« Quoique le pape soit reconnu pour suzerain des choses spirituelles,
toutefois en France la puissance absolue et infinie n’a point de lieu, mais est
retenue et bornée par les canons et règles des anciens conciles de l’Église
reçus en ce royaume » [1](IV,
V)
La deuxième maxime de Pierre Pithou [11] impose des limites à la primauté pontificale.
Dans le royaume de France, l'autorité du pape n’est pas infinie. Elle est en effet subordonnée aux canons des anciens conciles approuvés dans le pays.
Constatons que la
maxime ne cherche guère à définir de manière absolue la limite de la puissance
pontificale. Le « gallicanisme »
demeure un mouvement national tourné essentiellement vers le royaume. Elle évoque
l’autorité des conciles quel qu’il soit, c’est-à-dire les conciles régionaux ou
nationaux. Elle ne se limite pas au concile œcuménique. Pourtant, elle ne semble
pas défendre la supériorité de l’autorité du concile sur celle du pape. En un
mot, elle n’évoque guère le
conciliarisme, trait pourtant caractéristique du gallicanisme traditionnel.
Retour sur le conciliarisme
Nous rappelons que le conciliarisme n’est pas spécifique au
« gallicanisme ». Il
est une doctrine partagée par un ensemble de théologiens et d’ecclésiastiques.
Il en existe deux versions, l’une
mitigée, le restreignant au cas du Grand Schisme d’Occident, l’autre radicale, l’imposant de manière
absolue. S’il existe bien avant le Grand Schisme, le conciliarisme prend de l’importance
lors de cette crise. Il prédomine lors du concile de Pise (1409) puis il sort victorieux
du concile de Constance (1415-1416). Les Français y ont joué un rôle important.
La forme radicale a surtout été défendue par le concile de Bâle. Le clergé
français est fortement attaché au concile de Constance, adhérant plutôt à la
forme radicale du conciliarisme. Le conciliarisme est enfin l’article principal
de la Pragmatique Sanction de Bourges[2]. Cette dernière est le texte de référence des gallicans.
Comme nous l’avons évoqué
dans un précédent article[3],
le
conciliarisme a été fortement défendu par les universitaires parisiens mais
également par le clergé français lors du Grand Schisme d’Occident. Au
cours de cette crise, le royaume de France soutient les « papes d’Avignon » contre le
pape de Rome. Mais en raison de l’entêtement de l’antipape Benoît XIII, le roi
de France, les ecclésiastiques et surtout l’Université de Paris finissent par réagir.
L’idée de soustraire le royaume à son
obédience est alors l’enjeu d’un débat lors des conciles parisiens de 1398
et de 1406. Les partisans de la soustraction d’obédience soutiennent que les
pouvoirs du pape ne sont pas absolus et que l’obéissance à ses décisions est
conditionnelle. Elles ne peuvent aller à l’encontre du bien de l’Église et du
salut des âmes. Les papes ne peuvent notamment violer les canons des conciles.
Ainsi en cas d’abus, il faut lui résister. Lorsque le joug pontifical est trop
lourd, il convient de faire appel au roi, considéré alors comme le protecteur-né
de l’Église. La décision de se soustraire à l’obédience du pape est à l’origine
du « gallicanisme » tel qu'il est compris au XVIe siècle.
La fin du conciliarisme en
France ?
Comme le souligne Mgr Victor
Martin, à partir de ces débats, l’expression
« libertés gallicanes »
prend un nouveau sens. « Appliqué
à la faculté que revendiquait l’Église d’obéir à ses propres lois, il exprimait
le soucis de s’affranchir de règlements séculiers. Désormais, on l’emploiera
pour signifier, avant tout, le droit de résister aux ingérences de la curie
pontificale en alléguant les saints canons. »[4]
Le "gallicanisme" du XVIe siècle affirme aussi le lien très fort qui se noue entre l’Église gallicane et le
roi. Et comme nous l’avons évoqué dans notre article précédent, et surtout comme
l’officialise le Concordat de Boulogne, l’application des décisions pontificales
dépend en fait de la bonne volonté du
roi. Son rôle de protecteur n’a pas cessé de grandir pour aboutir à une
véritable souveraineté dans l’Église gallicane au point que l'évocation de l'autorité des conciles n'est plus nécessaire pour s'opposer à l'autorité pontificale. Elle pourrait même être embarrassant pour le roi en subordonnant son autorité à celle des conciles. Ainsi, le conciliarisme n’est
plus présent dans le Concordat de Bologne. La doctrine de la suprématie conciliaire a bien disparu…
Pierre Pithou rajoute que l’Université de Paris « garde, comme dit l'ancien roman français, la
clef de notre chrétienté, et qui a été jusqu’ici très soigneuse promotrice et
conservatrice de ces droits. »[5](IV,
V) Une décision
pontificale est donc soumise au contrôle des théologiens et canonistes de
l’Université de Paris. Cela peut nous surprendre. Car si au XIIIe et XIVe
siècle, l'Université brillait par sa science et ses maître, ce n’est plus le cas au XVIe siècle. Son autorité s’est
en effet progressivement effacée. Elle n’est plus en fait le seul phare de la
chrétienté. Le combat qu’elle mène pour récupérer des bénéfices est même
déplorable. Le Concordat de Bologne ne l’oublie pas.
Quelle autre primauté que
celle du pape dans l’Église gallicane ?
Pourtant, le conciliarisme est bien présent dans l'ouvrage de Pierre Pithou, même s'il n'en est plus explicitement un fondement. Dans son article XL, il rappelle en effet que le pape « n’est
estimé être par-dessus le concile universel » (XL) Le pape ne
peut donc aller à l’encontre d’une décision d’un concile œcuménique. Le « gallicanisme » réduit encore plus la souveraineté pontificale puisqu’il considère,
dans l’article LXIV, que le pape ne peut aller à l’encontre de certaines
coutumes et statuts des églises collégiales ou des collégiales du royaume.
Des juristes vont encore
plus loin que Pierre Pithou. Citons par exemple le juriste et parlementaire Pierre du Puy (1582-1651) d’une grande famille de
magistrat. Avec son frère, il publie en 1638 un ouvrage intitulé les Libertés de l’Église gallicane
dans lequel nous pouvons trouver notamment les idées suivantes : le
pape n’a aucune juridiction sur l’Église gallicane sur les six premiers
siècles ; le souverain de l’Église après Notre Seigneur Jésus-Christ est
le roi, et non le pape au temps de Clovis ; le pape ne peut pas excommunier des personnes au-delà de son diocèse, etc. Finalement, "soyons catholique, mais soyons gallicans"[12], comme le dira lus tard au XIXe siècle le magistrat André Dupin. L'ouvrage de du Puy soulève
l’indignation des évêques alors qu’il a l’appui du Parlement.
L’abbé
Fleury (1640-1720) évoque encore le conciliarisme. Dans un célèbre discours, il définit
lui-aussi ce que sont les libertés gallicanes. Voici sa
troisième maximes : « la plénitude de
puissance qu'a le pape, comme chef de l'Église, doit être exercée conformément
aux canons reçus de toute l'Église ; et que lui-même est soumis au jugement du
concile universel, dans les cas marqués par le concile de Constance. »[7]
La maxime est ainsi plus précise que celle de Pierre Pithou. Il s’appuie sur
la déclaration du clergé de 1682. Celle-ci rappelle l’approbation des articles du concile de Constance. Mais l’abbé Fleury limite aussi l’autorité des conciles.
Il distingue les canons de foi et ceux relevant de la discipline. Si les
premiers sont indiscutables, les seconds ne doivent pas être systématiquement
reçus dans le royaume. De même, « nous
ne croyons donc point que les nouvelles constitutions des papes faites depuis
trois cents ans, nous obligent, sinon en tant que notre usage les a
approuvées. »[8]
Ainsi, l’œuvre disciplinaire accomplie par Rome depuis le XVe siècle est
rejetée.
Finalement, les maximes du « gallicanisme » vont au-delà du conciliarisme. Si elles
défendent la primauté du concile sur le pape en matière spirituelle, ils proclament la primauté du roi sur toute autorité
pontificale et ecclésiastique, certes dans le domaine temporel, mais
également dans l’organisation et la discipline de l’Église. Seules les
décisions de foi y sont exclues.
L’idéal du temps passé
Comme Pierre Pithou, les
juristes s'appuient fortement sur l’antiquité de la législation canonique dont le royaume est
demeuré fidèle selon leurs discours. Ils défendent en effet l’idée selon laquelle l'Église gallicane a su garder la
pureté de l’Église primitive « lorsque
les choses étaient en leur pureté et en leur perfection »[9]. « Les libertés gallicanes ne sont rien d'autres que la
possession dans laquelle s’est maintenue l’Église de France de conserver ses
anciennes coutumes qui sont la plupart fondées sur les canons et sur la
discipline des premiers siècles »[10].
Ce serait au cours de ces premiers siècles que l’Église a fixé ses dogmes et sa
discipline. Ainsi, faut-il rester fidèle à ses premières règles et s’opposer à
toute nouveauté. C'est donc un refus de toutes les réformes qu'a mené l'Église, c'est-à-dire les réformes grégoriennes et tridentines.
Les gallicans
s’opposent en effet aux différents décrets pontificaux du XIIe et XIIIe siècle qui
affermissent les pouvoirs du pape mais qu’ils considèrent comme des innovations
et donc contraires au droit coutumier. Ils veulent finalement revenir au temps
où l’Église était menacée par les seigneurs, où le pouvoir temporel dominait
sur le pouvoir religieux, où la liberté de l'Église était en danger ! Le « gallicanisme »
est-il finalement une revanche de l’État sur l’Église ?
Conclusion
Si la deuxième maxime de Perre Pithou, sur laquelle repose le "gallicanisme" du XVIe siècle, reconnaît au pape une certaine souveraineté dans le domaine spirituel, ce qui
différencie le « gallicanisme »
de toute forme d’opposition doctrinale à Rome, elle limite considérablement la primauté
pontificale dans le royaume de France. Il ne s’agit plus de défendre ou non le
conciliarisme. Il s’agit avant tout de définir
qui est maître de l’Église gallicane.
Le conciliarisme n’est plus
l’objet des discussions ou des préoccupations des gallicans. Nous ne sommes
plus au temps du Grand Schisme d’Occident. Nous comprenons même que Pierre
Pithou n’ait point inséré explicitement le conciliarisme dans ses Libertés gallicanes. En
effet, comme pour tous les parlementaires, il ne se préoccupe pas de savoir si
le pape est ou n’est pas supérieur au concile. Il n’est pas dans la spéculation
mais dans le droit. Le seul point qui l’intéresse est de vérifier si les actes
pontificaux ou conciliaires sont conformes ou non aux lois du royaume et à la
souveraineté du roi. Le conciliarisme est en fait l’affaire de l’Université de Sorbonne,
non celle des parlementaires. Mais c’est oublier que par leurs interventions, ils dépassent le rôle du laïc au point
d’effrayer le clergé. Les évêques semblent en effet s’éloigner du « gallicanisme » parlementaire pour
se rapprocher du pape. Il est en fait clair que les gallicans veulent en fait revenir au temps où la liberté de l'Église était menacé par les princes et les seigneurs...
Ainsi, comme l’a déjà révélé
la première maxime, le « gallicanisme »
du XVIe siècle n’est plus celui du XIVe siècle. Il s’agit de limiter le pouvoir
du pape afin de préserver et de renforcer
la souveraineté de l’État dans l’Église gallicane face à la puissance et à
l’influence de la papauté. Comme pour la première maxime, la seconde
conforte encore davantage la souveraineté du roi dans l’Église gallicane. Mais
ce changement n’est pas sans conséquence. En pleine réforme tridentine, il
oppose les juristes aux ecclésiastiques, le Parlement au clergé. L’enjeu de
« gallicanisme » est bien le pouvoir au sein de l’Église dans le
royaume de France…
Notes et références
[2] V Voir Émeraude, mars 2019, article « La Pragmatique Sanction (1438) - Le concordat de Bologne (1516) : affermissement de la souveraineté du roi dans l'Église ».
[3] Voir Émeraude, avril 2019, article « Des libertés gallicanes aux prérogatives royales ».
[4] Martin, Victor
(1886-1945), Les origines du gallicanisme (Reprod. en fac-similé),
Conclusion, Tome II, 1939, gallica.bnf.fr.
[5] Pierre Pithou, Les
libertez de l’Église gallicane. Le juriste fait sans-doute référence au Roman de la Rose.
[7] Abbé Fleury, Institution
au droit ecclésiastique, chap. XXV dans Libertés de l'Église gallicane
suivies de la déclaration de 1682, avec une introduction et des notes,
M. Dupin, 1824.
[8] Abbé Fleury, Institution
au droit ecclésiastique, chap. XXV dans Libertés de l'Église gallicane
suivies de la déclaration de 1682, M. Dupin.
[9] Simon d’Olive, Questions notables, t. I, dans Les clercs et les princes : Doctrines et
pratiques de l’autorité ecclésiastique à l’époque moderne, Publications
de l’École nationale des chartes, 2013, book.openedition.org
[10] L. de Héricourt, Loix ecclésiastiques de France dans leur ordre naturel, livre I, chap. XVII, n° 3, Paris, 1756, dans
L’ecclésiologie des juristes gallicans (XVII-XVIIIe siècle), GAZZANIGA,
Jean-Louis, dans Les clercs et les princes : Doctrines et
pratiques de l’autorité ecclésiastique à l’époque moderne.
[12] M. Dupin, Manuel du droit public ecclésiastique français, 3e édition, éditeur Videcoq, 1845.
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