Pour justifier un
comportement condamnable au niveau moral, certains de nos contemporains remettent en cause la morale en elle-même. Elle
serait désuète, avilissante ou encore trop attachée à la religion chrétienne. Ils
en appellent alors à l’histoire, en particulier au monde antique occidentale
avant le IVe siècle, c’est-à-dire au temps du paganisme. Les civilisations
grecque et romaine étaient plus tolérantes, libres et joyeuses, nous
affirment-ils. Avec la même conviction, certaines voix en viennent même à dire que
l’homosexualité était acceptée dans les cités grecques. Et c’est ainsi qu’après
une campagne bien organisée par de puissants lobbies, l’opinion puis l’État finissent par autoriser ce que la morale interdit...
Il est alors étonnant que
pour faire voter la loi, on n’hésite pas à en appeler à des valeurs républicaines,
telles que l’égalité ou encore la liberté, alors que la morale la réprouve. Les valeurs républicaines seraient-elles
contraires à la morale ? Pourtant, les fondateurs de la république
laïque, eux-mêmes défenseurs d’une morale laïque, en seraient aujourd’hui
fortement surpris, voire scandalisés. Mais cette apparente contradiction ne
nous surprend guère. Qu’est-ce qu’une morale laïque, c’est-à-dire une morale
sans fondement religieux ? La situation que nous connaissons actuellement
ne fait que confirmer les prédictions de ses anciens adversaires. En s’éloignant du christianisme, la morale
dite laïque se vide de toute substance…
Au XIXe siècle, les
partisans de la laïcité nous assurent pourtant que la morale a été dénaturée
par les chrétiens et qu’il faut revenir à la morale telle qu’elle a été
enseignée et vécue avant l’ère chrétienne, une morale non affiliée à une
religion, une morale véritable.
Ainsi, de nombreuses
critiques, anciennes et contemporaines, nous renvoient fatalement à la morale antique comme une morale de
référence. Nous allons donc nous rendre à cette époque, notamment en Grèce
et plus particulièrement à Athènes, sans oublier Rome, du Ve siècle avant
Jésus-Christ au IIIe siècle, pour étudier quelques pratiques courantes et
acceptées. Nous traitons d’abord dans cet article l’exposition des enfants, c’est-à-dire leur abandon, puis dans les
deux suivants, l’homosexualité et l’esclavage. Cet ensemble nous permettra
ainsi de mieux comprendre la morale antique et donc d’identifier l’apport de la morale chrétienne.
Le rejet des enfants, un
signe révélateur
Dans une comédie de Ménandre
au IVe siècle, un des personnages s’écrit : « il n’y a rien d’aussi malheureux qu’un père, sinon un autre père
qui a plus d’enfants. »[1]
Certes, cette citation provient d’une pièce destinée à faire rire mais elle
nous révèle un sentiment véridique et
largement éprouvé. Il n’est pas bon d’avoir des enfants. Une grande famille
n’est pas en effet ressentie comme un signe de bénédiction, bien au contraire.
Ce n’est pas seulement une
question d’argent comme nous pouvons parfois le croire. Il est vrai que, pour
un pauvre, une famille nombreuse est plutôt une charge. Le sentiment est en
effet plus général et touche la période que nous étudions. Selon Polybe, au IIe
siècle avant Jésus-Christ, les Grecs « ne
veulent plus se marier, ou, quand ils le font, ils refusent de garder les
enfants qui les naissent, ou n’en élèvent tout au plus qu’un ou deux, afin de
pouvoir les gâter pendant leur jeune âge et de leur laisser une fortune
importante. »[2]
En lisant cette citation, nous avons l’impression d’entendre nos contemporains.
Devons-nous en sourire ? Nous ne le pensons pas. Depuis que nous étudions
les pratiques païennes, nous avons le sentiment de les revoir renaître dans
notre belle société, mais de manière différente, plus subtile peut-être. Polybe
ne nous étonne pas. Quand la vie n’est qu’un regret et la mort un soulagement[3],
quand le pessimisme moral imprègne si fortement la société grecque, la venue
d’enfants ne peut guère être appréciée. Le
refus d’enfants est un signe qui ne trompe, celui d’une société sans joie ni
avenir.
Un principe fondamental :
la mort apporte la souillure
Avant de poursuivre, il est
important de savoir que le fait de tuer, de toucher un cadavre ou un tombeau
est considéré comme un acte impur qui souille non seulement celui qui le commet
mais également de manière générale sur la maison et la famille, voire sur toute
la cité, en raison de la solidarité qui en unit les membres. Si l’individu, la
famille ou la société est souillée, ils doivent alors se purifier selon des
rites religieux précis.
En outre, la famille ou la
citée devenue impure doit poursuivre l’auteur de la souillure de peur de se
voir menacer par des fléaux. Ce n’est donc pas par justice que le meurtrier est
condamné mais par crainte de châtiments célestes en raison des conséquences des
traces qu’ont laissées les morts par-delà la vie.
Comme nous l’avons déjà évoqué
dans un précédent article[4],
l’intention ne semble pas être prise en compte dans cette condamnation morale.
Que l’homicide soit volontaire ou intentionnel, les causes justes ou mauvaises,
l’acte est porteur de souillure. Selon Bernard Eck dans un ouvrage récent[5], celui qui fait couler le sang lors d’une
bataille pour se défendre contre un envahisseur ou celui qu’il commet un meurtre
de manière préméditée par vengeance ou pour un gain est sujet à la souillure par
le sang versé et doit être purifié par des sacrifices ou des libations. Le même
terme désigne donc « le geste de
l’assassin et celui du soldat qui combat pour sa cité »[6]
Cependant, d’autres historiens[7]
ne considèrent pas les actes de guerre comme des gestes impurs. En outre, certains
homicides ne sont pas porteurs d’impureté comme l’assassinat d’un tyran. À
Athènes, le droit définit des homicides légitimes et illégitimes, les premiers
étant protégés de toute souillure.
Revenons désormais à nos
affaires, c’est-à-dire au rejet des enfants. Deux possibilités sont offertes au père ou au maître de l’enfant à
naître ou né : soit l’avortement, soit l’exposition aux enfants.
L’avortement
Le père peut en effet décider
de tuer l’enfant à naître par
l’avortement. Il est vrai que certaines cités comme Cyrène interdit sa
pratique. Pour quelle raison ? Elles considèrent que cette pratique
conduit à une mort si l’embryon est formé et donc, selon le principe évoqué
précédemment, elle est porteuse de souillure. Elle fait en fait une distinction
entre l’embryon formé et l’embryon non encore formé. Cette interdiction ne reflète donc aucune considération du droit à la
vie de l’enfant dans le sein de sa mère mais semble répondre uniquement à un devoir
religieux.
Athènes interdit l’avortement
si le maître de l’enfant à naître ne l’a pas autorisé puisque l’enfant
l’appartient. Sans son consentement,
l’avortement équivaut en effet à un acte de violence fait à son égard. La loi athénienne ne fait donc que protéger
les droits du maître de l’enfant à naître. C’est ainsi que dans un discours
de Lysias[8],
un mari intente un procès à sa femme parce que celle-ci, en se faisant avorter,
l’a frustré de sa descendance. Selon Cicéron, une autre femme est condamnée à
mort à la requête de son mari. Pour Plutarque[9],
l’avortement est un crime contre le mari seul autant que sont l’adultère et la
substitution de fausses clés ! Pour une femme enceinte non mariée, elle a
le droit d’avorter, vu qu’elle possède les titres de père. En clair, l’avortement est interdit s’il remet en
cause les intérêts du père ou du maître de l’enfant à naître. L’enfant est
en effet un bien qui appartient au père ou à tous ceux qui en portent le titre.
Il faut attendre le premier
siècle pour que la pratique de l’avortement soit encadrée afin de répondre à la rapide dépopulation de
l’empire romain. Toute atteinte à la fécondité du mariage apparaît alors
non seulement comme un manquement à la loi mais aussi une impiété envers les
dieux nationaux et de la famille car elle
va à l’encontre de l’intérêt de la société et elle est nuisible à l’État. Elle le prive d’un citoyen. Tel est notamment
l’avis de Musonius Rufus et d’autres moralistes romains.
L’exposition des enfants,
une pratique courant et un droit reconnu en Grèce
L’exposition des enfants,
c’est-à-dire l’abandon des enfants, est une réalité dans la Grèce antique. Elle
a donné lieu à de nombreuses études, dont certaines sont récentes. Elle est
connue à partir des pièces de théâtre, de citations d’auteurs antiques et des
condamnations des chrétiens. Elle est aussi présente dans la cité idéale
imaginée par Platon. Elle s’avère une
pratique courante non seulement en Grèce mais également à Rome.
En Grèce, l’exposition des
enfants est d’abord un droit reconnu à
un magistrat[10],
à un père ou au tuteur officiel de la
mère, le droit de disposer de la vie de l’enfant à naître ou du nouveau-né
comme ils l’entendent. Elle revient à exclure
l’enfant de la famille. Trois situation est alors possible.
Cependant, à Thèbes, la loi
défend l’exposition des enfants. Si un père commet un tel crime, il est
condamné à mort. Cependant, l’abandon est admis pour les plus indigents. Le
père peut par exemple le vendre comme esclave. Les droits paternels sont alors
transmis au père nourricier, sanctionnant ainsi des droits nouveaux. En fait,
cette loi est inspirée par le désir de mettre
fin au dépeuplement rapide.
Les causes de l’exposition
Lors de l’accouchement,
l’enfant peut présenter des handicaps et des tares physiques pour des raisons
d’eugénisme[11].
À Sparte, s’il est difforme, il est envoyé dans un précipice appelé Apothètes. La
décision est alors donnée sur avis des femmes présentes lors de l’accouchement.
Le deuxième cas est celui de l’adultère.
La décision est alors prise par le père avant l’accouchement. Le troisième cas
d’exclusion est purement financier ou
économique. « Les pauvres
n’élèvent pas leurs enfants »[12],
nous affirme Plutarque. Le père peut craindre de partager le patrimoine
familial entre de trop nombreux héritiers ou ne pas disposer suffisamment de
ressources pour les nourrir. « Puisses-tu
n’avoir qu’un fils unique, pour nourrir le patrimoine ! C’est ainsi que la
richesse croît dans la maison. »[13]
Un enfant sans existence,
livré au destin
Un
enfant « déposé » n’est pas
reconnu par le père[14].
Cela se traduit par l’absence de nom. Le père ne lui en donne aucun, ce qui
implique l’absence d’existence sociale[15]
et par conséquent, il n’a aucune
existence réelle. Son sort n’émeut donc personne. Selon certaines études[16],
les filles semblent les plus souvent victimes d’exposition. « Un fils, on l’élève toujours, même si l’on
est pauvre ; une fille, on l’expose, même si l’on est riche. »[17]
Enfin, les enfants illégitimes, nés hors du mariage, sont exposés en plus grand
nombre.
Comme un enfant né ne peut
être tué selon le principe déjà évoqué, il est en fait abandonné dans un
endroit de passage comme un carrefour, ce qui équivaut parfois à une mort
assurée. Abandonné dans un pot ou une marmite d’argile, il peut être aussi recueilli
par des passants ou par des marchands qui pourront le vendre à ceux qui en
voudront soit pour les élever, soit pour en faire des esclaves, voire pour la
prostitution.
L’exposition des enfants à
Rome
L’exposition aux enfants est
aussi pratiquée à Rome. Contrairement à la Grèce, seul le père décide de
l’exposition du nouveau-né, né dans de justes noces, puisqu’il détient une puissance absolue sur sa
descendance ainsi que sur son entourage. En outre, il n’est pas tenu
d’élever son enfant. Selon la loi vénérable des XII Tables, il peut le tuer,
l’abandonner ou le vendre. Cependant, selon Plutarque et Denys d’Halicarnasse,
d’anciennes lois romaines auraient limité cette pratique aux enfants infirmes
ou monstrueux et aurait rendu obligatoire l’éducation des garçons ainsi que la
première fille[18].
Il semble en effet que l’exposition des
filles est plus fréquente. Dans une lettre datant du IIe siècle avant
Jésus-Christ, un mari, parti en affaires à Alexandrie, donne ses instructions à
son épouse enceinte. « Si tu accouches,
si c’est un garçon, garde-le, si c’est une fille, expose-la. »[19]
L’enfant condamné est ordinairement
déposé sur la voie publique ou encore dans le lac Curtius, au milieu du Forum,
devant un temple au champ de Mars[20]. Des
dépotoirs spéciaux sont aussi consacrés pour recevoir les corps des enfants
difformes.
Comme en Grèce, l’enfant
exposé peut être adopté par des passants pour l’élever comme leur propre enfant
ou pour être vendu comme esclaves. Sénèque l’Ancien nous rapporte une
plaidoirie d’avocat qui accuse des hommes d’avoir « pris des enfants, de les avoir mutilés, contraints d’aller mendier en
exigeant d’eux des bénéfices »[21].
Le discours de la défense est révélateur : « il nous a été permis de maltraiter ces exposés, pare qu’ils
n’étaient plus au nombre des vivants. Ils sont nos esclaves et les citoyens
qui ont composé nos lois nous ont donné sur eux une puissance absolue de vie et
de mort ».
Sénèque le Jeune est encore
plus clair et résume la morale qui règne dans la société romaine : « C’est par raison, non par colère, que nous
retranchons un criminel de la société, de même que nous assommons des chiens
enragés, et que nous noyons les enfants s’ils naissent difformes et
débiles »[22].
La cité idéale
Quelques philosophes
antiques décrivent la cité telle qu’elle devrait être. Nous avons ainsi celle
de Platon et d’Aristote. Curieusement, ils cherchent à maintenir un équilibre démographique, notamment
pour préserver le patrimoine des
familles et la prospérité de l’État.
Ils veulent aussi éviter la surpopulation. Pourtant, l’antiquité est plutôt
sujette à un danger opposé, celui du dépeuplement.
Dans la République
platonicienne, les citoyens ne feront pas d’enfants au-delà de leurs
ressources. L’État assure le contrôle
des naissances pour le bien-être de tous. Platon demande la suppression des
enfants avant ou après la naissance quand Aristote impose plutôt l’avortement
ou les moyens de contraceptions. Dans les deux cas, l’exposition aux enfants demeure une pratique autorisée en cas de
surpopulation. Cependant, Aristote cherche à restreindre la pratique de
l’exposition aux enfants ainsi que l’avortement bien que ce dernier acte soit
« permis par la loi divine ou non »[23]
Les nouveau-nés anormaux sont aussi supprimés dans un esprit d’eugénisme. Il s’agit de donner à l’État « les plus beaux et les meilleurs possibles »[24].
C’est ainsi que dans ces cités idéales, l’État
se substitue finalement au père, allant jusqu‘à fixer le nombre d’enfants.
L’exposition des enfants
enfin condamnée
En 318, Constantin interdit
l’infanticide[25].
En 374, sous Valentinien, le meurtre d’un enfant est reconnu comme un meurtre[26]
et donc comme un sacrilège passible de la peine capitale[27].
L’exposition des enfants est aussi interdite[28].
Le citoyen est ainsi dans l’obligation d’élever ses enfants. « Que chacun nourrisse sa progéniture. »
L’exposition des enfants tombe enfin sous le coup de la loi[29].
Il est vrai qu’une série de
lois est aussi votée avant la conversion de l’empire au christianisme. Un
ensemble de mesures sont en fait prises pour limiter les droits du père contre l’infanticide, l’abandon et la
vente des enfants. Cependant, il a bien une grande différence entre les lois
définies par les empereurs chrétiens et leurs prédécesseurs. Pour Antonin, il
s’agit d’éviter qu’un enfant libre
devient esclave.
L’exposition des enfants, c’est
avant tout un crime !
« L’assaut le plus vigoureux et le plus soutenu » viennent en
fait « des rangs chrétiens, en
particulier des apologistes, qui englobent d’ordinaire dans la même réprobation
avortement et exposition. »[30]
Les chrétiens montrent la réalité de ces pratiques, courantes et dissimulée, et
dénoncent non seulement l’hypocrisie des païens mais aussi leur cruauté.
Les
apologistes accusent en effet les parents de commettre un véritable homicide et leur
demande d’en assumer alors la responsabilité quoiqu’ils puissent dire et faire
pour se défendre. L’exposition expose les enfants à une mort presque certaine.
« Nous regardons comme un crime
d’exposer les enfants »[31].
Ce sont bien des « meurtriers
d’enfants »[32]
ou encore des « infanticides »
même s’ils ne donnent pas la mort par un coup direct. « Il est assurément plus cruel de torturer
leur âme dans l’eau ou de les exposer au froid ou à la faim ou au chien :
c’est la mort par le fer que choisirait même un homme fait. »[33]
Les apologistes dénoncent la cruauté de la société païenne ainsi que son
hypocrisie. « Voulez-vous que
j’accuse devant leur conscience parce qu’ils tuent les enfants qui viennent de
naître ? »[34]
Et s’ils survivent, les enfants exposés sont voués à la prostitution, à la
débauche, voire à l’inceste. Selon Saint Justin, il s’avère que parmi ceux
qui abusent de la prostitution se trouve peut-être un frère, un parent tant
elle est commune. Tel est aussi l’argument de Saint Clément, évêque
d’Alexandrie. « Les pères, oublieux
des enfants qu’ils ont exposés, se mêlent à leurs fils dans leur licence
effrénée, et rendent mères leurs filles même. »[35]
L’exposition des enfants,
une pratique qui révèle et entretient la vie licencieuse
Saint Clément s’interroge
sur les raisons qui poussent le père à exposer son enfant. « Mais quel motif peut-on alléguer pour
exposer un enfant ? »[36]
On peut nous donner des raisons, comme le scrupule religieux, l’indigence ou le
caprice. Mais la réalité est là : « l’infanticide est toujours un infanticide, peu importe qu’il soit
commis par religion ou par caprice »[37].
Mieux fallu que les parents ne satisfassent pas l’intempérance de leurs
désirs ! C’est faute de maîtrise
dans la volupté que le père devient meurtrier d’enfant. Saint Clément
dénonce ainsi la vie licencieuse de ces hommes. « Souvent, à leur insu, des pères s’unissent à un enfant prostitué, à des
filles impudiques, sans se rappeler les petits enfants qu’ils ont exposés, et
l’intempérance licencieuse fait des procréateurs des partenaires. »[38]
Saint Clément se révolte
contre cette pratique qui rend l’homme plus dure avec ses enfants qu’il ne
l’est avec des animaux. Les femmes « exposent
sur la voie publique les enfants nés dans leurs maisons, et nourrissent avec
soin de nombreux poulets. »[39]
Les grandes dames d’Alexandrie recueillent une nichée d’oiseaux alors qu’ils
exposent leurs propres enfants ! L’apologiste
dénonce l’aspect profondément inhumain de cette pratique.
L’appel au droit de l’enfant
à la vie
Les apologistes n’oublient
pas non plus l’avortement. Leur regard porte aussi avant même la naissance de
l’enfant. Tertullien est sans-doute le premier à proclamer le droit de l’enfant
à la vie : « c’est un homme
déjà ce qui doit devenir un homme »[40].
Il n’est donc pas permis à un chrétien « de faire périr l’enfant conçu dans le sein de la mère, alors que l’être
humain continu à être formé par le sang. C’est un homicide anticipé que
d’empêcher de naître et peu importe qu’on arrache l’âme déjà née ou qu’on la
détruise au moment où elle naît. »[41]
Saint Cyprien, évêque de Carthage, parle aussi d’« avortement parricide »[42].
Minucius Félix condamne aussi les moyens abortifs. « Il y a parmi vous des femmes qui, par l’absorption de médicaments
spéciaux, tuent dans leurs entrailles le germe d’un homme futur et sont
criminelles avant d’avoir enfanté. »[43]
Mais comme le montre
notamment Minucius Félix, comment les païens peuvent-ils avoir le moindre
scrupule quand leurs dieux eux-mêmes commettent ce crime ? Car « ce sont là choses que vous avez apprises de
vos Dieux. »[44]
Finalement, que l’enfant est à naître ou qu’il est déjà
né, nul n’a le droit de le tuer ou de le conduire à la mort. C’est un droit
qui n’appartient à personne. Les parents
doivent assumer leur responsabilité à l’égard de leurs enfants. Ils « nourrissent tous les enfants qui leur
naissent, et, puisque la Providence les leur donne, qu’ils n’en fassent périr
aucun. »[45]
Par conséquent, celui qui commet ce crime mérite les châtiments de Dieu.
« Tout être formé dans le sein de sa
mère a reçu de Dieu son âme et sera vengé si on le fait périr injustement. »[46]
Les discours des apologistes
sont ainsi clairs. Ils reconnaissent le droit à la vie des enfants à naître ou
déjà nés. Ce droit ne dépend pas des parents ou du maître. L’enfant à naître ou né a des droits qui ne relèvent pas du père ou
de quiconque. C’est en fait une révolution au temps de la société antique.
Aujourd’hui, que faisons-nous ? Certes, l’État a enlevé au père cette
puissance de vie et de mort, mais pour l’accorder à la mère. Quelle
différence ?
Conclusions
À Noël, comme chaque année, nous
fêtons la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ. L’enfant endormi dans la
crèche est Notre Sauveur et Notre Seigneur, vrai Dieu et vrai Homme. Ce mystère
est grand. Comment un être si fragile et
dépendant peut-il être Dieu et apporter notre salut ? Il résume
peut-être à lui-seul une des oppositions fondamentales entre le christianisme
et le paganisme de l’antiquité.
Selon la morale antique, en
Grèce comme à Rome, l’enfant est entièrement dépendant d’un maître,
généralement le père. Il peut naître et vivre si ce dernier le souhaite. Certes,
il n’est guère bon de le tuer pour éviter d’être souillé mais il peut être
abandonné, ce qui revient peut-être au même, voire à un destin bien pire. Avant
son entrée officielle dans la famille, il n’est finalement qu’un esclave.
Telles étaient les mœurs de ces civilisations antiques. Les religions antiques ainsi que les différentes philosophies ne
s’opposent guère à ces pratiques. En sont-elles même indignées ?
Les apologistes chrétiens
ont combattu les pratiques de l’avortement et de l’exposition aux enfants, les
dénonçant clairement comme étant inhumaines et hypocrites, et montrant tout le
désordre qu’elles génèrent dans la société. Ils ont aussi défendu le droit à la
vie de tout enfant à naître ou né tout en rappelant les responsabilités des
parents. C’est par leur combat et la
christianisation de la société que l’enfant a finalement été considéré comme un
être humain à part entière. Pourquoi ? Parce que sa vie ne dépend pas
d’un maître, qu’il soit le père ou la mère. La vie vaut par elle-même. Qui sommes-nous pour décider qu’un
enfant mérite la mort ou pire encore ? Provenant de Dieu, elle est sacrée. Elle n’est donc pas une
marchandise, un caprice ou un oubli d’un soir que l’homme voudrait effacer.
C’est ainsi que l’avortement et à
l’exposition des enfants sont englobés dans une même condamnation.
Au contraire, plus l’être est fragile, plus il nécessite
protection. L’insouciance ou la vie licencieuse, l’homme doit l’assumer
quel que soit le prix qui lui en coute. Il
est bien trop facile de supprimer le fruit de ses fautes que de vouloir les
assumer. La conception d’un enfant impose ainsi un engagement de la part
des parents. Elle implique des devoirs.
Ce sont eux finalement qui se lient à l’enfant à naître ou déjà né…
Quelle leçon admirable que
le christianisme donne aux païens ! Elle est à la fois terrible et lumineuse.
Elle condamne clairement leurs mœurs et leurs contradictions tout en leur
montrant la véritable valeur de la vie. Ils découvrent en effet la dignité qui repose
en chacun de nous, y compris chez les plus faibles, c’est-à-dire l’enfant à
naître et l’enfant né, une dignité qui ne provient pas de l’homme ou de la
citée mais de Dieu Lui-même. Et cette dignité implique des devoirs que l’homme doit
assumer s’il veut la préserver. Et sur
quoi reposent cette dignité et ces devoirs ? Sur un enfant qui est né
dans une crèche une nuit dans un village. La nuit de Noël est brillante comme
cette étoile qui guide les rois mages. Elle a apporté une véritable révolution
morale.
Notes et références
[2] Polybe, XXXVI, 17,
trad. Roussel modifiée dans Le monde hellénistique, 2e
édition, Colin, 2017.
[3] Voir Émeraude,
janvier 2020, article « La morale antique (3) : pessimisme et
insatisfaction morale ».
[4] Émeraude, janvier 2019, « La
morale antique (1) - Homère, Hésiode et les sages de Delphes - Une morale tirée
d'une conception religieuse, de l'expérience et de la connaissance des hommes ».
[5] Bernard Eck, La
mort rouge. Homicide, guerre et souillure en Grèce ancienne, Paris, Les
Belles Lettres 2012
[6] Bernard Eck, La
mort rouge. Homicide, guerre et souillure en Grèce ancienne, dans Meurtre
et homicide, guerre et souillure : infliger la mort en Grèce ancienne,
Pascal Payen, 2013.
[7] Raoul Lonis, Robert
Parker, Marcel Détienne. Voir Philippe Borgeaud, Bernard Eck, La
mort rouge. Homicide, guerre et souillure en Grèce ancienne dans Revue
de l’histoire des religions, 2016/3, tome 233 et aussi Jean Trouillard, La
pureté chez les Grecs, article de Bulletin de l’association Guillaume Budé,
année 1954, 2, www.persee.fr.
[8] Discours de Lysias
contre Antigène, Thalheim, fragments, 332.16-333.11.
[9] Voir Romulus, Plutarque,
22, 3.
[10] Pour Sparte, le
conseil des anciens décide après avoir examiné le nouveau-né afin d’éliminer
les plus faibles.
[11] Voir Émeraude,
mars 2013, article « L'eugénisme antique ».
[12] Plutarque, De
l’amour de la progéniture, 497e.
[13] Hésiode, Les
Travaux et les Jours.
[14] La reconnaissance se
fait durant une cérémonie officielle, appelée « amphidromie » à
Athènes, « dies lustricus » à Rome, au cours duquel le père s’engage
à élever l’enfant et en faire un citoyen. La cérémonie est suivie d’un autre rituel
au cours duquel l’enfant reçoit un nom, ce qui lui donne une existence sociale.
[15] À Athènes pour être
citoyen, l’enfant doit être né de père et de mère athéniens.
[16] Pierre Brûlé le
suppose à partir de documents donnant des informations sur la démographie. Il
constate alors un rapport garçon/fille en très grand défaveur pour les filles.
Voir Enquête démographique sur la famille grecque
antique. Étude de listes de politographie d’Asie Mineure hellénistique, Revue des études anciennes, 3-4,
1990 ou encore L’exposition des enfants en Grèce antique : une forme
d’infanticide, ERES, enfance et psy, 2009.
[17] Posidippe, Hermaphrodite,
Fragment 11.
[18] La loi demande aussi
d’attendre trois ans avant de tuer l’enfant difforme ou chétif et le témoignage
de cinq personnes reconnaissant la difformité.
[19] Lettre citée dans
Grenfell, Bernard et Hunt, Arthur, The Oxyrhynchus Papyri, vol. IV,
n°744, Londres, 1904, Corbier, Mireille, La petite enfance à Rome, dans L’exposition
des petites filles à Rome sous la République et sous le Principat,
Annie Allély, dans Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 2017/3, cairn.info.
[20] Voir Rome
au siècle d’Auguste, ou Voyage d’un gaulois à Rome à l’époque du règne
d’Auguste et pendant une partie du règne de Tibère, Charles Dezobry,
1846.
[21] Sénèque l’Ancien, Controverses,
IV, livre XII dans Histoire des enfants abandonnés depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours,
Ernest Semichon, éd.Plon, 1880. La plupart des citations viennent de cet
ouvrage et ont été vérifiées.
[22] Sénèque le Jeune, De
ira, livre I, chap. XV.
[23] Aristote, Politique,
VII, 16, 15.
[24] Platon, Les
Lois, VIII, 838e-839a.
[25] Code théodosien, XI, 15,
1.
[26] Voir Code
théodosien, IX, 16, 7.
[27] Voir Code
théodosien, IX, 14, 1.
[28] Voir Code
théodosien, V, 9, 17.
[29] Code de Justinien, 8, 51,
2.
[30] Jean-Paul Boudréhoux,
Mariage
et Famille chez Clément d’Alexandrie, 1970, éditions Beauchesne.
[31] Saint Justin, 1ère apologie, XXVII, 1, Pautigny, 1904. Elle a été rédigée entre 150 et
155.
[32] Saint Clément
d’Alexandrie, Stromates, II, 93, I.
[33] Tertullien, Apologétique,
IX, 7.
[34] Tertullien, Apologétique,
IX, 6.
[35] Saint Clément
(150-222), évêque d’Alexandrie, Pédagogue, III, 3.
[36] Saint Clément
(150-222), Stromates, II, 18.
[37] Tertullien, Apologétique,
IX, 6.
[38] Saint Clément, Pédagogue,
III, 21, 5.
[39] Saint Clément
(150-222), Pédagogue, III, 4.
[40] Tertullien, Apologétique,
IX, 8.
[41] Tertullien, Apologétique,
IX, 8.
[42] Saint Cyprien, Lettre
52, lettre à Corneille.
[43] Minucius Félix, Octavius,
traduction, introduction et notes par F. Record, Bloud & Cie, 1911.
[44] Minucius Félix, Octavius,
traduction.
[45] Origène (185-253), Contre
Celse, Livre VIII, dans Démonstrations évangéliques, tome I,
Migne, 1813, œuvre numérisée par Marc Szwajcer.
[46] Constitution
apostoliques, VIII , 3 dans Histoire des enfants abandonnés depuis
l’Antiquité jusqu’à nos jours, Ernest Semichon.
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