À la fin du XVe siècle et
début du XVIIe siècle, la papauté est l’objet d’une forte opposition de la part
des différentes formes de gallicanismes. Le
gallicanisme parlementaire qu’incarne Pierre Pithou[1]
tend de limiter ses pouvoirs dans le but d’affermir
la souveraineté du roi, qui, depuis le concordat de Bologne (1516), est le maître
véritable de l’Église de France. Le
richerisme[2]
va plus loin encore. Il s’attaque directement à la conception même de l’Église
et justifie, par sa doctrine, le rôle que doit jouer le roi au sein de cette
Église. Le premier a fourni aux gallicans un texte « juridique »,
clair et concis, qui définit ce que sont les libertés gallicanes telles qu’elles
sont entendues à son époque. Le richerisme leur apporte aussi une doctrine
solide, mais celle-ci demeure hétérodoxe et risque de les détacher de la
communion avec l’Église. Ainsi, le gallicanisme du XVIe siècle tente de
résoudre les relations entre l’Église et l’État en donnant la primauté au roi et en établissant une église particulière au sein de l’Église, une église dans
laquelle le souverain demeure le maître. Cette situation peut-elle entraîner
une rupture avec Rome comme cela fut le cas entre le pape et les empereurs
germaniques ? Les gallicans protestent pourtant leur fidélité à l’égard du pape. Ils refusent tout schisme. Ils en
appellent en fait à un besoin de
réformes de l’Église.
Pour justifier en effet leur
attitude hostile à Rome, les gallicans mettent en avant le besoin de réforme de
l’Église. Ils défendent en effet les « libertés
gallicanes » pour restaurer
l’Église telle qu’elle était avant les abus. Leurs discours vantent en
effet l’Église primitive. Il voit dans l’Église gallicane et ses coutumes
antiques la pureté même des origines. Ils dénoncent alors les interventions des
papes et de la curie romaine comme responsable des abus qu’ils constatent et
contre lesquelles ils combattent en voulant défendre les « libertés gallicanes ». Pour réformer l’Église, ils en appellent
alors au roi.
Mais au XVIe siècle, depuis le concile de Trente, l’Église se
réforme et s’attaque aux différents abus. Elle met en place de véritables mesures
de réforme que des papes mettent résolument en œuvre. Les gallicans sont alors devant
la redoutable alternative d’une adhésion
ou du refus.
Le refus de publier les
décrets conciliaires en dépit des efforts du clergé
Le 4 décembre 1563, le concile
de Trente s’achève enfin. Il est parvenu à définir des mesures réformatrices et
a rédigé des décrets qui doivent avoir force de loi dans toute l’Église. Mais
faut-il encore que ces décrets soient reçus dans les différents pays,
c’est-à-dire qu’ils soient acceptés par les différents États pour qu’ils
deviennent forces de loi. Or leur
réception dans le royaume de France fait l’objet d’une forte résistance. Le
parlement de Paris s’oppose fortement à son enregistrement. Pour justifier sa
résistance, les parlementaires ainsi que le roi en appellent aux « libertés gallicanes ».
Pourtant, le clergé demande
à maintes reprises la publication des décrets du concile de Trente, notamment
lors des États généraux réunis à Blois en 1576 puis en 1579, dans une assemblée
de Melun. Or les parlementaires et les gens du roi refusent de l’entendre. Les négociations durent et s’enlisent.
Lors de la guerre de
religion, la Ligue demande à son tour la publication des décrets du concile de
Trente. De nouveau, les négociations échouent. Enfin, après l’assassinat des
deux Guises et devant le risque d’excommunication, Henri III finit par l’accepter. « Voulant, écrivait le roi à ses évêques, faire ce qui appartient à un roi Très Chrétien, pour maintenir notre
royaume en l'union de la sainte Église catholique, apostolique et romaine, à la
décharge de notre conscience et sur l'assurance que nous avons que l'intention
de sa Sainteté est de conserver les droits à nous et à notre royaume appartenant,
à ces causes nous mandons et très expressément ordonnons par ces présentes que
celui saint concile vous ayez à recevoir et publier, garder et faire garder,
observer et entretenir sous sa forme et teneur, chacun de vous pour son regard
et endroit, ni sans y contrevenir en aucune manière. Car tel est notre plaisir.
»[3]
Mais que vaut la déclaration d’un roi dont l’autorité est devenue faible dans
un royaume si déchiré ? Sans la sanction du parlement de Paris, dont
l’autorité se révèle importante, elle
signifie peu de choses en pratique. Le pape en est bien conscient.
Le roi Henri IV semble avoir
les mêmes intentions. « Mon bon
plaisir, dit-il, est que la Cour se
contente d'approuver et d'enregistrer purement et simplement ; avec les
réserves qu'elle y trouvera, le décret de publication, sans entrer en dispute
sur le fond même du concile ». Par ailleurs, sa conversion a imposé des engagements, notamment la promesse de
faire publier les décrets et d’en appliquer les mesures « excepté aux choses qui ne se pourront
exécuter sans troubler la tranquillité du royaume et s’il s’en trouve de telles »[4].
Mais en 1600, devant le refus intransigeant du président du parlement, il finit
par reculer. Son premier président, Achille de Harlay, s’y oppose, prétextant
que certains décrets du concile sont contraires aux libertés de l’Église
gallicane, au pouvoir suprême du roi de France, aux anciens usages du royaume
et à sa propre autorité. L’avocat du roi, Jacques Faye d’Espesse est lui-aussi
résolument hostile « aux continuelles
usurpations du pape »[5].
L’acte audacieux du clergé
de France
Aux États généraux de réunis
en 1604, la demande du clergé est encore repoussée. La publication de l’ouvrage
d’Edmond Richer et son influence aux Tiers-États, l’opposition tenace du Parlement
et le besoin de réformes au sein de l’Église conduisent alors le clergé à un
acte audacieux. En effet, pourquoi doit-il attendre l’autorisation de
magistrats laïcs pour publier les décrets conciliaires ? Mieux encore.
Pourquoi attendre de l’autorité royale leur proclamation ? Finalement, le
7 juillet 1615, l’assemblée du clergé au
complet souscrit solennellement un acte par lequel elle déclare recevoir le
concile, et promet de l’observer selon leurs capacités. Elle demande aux
métropolitains de convoquer des conciles provinciaux pour recevoir à leur tour
les décrets conciliaires et les faire appliquer. Le parlement condamne l’acte
mais le roi intervient pour suspendre toute exécution de la sentence.
Ainsi, officiellement, les décrets du concile de Trente ne seront
jamais acceptés dans le royaume de France. Comment pouvons-nous expliquer
ce refus ?
Rappelons que la partie
dogmatique du concile de Trente ne pose guère de problème. Seule la partie disciplinaire soulève une vive opposition au nom des libertés
gallicanes. Soulignons enfin que des évêques n’ont pas attendu la décision
de l’assemblée du clergé pour mettre en place les mesures réformatrices. Pourtant,
interrogée par les États généraux réuni à Blois en novembre 1588, la Sorbonne nous
apprend que le concile de Trente doit être accepté sans réserve sous peine
d’excommunication. Toute addition ou correction est défendue selon la bulle de
publication de Pie IV.
Les Ordonnances de Blois,
révélateur d’un état d’esprit
Les Ordonnances de Blois de
1579 peuvent nous aider à mieux comprendre l’opposition française. Elles font
suite aux plaintes et doléances des États Généraux convoqués en 1576 dans la
ville de Blois. Elles se composent de trois cent soixante-trois articles. Elles
traitent de l’état ecclésiastique, des universités et de l’instruction
publique, de l’administration de la justice, des offices, de la noblesse,
etc.
La
discipline ecclésiastique comprend soixante-six articles. Ils concernant
la célébration des mariages, la provision des bénéfices, la répression de la
simonie, la résidence des clercs, l’institution des séminaires, l’éducation de
la jeunesse, les visites épiscopales, la bonne tenue des couvents. Ils traitent
aussi de la répression contre les délinquants de toute sorte. Ils définissent
des dispositions pour assurer au culte la bonne décence et à toutes les églises
les ornements et ustensiles exigées par la liturgie. Enfin, ils donnent des
garanties aux clercs contre les exactions et les sévices des agents séculiers.
Certains commentateurs
voient dans ses Ordonnances une application des décrets du concile de Trente.
Tel est aussi l’avis de Pierre Pithou. Il est vrai qu’ils sont très proches.
Toutefois, elles apportent des
corrections pour les rendre compatibles avec les usages du royaume. Certains
articles diffèrent et corrigent les mesures définies par le concile.
Pourtant, les Ordonnances
ne sont guère appréciées par Rome, non pas en raison du contenu mais par le
fait que le roi s’autorise à légiférer
sur des questions touchant au domaine spirituel et que Rome estime relever
de sa seule compétence.
Il est vrai que certaines
mesures des Ordonnances corrigent ou contredisent certains articles des
décrets conciliaires. Par exemple, elles portent le nombre de témoins requis
pour les mariages de trois à quatre. Elles rajoutent des sanctions pénales à
l’obligation de recevoir la prêtrise quand on a obtenu un bénéfice à charge
d’âme. Elles permettent aux religieux de disposer de leurs biens. Elles
proclament invalides le mariage des fils de famille sans le consentement de
leurs parents contrairement à toutes les prescriptions canoniques. Elles interdisent
toutes sortes de confréries. Elles infirment les dispenses éventuelles, prévues
et permises par le concile. Certes, ce ne sont que des détails mais ces
divergences, corrections ou contradictions, révèlent un certain état d’esprit.
Elles montrent en effet la volonté du
pouvoir temporel de légiférer en matière religieuse et de modifier des décrets
d’un concile œcuménique. « Du
point de vue ecclésiastique, les Ordonnances
de Blois ne péchaient point seulement par quelques articles, elles étaient
viciées jusque dans leur racine même. Le droit pontifical ne reconnaît pas aux
laïques, en effet, si religieux et si puissants soient-ils, le pouvoir de
légiférer en matières spirituelles. »[6]
La puissance royale
toute-puissante face à l’autorité pontificale
Dans les Ordonnances,
le roi s’y érige en maître de son Église.
Il usurpe une autorité que l’Église ne lui reconnaît pas. Si des articles
reprennent, plus ou moins, les décrets du concile de Trente, ils sont présentés
sans la mention de leur source. Ils émanent finalement du roi seul. En ne
mentionnant pas le concile comme origine, les Ordonnances les
rapportent à la puissance royale comme suffisant par elle-même, ce que ne peut
supporter le pape.
Ainsi par les Ordonnances
de Blois, le roi donne des ordres aux évêques, y compris dans le culte,
et porte contre eux des sanctions. Or, leur commander, les menacer, les imposer
des peines, n’appartient qu’au Saint-Siège conformément à la législation
canonique. Ainsi, dans une lettre qu’il envoie au roi Henri III, le pape
Grégoire XIII lui rappelle les sollicitations du clergé de France pour obtenir
la publication des décrets et ses propres instances ainsi que celles de ses
prédécesseurs et condamner un édit qui ruine l’autorité ecclésiastique et
apporte de la confusion dans le royaume. Il rejette la responsabilité sur les
gallicans mais lui reproche son manque de prudence. Dans un autre courrier
adressé au nonce, le pape donne tous les arguments pour rejeter les Ordonnances.
Exemple de gallicans au
parlement
Comme nous le constatons
dans les différents ouvrages, l’obstacle majeur contre la réception des décrets
du concile de Trente réside dans le parlement de Paris. Le premier président Christophe de Thou (1509-1582) en est
un des plus farouches adversaires. Juriste, notaire et secrétaire du roi en
1554, il devient membre du Conseil privé du roi en 1565. Il est aussi un fidèle
du cardinal de Lorraine. Selon Pierre de l’Estoile, il serait enfin serviteur
de la maison de Guise. Enfin, en décembre 1562, il est nommé premier président
du parlement. À ce titre, il a l’honneur de représenter la personne du roi et
de lui être directement soumis. Il est aussi le premier porte-parole du parlement.
Il n’hésite pas à le défendre.
Christophe de Thou considère
que l’autorité du roi repose sur celle
du parlement. Celui-ci est, selon ses dires, le fondement de la couronne,
le comparant au sénat de Rome. Son rôle est de « suivre le bien », c’est-à-dire
« la conscience, la raison et les
ordonnances anciennes. »[7]
Pour justifier le refus de publier un édit fiscal, il répond au roi que cet
édit n’est pas raisonnable et souligne que le roi « ne debvoit aucune chose qui ne feust selon Dieu et raison. »[8]
Il estime enfin que le parlement de Paris est « la première de toutes les courts de ce royaume »[9].
Au prince de Condé, il explique le lien
indissoluble qui unit le pouvoir royal et le parlement pour l’exercice de la
justice déléguée par Dieu. Ainsi défendre le parlement, c’est défendre le
roi. « Tout se fait de par le roi,
au nom du roi et sous son autorité. »[10]
Christophe de Thou n’hésite pas à assimiler
le roi de France au roi des rois, protecteur de l’Église de France.
Concernant les questions
religieuses, Christophe de Thou souhaite des réformes et s’oppose aux
répressions à l’égard des protestants, se démarquant ainsi des catholiques
intransigeants. Il défend néanmoins l’unité
de la religion qui demeure pour lui
le ciment de la paix sociale et le
soutien fondamental des monarchies. Elle est garante de l’unité de l’État et donc du parlement. Ainsi les
serviteurs de l’État doivent proférer la même religion que celle du roi. Il ne
croit donc pas à la coexistence de deux religions dans le royaume.
En outre, Christophe de Thou
est un fervent catholique tout en étant un
ultra-gallican. C’est à son instigation que Tanquerel est condamné pour
avoir soutenu l’idée que le pape a des pouvoirs spirituel et temporel, et donc
peut priver de leur royaume les princes. Si certains parlementaires souhaitent
modifier certains décrets du concile de Trente, Christophe Thou s’oppose à
toute publication. Il n’est guère content d’entendre Henri III s’engager à les
publier. Il considère la Pragmatique Sanction comme la seule
défense des rois contre la puissance des papes.
Finalement, Christophe de
Thou se montre un partisan fidèle de la monarchie, attaché à l’union et à
l’unité du royaume. C’est en raison de sa conception de la royauté qu’il refuse
la publication des décrets du concile de Trente. Il craint sans-doute une ingérence romaine dans les affaires de
l’État ou encore une influence importante des fidèles du pape dans le
royaume.
Achille de Harlay (Hôtel de Ville) |
Le successeur de Christophe
de Thou s’avère aussi résolu dans son opposition à la publication des décrets.
Il s’agit d’Achille de Harlay, son
gendre. Gallican zélé, il est lui-aussi très attaché au roi. Comme son
beau-père, il considère la religion comme le fondement de la monarchie. En la
mettant en péril, l’autorité royale est affaiblie. Cependant, la crainte de Dieu passe avant le respect
dû au roi. Pourtant, il n’hésite pas à adresser au roi des remontrances,
non par désobéissance ou infidélité mais pour remplir son rôle de conseil. Il
est là pour l’éclairer et lui donner un
avis sur ce qui est juste ou injuste.
Achille de Harlay refuse
toute tolérance à l’égard de la religion protestante tout en s’opposant à un recours
à la force pour convertir les protestants car cela conduirait à la destruction
et à la ruine du royaume. Ainsi rejette-t-il à la Ligue. Il prône finalement le rétablissement de la religion
« en son premier et ancien
état »[11].
Exemple d’abus du parlement…
Revenons à Christophe de
Thou. Une affaire bien particulière, celle dite des Cordeliers mérite de s’y
attarder. En mars 1582, des cordeliers refusent l’élection du nouveau supérieur
de leur couvent à Paris. Ils firent alors appel au parlement. Mais en raison de
leur révolte, les cordeliers rebelles sont excommuniés. Pour se protéger, ils
font appel à leur protecteur, Christophe de Thou, qui déclare la sentence
d’excommunication nulle et contraire aux privilèges de la Couronne. Il cite le
nonce apostolique à comparaître et contraint l’évêque de Paris de les absoudre.
Dans cette affaire, le parlement n’hésite
donc pas à intervenir dans une affaire qui ne relève que de la compétence
ecclésiastique.
Prenons un autre exemple. En
1602, l’évêque d’Angers veut changer les bréviaires aux chanoines de l’église
de la Trinité et ces derniers se pourvoient comme d’abus devant le parlement.
Ces appels donnent aux parlements un pouvoir conséquent dans les affaires
ecclésiastiques. C’est une véritable arme dans leurs mains…
Un combat entre de puissants
intérêts
L’Édit de Nantes, qui donne
une certaine liberté de culte aux protestants, est enregistré et publié sans
difficulté par le parlement. En même temps, en dépit de ses efforts, Henri IV
ne parvient pas à publier les décrets du concile de Trente. Il n’est guère de
doute que le roi a la ferme intention de respecter ses engagements et de
satisfaire aux désirs insistants du pape. Mais il fait face à une farouche et
obstinée résistance de la part des parlementaires. Pourquoi alors une telle différence de traitement ?
Le royaume sort d’une guerre
civile atroce et de l’assassinat d’un roi. La légitimité d’Henri IV a fait
aussi l’objet d’un combat. Les parlementaires voient dans la Ligue et le parti
ultramontain, c’est-à-dire attaché au pape, les responsables d’une grande
partie de ces désordres. L’acceptation
du concile de Trente serait à leurs yeux une victoire insupportable de la
politique ultramontaine. Elle en est un devenu un symbole. Mais les
parlementaires défendent surtout et avec jalousie leur juridiction qu’ils
voient menacer par les décrets tridentins. Ils
craignent une plus grande influence de Rome dans les affaires de l’État. Henri
IV est aussi bien conscient que les mesures réformatrices vont se heurter à de nombreux intérêts
individuels. Nombreux sont en effet ceux qui profitent des abus que veut
combattre le concile de Trente. Au-delà des principes, résident souvent les
ambitions et les cupidités. Les parlementaires craignent surtout une perte de
pouvoir que leur donne par exemple l’appel comme d’abus. Finalement, les enjeux
sont suffisamment grands pour que les
parlementaires osent s’opposer fermement au roi. Nous comprenons aussi la
volonté des évêques à vouloir la publication des décrets.
Nous comprenons surtout que devant la résistance des magistrats et des
« gens du roi », le clergé
finit par se rassembler et s’unir, constituant ainsi un bloc opposé aux
politiques. Ne comptant plus sur le roi, il finit par publier les décrets,
conscient de leur puissance. Il n’a plus besoin de l’autorité royale.
Les parlementaires et les
gens du roi ne sont pas les seuls adversaires à la réception officielle du
concile. Les chapitres s’y opposent. Ils y voient une attaque de leurs
privilèges. Nombreux sont en effet les
conflits qui les opposent à des évêques réformateurs. Il est bien difficile
parfois de rompre avec des habitudes et des traditions.
Le combat gagne la cité…
Le combat n’est pas
seulement confiné au parlement ou à la cour royale, où se démènent tous les
protagonistes. Il gagne aussi la
population par les libelles et les pamphlets, parfois injurieux. Des
ouvrages sont en effet publiés pour s’opposer à la réception du concile de
Trente. Une violente réquisition est ainsi diffusée, notamment par un ouvrage
d’un parlementaire de Montpellier, Guillaume Ranchin. Il s’attaque à la
légitimité du concile, n’hésitant pas à reprendre les arguments des
protestants, et aux abus des papes, à leur volonté théocratique. C’est
finalement l’occasion de rappeler les « libertés gallicanes », c’est-à-dire la souveraineté du roi
dans l’Église et la limitation des pouvoirs pontificaux. D’autres sont même
injurieux, comme le Discours d’un chevalier français.
C’est aussi un combat de censures. Le parlement
interdit une thèse tenue à la Sorbonne en faveur de l’autorité du pape sur les
conciles œcuméniques. Rome censure à son tour des ouvrages en sa défaveur. Et
les censures excitent davantage les magistrats qui à leur tour interviennent
dans le domaine de la foi, se prenant
pour des inquisiteurs. Des ouvrages sont aussi diffusés en faveur du concile
de Trente comme celui du Discours au roi pour la réception du concile
d’un calviniste converti, ouvrage que la Faculté de théologie de la Sorbonne
approuve.
Vers la rupture ?
Le
livre du cardinal Bellarmin [12] déchaîne une
véritable tempête. Un arrêt parlementaire interdit sa
publication, sa lecture, sa détention dans le royaume au mépris même des ordres
donnés par la régente. Le parlement veut le brûler pour ses propositions
erronées et hérétiques. Or ce cardinal est l’un des plus brillants de la cour
pontificale. Il est porteur de l’enseignement officiel de l’Église. Cette
condamnation fait donc injure au pape. La
rupture avec Rome est proche.
Le premier président Servin
justifie l’arrêt, se présentant comme de loyaux serviteurs. Il reproche au
cardinal d’avoir défendu la thèse du pouvoir direct du pape dans le domaine
temporel et légitimé les régicides. Pourtant l’ouvrage ne les contienne pas
comme nous l’avons évoqué dans le précédent article. Si son premier président refuse
de se rétracter, le parlement finit par se soumettre. Cette affaire révèle non
seulement la haine qui anime les
parlementaires contre la papauté mais aussi le rapport de force entre l’autorité royale que représentent la régente
et le parlement.
Veulent-ils vraiment la réforme ?
Mais n’oublions pas que
l’Église de France a besoin de réformes et que les abus sont nombreux. Conscients
de leur responsabilité et soucieux du salut des âmes, des évêques mettent en
place des mesures pour les combattre conformément au concile de Trente. Mais
ils peuvent être appelés au parlement suite à un appel d’abus d’un curé douteux
ou d’un chapitre peu discipliné. Leur
opposition remet alors en cause l’autorité ecclésiastique et freine finalement
les réformes.
Pire encore. L’attitude des
parlementaires conduisent à de pénibles
confusions. En cas de méfait, un prêtre ou un moine peuvent être jugés par
des tribunaux laïcs pour hérésie selon l’Édit de Nantes. Les évêques dénoncent
ces confusions, notamment dans l’assemblée du clergé de 1608 et 1610. En
s’attaquant à la conception même de l’Église et à la primauté pontificale, à
tendance épiscopale, l’ouvrage d’Edmond Richer soulève un nouveau scandale. Le parlement le défend, voyant en lui un
défenseur des « libertés gallicanes »,
soutenant finalement une doctrine religieuse considérée comme hérétique
notamment par deux conciles provinciaux. Les autorités ecclésiastiques
condamnent cet ouvrage et voyant le péril, s’unissent autour du pape contre
Richer et le parlement.
Un véritable rapport de
force
Le Parlement de Paris au XVIIIe siècle |
Ainsi au début du XVIIe
siècle, deux forces s’opposent : l’Église
de France, soucieuse de réformes et préoccupés des ingérences de plus en
plus grandes de l’État dans ses affaires, sans prévention contre le pape, et le parlement, encore plus tenace à
veiller sur la souveraineté de l’État dans le royaume, y compris dans le
domaine religieux, et peu favorable à Rome, dont il craint l’influence. Entre les deux, une autorité royale fragile,
aux mains d’une régente italienne, de piété ardente et peu obéie.
Aux états de 1614, le Tiers-États, dominé par les magistrats
parisiens, veut imposer comme loi fondamentale la souveraineté du roi dans les
domaines temporel et religieux. Et naturellement, considérant son autorité comme
venant de Dieu, il veut condamner tous ceux qui n’y adhèrent pas. Si leur
tentative échoue en raison de l’intervention du roi Louis XIII, elle révèle
l’état d’esprit qui domine chez les magistrats, les avocats, les
parlementaires.
Face à l’impasse, retour aux
fondamentaux…
En 1615, l’assemblée du
clergé finit par assumer seule la réception du concile, montrant leur
attachement au pape. Cette décision est audacieuse, même si aujourd’hui, elle
nous paraîtrait normale tant la séparation des pouvoirs temporel et religieux
est un « acquis ». Or, au
XVIIe siècle, selon la doctrine gallicane, les décisions d’une autorité
religieuse ne peuvent exercer dans le royaume sans l’autorisation du roi. Cette
confusion explique l’impasse que
l’Église rencontre pour la réception du concile de Trente. Les ecclésiastiques[13]
réunis prennent alors conscience qu’ils détiennent une autorité religieuse,
différente et indépendante de l’autorité royale avec des devoirs et des droits
différents. Pourtant, depuis au moins le Ve siècle, les papes ont défendu cette
distinction des autorités. Sans-doute est-ce l’œuvre du concile de Trente de
rappeler cette vérité ? Le clergé
rompt finalement avec le gallicanisme parlementaire.
C’est en effet aux prélats
de demander aux fidèles d’appliquer les mesures réformatrices en vertu de leur
pouvoir de commander aux âmes. Si le roi est un bon chrétien, il concourra à
leur application et à leur protection. Ainsi, ils assument une responsabilité que ne peut assumer le pouvoir royal.
Cette solution, qu’un légat apostolique a proposée dix ans auparavant, permet
de résoudre l’impasse dans laquelle il se trouve. Devant l’acte accompli, la
régente ne proteste pas. Son silence est considéré, à juste titre, comme une approbation implicite. Le parlement
est seul pour mener le combat contre cet ordre qui, selon ses dires, détruit
l’autorité du roi et les libertés gallicanes.
Dans un discours d’usage
adressé au roi, le président de l’assemblé rappelle au souverain les responsabilités de chacun des pouvoirs
et leurs limites. « Il y a cinq
actions à distinguer au sujet que l’on traite quand il est question de la
réception du concile. La première action est la réquisition qui vient des États ;
la seconde, la déclaration en ce qui touche les consciences, qui appartient aux
prélats ; la troisième est la publication qui dépend des conciles
provinciaux, ou, à leur défaut, des diocèses ; la quatrième est la
dispensation qui appartient au Saint Père, comme dispensateur des mystères de
Dieu, et interprète des intentions de l’Église et du concile ; la
cinquième est la protection, qui appartient à votre majesté, qui ne lui peut
être non ravie que la couronne même. »[14]
Le cardinal de la Rochefoucauld peut rajouter, lors d’une réponse à un reproche
formulé par le chancelier, qu’il faut distinguer
la réception d’un concile, qui relève de l’autorité ecclésiastique, et sa
publication pour qu’il ait force de loi, qui est de la responsabilité du
souverain. C’est aussi le devoir de l’Église de demander au roi son
intervention pour que les mesures soient prises en compte dans les tribunaux.
Conclusions
Depuis la fin du concile de
Trente, les papes veulent que les mesures réformatrices soient reconnues et
appliquées dans les différents États. En France, la réception du concile fait
l’objet de farouches débats et de profondes disputes qui ont failli aboutir à
un schisme. Les prélats et les magistrats attendent du roi une décision, voyant
en lui la seule autorité capable d’imposer la réforme. Devant les obstacles, le
pape puis les prélats comprennent que cette réception ne relève finalement que
de la seule responsabilité de l’Église de France, distinguant ainsi les
attributions de chaque pouvoir. Tout ne relève pas de son autorité. En matière religieuse, seule l’Église a le
pouvoir de commander aux âmes. Mais pour que ces mesures de réformes
puissent être applicables, le recours au
roi est nécessaire. C’est pourquoi elle
lui demande protection et soutien pour leur application.
Les prélats reviennent ainsi
aux principes de la distinction des pouvoirs religieux et temporel, chacun
restant dans son périmètre de responsabilité. Le chef d’État chrétien doit
aussi gouverner en chrétien. Il est
donc soumis aux règles de l’Église. Il assistant et secoure l’Église.
Cependant, si le roi est son protecteur, il ne peut être son tuteur, voire son
maître. Or, face aux prélats, se dressent des
juristes convaincus de leur certitude et de leur savoir, et imbus de leurs
droits. Ils pressent le roi de dépasser leur rôle pour qu’il impose son autorité sur l’Église…
Revenons aux faits. Si
l’application de certaines mesures donne lieu à des querelles entre les
puissances temporelle et spirituelle, elles sont souvent locales et sans véritable
conséquence. Car sans appartenir à la législation loyale, les mesures sont
finalement appliquées dans le royaume. Les fidèles obéissent à leur autorité
religieuse car, en cette matière, ils leur doivent obéissance. Le pape ne
réclame plus la publication des décrets. Leur observation lui suffit.
Nous pouvons aussi constater
que les prélats français ont abandonné
les vieux principes du gallicanisme, notamment le conciliarisme, et
semblent plus unis au pape. Une volonté
de s’affranchir de l’autorité temporelle s’est affirmé pour le bien de
l’Église. Est-ce la fin du gallicanisme ecclésiastique ? …
La
réception du concile de Trente est enfin révélatrice d’un état d’esprit. Les
parlementaires sont conscients que les mesures réformatrices du concile de
Trente vont réduire leur pouvoir dans les affaires ecclésiastiques. Cela
explique leur opposition irréductible, y compris contre l’autorité royale. Leur
résistance est aussi une marque de leur
pouvoir sur l’autorité royale, une autorité bien affaiblie par la guerre civile. Elle est enfin l’expression d’une forte hostilité à
l’égard du pape. Derrière les grands principes, nous voyons aussi surgir des rancunes personnels et des intérêts
individuels, voire de la haine contre Rome. Beaucoup de passions animent
les débats. Ces sentiments antipathiques contre le pape perdureront chez les
parlementaires et magistrats. Pouvons-nous y voir la source de l’esprit
anti-romain qui domine dans notre beau pays qu’est la France ?
Notes et références
[2] Voir Émeraude,
avril 2019, article « Le richerisme,
une forme du gallicanisme : une nouvelle conception de l'Église ».
[3] Lettre patente, 2
février 1589, Archives nationales, dans Le gallicanisme et la réforme catholique :
essai historique sur l'introduction des décrets du concile de Trente, 1563-1615,
Victor Martin. 1919, www.gallica.bnf.fr.
[4] B. et S. Barbiche, Bulla,
legatus, nuntius dans La diplomatie pontificale à l’épreuve de la
réception du concile de Trente en France (XVIe-XVIIe siècle), B. et S.
Barbiche, Publications de l’École nationale des Chartes, 2013, https://books.openedition.
[5] Jacques Faye d'Espesse, second avocat
du parlement dans un réquisitoire contre la réception du concile de Trente,
dans
[6] Mgr Victor Martin, Le
Gallicanisme et la réforme catholique : essai historique sur
l’introduction des décrets du concile de Trente, 1583-1615.
[7]Christophe de Thou,
réponse au prince de Condé en visite au parlement, 12 novembre 1563, Archives
nationale, XI A, 1607, f°5, dans Christophe Thou et Charles IX :
recherches sur les rapports entre le Parlement de Paris et le prince
(1560-1574), Sylvie Duchesne,
dans Histoire et économie, 1998, 17e année, n°3, L’État comme
fondement socio-symbolique (1547-1635), www.persee.fr.
[8] Christophe de Thou, Archives
nationales, XI A, 1637, f° 203v, 11 août 1572 dans Christophe Thou et Charles
IX : recherches sur les rapports entre le Parlement de Paris et le prince
(1560-1574), Sylvie Duchesne.
[9] Christophe de Thou, Archives
nationales, XI A, 1637, f° 174, 21 août 1563 dans Christophe Thou et Charles
IX : recherches sur les rapports entre le Parlement de Paris et le prince
(1560-1574), Sylvie Duchesne.
[10] Christophe de Thou,
dans De
la réforme à la révolution : études sur la France moderne, Denis
Richet, Aubier, 1991, dans Christophe Thou et Charles IX :
recherches sur les rapports entre le Parlement de Paris et le prince
(1560-1574), Sylvie Duchesne.
[11] Harlay,18 juillet
1585, Ad regem in senatu 18 julii 1585
lors de l'edict publié en la presence du roy, Bibliothèque nationale de
France, fr. 4397, fol. 315v-319, dans Henri III au parlement de Paris :
contribution à l'histoire des lits de justice, Daubresse Sylvie, Bibliothèque
de l'école des chartes. 2001, tome 159, livraison 2, www.persee.fr.
[12] Voir Émeraude,
avril 2019, article « Saint Bellarmin, un défenseur de l’Église et
de l’autorité de foi - Une forme modérée de la théorie du pouvoir indirect. »
[13] 3 cardinaux, 47
archevêques et évêques, 30 représentants du clergé de second ordre signent
l’acte de réception du concile de Trente.
[14] Mgr François de
Harlay, dans Recueil des Actes, titres et mémoires concernant les affaires de France,
1673, dans Le gallicanisme et la réforme, Mgr Victor Martin.
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