Lorsque nous évoquons
la morale païenne, un nom revient souvent. Il est présenté comme étant le plus grand moraliste de l’antiquité
au point d’être opposé à tous ceux qui évoquent la beauté de la morale
chrétienne. Il en devient même un exemple de sagesse, voire un maître. Il est
ainsi mis en exergue pour montrer que le paganisme peut rivaliser le
christianisme en matière de morale. Des chrétiens partagent aussi cette
admiration. « Il est souvent des
nôtres »[1],
nous dit par exemple Tertullien. Selon une rumeur, depuis longtemps démentie, il
se serait converti au christianisme ou du moins il en aurait été influencé. Cet homme illustre est Sénèque.
Sénèque, un
personnage important de son temps
Né à Cordoue, colonie
patricienne d’Espagne, en l’an 4 avant Jésus-Christ, Sénèque est un personnage politique influent de
l’empire romain. Son père, dit
le Rhéteur, est aussi connu en tant qu’orateur. Parfois, il est confondu avec
son fils. Plusieurs fois sénateur depuis l’empereur Caligula, Sénèque est un conseiller
à la cour de Caligula avant d’être exilé en Corse. Rappelé à la demande d’Agrippine
la Jeune, il est ensuite nommé précepteur de Néron en 49 puis ministre,
sans-doute le plus influent durant les cinq premières années de son règne. Il
obtient le titre de consul, pourtant dévolu généralement à des Italiens. Il
meurt en 65 par ordre de son ancien élève. Avant de se donner la mort, il a
acquis une des plus grandes fortunes de son temps.
Sénèque est surtout l’un des plus grands philosophes stoïciens
de l’empire romain. Nous reviendrons plus longuement sur sa philosophie morale.
Enfin, il est reconnu pour sa science et
son art littéraire. Il aurait écrit neuf tragédies. Dans notre étude, nous
nous concentrons uniquement sur Sénèque le philosophe…
Sénèque est avant tout un moraliste d’esprit pratique. « C’est un puissant propagateur de vérité pour
l’usage, un précepteur de morale, un vrai directeur de conscient »[2].
Il relève du stoïcisme dit impérial, centré davantage sur l’homme, l’effort et
sur l’intention du bien. La sagesse se définit par l’acquisition de la vertu.
Parmi les plus grands stoïciens romains, nous pouvons aussi citer l’empereur
Marc-Aurèle et l’affranchi Épictète.
Pour bien comprendre la pensée de
Sénèque et donc sa morale, il est nécessaire de revenir sur le stoïcisme…
Rappelons que le stoïcisme[3]
est une philosophie d’origine grecque. Il est enseigné par l’école dit du
Portique, fondée par Zénon de Kition (v. 335-V.262) en 301 avant Jésus-Christ. Il
est devenu une des plus grandes
philosophies morales de l’antiquité, se propageant au-delà de la Grèce pour
toucher l’empire romain et sa capitale. Au cours de sa diffusion, il a aussi
connu de nombreuses évolutions et
variations. Il y a peut-être autant de stoïcismes qu’il y a de philosophes
stoïciens. Ainsi, le stoïcisme de Sénèque diffère de celui de Zénon ou de
Marc-Aurèle (121-180). Cependant, il est possible d’identifier des principes
forts et des points communs qui permettent de les rassembler sous une même
dénomination.
Chrysippe |
Le stoïcisme se définit donc par
l’impassibilité ou encore par l’indifférence à l’égard de toute chose. La
connaissance des lois permet en fait de découvrir qu’il y a un sens en toute
chose, et cette connaissance permet à son tour le détachement à l’égard de
toute crainte, comme celle de la mort. Le destin n’est donc pas perçu comme un
fatalisme aveugle et irrationnel. Il est plutôt conçu comme une force dirigeant
la matière, le déploiement d’un ordre parfait qui ne peut jamais être renversé
ni forcé. Il en donc illusoire de vouloir changer cet ordre. Le mal est de ne
pas le reconnaître et finalement d’y être soumis par la contrainte sans rien
comprendre.
Ainsi, « on peut certainement définir le stoïcisme comme une philosophie de la
liberté pour autant qu’elle n’a d’autre objet que d’enseigner à l’homme une
sagesse qui est avant tout libération à l’égard de l’emprise des passions
résultant de sa constitution naturelle. Du moins subordonne-t-il toute la vie
philosophique à cet objectif général. » [6]
Zénon de Kition |
Le destin des stoïciens peut être
comparé à la providence divine. Dieu est en fait identifié à ce destin ou
encore à la nature. Leur conception se rapproche du panthéisme. Il désigne en
fait soit le principe intérieur et intelligent de l’ordre du monde, soit ce
monde lui-même en tant que tout. En outre, la divinité est corporelle. Le
stoïcisme relève en effet du matérialisme.
Le
stoïcisme impérial [7] ne s’intéresse guère
aux subtilités de la pensée grecque et approfondit
davantage la morale pratique sans-doute en vertu du tempérament des
Romains. Il semble même que parmi toutes les philosophies grecques qui
pénètrent le monde romain, le stoïcisme « correspond le mieux au tempérament latin »[8].
Il s’appuie donc davantage sur les
moyens de garantir la liberté intérieure.
La morale de Sénèque
Sénèque
peut étonner les chrétiens. Sa morale consiste en effet à « aimer Dieu »[9].
Pour pratiquer le bien, il faut l’imiter, c’est-à-dire lui obéir. Les mots sont
attrayants. Ils ne diffèrent guère de ceux qu’emploie la morale chrétienne.
Mais derrière les mots se trouve une réalité dans laquelle ils prennent leur véritable
sens. Ils deviennent ainsi nous tromper lorsqu’ils sont compris en dehors du
système de pensées dans lequel ils sont utilisés.
Si nous ramenons le terme de « dieu » dans sa conception
stoïcienne, la pensée de Sénèque devient claire et ne peut alors qu’être réprouvée par le christianisme. Le dieu
de Sénèque n’est pas celui des chrétiens. « Aimer Dieu » consiste en fait à obéir à l’ordre du monde. Au lieu
de redouter le « destin », il
est préférable de s’y soumettre en connaissance de cause. Le stoïcien se résout
volontairement à sa condition qui lui est imposée afin de gagner sa liberté
intérieure.
Cependant, plus pratique, Sénèque
semble faire évoluer la notion de dieu.
Notion plutôt spéculative dans l’ancien stoïcisme, le dieu de Sénèque apparaît
plus présent dans l’existence de l’homme. Il est parfois comparé à un père
veillant sur ses enfants. Mais en même temps, son « dieu » s’avère distant, se préoccupant davantage de l’humanité
tout entière que des individus. Sénèque loue et glorifie aussi les œuvres
divines, et exalte sa bonté. Cependant, il considère le sage l’égal, voire au-dessus, de dieu. Il acquiert par sa vertu,
qu’il tire de lui-même, une indépendance qui le met au-dessus du Destin et de
l’ordre qui régit le monde. Certes, il loue dieu de donner la vie mais il
revient à la sagesse de bien en user.
Ainsi, pris isolément, les principes
qu’énonce Sénèque semblent relever d’une piété étonnante, inconnue des
stoïciens qui le précèdent. Mais ils sont ancrés dans une philosophie que le
chrétien ne peut accepter. Sa conception
de dieu est en fait difficile à saisir tant elle paraît bien floue. Certes,
il est stoïcien et raisonne en stoïcien mais le stoïcisme lui paraît bien
abstrait lorsqu’il évoque dieu. Aidé d’une éloquence remarquable et porté par
son tempérament latin, il se le représente comme un être véritable, un être
compatissant qu’il écoute la prière
de ses créatures. Mais il se réfère aussi au dieu stoïcien, à l’invincible
nécessité à laquelle il faut adhérer pour la dépasser. L’incompatibilité entre
ces deux conceptions se ressente dans les œuvres de Sénèque. Il se montre hésitant, voire contradictoire dans
certains principes.
Une morale aux multiples variations
La mort de Sénèque (David) |
Voyant le bonheur dans l’indépendance
de l’homme à l’égard du Destin, Sénèque défend l’idée que l’homme dispose de sa
vie comme il l’entend. Il est donc en
faveur du suicide. Il le défend. Il le glorifie même, voyant dans cet acte la manifestation de la liberté intérieure.
Il considère le suicide comme un acte héroïque que la raison ne peut
qu’approuver et comme un moyen pour se débarrasser des maux de cette vie. Cependant,
Sénèque ne le légitime pas s’il répond à une fantaisie, à un caprice ou encore à
la crainte de la mort ou à un refus de la vieillesse. Mais dans ses apologies
du suicide, ce n’est sans-doute pas le philosophe que nous entendons mais
l’homme témoin de la cruauté de son temps, lui-même menacé par le cruel Néron.
« Ce n’est pas la philosophie qui
parle par sa bouche mais mille sentiments souvent contraires, la crainte de la
douleur, l’espérance d’une vie paisible, la peur de l’ignominie, l’amour d’un beau
trépas. De là, dans ses méditations, je ne sais quel accent pathétique qui fait
oublier qu’on lit un philosophe. On entend un personnage de tragédie, mais
cette tragédie est de l’histoire. »[11]
Cependant, qu’il parle en philosophe ou non, il ne fait que cultiver l’esprit de mépris à l’égard de la
vie.
L’éclectisme de Sénèque
En fait, selon ses propres propos, il n’écrit pas pour instruire mais pour
guérir. « Il préconise les
remèdes qui lui semblent les mieux appropriés à la nature du mal qu’il veut
combattre, sans beaucoup s’inquiéter de leur provenance. »[13]
Il puise ainsi dans le platonisme ou l’épicurisme par exemple, ou encore chez
ses adversaires, comme Quintilien. C’est auprès d’Épicure que Sénèque récupère
l’idée de la nécessité d’un directeur de conscience. Mais il n’hésite pas non
plus à dénoncer leurs erreurs. Et comme tous les moralistes de son époque, il
emprunte aussi ses idées à un ouvrage intitulé Le livre d’or de Crantor,
qui recense tout ce que la sagesse grecque a produit. Ainsi, pour écrire ses
ouvrages, Sénèque puise ses idées dans toutes
les sources qui lui sont disponibles pour
répondre à ses objectifs sans se
soucier de leur fondement philosophique.
Finalement, Sénèque « a conservé le fond de la doctrine de ses
maîtres, mais qui l’a élargie, fécondée, propagée avec un merveilleux éclat, en
y introduisant les plus nobles pensées des philosophes grecs et romains, sans
distinction d’école. »[14]
Sénèque, l’éloquence au service de la morale
Le « merveilleux éclat » qu’il donne à sa morale provient de son
éloquence, de son style vif et chaleureux, de l’enthousiasme qu’il parvient à
communiquer. Emporté par son imagination débordante, « il cède au torrent de son esprit qu’il entraîne », « impuissant à se contenir et à se restreindre »[15].
Ses textes ne sont ni abstraits ni ennuyeux, mais réellement vivant et sincère.
Il exhorte, étonne et frappe par ses pensées hardies et vivifiantes ainsi que
par ses observations.
Cependant, ses textes manquent
d’exactitude, de rigueur, de démonstrations qui emportent l’évidence. Il est en
outre bien étrange pour un stoïcien de manquer tant d’impassibilité. Mais pour
lui, l’important est d’arriver à faire éveiller chez son lecteur de solides
résolutions, à décrire une morale pratique. En un mot, il se présente et agit
comme un directeur de conscience. Une
des marques de la morale de Sénèque est en effet le rôle accru de la conscience et de la volonté.
Sénèque, oublié et peu estimé par les auteurs
païens
Pendant les trois premiers siècles, Sénèque ne fait pas l’admiration des païens.
Sa morale ne semble pas non plus influencer sa société. Certes, il existe des
témoignages plutôt positifs à son égard mais ils demeurent sporadiques. De
manière générale, les auteurs anciens l’ont peu apprécié. Selon Tacite, Suétone
ou encore Quintilien, les principaux griefs portent sur sa personnalité, son
goût de l’argent et le rôle qu’il a joué auprès de Néron. Quintilien déplore
notamment qu’il « soit préféré à des
[auteurs] meilleurs » et soit
« presque seul entre les mains des jeunes gens »[16],
ce qui montre néanmoins une certaine
notoriété de Sénèque à son époque. Plus tard, l’ensemble de ses pensées est
considéré comme corrupteur [17].
Ainsi, il nous reste finalement peu de trace de son influence chez les auteurs païens à partir du IIIe siècle. Seul Dion Cassius l’évoque. Il le présente comme « le plus sage d’entre les Romains »[18] mais il rajoute ensuite qu’il « pratique tout le contraire de son enseignement philosophique ». Il dénonce sa flagornerie, sa recherche de la richesse et du luxe, ses pratiques sexuelles à l’égard des hommes, etc. Historien, Dion Cassius nous donne probablement ce que pensaient ses contemporains. D’autres historiens, comme Amien Marcellin, pourtant bibliographe de Néron, parlent peu de Sénèque, voire l’ignore. Sénèque sombre finalement dans l’oubli. Le plus troublant est le peu d’influence de Sénèque auprès d’autres stoïciens romains. Épictète et Marc-Aurèle ne le citent jamais.
Sénèque chez les Pères de l’Église
L’influence
de Sénèque est en effet plus importante auprès des chrétiens, y compris parmi les
pères apostoliques, et auprès de certains
Pères de l’Église. Nombreux sont ceux qui empruntent des extraits de ses
œuvres sans cependant le citer ou qui le nomment comme un maître de morale. Tertullien
en est un des plus grands exemples. À plusieurs reprises, il fait appel à son
autorité dans ses œuvres ou reprend des extraits de ses livres. Sénèque est
aussi présent chez Minucius Félix, même s’il ne le cite pas. Saint Cyprien,
évêque de Carthage, semble s’inspirer de ses ouvrages. Sénèque est plus discret
dans les œuvres de Saint Jérôme et de Saint Augustin.
Lactance est sans-doute le
premier à le citer abondamment au point que certaines de ses œuvres ne sont
connues aujourd’hui que par lui. Il l’utilise notamment pour justifier ses
thèses comme si Sénèque était maître en morale. Il le considère comme étant
« le plus fin des stoïciens »[19].
Cependant, Lactance n’est guère fidèle à sa pensée et n’hésite pas non plus à
s’opposer à lui quand ses paroles sont en désaccord avec sa foi. Ainsi, Lactance exploite les œuvres de Sénèque en
faveur de sa doctrine.
Sénèque, source de la morale chrétienne ?
Si des Pères de l’Église et des
auteurs d’œuvres de morale puisent dans les textes de Sénèque, cette présence
demeure plutôt discrète. Et ceux qui le connaissent bien ou disposent de ces
ouvrages l’exploitent pour mieux asseoir leurs discours, n’hésitant pas à
modifier ses sentences, voire à changer ses citations de leur sens originel. Les
œuvres de Sénèque apparaissent donc plus comme un moyen bien utile pour leur apologétique.
Pour mieux défendre leur foi et
l’attitude des chrétiens devant les accusations des païens, les Pères de
l’Église cherchent en effet un appui
auprès de philosophes païens, montrant par-là la rationalité de leurs
doctrines et leur légitimité. C’est ainsi qu’ils s’appuient aussi sur Platon ou
Aristote. L’œuvre de Sénèque sur les superstitions est ainsi bien utilisée par
Tertullien ou Saint Augustin pour s’opposer aux religions païennes.
Mais les Pères de l’Église ne montrent
aucune sympathie à l’égard de Sénèque
et n’hésitent pas à s’opposer à ses pensées lorsqu’elles s’opposent à la morale
chrétienne. Cela explique aussi l’absence de critiques à l’égard de sa vie
contrairement aux auteurs païens.
Sénèque, un chrétien ?
Certains Pères de l’Église comme
Tertullien ou Lactance trouvent dans certains ouvrages de Sénèque des passages
qui peuvent relever du christianisme au point qu’ils regrettent qu’il n’ait
point connu la nouvelle foi. Lactance ne doute pas qu’ « il ne soit devenu l’adorateur du vrai Dieu,
si on lui avait appris à l’être. »[20]
Saint Jérôme ne doute plus. Il dispose
en effet d’une preuve de sa conversion. « Je ne le placerais pas, dit-il, dans
cette liste des saints, si je n’y étais invité par les lettres de Sénèque à
Paul et de Paul à Sénèque, qui sont dans un grand nombre de mains, et dans
lesquelles le précepteur de Néron, tout puissant personnage qu’il était,
déclare qu’il voudrait être aussi grand parmi les siens que Paul l’était chez
les chrétiens. »[21]
La lettre qu’il détient est un échange de compliments entre Saint Paul et
Sénèque. Nous y apprenons par exemple que Sénèque connaît la doctrine
chrétienne et la diffuse au sein du palais impérial. Cependant, cette lettre
est aujourd’hui fortement considérée comme l’œuvre d’un faussaire.
Sénèque, connaissait-il le
christianisme ?
Il est vrai que Sénèque aurait pu connaître Saint Paul. Son frère est Gallion,
proconsul de Corinthe, celui qui a refusé d’écouter les accusateurs de
l’apôtre. Burrhus est le préfet du prétoire qui a reçu Saint Paul lorsqu’il est
arrivé à Rome après son appel au jugement de César. Or Burrhus est l’ami fidèle
et dévoué de Sénèque. Saint Paul peut ensuite prêcher pendant deux ans à Rome. Une
de ses épîtres nous apprend qu’il a réussi à convertir des hommes du palais
impérial, dont la courtisane Acté selon Saint Jean Chrysostome, bien connue de
Sénèque. L’entourage du philosophe a donc été plus ou moins directement touché
par la nouvelle foi. Pourquoi Sénèque en serait-il écarté ?
Cependant, l’influence du christianisme auprès des proches de Sénèque serait en
fait négligeable. Gallion ne se préoccupe ni des accusateurs de Saint Paul
ni de l’accusé. Il méprise cette querelle entre Juifs comme toutes les autres.
Il se montre en fait bien indifférent à cette histoire. En outre, quand Saint
Paul parle des gens de la maison de César, il désigne par cette expression les
affranchis et les esclaves de l’empereur, c’est-à-dire un nombre considérable
de personnes réparties sur plusieurs domaines. S’il avait connu Sénèque, Saint
Paul aurait certainement employé un autre terme. Enfin, Sénèque lui-même est
bien silencieux sur le sujet.
Nous savons aussi que Sénèque méprise les Juifs, « cette misérable et criminelle nation »[22]
comme il le proclame dans son traité relatif à la superstition. Les habitants
de la Judée et de la Syrie sont nés pour la servitude, nous dit-il. Sa pensée à
l’égard des Juifs et tout ce qui vient d’Orient n’est pas spécifique à Sénèque.
Elle est partagée par toute l’élite de
Rome. Ce mépris explique aussi sans-doute l’indifférence de l’empire à l’égard
du christianisme. Les grands de ce monde dédaignent non seulement les esclaves
mais aussi la plèbe. Ils ne peuvent guère entendre ce qui se murmure dans la
foule, parmi les Juifs, les esclaves ou les affranchis. Sénèque reste un membre de cette aristocratie arrogante et dédaigneuse.
La nouvelle foi n’a-t-elle conquis que
des esclaves et des affranchis ? Nous savons en effet que la nouvelle foi a gagné des aristocrates
dès le premier siècle. Le mépris que les Romains affichent à l’égard des
Juifs est-il réel ? En outre, la police impériale et les autorités
politiques peuvent-elles vraiment ignorer les troubles que provoque indirectement
le christianisme ? Elles ont pourtant banni les Juifs de Rome sous le
règne de Claude en raison de ses troubles. N’oublions pas non plus que Néron
désigne les chrétiens comme responsables de l’incendie de Rome. Les supplices
qu’ils endurent permettent au christianisme de se montrer et de se faire
connaître. Il devrait alors faire l’objet des entretiens dans toute la société
romaine, y compris parmi l’élite, notamment parmi les mécontents de l’empereur.
Qui pouvait être indifférent à tant d’horreurs ? Selon Tacite, les cruels
traitements qui les frappent, alors qu’ils sont innocents, leur gagnent les
cœurs. Ils devraient donc attirer l’attention des Romains, voire de la
curiosité. Il ne serait donc pas étonnant que Sénèque ait découvert et
rencontrer le christianisme.
Sénèque, une morale chrétienne ?
La Mort de Sénèque
(Rubens, Munich, huile sur toile)
|
Les Pères de l’Église soulignent aussi
l’élévation de sa morale. Sénèque
condamne la guerre, les combats des gladiateurs et l’esclavage. Il réclame de
la douceur et de la fraternité entre les hommes. Il appelait ses esclaves ses « humiles amici ». Comme les
stoïciens, il proclame l’unité du genre humain quelle que soit la diversité des
nations et des hommes. « Nous sommes,
écrit-il, les membres d’un corps immense.
La nature a voulu que nous fussions tous parents, en nous faisant naître des
mêmes principes et pour la même fin. C’est de là que nous vient l’affection que
nous avons les uns pour les autres, c’est ce qui nous rend sociables ; la
justice et le droit n’ont pas d’autre fondement. Voilà ce qui fait qu’il vaut
mieux être victime du mal que de le commettre. La société humaine ressemble à
une voûte où les différentes pierres, en se tenant les unes les autres, font la
sûreté de l’ensemble. »[23]
Enfin, Sénèque distingue l’âme et le corps, privilégiant le premier au
détriment du second. L’homme n’est que locataire de son corps. Il doit donc
le vaincre et le dompter pour que l’âme en soit la maîtresse. Sa morale est
donc tournée sur la conscience, sur l’homme intérieur. Il préconise l’examen de
conscience.
Fort de cette conception de Dieu et
des hommes, Sénèque dicte des règles morales que le chrétien ne peut
qu’approuver. « Vivez avec les
hommes comme si Dieu vous voyait ; adressez-vous à Dieu comme si les hommes
vous entendaient. »[24]
Il demande de réduire la souffrance humaine, de donner à manger à ceux qui ont
faim, à aider son ennemi…
Une morale déconcertante
Or, comme le soulignent les
philosophes païens, Sénèque n’est pas rigoureux dans sa pensée au point qu’il
se contredit. En fait, en raison de son
éclectisme, il a plus tendance à reprendre les doctrines de ses
prédécesseurs sans vraiment chercher à une cohérence d’ensemble. Il passe d’une
école philosophique à une autre sans vraiment innover. Son but n’est pas de fonder un système mais de fournir des règles
morales pratiques. Ainsi, il prêche la retraite à ceux qui s’épuisent à
poursuivre les honneurs tout en poussant les âmes faibles dans la vie active si
elles ne peuvent supporter la retraite ! Parfois, pour relever le moral
d’un proche, il récuse d’abord l’immortalité de l’âme puis la récuse ensuite.
La doctrine qu’il défend et les règles morales qu’il propose finissent par se
contredire. La théorie se confronte en fait
au sens commun. Plus il se rapproche de la réalité, du détail, plus Sénèque
est proche du christianisme. Plus il s’élève dans sa pensée, plus il s’en
éloigne. Et ses propositions varient selon les situations qu’il connaît.
Cependant, ne soyons pas sévères. Les
contradictions qui se manifestent relèvent aussi du stoïcisme dont Sénèque est
un partisan convaincu. Le stoïcisme ne reconnaît l’immortalité de l’âme que
pour les sages alors que la vie du vulgaire se termine par la mort. En fait,
derrière les mots, en apparence agréable au chrétien, se trouve une conception
bien différente. Le dernier jour de notre vie n’est pas à redouter car « il est le premier de la vie éternelle »
mais l’immortalité qu’il peint est bien différente de celle qu’espère le chrétien.
Sénèque ne fait pas distinction entre le bon et le méchant. L’immortalité n’est possible qu’aux sages. Elle n’est ni
châtiment ni mérite. Si les paroles ressemblent à celles d’un chrétien, leur
sens et les principes qui les fondent les éloignent en fait du christianisme.
La sagesse selon Sénèque
Néron et Sénèque |
Sénèque veut en fait réduire les
exigences du corps pour que le sage en soit de plus en plus indifférent. Il
demande d’être pauvre afin qu’au jour où le sage connaît la pauvreté, il ne
puisse en souffrir. En outre, « si
nous savons qu’il n’est pas pénible d’être pauvres, nous jouirons de nos
fortunes avec plus de sécurité. ». Quand il propose la libération de
l’esclave, il ne s’agit pas de rendre meilleure l’humanité ou de répondre à des
sentiments d’humanité, mais de détacher l’âme des liens qui le rattachent à
l’esclave. « La bienfaisance est
surtout un exercice qui lui sera utile en lui apprenant à se détacher des biens
de la terre ; elle n’est pas tout à fait désintéressée, car, même en s’occupant
des autres, il songe à lui. »[26]
La pitié est même une faiblesse. Le sage doit s’en détacher.
Nous sommes donc bien éloignés de la
morale du christianisme. Sénèque appartient bien à la morale païenne qui se
manifeste dans différentes écoles. Il est en quelque sorte la synthèse. Il
n’est ni un innovateur ni un auteur de système. Il est plutôt un prêcheur qui s’appuie sur l’existant.
Contrairement aux différentes philosophies morales dont il emprunte des règles,
il s’attache à les rendre pratiques et
vivantes comme tout prédicateur. Là réside peut-être une sorte d’originalité.
Néanmoins, il ne fait que reproduire le style de ses maîtres, notamment
Sextius, Attale et Fabanius. Il en l’héritier…
Sénèque, une morale ancrée dans son époque
Selon Georges Boissier, Sénèque est révélateur d’une époque. Quand les
usages antiques sont suffisamment forts pour être appliqués, la philosophe ne
peut guère s’intéresser à la pratique. Elle est alors plutôt portée vers la
spéculation. Mais quand ils sont ébranlés et n’ont plus d’assise, générant de
l’inquiétude dans l’ordre moral, il faut bien recourir à la philosophie pour avoir une direction qu’elle-seule
peut donner. Elle renonce donc à la spéculation pour être davantage pratique,
applicable, humaine. Or Rome connaît cette situation à partir de l’empire, et
notamment sous le règne d’empereurs tels que Néron.
Le
philosophe devient alors rhéteur. Il ne démontre plus. Il déclame. Il ne
cherche plus à convaincre mais à persuader. Il n’éclaire plus, il émeut et
presse. La force du discours ne réside
plus dans la cohérence et la force de la pensée mais plutôt dans son style et
sa forme. Il use désormais de tous les artifices que procure l’éloquence.
Ce n’est plus un enseignement mais une prédication. « La philosophie avait donc alors deux manières de se répandre, la
direction et la prédication. On pouvait préférer l’une ou l’autre, s’adresser à
la foule ou à quelques élus, frapper de grands coups sur le public ou diriger
discrètement quelques consciences choisies ; mais des deux façons il fallait
être persuasif, et pour persuader il était bon d’être éloquent. L’éloquence,
une fois entrée dans la philosophie, s’imposa bientôt à toutes les sectes.
[…] Avec Sénèque et ses maîtres, le
stoïcisme devint éloquent. »[27]
Il devient persuasif et cherche à entraîner les âmes.
Mais pour être entraîneur d’âmes, Sénèque doit épouser leur conception du
monde, de l’homme et des dieux. C’est pourquoi derrière les paroles en
apparence innovantes et élevées se trouve en fait le paganisme de son temps tel
qu’il est vécu et les principes sur lequel est fondée la société païenne. Il ne
s’oppose pas à l’exposition des enfants ou encore à l’esclavage. Il s’agit alors
de mieux appliquer les principes des philosophies morales face à la situation.
« Les remèdes de l’âme ont été trouvés par les anciens ; il nous
reste à chercher de quelle manière et quand il faut les employer. »[28]
Dans sa jeunesse, il veut appliquer ce que ses maîtres lui ont appris mais ses
résolutions ne durent pas. Toutefois, leur enseignement ainsi que leur style
demeurent.
Sénèque, un soutien malgré lui pour le
christianisme
Bien que son esprit soit bien
différent de celui d’un chrétien, Sénèque a pu jouer un rôle en faveur du
christianisme. En excitant l’âme et en
se focalisant sur l’homme intérieur, il a peut-être préparé les Romains à
entendre le message de Notre Seigneur Jésus-Christ. C’est pourquoi des
chrétiens ont pu voir en lui un des leurs.
En outre, Sénèque fait une guerre acharnée contre toute forme de superstition,
les religions ancestrales comme les mystères orientaux. L’ouvrage dédié à ce
sujet est sans-doute le plus souvent évoqué par les Pères de l’Église. Il
s’oppose à la mythologie et aux cultes qui sont donnés à Jupiter et aux autres
dieux. Les apologistes ne peuvent guère ignorer un païen si célèbre et pourtant
en guerre contre le paganisme.
Mais, cette arme est redoutable. Par la confiance inébranlable qu’il met
dans la volonté humaine, Sénèque est en fait un adversaire du christianisme.
En dépit de paroles à consonance chrétienne, il est éloigné de l’esprit
religieux. Le sage n’a pas besoin de Dieu. Il peut être son égal. Sénèque tend
ainsi à faire naître l’incrédulité
absolue. Sa morale est en fait
indépendante de toute considération religieuse. Plus tard, les adversaires
du christianisme s’en souviendront…
Conclusions
Après cette étude, nous pouvons
comprendre l’intérêt que portent les
Pères de l’Église à l’égard de Sénèque, intérêt tout relatif. Contrairement
à ce que pourrait faire croire des citations ou des extraits de ce philosophe, sa morale est pourtant à l’antipode de
celle du christianisme. Il a plutôt tendance à nourrir l’incrédulité et à
développer une morale sans religion. Certes, il est plaisant pour un chrétien
de l’entendre en raison d’un style vivant et agréable, d’une volonté de rendre
applicable des règles en apparence chrétiennes, mais sa morale pratique repose
en fait sur des fondements contraires à ceux du christianisme. Elle réside en
effet sur une croyance ou une
promesse : la volonté toute-puissante de l’homme. Par lui-même, il est
capable d’égaler les dieux.
Mais sa morale ne s’adresse pas à tout
homme. La sagesse n’est propre qu’au
sage, c’est-à-dire à une élite. Elle n’est pas non plus désintéressée au
sens où elle n’a pour but que d’accroître
la maîtrise de l’homme sur lui-même afin de le parfaire et de le rapprocher des
dieux. Quand il doit apporter du pain à un pauvre, son regard n’est pas
tourné vers ce pauvre. Celui-ci n’est qu’un moyen pour lui de s’élever.
L’esclavage ou l’exposition des enfants ne sont pas un mal à ses yeux. Il ne se
pose même pas la question. Tuer un enfant ne soulève en lui aucune objection.
Bien au contraire. Puisque pour lui, l’enfant est un objet inutile. La passion ou
le sentiment doivent en fait être banni. Il cherche en fait à réduire le
scrupule chez ses contemporains. La morale de Sénèque n’est finalement pas
éloignée de celle de son temps. Elle en est même la prolongation. C’est une morale deshumanisante où le Moi prime
sur tout...
Notes et références
[1] Tertullien, De anima, XX, I.
[1] Tertullien, De anima, XX, I.
[2] Edmond Lareau, Histoire
abrégée de la littérature, Montréal, J. Lovelle, 1884 dans Sénèque,
Jacques Dufresne, agora.qc.ca.
[3] Le terme de « stoïcisme » est tiré du grec
« Stoa poikilê » qui
désigne les adeptes du Portique en référence de l’école de Zénon qui enseigne
sous un portique de l’Agora à Athènes.
[4] Parmi les stoïciens
grecs, nous pouvons citer Cléante d’Assos (330-232), Chrysippe (280-206),
Diogène de Babylone (240-140), Antipater de Tarse (200-129).
[5] Michel Nodé-Langlois,
Les
stoïciens. Introduction au stoïcisme, extrait de Philopsis : Revue numérique,
2017, www.philopsis.fr.
[6] Michel Nodé-Langlois,
Les
stoïciens. Introduction au stoïcisme.
[7] Sénèque, l’empereur
Marc-Aurèle (121-180) et Épictète (50- v. 125-130) relèvent du stoïcisme
impérial. Il existe aussi un moyen-stoïcisme dont les représentants sont
Panetius de Rhodes (v. 180-110) et Poseidonios d’Apamée (135-51).
[8] Raymond Chevalier, Le
milieu
stoïcien à Rome au Ier siècle après Jésus-Christ ou l’âge héroïque du stoïcisme
romain, dans le Bulletin de l’Association Guillaume Budé : Lettres d’humanités,
n°19, décembre 1960, www.persee.fr.
[9] Sénèque, De
vita beata, chap. XV, 7.
[10] Chrysippe est un
stoïcien grec (-280, -206), considéré comme le second fondateur du stoïcisme
après Zénon.
[11] Benjamin-Constant
Martha, De la Morale pratique dans les lettres de Sénèque, thèse présentée à la faculté des Lettres de Paris, 1854.
[12] Sénèque, Lettre XLV,
4.
[13] Charles Burnier, La
morale de Sénèque et le néo-stoïcisme.
[14] Charles Burnier, La
morale de Sénèque et le néo-stoïcisme.
[15] Charles Burnier, La
morale de Sénèque et le néo-stoïcisme.
[16] Quintilien, Inst. or., X, I.
[17] Voir Aulu-Gelle, Nuits
antiques, XII, 2.
[18] Dion Cassius, Histoire
romaine, LIX, 19, 7.
[19] Lactance, Institutions
divines, II, 8, 23.
[20] Lactance, Institution
divines, IV, 24.
[21] Saint Jérôme, Des
hommes illustres, chap. 12.
[22] Sénèque, De la
Superstition.
[23] Sénèque, Lettres, 95, 52.
[24] Sénèque, Lettres, 10, 5.
[25] Sénèque, Lettres, 53, 11, De provid., 6, 6.
[26] Georges Boissier, Études
antiques. Le christianisme et la morale de Sénèque, dans Revue
des deux mondes, XLI année, seconde période, 1871, wikisource.
[27] Georges Boissier, Études
antiques. Le christianisme et la morale de Sénèque.
[28] Sénèque, Lettre
LXIV.
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