illustrent l’état de soumission
dans laquelle ils sont. L’esclave se donne la mort car selon toujours le
philosophe, il se réveille de sa torpeur. Il parvient à ne plus supporter les
souffrances et sa servitude. Il brise l’indifférence. Mais le maître tente de
prévenir le suicide de ses esclaves. Mais c’est alors un autre malheur qui les
frappe : la folie.
La
philosophie morale et les lois contre l’esclavage
Revenons
sur les moralistes romains. Ils trouvent l’esclavage et leurs conditions
normaux en dépit de leurs discours. Plutarque n’hésite pas à faire frapper son
esclave alors qu’il philosophe sur la douceur et l’altruisme. Dions Chrysostome
demande aussi de la retenue aux maîtres pour ne pas perdre de temps et
gagner de la quiétude ! « Qui a
beaucoup d’esclaves a beaucoup de soucis. Il a le tracas de gronder, de
châtier, de flageller, de faire enchaîner l’esclave rebelle, de faire
poursuivre l’esclave fugitif. »[16]
Des lois tentent néanmoins de protéger
les esclaves contre les excès. Toutefois,
elles semblent être inefficaces pour
réformer les mœurs. Néron demande ainsi à ses magistrats de recevoir les
plaintes des esclaves « victimes de
la cruauté, de la luxure ou de l’avarice de leur maître ». Il interdit
de les condamner aux bêtes sans l’intervention du pouvoir judiciaire. Les
mutilations sont aussi interdites sous Domitien puis sous Adrien. Sous ce
dernier empereur, les maîtres ne peuvent plus condamner à mort leurs esclaves,
même les criminels. De telles lois illustrent non seulement la volonté impériale d’encadrer l’esclavage et de réduire les droits
du maître mais aussi les maux dont
sont victimes les esclaves. Les lois manquent en fait d’efficacité comme le
révèle leur réitération dans la législation. Les mœurs sont parfois bien plus fortes que les lois.
L’affranchissement
Un
esclave peut être affranchi en payant sa liberté, en remplissant certains
conditions ou selon les vœux de son maître, par exemple à sa mort. Les plus
beaux exemples d’affranchis sont Horace ou encore Épictète.
Stèle représentant un couple d'affranchis
British Museum. (Photo : X. de Jauréguiberry)
|
Cependant,
dans tous les cas, l’affranchissement d’un
esclave dépend du bon vouloir de son maître. En cas d’acceptation, celui-ci
ne le rend pas vraiment libre puisqu’il est très généralement associé à des conditions,
c’est-à-dire à des obligations. Il peut par exemple lui être demandé d’exercer gratuitement
son métier ou son art auprès de lui, désormais appelé patron, ou d’un autre homme
libre. Ses droits sont en fait limités.
Un affranchi n’est finalement pas un
homme libre. Il ne peut épouser une femme libre. Seuls ses enfants nés
après son affranchissement, seront considérés vraiment libres. L’affranchi est finalement encore un être
méprisable aux yeux de la société. En outre, que deviennent les
affranchis s’ils n’ont pas les moyens de survivre dans une société où
l’esclave détient le travail ?
Une
révolution : l’esclave devient un être humain
Ainsi,
l’esclavage réduit l’homme en un corps dont la seule valeur est le travail ou
le plaisir qu’il peut fournir. La religion leur est même interdite ! Son
existence dépend de son maître. Il existe alors entre eux des relations de
crainte, de peur, de haine. Si l’esclave n’est pas endormi dans l’indolence,
indifférent à tout, y compris à lui-même, il peut se révolter, fuir ou se
donner la mort. La vie est peut-être la seule chose qui lui reste. Mais
sans-doute, préférant leur état que la mort, la majorité reste soumise à sa
situation. Elle accepte son inhumanité…
Nulle philosophie morale, nulle loi
n’ont permis de changer radicalement la mentalité des esclaves comme celle des maîtres et de la société.
Pourtant, le christianisme a réussi ce
miracle, sans violence ni haine, et de manière profonde. L’esclave a cessé
de croire qu’il n’était réduit qu’à un corps. Il croit désormais en sa dignité
d’homme et a voulu même vivre dans cette dignité, y compris en étant toujours
l’esclave. Il appartient à lui-même
avant d’appartenir à un maître. Mieux encore. Les hommes libres en ont été
aussi persuadés et ont fait évoluer l’esclavage. Pour l’un comme l’autre, ils
se sont sentis égaux en dignité. Certes, l’esclavage n’a pas disparu sous l’empire
romain, y compris après sa conversion, même s’il a perdu en importance et a été
mieux encadré, mais il a progressivement évolué dans un environnement de plus
en peu propice à sa disparition. Il
n’est plus considéré comme naturel et donc légitime.
Tout cela s’est fait sans un bruit, au
fur et à mesure de la progression du christianisme dans la société. Pourtant, pendant plus de trois siècles, l’Église est seule pour mener cette
révolution. Elle reste sans alliée ni protection. Bien au contraire, le monde
entier est contre elle comme le témoignent les martyrs…
Pour
mieux comprendre cette véritable révolution morale, nous allons laisser une
esclave nous l’illustrer…
Le
martyr de Blandine
Nous
sommes à Lugdunum en l’an 177. La prestigieuse capitale de la Gaule Lyonnaise est
à son apogée. Depuis plus de deux siècles, l’ancienne colonie romaine a pris de
l’ampleur. Elle est devenue l’une des villes les plus peuplées des Gaules.
Siège du pouvoir impérial, métropole économique et centre commercial, elle est
choyée par les empereurs qui la comblent de monuments et de privilèges. Depuis Hadrien,
son amphithéâtre dit des Trois Gaules peut accueillir plus de vingt mille
personnes pour les jeux du cirque.
Et
justement, un spectacle exceptionnel y est donné à la population. Au lieu des
traditionnels combats de gladiateurs, le légat impérial lui offre, pendant
quelques jours, le sacrifice de
chrétiens. Arrêtés quelques jours auparavant en raison de leur foi, ils ont survécu aux tortures et atrocités qui
leur ont été affligées pour qu’ils renient leur foi. Certains de leurs
compagnons ont succombés à leurs supplices, d’autres ont failli.
Le
premier jour, deux des chrétiens, Marcus et Sanctus, sont fouettés puis livrés
aux bêtes qui les trainent sur le sable. Une chaise rougie au fer achève leurs
tourments dans une odeur épouvantable. Alors qu’ils endurent leurs terribles souffrances
sous les huées d’un public en furie, Blandine est suspendue à un poteau et
exposée aux bêtes. Mais ce n’est pas son heure. Elle est en effet détachée et
reconduite en prison.
Le
jour suivant, elle revient dans l’amphithéâtre. Elle voit de nouveau ses amis souffrir
de la même façon avant que le glaive ne les égorge. Après la scène abominable à
laquelle elle assiste, elle est amenée devant les statues des dieux pour
qu’elle renie sa foi. Elle refuse. Pourtant, comme le rappelle Sénèque, « l’esclave n’a jamais le droit de dire non ».
Et
le lendemain, encore une fois, l’expérience se renouvelle sous ses yeux. Elle s’obstine
dans son refus. Le scénario dure plusieurs jours avec les mêmes souffrances,
les mêmes abominations, la même résistance. Puis quand le dernier chrétien
arrêté péri devant ses yeux, elle est enfin conduite aux supplices. Après avoir
souffert les fouets, les bêtes, la chaise de feu, elle est enfermée dans un
filet, et un taureau enragé la lance en l’air à plusieurs reprises avec ses
cornes. Enfin, elle est égorgée. « Vrai,
disent les Gaulois en sortant, jamais dans notre pays on n’a vu tant souffrir
une femme. »[17]
Blandine
n’est pas seulement une femme. Elle est une esclave, c’est-à-dire rien aux yeux
des Romains. Pourtant, elle a résisté à toutes sortes de cruautés avant de
connaître l’humiliant supplice de l’arène. Mais elle est morte sans renier sa foi, gagnant les palmes du martyr. « Le Christ a voulu montrer que ce qui est
vil, informe, méprisable auprès des hommes, est le plus honoré auprès de Dieu. »[18]
Quelques
années auparavant, à Rome même, l’esclave Marie au service d’un décurion est
accusée d’être chrétienne. Elle est conduite à un tribunal alors qu’une foule
furieuse réclame sa mort. Le juge l’interroge : « Pourquoi, étant esclave, ne suis-tu pas la
religion de ton maître ? » Pourquoi n’a-t-elle pas fait comme les
autres esclaves ? Elle mourra en martyr…
En
163, un juge interroge une autre esclave chrétien. « Et toi, lui dit-il avec dédain, qu’es-tu ? »
Elle lui répond qu’elle est une esclave de César. « Mais, ajoute-elle aussitôt, j’ai
reçu du Christ la liberté, et j’ai la même espérance que ceux-ci », en
désignant ses compagnons, des hommes libres. « C’était la première fois qu’un esclave osait revendiquer, en public,
devant un magistrat romain, sa dignité d’homme. »[19]
Les
martyrs de Perpétue et de Félicité ne passent pas non plus inaperçus. La
maîtresse et son esclave meurent ensemble dans les supplices, côte à côte comme
deux sœurs. Du jamais vu !
Terminons
par un dernier exemple. Théodora est conduit devant le préfet Eustathius en
raison de sa foi. Comme le veut la procédure, le magistrat lui demande si elle
est libre ou esclave. « De
quelle condition es-tu ? » Elle lui répond : « Je suis chrétienne ». Le
juge insiste. « Es-tu libre ou
esclave ? » La réponse est claire : « je te l’ai dit, je suis
chrétienne : par sa venue, le Christ m’a rendue libre ; du reste, je
suis née de parents nobles. » Ainsi, de manière admirable, Théodora
rejette aussi la notion de statut sur lequel est pourtant fondée la société
romaine.
Pouvons-nous
aujourd’hui comprendre la révolution qui se produit devant les autorités et le
public médusés ? Les martyrs de Blandine, de Perpétue et de Félicité, et les
réponses des autres esclaves chrétiens voués aussi au martyr révèlent un fait extraordinaire qui dépasse
l’entendement des Romains. C’est bien une révolution au sens moral qui se
produit avec le christianisme. Au IIe siècle, des esclaves chrétiens osent dire
non, sans se révolter, sans chercher à fuir. Ils ne font pas peur aux hommes
libres. Ils font l’admiration.
Conclusion
Par la conversion au christianisme,
l’homme se change, se transforme radicalement, sans violence ni haine. En dépit de l’injustice dont ils sont victimes, Blandine
et les autres esclaves ne se révoltent pas. Pourtant, comme le dit si bien
Tertullien, les chrétiens sont nombreux et partout. S’ils quittaient l’empire,
les païens se rendraient compte de leur isolement. Non, les chrétiens ne
s’insurgent pas et ne fuient pas. Ils demeurent là où ils sont. L’esclave
chrétien demeure en outre esclave. Il ne change pas de statut. La
transformation est pacifique et ne se manifeste pas dans l’ordre social. La révolution se produit d’abord dans
l’esprit. Il n’y a pas d’esclaves devant Dieu. Tous sont égaux. Et l’esprit
transformé, la cité se transformera à son tour.
Notes et références
[1]
Saint Ambroise, Lettre 37 dans Les esclaves chrétiens, Paul Allard,
1876.
[2]
Voir Émeraude,
février 2020, article « Les mœurs
antique (1) : avortement et exposition des enfants»
[3]
Voir Émeraude,
février 2020, article « Les mœurs
antiques (2) : les actes homosexuels ».
[4]
Gaston Boissier, Étude de mœurs romaines sous l’Empire, dans Revue
des deux mondes, novembre-décembre
1868, tome 78.
[5]
Marc Bloch, Comment et pourquoi finit l’esclavage antique ? dans Annales,
économies, sociétés, civilisation, 2e année, n°1, 1947, www.persee.fr.
[6]
Térence, Heautontimonrumenos, I, I, 130,
[7]
Voir Émeraude,
février 2020, article « Les mœurs
antique (1) : avortement et exposition des enfants»
[8]
Paul, Digest., IV, V, 3.
[9]
Voir Émeraude,
février 2020, article « Les mœurs
antique (1) : avortement et exposition des enfants»
[10]
Voir Émeraude,
février 2020, article « Les mœurs antiques (2) : les actes homosexuels ».
[11]
Paul Allard, Les esclaves chrétiens depuis les premiers temps de l’Église jusqu’à la
domination romaine en Occident, chap. IV, Didier et Cie, 1846.
[12]
Sénèque, De tranquillitate animi, 9, dans Les esclaves chrétiens,
Paul Allard.
[13]
Sénèque, Ep. 4 dans Les esclaves chrétiens, Paul Allard.
[14]
Voir De
officiis, Cicéron, II, 17.
[15]
Sénèque, Ep. 97 dans Les
esclaves chrétiens, Paul Allard.
[16]
Dion Chrysostome, Diogenes sive de servis, Oratio X dans Les
esclaves chrétiens, Paul Allard.
[17]
Les martyrs de Blandine et de ses compagnons sont relatés dans la Lettre
des Églises de Lyon et de Vienne aux Églises d’Asie et de Phrygie,
lettre écrite en 177, reproduite par Eusèbe dans son Recueil d’anciens actes des
martyrs, dans Les Origines Chrétiennes, F.
Mourret, Appendice 2, Bloud & Gay, 1919.
[18]
Les martyrs de Blandine et de ses compagnons sont relatés dans la Lettre
des Églises de Lyon et de Vienne aux Églises d’Asie et de Phrygie,
lettre écrite en 177, reproduite par Eusèbe dans son Recueil d’anciens actes des
martyrs, dans Les Origines Chrétiennes, F.
Mourret, Appendice 2.
[19]
F. Mourret, Les Origines Chrétiennes, chap. II, III.
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