Saint Robert Bellarmin
(1542-1621), théologien jésuite, cardinal en 1599, archevêque de Capoue en
1602, est un des grands représentants de la réforme catholique entreprise après
le concile de Trente. Fort de son érudition et de la clarté de sa pensée, il
est le défenseur de la doctrine catholique contre les hérésies et contre toutes
les théories qui remettent en cause l’Église catholique et les pouvoirs du
pape. Reconnu comme un excellent controversiste, il écrit de nombreux ouvrages
pour réfuter les doctrines protestantes. Dès 1586, il commence la publication
des Controverses
dont le premier volume traite du souverain pontife. Bellarmin est si important
que « l’Église ne peut se passer de
lui », selon Paul V. Finalement, « il n’y a point d’auteur qui ait soutenu mieux que lui la cause de
l’Église en général et celle du pape en particulier »[1].
Saint Bellarmin est donc naturellement
impliqué dans les affaires qui remettent en cause l'autorité du pape, notamment dans celles qui opposent la papauté et les gallicans. En 1599,
craignant la mise en place d’une Église indépendante dans le royaume de France,
il publie un traité de l’exemption des clercs sur les immunités ecclésiastiques
puis le De Romano Pontifice. En 1604, comme réponse au Basilikon
Doron, il fait envoyer au roi anglais le Hieratikon Doron. En
1606, quand de nombreux traités sont publiés contre des condamnations
pontificales, il résume les doctrines sur le pouvoir pontifical et les
immunités ecclésiastiques. En 1610, il écrit le traité De la puissance du pape dans les
choses temporelles pour réfuter le livre de William Barclay intitulé De
potestae pape. Il est naturellement la cible de
tous les gallicans. Nombreux sont les ouvrages qui ont été condamnés par le
parlement de Paris. Pourtant, ces traités ont permis de définir avec précision
et clarté l’enseignement de l’Église sur les relations entre l’Église et
l’État, entre le pape et les princes. La question concerne surtout le pouvoir
pontifical en matière temporelle.
Rappel sur la théorie des
deux glaives
Rappelons d’abord que depuis
au moins le XIVe siècle, une doctrine domine dans l’Église concernant le
pouvoir du pape en matière temporelle. Elle est notamment connue sous le nom de
« théorie des deux glaives »[2].
De Dieu, le pape a reçu la plénitude des pouvoirs spirituel et temporel. Le
pouvoir spirituel, il les exerce directement pour le bien des âmes ; le
pouvoir temporel, il le transmet aux princes afin qu’ils les exercent dans
l’intérêt de l’Église et sous son contrôle. Chacun ne doit pas empiéter sur le
périmètre de responsabilité de l’autre.
Cependant, à l’origine, la « théorie des deux glaives », que nous
devons sans-doute à Saint Bernard, ne prend pas en compte les pouvoirs
religieux et temporel[3].
Le saint docteur ne veut en effet traiter que du pouvoir de juger et de
sanctionner les hérétiques et les schismatiques, comme l’entend le sens propre de
« glaive ». Sa doctrine a
donc été progressivement étendue à tout pouvoir, sans-doute sous le pontificat
d’Innocent IV (1243-1254). Elle est formellement définie dans la bulle Unam
Sanctam de Boniface VIII[4].
Elle est encore enseignée et diffusée au XVIIe siècle. En 1625, le jésuite
Antoine Santarelli expose la doctrine de Boniface VIII sans la contester, ce
qui lui vaut par ailleurs une condamnation de la part des parlementaires
parisiens.
La « théorie des deux glaives » au sens
de Boniface VIII est vivement contestée par les empereurs et les rois. Elle
leur représente un abus de pouvoir. Elle fragilise leur autorité et la rend
dépendante de Rome. En effet, puisque leur pouvoir est considéré comme une
délégation accordée par le pape, ce dernier peut aussi la reprendre,
c’est-à-dire les déposer au profit d’un autre.
Les gallicans combattent cette
doctrine. Ils prônent fortement l’indépendance du roi en matière temporelle,
laissant toute autorité au pape dans le domaine spirituel au moins dans les
discours. Nous avons néanmoins vu dans nos précédents articles que fatalement,
ils interviennent dans le domaine religieux. Mieux encore, c’est le roi qui
doit décider si le pape agit selon ses droits ou en abuse. Dans les « libertés gallicanes », ils récusent
absolument tout pouvoir de déposer le roi et ses officiers. Des radicaux
n’hésitent pas à aller encore plus loin, prônant l’autonomie de l’Église de
France, voire une Église véritablement nationale…
La théorie du pouvoir
indirect de Bellarmin
Bellarmin enseigne que « le pape, en tant que tel, n’a
directement et immédiatement aucun pouvoir dans les matières temporelles, mais
seulement dans les spirituelles, que cependant, à raison même de son pouvoir
spirituel, il a, dans certains cas, indirectement, un pouvoir suprême dans les
matières temporelles. »[5] Ainsi,
l’autorité du pape peut être occasionnellement supérieure à celle du prince
dans le domaine temporel.
La doctrine de Bellarmin est
souvent appelée « pouvoir indirect ».
La « théorie des deux glaives »
est aussi parfois intitulée « théorie
des pouvoirs indirects » pour bien la distinguer de la « théorie des deux glaives » de Saint
Bernard. Dans ce cas, la doctrine de Bellarmin est considérée comme une forme
spéciale de cette théorie, une forme plus modérée. Ces théories s’opposent à
celle que défendent certains partisans zélés du pape qui prônent l’idée d’une
souveraineté directe sur toute chose en matière spirituelle et temporelle. Leur
doctrine porte alors le nom de « théorie
de pouvoir direct ».
Quand des théologiens
soutiennent les doctrines de Boniface VIII ou de Bellarmin, ils veulent
signifier que le pape dispose d’une juridiction sur le temporel, de manière
absolue ou occasionnelle. Pour distinguer la doctrine de Bellarmin, Charles
Journet préfère employer l’expression de « juridiction spirituelle sur les choses régulièrement temporelles »
en vertu d’« une subordination
accidentelle »[6]
de l’État à l’Église. Mais comme le remarque Mgr d’Hulst, « l'Église peut atteindre le temporel à
travers le spirituel : c'est ce qui justifie le mot indirect »[7].
Selon Henri de Lubac, « c'est bien
plutôt à travers le temporel qu'on cherche à atteindre le spirituel. »[8]
Les deux points de vue ne sont pas incompatibles. L’Église peut exercer son
autorité dans le domaine temporel pour des raisons spirituelles ou pour agir
sur le spirituel.
Le pape n’est pas un
souverain temporel
Revenons d’abord sur les
pouvoirs que détient le pape, selon Bellarmin. Le pape a été institué pour
instruire et régir l’Église. À lui revient tout jugement sur la foi et les
mœurs et, à cette fin, il exerce la plénitude de la juridiction ecclésiastique
qu’il tient immédiatement de Notre Seigneur Jésus-Christ. Sur tous les
chrétiens, dans le domaine spirituel, il a donc tout pouvoir, comme les princes
sur leurs sujets dans le domaine temporel. Bellarmin distingue donc les deux
pouvoirs et les responsabilités de chacun dans leur périmètre. Il défend aussi
l’idée du pouvoir direct du pape sur tous les chrétiens, sans distinction.
Le pape n’est ni le maître
de l’univers, ni le maître des terres chrétiennes. Bellarmin rejette toute idée
de pouvoir direct du pape sur les rois, ce qui reviendrait à dire que le pape
est un souverain temporel. En effet, en étant vicaire du Christ, il ne peut
avoir plus de pouvoirs que Notre Seigneur Jésus-Christ, qui n’a jamais possédé
de royaume ici-bas et n’a jamais exercé une royauté temporelle. « Le gouvernement du Christ est ordonné au
salut des âmes, et aux biens spirituels, même s’il n’est pas exclu des choses
temporelles, dans la mesure où elles servent aux spirituelles. »[9]
Il est vrai que le pape est chef des États de l’Église mais à ce titre, il
n’est qu’un chef d’état comme un autre. Et comme il ne possède pas de pouvoirs
temporels, il ne peut pas le transmettre à qui que ce soit. Il s’oppose alors à
la doctrine de Boniface VIII. Si c’est le cas, comment un pape aurait-il pu
remettre un pouvoir temporel à Néron ?
En vertu de la distinction
des finalités
Le pape a reçu un pouvoir
suprême pour accomplir sa mission en vue du bien des âmes. Il agit donc au nom
de la finalité et non au nom de la causalité. Or il peut y avoir nécessité d’agir
quand le salut des âmes est en danger ou qu’un grave dommage menace l’Église.
Le pouvoir dans les matières temporelles se justifie donc que s’il y a
nécessité de salut. Leibniz ne peut guère contester la cohérence de sa pensée.
« Effectivement, il est certain que
celui qui a reçu une pleine puissance de Dieu pour procurer le salut des âmes a
le pouvoir de réprimer la tyrannie et l'ambition des grands, qui font périr un
si grand nombre d'âmes. »[10]
C’est bien en raison de la finalité, une finalité surnaturelle, que le pape
doit intervenir en matière temporelle. L’autorité pontificale se justifie donc
pour atteindre un bien surnaturel…
Or « le pouvoir temporel n’est pas fondé sur la
grâce ou la foi, mais sur le libre arbitre et la raison. »[11] Un
homme n’est pas prince en se convertissant. Un païen peut aussi être un prince
légitime. « Le Christ n’a pas enlevé
et n’enlève pas les royaumes, car le Christ n’est pas venu pour détruire ce qui
était, mais bien pour le parfaire. Lors donc qu’un roi se fait chrétien, il ne
perd pas le royaume terrestre qu’il avait acquis à juste titre, mais il acquiert
un nouveau droit au Royaume éternel ; sinon le bienfait du Christ
s’opposerait aux rois et la grâce détruirait la nature. » Le pouvoir
des princes se fonde donc sur une causalité, sur le droit, celui du pape sur
une finalité.
C’est par cette différence
que la théorie de Bellarmin est différente de la « théorie du pouvoir direct ». Car en dépit de l’expression
employée pour la définir, qu’il soit direct ou indirect, le pouvoir ne change
pas de nature et atteint directement le temporel. Certes, « le pape n'acquiert sans doute
qu'indirectement la compétence sur les rois, à savoir lorsque le bien spirituel
est en jeu ; mais, cette compétence une fois acquise, le pape agit directement
sur le temporel ; c'est lui qui dépose le roi, sans aucun intermédiaire. »[12]
Un prince pourrait aussi exercer son pouvoir pour le bien des âmes. La
différence entre les deux théories se fonde en fait sur l’intention. Dans le
cas du « pouvoir direct »,
le pape agit volontairement dans le domaine temporel. Dans le cas du « pouvoir indirect » de Bellarmin, il
veut agir directement dans le domaine spirituel mais doit nécessairement passer
par le domaine temporel. C’est une voie inévitable, prise par défaut si nous
pouvons l’exprimer ainsi.
Cependant, la question
essentielle demeure, que la voie soit directe ou non. En matière temporelle,
que l’intervention soit normale ou exceptionnelle, quelle autorité prime sur
l’autre, notamment en cas de confrontation ?
Et quel pouvoir est
supérieur à l’autre dans le temporel ?
Bellarmin ne traite pas en
effet uniquement l’exercice du pouvoir pontifical en matière temporelle. Il
définit aussi la primauté des pouvoirs. « Nous soutenons donc que même si le pontife, en tant que
pontife, n’a aucun pouvoir temporel, il possède, quand même, dans l’ordre du
bien spirituel, le pouvoir suprême de disposer des biens temporels de tous les
chrétiens. […] Le pouvoir
ecclésiastique et le pouvoir civil sont deux pouvoirs différents ; mais l’un
est subordonné à l’autre, parce que la fin de l’un, de par sa nature, se
rapporte à la fin de l’autre.»[13]
Mais comme le pouvoir politique peut exister sans religion ni culte, il n’est
pas dépendant du pouvoir spirituel. En cas de confrontation, c’est bien en
vertu de la finalité de l’action qui justifie sa légitimité et donc la
primauté.
Bellarmin prend l’exemple de
la constitution de l’homme, exemple devenu classique. « Comme sont dans l’homme l’esprit et la
chair, sont dans l’Église le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel.
Car le corps et l’esprit sont comme deux républiques auxquelles correspondent des
actes et des objets propres » Chacun a sa propre finalité. Pour le
corps, « la fin immédiate est la
santé et la bonne constitution du corps. L’esprit a l’intelligence et la
volonté, des actes et des objets proportionnels, et ont, pour fin, la santé et
la perfection de l’âme. On trouve, dans les bêtes, une chair sans un
esprit ; et dans les anges, un esprit sans chair. Ce qui nous montre
qu’aucun des deux n’existe proprement à cause de l’autre. Or, dans l’homme,
l’esprit est uni à une chair ; et puisqu’ils ne forment qu’une seule personne,
il est nécessaire qu’il y ait une connexion et une subordination.
L’esprit, en effet, préside au composé, et la chair est soumise à
l’esprit. Et même si l’esprit ne se mêle pas des actions de la chair,
mais lui permet de les exercer, - comme elle le fait dans les animaux -,
cependant, quand elles font obstacle à la fin de l’esprit, il lui impose sa
volonté, la châtie, et, si la chose est nécessaire, lui inflige des jeûnes et
des macérations, même au détriment du corps. Il contraint la langue au
silence, les yeux à ne rien voir. Pour une raison semblable, si, pour
obtenir la fin de l’esprit, la mort devient nécessaire, il peut commander à la
chair de se sacrifier, comme nous le voyons dans les martyrs. Il en va de même
dans les deux pouvoirs. Le pouvoir politique a ses princes, ses lois, ses
jugements, et l’église a ses évêques, ses canons, ses jugements. L’un
a, pour fin, la paix temporelle, et l’autre le salut éternel. Ils
existent séparément, comme au temps des apôtres, ou réunis, comme de nos
jours. Quand ils sont réunis, ils forment un seul corps. Ils doivent
donc être associés de façon à ce que l’inférieur soit subordonné et soumis
au supérieur. Ainsi donc, le pouvoir spirituel ne s’immisce pas dans
les affaires temporelles, mais leur permet de fonctionner comme avant que les
pouvoirs soient unis, pourvu qu’elles ne fassent pas obstacle à la fin surnaturelle,
ou ne soient pas nécessaires à son obtention. »[14]
Quand les deux pouvoirs
spirituel et temporel sont réunis, par exemple dans un État officiellement
chrétien, ils ne forment qu’un seul corps comme le corps et l’âme ne forment
qu’un seul et unique homme. Il faut donc bien qu’ils coexistent dans la paix,
chacun laissant l’autre agir selon sa finalité dans le respect des prérogatives
de chacun, ce qui nécessite un travail en commun, même plus une association,
l’un étant au service de l’autre pour le bien de tous. Cependant, en raison de
leur finalité, le pouvoir temporel est subordonné au pouvoir spirituel lorsque
la fin surnaturelle est en jeu. « Dans
un cas pareil, le pouvoir spirituel peut et doit contraindre le pouvoir
politique, par tous les moyens qui paraitront nécessaires. »[15]
En cas d’absence
d’union ?
Mais Bellarmin parle aussi
d’une autre situation, celle qu’ont connue les premiers chrétiens, lorsque
l’État était païen. Non seulement l’État n’étaient pas unis à l’Église, mais il
la persécutait. Il existe aussi une autre situation quand il devient infidèle
ou hérétique. Il est alors difficile d’appliquer la même règle.
Selon Bellarmin, il est du
devoir des chrétiens de déposer le prince si cela est possible et si cela
convient. Car s’ils le laissent agir, il peut nuire à leur fin surnaturelle. S’ils
ne peuvent pas le faire, faute de pouvoir, ou s’ils jugent qu’une tentative de
déposition serait encore plus néfaste, ils doivent le supporter avec patience.
« Si les chrétiens ne déposèrent pas
autrefois Néron, Dioclétien et Julien l’apostat, ou l’arien Valence, c’est
parce qu’ils n’avaient pas de pouvoir temporel. »[16] Bellarmin revient longuement
sur le cas d’un prince devenu infidèle. Il le compare au privilège paulin qui
permet à un chrétien de se séparer de son conjoint quand ce dernier n’est pas
chrétien. Il n’y a plus d’union. Il rappelle aussi le devoir du prince
chrétien. « Quand les rois et les
princes viennent à l’Église pour devenir chrétiens, ils sont reçus à la
condition explicite ou tacite de soumettre leurs sceptres au Christ, de
promettre qu’ils conserveront la foi du Christ et la défendront, même sous
peine de perte du royaume. Donc, quand ils deviennent hérétiques ou
s’élèvent contre l’Église, ils peuvent être jugés par l’Église, et même déposés
de leur principauté, sans qu’on leur cause aucune injustice. »[17]
Comme le rappelle notamment Saint Ambroise, un prince est un chrétien et comme
tout chrétien, il doit vivre en chrétien. Or « le pontife peut et doit donc commander à tous les chrétiens et les
forcer à accomplir tout ce que chacun est tenu de faire et de servir Dieu selon
son état. »[18]
Le prince n’échappe non plus à cette règle.
La primauté du pouvoir
pontifical en matière temporelle
Contrairement à la théorie
de Boniface VIII, Bellarmin ne fonde pas sa doctrine sur l’origine du pouvoir
mais bien sur l’objet. C’est par voie de conséquence et non par causalité que
le pouvoir pontifical peut s’étendre sur le domaine temporel. Ainsi, en soi, le
pape ne peut pas déposer un roi ni rédiger une loi civile, annuler celle prise
par une autorité compétente ou encore juger des choses temporelles. Mais il
peut le faire de manière extraordinaire quand le salut de l’âme l’exige et dans
la mesure même où il l’exige. « La règle
la meilleure est celle qui est donnée par la Glose […] : ‘’Quand, sur une même chose, les lois de
l’empereur et du pontife sont contradictoires, si la matière de la loi
comporte un péril pour les âmes, la loi impériale est abrogée par la loi
pontificale. ‘’ […] Quand la
matière d’une loi est une chose temporelle qui ne comporte pas de péril pour le
salut de l’âme, le pape ne peut pas abroger une loi impériale, et les deux lois
doivent être conservées, l’une sur le plan ecclésiastique, l’autre sur le plan
civil. »[19]
Le pape peut aussi
intervenir en matière temporelle quand l’autorité temporelle n’exerce pas ses
prérogatives et par son abandon met en péril le salut des âmes. « Quand la chose est nécessaire au salut de
l’âme, le pontife peut porter même des jugements temporels, quand personne
d’autre ne peut juger, ou quand deux rois sont en contestation, ou quand
ceux qui peuvent et le doivent ne le veulent pas. »[20] Tel a été le cas lors des invasions barbares...
C’est donc malgré lui et en
toute dernière extrémité que le pape peut intervenir dans le domaine temporel.
« L'usage des souverains pontifes est
d'employer d'abord la correction paternelle, ensuite de les priver de la
participation aux sacrements par les censures ecclésiastiques, et enfin de
délier leurs sujets du serment de fidélité et de les dépouiller eux-mêmes de
toute dignité et de toute autorité royale, si le cas l'exige. L'exécution
appartient à d'autres. »[21]
L’origine divine du pouvoir
temporel et de la monarchie pontificale
Francisco Suarez (1548-1617) |
Bellarmin revient néanmoins
sur l’origine du pouvoir temporel. Il est de droit naturel et vient
immédiatement de Dieu, et, par conséquent, toute autorité compétente est
légitime pour faire des lois, et des lois qui, comme des lois divines, obligent
en conscience. Cette puissance est non seulement légitime mais bonne.
Néanmoins, les formes de
gouvernement ne sont pas de droit naturel. Elles se réfèrent au droit des gens.
Le pouvoir temporel réside dans la multitude, et dans ses formes particulières,
il n’est pas de droit divin contrairement au pouvoir spirituel qui réside en un
seul homme et qui est simplement de droit divin. Si les gens peuvent modifier
la forme de gouvernement, pour des motifs suffisants, ils ne le peuvent pas en
ce qui concerne la monarchie pontificale.
Cette doctrine est aussi
défendue par le théologien Suarez. « Considéré
formellement, ce pouvoir procède, sans aucun doute, de Dieu. Mais celui qui est
donné dans une personne concrète est accordé par le peuple lui-même. […] La
preuve en est que son pouvoir sera plus ou moins grand selon le pacte ou la
convention qui aura été établie entre le royaume et le roi. Aussi, en termes
absolus, on dira que le pouvoir provient des hommes. »[22]
Il y a donc une différence entre le pouvoir et la forme dans lequel il est
exercé. L’un est d’origine divine, l’autre humaine.
La distinction entre
l’origine du pouvoir, qui vient directement de Dieu, et les formes, qu’il peut
revêtir, qui résident dans le choix des hommes, s’oppose alors à toute doctrine
qui tend à sacrer un détenteur de pouvoir temporel et par là à confondre les pouvoirs.
Nous pensons ainsi à toute forme de césaropapisme, à l’idée d’une monarchie de
droit divin mais aussi à l’idée d’une république qui prétend être compétente en
tout.
Une doctrine finalement
traditionnelle ?
Cajetan (1469-1534) |
Saint Thomas d’Aquin s’est
clairement exprimé sur les rapports entre les pouvoirs religieux et temporel. Chaque
pouvoir se distingue par sa finalité, le pouvoir temporel pour le bien commun
temporel, le pouvoir spirituel pour le bien commun spirituel. L’État est donc souverain
dans son ordre mais demeure subordonné partiellement à l’Église pour tout ce
qui a trait au salut de l’âme. La « théorie
du pouvoir direct » de Bellarmin est donc fidèle à la doctrine
thomiste.
Comme nous le rappelle
Bellarmin, sa théorie est aussi fidèle à différents témoignages du passé. Nous
avons déjà longuement évoqué les paroles du pape Saint Gélase qui, au Ve
siècle, distingue les pouvoirs tout en définissant leur rapport. Ses paroles
sont reprises par d’autres. « Le même
médiateur de Dieu et des hommes, l’homme Jésus-Christ, a défini les tâches de
chacun des deux pouvoirs, en leur donnant des activités propres et des
propriétés distinctes, de façon à ce que les empereurs chrétiens aient
besoin des pontifes pour la vie éternelle, et que les pontifes n’aient
recours, dans les choses temporelles, qu’aux lois impériales ».
Néanmoins, remarquons que
rien n’est dit sur l’exercice du pouvoir pontifical en matière temporelle. Il
semble même que ce pouvoir ne soit que directif. Il est en effet demandé au
pouvoir temporel d’apporter son concours à la puissance spirituelle. C’est même
un devoir du prince de secourir l’Église. Telle est la signification du serment
originel que prêtait le roi de France avant son couronnement.
Sur le pouvoir pontificale
en matière temporelle, Bellarmin évoque aussi le théologien et cardinal Cajetan
(1469-1534). « La puissance papale est en
rapport direct avec les choses spirituelles, en raison de la fin
suprême de l’humanité. C’est pourquoi deux choses décrivent son pouvoir :
il ne porte pas directement sur les choses temporelles ; et c’est seulement
selon leur relation aux choses spirituelles, qu’il porte sur les temporelles.
»[23] C’est
bien le spirituel qui est recherché en agissant sur le temporel.
Conclusion
Pour répondre aux différents
ouvrages opposés aux prétentions du pape sur le domaine temporel, Bellarmin
développe une doctrine subtile de « pouvoir
indirect » plus modérée que celle autrefois défendue par Boniface
VIII. Il n’évoque ni juridiction temporelle ni subordination de l’État à
l’Église. Il défend les droits sacrés de l’Église d’intervenir en matière
temporelle pour sauver des âmes en cas de nécessité.
Mais plus simplement,
Bellarmin défend l’autorité universelle de l’Église. Léon XIII (1878-1903) ne
le dit pas autrement. « Dans les
affaires humaines, tout ce qui est sacré à quelque titre, tout ce qui
appartient au salut des âmes et au culte de Dieu, soit par sa nature, soit
qu'il doive être considéré comme tel par son rapport au spirituel, tout cela
ressortit à la puissance et au jugement de l'Église. »[24]
L’Église défend sa mission en toutes affaires humaines que le spirituel se
trouve engagé. Nul ne peut donc s’y opposer, qu’il soit empereur ou roi. Et
toutes les oppositions contre le pouvoir pontifical tentent finalement de
réduire cette autorité, notamment pour accroître le pouvoir temporel sur les
hommes.
Comme le religieux et le
temporel sont fortement mêlés, l’autorité universelle de l’Église ne serait
guère réelle ni efficace sans véritable action en matière temporelle. Elle a
besoin d’une véritable autorité libre d’action dans le domaine temporel. Il est
aussi inévitable que ces décisions et ces interventions peuvent occasionner de
graves dommages pour le pouvoir temporel. Certains veulent alors restreindre l’action
des autorités spirituelles uniquement dans la conscience, y compris dans celle
de l’empereur ou du roi, mais cela suffit-il ? D’autres ne parlent que
d’un pouvoir directif au sens où l’Église ne pourrait émettre que des avis ou
des conseils auprès des princes, libres à eux ensuite de les suivre ou de les
rejeter, mais que deviendrait alors une telle autorité si elle n’impose rien, si
elle ne sanctionne pas ? Que deviendrait alors la mission de l’Église que
Dieu lui a pourtant donnée ?
Notes et références
[2] Voir Émeraude,
juin 2018, article « Saint Bernard
et la Théorie des deux glaives » et juillet 2018, « Canonistes et légistes, XIIe-XIVe siècle,
l'autorité pontificale vs l'autorité des princes ».
[3] Voir Émeraude,
juin 2018, article « Saint Bernard
et la Théorie des deux glaives ».
[4] Voir Émeraude,
juillet 2018, article « Boniface
VIII et Philippe le Bel, des démêlés révélateurs ».
[5] Bellarmin, Du
pontife romain, V, 1.
[6] Charles Journet, La juridiction de l'Église sur la Cité,
Paris, 1931, dans Le pouvoir de l'Église en
matière temporelle, Henri de Lubac dans Revue des Sciences Religieuses,
tome 12, fascicule 3, 1932, www.persee.fr.
[7] Mgr d’Hulst,
Conférence de Carême, 1893.
[8] Henri de Lubac, Le pouvoir de l'Église en matière temporelle, Henri de Lubac.
[9] Bellarmin, Les
Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps,
livre 5, chap.5.
[10] Leibniz, Opera
omnia, Genève, 1708, t. IV dans Le pouvoir de
l'Église en matière temporelle, Henri de Lubac.
[11] Bellarmin, Les
Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps,
livre 5, chap.2,
[12] Mgr Victor Martin, Le
gallicanisme politique et le clergé de France, Paris, 1929.
[13] Bellarmin, Les
Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps,
livre 5, chap.6.
[14] Bellarmin, Les
Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps,
livre 5, chap.6.
[15] Bellarmin, Les
Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps,
livre 5, chap.6.
[16] Bellarmin, Les
Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps,
livre 5, chap.7.
[17] Bellarmin, Les
Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps,
livre 5, chap.7.
[18] Bellarmin, Les
Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps,
livre 5, chap.7.
[19] Bellarmin, Les
Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps,
livre 5, chap.6.
[20] Bellarmin, Les
Controverses de la foi chrétienne contre les hérétiques de ce temps,
livre 5, chap.6.
[21] Opera Omnia, T. 12, De
potestate summi pontificis in temporalibus, c. 7.
[22] F. Suarez, Tractatus
de legibus et legislatore Deo, L. 3, c. 19, n. 7.
[23] Cajetan, Apologie,
part 2, chap. 13, 8.
[24] Léon XIII, Immortale
Dei, 1er novembre 1885.
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