« Il est une race d’hommes, nés d’hier, sans
patrie ni traditions, ligués contre toutes les institutions religieuses et
civiles, poursuivis par la justice, universellement notés d’infamies, mais se
faisant gloire de l’exécration commune : ce sont les chrétiens. »[1] C’est
ainsi que Celse commence sa diatribe contre les chrétiens dans son ouvrage Du
discours vrai. Plus loin, il les décrit comme « un ramas de gens simples, perdus de mœurs et
grossiers, qui constituent la clientèle ordinaire des charlatans et des
imposteurs ».
Quand
des chrétiens osent s’opposer à des lois qu’ils jugent infâmes, la même critique,
sans-doute moins virulente, revient inlassablement. Qui sont-ils pour refuser
le progrès ? Quelle insupportable outrecuidance ! Tels sont les mots
d’un autre païen, Coecilius Natalis, à leur encontre. Il ne supporte pas que ces
hommes issus des plus basses classes sociales, sans éducation ni culture,
tranchent des problèmes sur lesquels dissertent bien des philosophes depuis des
siècles alors que lui, lettré et homme du monde, ne s’engage pas, hésite entre
différentes systèmes philosophiques, finissant par choisir le chemin du
conformisme. Pourtant, c’est bien « la
lie du peuple » qui vaincra.
Aujourd’hui,
quand nous voyons notre société, nous pourrions croire que la situation s’est
inversée. Les chrétiens sont accusés de vouloir faire perdurer le
conformisme en défendant des règles morales jugées désuètes et
discriminatoires. En fait, la même chose se reproduit. Nombreux sont en
effet les Coecilius Natalis qui, sans conviction ni courage, suivent l’opinion
forgée par des médias et des lobbies. Ils suivent le courant comme indifférents
aux enjeux, à ce qu’il se passe. Les chrétiens osent se lever pour dire non.
Ils ont en effet gardé cette outrecuidance qui insupporte tous leurs adversaires
comme elle irrite ceux qui détiennent les rênes du pouvoir.
Or,
par leur opposition ferme et sans compromission, les chrétiens ont su
changer le monde de manière radicale, apportant une véritable rupture dans
les mœurs et la pensée. Aujourd’hui, c’est une autre rupture qui avance
lentement ou plutôt un véritable retour en arrière. Pour y voir plus
clair, revenons encore à l’époque antique…
Les
morales antiques
Diogène le cynique |
Dans
les précédents articles, nous avons décrit les différentes conceptions de la
morale, notamment au travers des philosophies antiques. Nous avons déjà
constaté qu’il n’existe pas une seule morale, même si toutes ont la même
finalité, la recherche du bien au niveau de la cité ou de la personne. Ainsi,
il est bien peu pertinent d’évoquer la morale antique pour défendre un
comportement ou dénigrer la morale chrétienne sans préciser de quelle morale il
s’agit. Faut-il en effet revenir à la morale des platoniciens, des aristotéliciens,
des sceptiques, des cyniques ou encore des épicuriens, des stoïciens ?
Faut-il suivre une morale rationnelle, utilitaire ou à la morale telle qu’elle
est vécue par la population ? Des
discours qui évoquent la morale antique pour justifier des comportements nous
paraissent donc bien peu recevables s’ils ne décrivent pas précisément ce
qu’ils entendent par morale antique.
La
morale traditionnelle
Depuis
au moins le temps d’Homère, les Grecs connaissent un certain ordre moral fondé sur la volonté des dieux.
Nul ne doit les ignorer sous peine de châtiment. Impuissant, l’homme doit donc
leur obéir, c’est-à-dire agir selon son destin, quel que soit le moyen qu’il
utilise pour y arriver. La fin prime en effet sur les moyens. Tel est aussi la
leçon d’Hésiode. Ainsi, les hommes sont
soumis à la volonté des dieux et demeurent impuissants devant les maux de
l’existence. Mieux vaut alors l’homme de ne pas être né, nous disent alors
la sagesse antique.
Un
ordre moral existe aussi au niveau de la société. Les règles sont en effet
nécessaires pour que les hommes puissent vivre ensemble en paix. Les sages de
Delphes nous ont laissé de belles maximes dans le but d’encadrer les rapports
entre les hommes. Portées sur la pratique et leur utilité, ces règles morales
sont déjà considérées comme universelles. Elles
s’imposent à tous comme indispensables pour vivre ensemble. Il est donc
l’intérêt de tous de les suivre. N’oublions pas que ces sages sont d’abord des
législateurs. Ils ont gouverné des cités et fondé des républiques.
Les
morales philosophiques
À
partir de Socrate, la morale devient l’un des objets de la pensée grecque. La recherche du bien, c’est-à-dire du
bonheur, est une partie de la philosophie avant d’en être la finalité au
temps d’Épicure et des stoïciens. Si pour Socrate, le bien se présente comme
une connaissance, puis pour Platon, une contemplation, elle devient plus
pratique avec Aristote, qui la définit plutôt comme la recherche de
l’excellence par l’acquisition de vertus. Ainsi se distinguent la morale théorique de la morale pratique. Cherchant
encore plus à s’éloigner de toute spéculation, les épicuriens et les stoïciens
décrivent plutôt le bien comme l’absence de troubles et de douleurs, qui est
possible d’atteindre par une maîtrise de soi et en adaptant ses besoins à la
nature. Pourtant, ils finissent par construire à leur tour un système
philosophique, bien éloigné de la réalité.
En
dépit des divergences sur le sens du bien ou de son origine, la morale se décrit toujours comme un
ensemble de règles universelles, intangibles. Elle se tourne de plus en
plus vers l’individu, vers l’homme intérieur, même si la notion de conscience
est déjà bien présente au moins depuis Pythagore. Cependant, en dépit de sa
nécessité pour accéder au bonheur et malgré sa portée universelle, elle demeure
réservée à une certaine élite. La
plupart des hommes ne peuvent atteindre à tel niveau de morale et doivent donc obéir
aveuglement aux règles édictées par les cultes religieux et la cité. Les lois morales religieuses ou sociales ne
sont finalement bonnes qu’aux vulgaires.
Antigone condannata a morte da Creonte (1845)
Giuseppe Diotti
|
Une
morale tragique
Cependant,
la morale n’est pas que pensée. Elle
ne peut pas se confondre avec la morale telle que définissent les différentes
écoles philosophiques. Elle intéresse aussi l’ensemble de la population. Elle
apparaît alors comme « loi non écrite », perçue comme
d’origine divine. Elle est fortement associée
au devoir moral qui imprègne la mentalité grecque comme nous pouvons le
voir dans les pièces tragiques de l’antiquité. Nous retrouvons la morale
d’Homère et d’Hésiode : l’homme n’a pas d’autres choix que de se soumettre
à la volonté des dieux et de réaliser son destin.
Mais
l’individu est face à ses faiblesses, à sa misère, à son impuissance, surtout au
temps de sa vieillesse. Aristote est aussi bien conscient de nos limites.
L’homme ne peut atteindre l’excellence. Il doit faire néanmoins son possible,
nous dit-il. Il n’a pas d’autres choix non plus que d’obéir aux lois de la cité.
Or, ces dernières peuvent s’opposer aux « lois non écrites » et ainsi heurter la conscience, comme
Antigone préférant la mort que l’infidélité. Mais devons-nous confondre la loi de la citée avec celle de
notre conscience ? C’est oublier que le droit et la morale ne relèvent
pas de la même nature.
Les
anciens cultes imposent aussi des règles morales mais celles-ci sont bien peu crédibles et efficaces pour répondre
aux besoins moraux de la population. Certes, les cultes à mystères, en
pleine expansion, peuvent suppléer à un certain manque, mais ils n’atteignent
pas la conscience. Ils permettent d’exciter
les sentiments ou de nourrir les imaginations mais tout cela est finalement
bien peu profond.
Un discours philosophique est aussi impuissant à
motiver la volonté. La morale n’est pas de l’ordre de la connaissance mais
de la volonté, même si cette dernière se
fonde sur des connaissances, c’est-à-dire sur le vrai. Il est en effet difficile d’atteindre le bien sans le
connaître.
Le mépris de la morale
chrétienne
Lorsque le christianisme se
développe dans la Rome antique, il fait l’objet de médisances et de calomnies
de la part de la population et des élites. Les chrétiens sont accusés
d’incestes, d’anthropophagie ou d’autres abominations, et finalement d’haïr
l’humanité. Mais, certains critiques vont au-delà de ces préjugés. Ce sont des
« êtres asociaux », nous
dit Celse. Ils vivent séparés de leurs concitoyens. Ils ne vivent pas non plus comme
leurs contemporains et s’en démarquent au point d’être des étrangers. De
telles accusations les rendent ainsi infâmes aux yeux de la population au
point que le nom même de « chrétien »
devient une injure. Les chrétiens sont même persécutés en raison du titre
qu’ils portent. Ces accusations aboutissent à des persécutions de la part de la
foule et d’autorités locales avant que l’Empire ne s’en préoccupe et mène
lui-même la chasse de manière systématique et rationnelle.
La défense des premiers chrétiens
Les apologistes chrétiens
s’opposent à de tels mensonges et dénoncent l’injustice dont les chrétiens sont
victimes. Ils réfutent donc les calomnies et en appellent au droit,
c’est-à-dire à un jugement plus objectif de la part de leurs accusateurs. Ils
méritent d’être défendus loyalement au lieu d’être trainés en justice sous la
pression de la foule. Pour se défendre, ils montrent combien leur morale est
exigeante, ce qui rend invraisemblables les accusations. Ils décrivent le
portrait du chrétien et présentent leurs préceptes moraux, qui s’opposent à
ceux de leur époque. C’est ainsi qu’ils tracent le tableau des mœurs des
païens, notamment l’exposition aux enfants, la pédérastie, la prostitution, la
débauche, l’immoralité des spectacles. Leur description est sévère, rude, sans
concession. Y-a-il eu exagération pour mieux souligner les différences ?
Ou est-ce l’illustration de leur ressentiment à l’égard des scandales dont ils sont
témoins ? Les apologistes retournent alors les accusations sur les païens.
Ce sont bien eux qui mériteraient l’infamie.
Les apologistes n’écrivent
pas uniquement pour défendre le christianisme et le comportement des chrétiens.
Ils présentent aussi la force et la beauté de la morale chrétienne pour attirer
les païens et les amener à la conversion. Enfin, leurs écrits s’adressent aux
chrétiens eux-mêmes pour les exhorter à tenir face aux critiques et aux
tentations de la société païenne. Nombreux sont ceux qui s’habituent aux mœurs
de leurs contemporains et finissent par les suivre, en particulier lorsque les
persécutions cessent.
La morale chrétienne, rien
de nouveau ?
Pour répondre à leurs
discours, des adversaires du christianisme relativisent les nouveautés que
semble présenter la morale chrétienne. Soulignons que parfois ce sont les mêmes
qui dénoncent les particularismes du chrétien. Celse soutient « que les préceptes qu'elle donne n'ont rien
de singulier ni de nouveau, et qui ne leur soit commun avec ceux des autres
philosophes. » La morale chrétienne ne serait finalement que la
copie de la morale antique.
Le marché aux esclaves Gustave Boulanger, vers 1882 |
Le philosophe chrétien Origène
n’est pas surpris d’une telle remarque. Il y a en effet « dans l’esprit de tous les hommes, des notions communes du vice et
de la vertu. ». Dieu a placé en chacun de nous des règles de bien
vivre que la lumière naturelle peut aussi découvrir. Les hommes partagent
ainsi des « notions communes »[2]
en termes de morale. Or, la corruption des hommes les a effacées ou les
a rendues bien difficiles, voire impossibles, à les pratiquer. C’est pourquoi Dieu
les a aussi enseignées à une partie des hommes par l’intermédiaire des
prophètes et par Notre Seigneur Jésus-Christ. Il leur a aussi donné les
moyens de les appliquer. Il y a donc une différence entre l’enseignement de
la morale ou encore la morale théorique, qu’une raison droite peut par
elle-même découvrir, et la pratique de la morale, dite encore morale pratique.
Il n’est donc pas étonnant
que les philosophes aient aussi enseignées des éléments de la loi écrite dans
notre cœur. Mais comme nous l’avons déjà évoqué, non seulement les philosophies
morales sont multiples, voire contradictoires, notamment dans la définition du
bien à rechercher, mais elles sont bien inefficaces au sens où elles
ne permettent pas de modifier les comportements des hommes et de changer en
profondeur les mœurs de leur époque. Cela est aussi vrai pour la loi
civile. Nombreuses sont celles qui interdisent la cruauté à l’égard des
esclaves ou des adultères. Leur répétition montre en fait la persistance des
pratiques. La corruption de l’homme est suffisamment profonde pour que ni la
raison ni la législation ne parviennent à faire changer les mœurs.
Certaines lois deviennent aussi vite désuètes.
Sainte Mélanie Noble romaine qui affranchit 8 000 esclaves |
Il faut faire attention à la
législation qui nous reste du passé. Nous avons tendance à juger une société en
fonction des lois qu’elle nous a laissées. Or, elles donnent une vision de la
société telle que voulaient les législateurs et non telle qu’elle est. C’est
ainsi que le rôle de la femme est souvent présenté comme insignifiant sous la
Rome antique en raison des lois sévères qui sont portées contre elle. Or,
d’autres sources nous permettent de nous montrer que sous l’empire romain, elle
s’est émancipée et a gagné une place dans la société.
La réalité de la morale
chrétienne
Revenons à Celse. Sa
critique révèle un fait indéniable. Certes, nous pouvons sans difficulté
accepter que des éléments de la morale chrétienne ne sont pas nouveaux, qu’ils
ont déjà été enseignés par les philosophes antiques. Admettons-le. Mais
justement au contraire de l’enseignement des philosophes et des préceptes
moraux que l’antiquité nous a transmis, la morale chrétienne a réussi là où ils
ont échoué. La remarque de Celse illustre en fait l’efficacité ou la force de
la morale chrétienne. Elle est suffisamment forte pour faire changer les
mentalités et donc les mœurs. L’esclave chrétien résiste aux avances de son
maître, même au prix de sa vie. Ils sont nombreux les martyrs qui ont refusé
d’être un objet sexuel. Un maître chrétien ne regarde pas un esclave de la même
façon qu’un maître païen. Ce changement se fait donc au niveau des victimes qui
n’acceptent plus leur rôle de dominés mais aussi au niveau des dominateurs qui
rejette les rapports de force. Une autre relation s’établit entre les
hommes. Un autre regard s’instaure entre eux…
Là réside l’essentiel de
la révolution morale qui se joue au début de notre ère. Celse, Porphyre et
bien d’autres ne supportent pas en effet le regard que portent les chrétiens
sur les hommes. Ils s’étonnent de leur complaisance à l’égard des faibles. Ils
ne comprennent pas la charité chrétienne qui touche sans distinction les
pauvres et les riches, les maîtres et les esclaves. Ils sont en effet bien
étonnés de leurs actions à l’égard des enfants abandonnées, des esclaves, des
prostitués. Que sont-ils à leurs yeux ? Rien. Ils voient même dans le
christianisme un moyen de cultiver et d’entretenir la médiocrité. La bonté, la
douceur, la miséricorde, ils ne peuvent les accepter. Elles vont à l’encontre
de leur conception de l’homme et des vertus. Le chrétien ose dire non à cette
morale et de vivre autrement sans craindre la méfiance, ni la haine.
Celse nous raconte une scène
mémorable. Épictète est encore esclave. Pour défier son stoïcisme, le maître tord
sa jambe. Le stoïcien lui prévient tranquillement qu’il va la casser.
Persistant dans son jeu, il finit en effet par la rompre. Le philosophe lui
répond alors d’un air toujours paisible : « je vous l’avais bien dit ». Celse s’émerveille alors de la
paix qu’il manifeste en dépit de la douleur et de l’injustice dont il est
victime. « Est-ce que votre Christ,
au milieu de son supplice, a jamais rien dit de si beau ? » Origène
lui répond simplement : « notre
Dieu n'a rien dit, et cela est encore plus beau. » La morale
chrétienne dépasse les belles phrases et encore l’enseignement des philosophes.
Les plus belles leçons que Notre Seigneur Jésus-Christ nous a données ne se
renferment pas dans des discours académiques ou dans des traités
philosophiques. Ses paraboles nous frappent par leur clarté et leur force. Ses
actions, ses gestes, ses regards suffisent pour nous faire comprendre ce que
nous devons faire. Tout cela est divin et nous élève encore aujourd’hui.
Une morale aussi pour les
faibles, les méprisés
Pourtant, un autre
adversaire du christianisme nous donne un avis contraire. Il ne voit dans la
Sainte Écriture aucun modèle digne moralement. « […] Vous savez
que personne, en se fondant sur vos écritures, ne pourrait devenir quelqu’un de
noble ni même de convenable, tandis qu’avec nos enseignements n’importe qui
pourrait s’améliorer, même en étant totalement dépourvu de qualité. »[3]
Julien l’Apostat se révolte contre le modèle qui se dessine dans les Évangiles.
Comme pour Celse et Porphyre, il défend la vertu qui se manifeste par la force
et la domination. Toute faiblesse est signe de réprobation et donc de rejet.
Les esclaves, les prostitués, les femmes sont ainsi objets de mépris. « Durant le temps qu’il a vécu, il n’a rien
fait qui méritât d’être écouté, à moins qu’on ne mette au rang des chefs
d’œuvre d’avoir guéri des boiteux et des aveugles, ou exorcisé des démoniaques
dans les villages de Bethsaïde et de Béthanie… Ils étaient enchantés –
lui, et son disciple Paul – quand ils réussissaient à tromper quelques
servantes et quelques esclaves, et par eux des femmes […] »
Celse, Porphyre ou encore Julien sont scandalisés
de voir le christianisme convertir tout ce qui est méprisables aux yeux des
Romains ! Il ne convertit que le rustre, le sot, l’homme de rien,
toute la lie de peuple, ennemi de la science. Tertullien répond à tous ceux qui
s’en offusquent. « Je ne m’adresse
pas, dit-il, à ceux qui sont formés
dans les écoles, exercés dans les bibliothèques, qui viennent rejeter devant
nous les restes mal digérés d’une science acquise soirs les portiques et dans
les académies de la Grèce. C’est à toi que je parle, âme simple, naïve,
ignorante, qui n’as rien appris que ce qu’on sait dans les rues et dans les
boutiques. » Le christianisme n’hésite pas à parler et à enseigner
aux humbles, s’adaptant à leur intelligence. C’est justement « parce qu’il a pénétré à des profondeurs où
d’ordinaire la philosophie ne descendait pas, qu’il a conquis et changé le
monde. »[4]
Pour le chrétien, seul le
péché est méprisable et non le pécheur. Tous sont égaux devant Dieu
quels que soient leur condition, leur rang, leur statue, leurs faiblesses. Les
liens inégalitaires que la société établit entre ses membres ne sont pas des
excuses pour oublier qu’ils sont des hommes, objets de la même considération.
Au contraire, ce qui est faible mérite d’être soutenu, ce qui tombe d’être
relevé. Le Samaritain, méprisé par les Juifs, ne l’est pas pour Dieu. Les
opposants au christianisme se heurtent finalement à la miséricorde divine. Ils
ne veulent que la justice. Pourtant, personnalité contradictoire, Julien
l’Apostat introduit dans la piété antique la douceur et la bonté !
La morale chrétienne finalement
pour tous
Pour les philosophes
antiques et certainement pour la plupart des païens, la morale n’est en fait
possible que pour les élites. La grande masse n’est propre qu’à obéir aux lois
sociales et civiles. Le christianisme s’oppose radicalement à cette vanité. Tous
peuvent s’élever moralement. La question ne relève pas du rang social, de
la richesse, de l’intelligence, de la culture ou du pouvoir. Elle est certes une
question de volonté qui peut puiser sa force dans l’intelligence, l’éducation
ou encore dans la société mais elle est surtout une question de foi. Un
pauvre peut être digne moralement dans sa pauvreté comme un riche peut se
vautrer dans la débauche.
Si tout était déterminé par
les conditions sociales, politiques ou financières, si la morale n’est possible
que pour une élite, il n’y aurait finalement aucun espoir pour ceux qui n’ont
pas la chance d’être né sur les hautes marches de la société. Il ne serait donc
pas nécessaire d’acquérir les vertus pour un pauvre, un esclave ou une
prostituée. Ils seraient condamnés au mal. Ils ne seraient même pas
responsables de leur situation. C’est oublié que les vertus sont du ressort
de la liberté, non celle que dicte la société, mais de celle de la véritable
liberté, celle qu’incarne Sainte Blandine[5],
l’esclave qui ose dire non à ses bourreaux malgré les supplices qu’elle endure.
Sans liberté, la vie n’a point de valeur morale…
L’homme responsable de ses
choix devant Dieu
Mais c’est parce que Sainte Blandine croit qu’elle
est devenue libre. La foi a ouvert ses yeux et la grâce divine s’est écoulée en
elle. Voyant désormais, elle peut dire non sans craindre la mort. Elle a fait un
choix et elle s’y est maintenue. Et c’est elle qui en assume la responsabilité
devant Dieu. Car il dépend bien de l’homme de faire le bien ou le mal, de
croire ou de ne pas croire, de vivre librement ou comme un esclave. Finalement,
chacun est responsable de ses actes quelle que soit l’influence qu’il reçoit.
En dernier lieu, vivre bien ou mal relève de notre volonté. C’est
pourquoi le péché existe et qu’il est possible de se sauver.
Notre vie change
radicalement quand nous savons que nous sommes capables du bien comme du mal
non en raison de notre éducation, de notre rang social ou de notre fortune,
mais en raison même de notre liberté. Il n’y a plus ni résignation ni pessimisme.
Certes, l’homme peut chuter mais il n’est pas fixé définitivement dans le
bien comme il n’est pas non plus abandonné ni condamné à suivre le
mauvais chemin. Sa vie est le fruit de ses choix. Mais lorsque l’homme
tombe dans le péché, il n’est plus qu’esclave du péché. Il perd de son
plein gré sa liberté. Mais il lui reste encore le libre arbitre qui lui
permettra de reconquérir sa liberté, celle que Notre Seigneur Jésus-Christ lui
donnera, s’il se convertit.
Partagé entre le bien et le
mal, l’homme n’est pas seul. Dieu ne le laisse pas seul face à lui-même.
Seul, il a toutes les chances de succomber. Il le soutient, le console,
l’affermit. Mais en dernier lieu, c’est l’homme qui choisit la voie. Il
peut aussi bien accepter la grâce divine ou la rejeter. Origène pense « d'une part que ce qui est au pouvoir de
notre libre arbitre ne peut se produire sans l'aide de Dieu et d'autre part que
ce qui est dans la main de Dieu ne peut être achevé sans nos actes, nos efforts
et notre volonté. »[6]
Ainsi,
l’homme conserve les rênes de ses décisions et doit par conséquent en
assumer la responsabilité devant Dieu.
Conclusion
Habité d’une telle morale,
le regard de l’esclave converti qu’il porte sur lui-même ne peut que changer
d’une manière extraordinaire. Le maître devenu chrétien ne peut plus vivre
comme il vivait autrefois, comme s’il n’était pas responsable du traitement
qu’il imposait à son esclave. Bien des prisons intérieurs et des mensonges
s’effondrent quand le soleil éclaire la conscience. Cette lumière, qui l’a
donnée ? Qui a relevé les prostitués, recueillis les enfants exposés,
adouci ou affranchi les esclaves ? D’où viennent les orphelinats, les
hôpitaux, les hospices, les léproseries ? Qui s’est vendu pour libérer des
esclaves des mains des pirates ? Qui s’est dévoué aux enfants
pauvres ? Et oserait-on encore dire que le christianisme enchaîne et
appauvrit les consciences ou que sa morale est aliénante ? Depuis plus
de deux mille ans, Notre Seigneur Jésus-Christ soulève des montagnes par ses
fidèles, par son Église contre le mépris et les calomnies.
Mais, il est vrai que la
morale chrétienne peut déranger comme elle dérangeait au temps de la Rome
antique. Elle dérange ceux qui veulent vivre comme ils entendent, c’est-à-dire
sans assumer leurs actes. Enfin, elle dérange ceux qui veulent dominer les plus
faibles, les plus démunis, les plus méprisés pour des raisons parfois bien peu
avouables.
Épilogue
Où est le sage ? Telle
est la question que se pose Saint Paul en parlant de la sagesse du monde. C’est
en mettant en lumière ce qu’elle est réellement par ce qui apparaît comme une
folie aux yeux du monde que Dieu nous a convaincu de folie la sagesse du monde.
« Voyez, mes frères […] Ce n’est pas un grand nombre de sages selon
la chair ni un grand nombre de puissants et de grands, que Dieu a choisis mais
ce qui est insensé selon le monde, pour confondre les sages ; il a choisi
aussi ce qui est vil et méprisable selon le monde, et les choses qui ne sont
pas [7],
pour détruire les choses qui sont afin que nulle chair ne se glorifie en sa
présence. » (Saint Paul, 1ère lettre aux Corinthiens,
I, 26-28)
Or le monde n’apprécie guère
que sa folie soit mise à jour. Où est le sage ?! La question résonne
encore douloureusement pour celui qui peut encore entendre. Car s’il accepte
d’ouvrir ses yeux, il sait que sa vie sera transformée. En aura-t-il alors le
courage de faire le pas et de tendre sa main à Celui qui lui a enlevé le
voile ? Veut-il se délier de l’esprit du monde ? …
[1] Celse, Du
Discours
vrai, Préface, reconstitué par Louis Rougier dans Celse contre les Chrétiens, la
réaction païenne sous l’empire romain, Louis Rougier, Copernic, 1977.
[2] Origène, Contre
Celse, I, 4.
[3] Julien, Contre
les Galiléens, 229, trad. de Gérard, 1995, dans Les religions de l'empereur Julien : pratiques, croyances et politiques, Martin
Alisson, février 2002, mémoire, Université de Neuchâtel, Faculté des Lettres et Sciences
Humaines, Sciences de l'Antiquité.
[4] Gaston Boissier, Le
Christianisme de Sénèque, Revue des deux mondes, 2ème
période, 1871, Études classiques - Le christianisme et la morale de Sénèque, wikisource,
exporté le 01/02/2020.
[5]
Voir Émeraude, février 2020, article « Les mœurs antiques
(3) : l'esclavage ».
[6] Origène, Traité
des principes, III, 1, 19.
[7] C'est-à-dire les choses qui n’ont
pas de valeur.
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