Comme le veut l’usage au XVe
siècle, la prédication est intégrée dans un
véritable spectacle populaire qui doit frapper l’imagination. Rien n’est
plus faux en effet que de concevoir une prédication comme peut l’être un sermon
de nos jours. Après le discours de Tetzel, une mise en scène se déroule devant les
fidèles pour les inciter à donner de l’argent.
Selon l’histoire, la
campagne d’indulgence que mène Tetzel soulève alors la colère de Luther et le conduit à afficher quatre-vingt quinze
thèses[2]
sur la porte de la chapelle de Wittenberg et à envoyer une lettre à
l’archevêque de Magdebourg. Cet événement, qui n’en est pas un, serait le point
de départ de la naissance du protestantisme. Il apporte surtout quelques lueurs sur
les raisons d’un drame qui se poursuit encore aujourd’hui…
La colère de Luther contre
les indulgences
Contrairement à ce que nous
apprenons de la légende, les fameuses propositions de Luther ne s’attaquent pas
réellement aux abus de la pratique des indulgences très en usage à son époque mais
à sa doctrine et à aux dogmes qui les fondent. Elles remettent en question de
manière forte, voire arrogantes, les instructions que l’archevêque a données
aux prédicateurs et que Luther demande de corriger. Il dénonce aussi l’ignorance
des fidèles sur ce sujet. Ce ne sont donc pas les abus des prédicateurs qui
sont condamnables pour Luther mais bien l’enseignement
de l’Église sur les indulgences. Le débat qu’il feint de proposer dans son
affiche ne porte donc pas sur des abus commis lors de la campagne d’indulgence
mais sur des affirmations théologiques.
Luther, un
« réformateur malgré lui » ?
Selon une thèse[3],
Luther aurait d’abord demandé à l’archevêque de modifier ses instructions pour
mettre un terme aux abus mais en absence de réponses de sa part, il aurait
affiché ses thèses et les aurait imprimées et diffusées pour provoquer une
réaction de la part des évêques. Cette thèse pourrait alors défendre l’idée que
Luther a été un « réformateur » malgré lui et que
les évêques assument aussi une grande
part de responsabilité dans la rupture. Elle semble alors réduire le rôle
de Luther et remettre en question des certitudes historiques. Cependant, quelles
que soient les qualités de cette thèse, peu partagée par les historiens, trop
de signes montrent que Luther a mené une
opération bien réfléchie pour remettre en question un enseignement et des
doctrines théologiques en raison de ses idées sur la justification par la foi
seule, idées qu’il sait contraires à l’enseignement de l’Église. L’abus des
indulgences n’est finalement qu’un prétexte pour mener à bien sa révolution. Il
ne cherche pas finalement à s’opposer à des abus ou à réformer l’Église car il
a déjà consommé en lui la rupture …
Enfin, dès le 30 octobre
1517, le débat s’avère déjà impossible
tant Luther a mêlé les passions et la politique dans ses attaques de plus en
plus virulentes et provocatrices. Ouvertement polémique et arrogant, il a
condamné tout espoir de débat pacifique et serein. L’émotion a en effet
rapidement pris le pas sur la raison. La passion guide de manière excessive un homme trop sûr de lui-même et peu enclin à remettre en question ses
convictions. Au lieu de résoudre des abus par des mesures efficaces, Luther
s’engage ouvertement sur la voie de la révolte qui s’affirmera au fur et à
mesure des résistances et des oppositions qu’il ne supporte guère...
Le refus de toute
contradiction
Une colère par
ignorance ?
Que pouvons-nous encore
penser de son attitude quand dans une lettre, Luther écrit cet aveu surprenant : « comme alors le peuple de Wittenberg
accourait en foule à Jûterbock et à Zerbst, [...] et que je ne savais pas ce que c’est que l’indulgence, ni moi ni
personne, je me mis à prêcher avec exactitude
qu’on ferait mieux de faire ce qui est certain que de gagner
l’indulgence. »[5]
Et comme il l’avoue encore, Luther n’a entendu les prédicateurs qu’au travers
de ce que des fidèles lui ont rapporté. Ce n’est pas alors surprenant que les
affirmations de Luther ne s’appuient sur aucun argument, ni étonnant que
rapidement, elles délaissent les indulgences pour remettre en question en
profondeur l’enseignement de l’Église sur des domaines plus essentiels.
Pourtant, une pratique ancienne
et une doctrine connue…
En outre, la théologie a
développé une doctrine depuis le XIIIe
siècle avec les grands théologiens que sont Alexandre de Halés, Saint
Albert le Grand et surtout Saint Thomas d’Aquin. Leur enseignement ne consiste
pas à innover mais à justifier une
pratique que l’Église autorise et promeut. Il est vrai que leur
enseignement n’est guère prisé par Luther.
La doctrine se développe
encore à la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle avant l’affichage des
thèses de Luther, y compris en terre allemande et au sein de l’ordre des
Augustins auquel appartient le moine. À partir de 1500, Jean de Paltz expose dans ses ouvrages un enseignement sur les
indulgences qui reprend l’ensemble des leçons des docteurs théologiens réputés.
Enfin, des sermons de cette époque exposent parfaitement cet enseignement et
évitent les simplicités ou confusions que dénonce Luther. La réponse du
dominicain Tetzel aux attaques de Luther montre aussi que ce prédicateur tant
décrié est bien instruit sur les indulgences.
Des abus reconnus et
combattus
Les abus qui se développent
dans la société sont reconnus et
combattus. Des conciles ont accusé
des abus et des erreurs sur les indulgences, précisant ainsi la doctrine tout
en voulant encadrer la pratique. Nous pouvons en effet citer le quatrième
concile de Latran en 1215, le concile de Vienne en 1311 et le concile de
Constance en 1418.
Au temps de Luther, en
terres allemandes et ailleurs, nombreux sont ceux qui s’opposent aussi aux
prédicateurs qui abusent de la pratique des indulgences et énoncent des erreurs
pour octroyer de l’argent auprès des fidèles[6].
Dans le royaume de France, la faculté de la théologie de la Sorbonne appelle au
roi, au légat pontifical et aux évêques du scandale que soulèvent ceux qui
escroquent les pauvres en leur vendant de fausses promesses. Des prédicateurs
sont aussi jugés pour cela. Des mesures sont enfin mises en place pour combattre les trafics de fausses
indulgences qui se multiplient ainsi que pour mieux encadrer la collecte des aumônes et à réguler les activités des collecteurs. Des mesures bien concrètes
sont ainsi mises en place pour réagir aux abus constatés…
Conclusions
Hier comme aujourd’hui, il
est tentant de démolir un système ou une doctrine à partir d’abus qui suscitent
indignation et colère. Si l’abus est dénoncé avec justice, parfois avec excès,
la condamnation peut dépasser le cas particulier de l’événement pour remettre
en cause l’objet en lui-même. La victime qui a été abusée devient ainsi
l’accusée. C’est elle alors qu’elle devient l’ennemi à abattre. La protestation
de Luther en est un exemple…
Contrairement à Luther,
nombreux, y compris dans le clergé, sont ceux qui s’opposent concrètement aux
abus et aux trafics d’indulgence sans remettre en cause une pratique que
l’Église protège et favorise et que les fidèles suivent. Une doctrine s’est
aussi développée pour la justifier et la défendre. Des ouvrages sont enfin diffusés
pour l’exposer. Au XVIe siècle, il est
difficile à un docteur en théologie ou à un prêtre soucieux du salut des âmes
d’ignorer tout cet enseignement et ces réactions positives. Comment
pouvons-nous expliquer l’aveu de Luther sur son ignorance ? Une ruse ou un
mensonge comme il a tant commis dans ses écrits ?...
La
révolte de Luther ne relève pas de l’ordre de la raison ou de la vérité.
Luther ne se préoccupe pas de savoir si ces thèses reflètent réellement
l’enseignement de l’Église comme il ne cherche pas à scruter la doctrine
enseignée sur les indulgences. Comment peut-il l’étudier quand elle est l’œuvre
d’un enseignement qu’il déteste ? Ces fameuses thèses ne sont pas non plus
argumentées et ne font pas référence à une autorité. Son ignorance est encore
plus manifeste dans les débats qu’il mène contre le théologien Van Eck[7].
Il est en effet frappant de constater la
faiblesse des connaissances de Luther et l’importance de ses préjugés. Quelle que soit la véracité des
propos de ses adversaires, il ne peut pas les entendre. Le problème ne relève
pas de l’ordre de l’intelligence ou du savoir mais il relève du sentiment, voire de la passion contre lesquels ses
adversaires étaient peut-être désarmés. Il s’est identifié à la cause qu’il
défendait, ne supportant guère la moindre opposition. Les résistances qu’il
rencontre ne font alors que l’exacerber et radicaliser ses idées...
La question des indulgences
a rapidement disparu de la querelle. Luther l’a abandonné très vite pour
s’attaquer de plus en plus violemment aux pouvoirs du pape et à l’enseignement
de l’Église. Cherchait-il vraiment à combattre des abus, à protéger les fidèles,
à réformer l’Église ou à défendre ses convictions personnelles et les
certitudes qu’il s’est forgées en lui ? Ou cherchait-il à se libérer des
angoisses qui bouillonnaient en lui en raison de ses expériences et de ses
déceptions, provoquant le drame que nous connaissons… ?
Notes et références
[1] Frédéric Myconius, cité d’après Funck-Brentano, Luther, dans Histoire générale de l’Église, Boulanger, Tome III, Les temps modernes, volume VII, XVI-XVIIème siècle, 1517-1648, section 1, chapitre 1, n°15, Librairie catholique Emmanuel Vitte, 1938.
[2] Voir Émeraude,
janvier 2022, article « L'affaire des indulgence (1/2) : un débat qui n'a jamais eu lieu... ».
[3] Thèse défendue depuis
1961 par le professeur allemand Erwin Iserloch, alors professeur d’histoire à
la faculté théologique catholique de Munster. Il remettait aussi en cause
l’affichage des thèses sur la porte de la chapelle de Wittenberg.
[4] Luther, Sermons
sur l’indulgence et sur la grâce, article 20 dans Histoire des concile d’après les
documents originaux s, Dom H. Leclercq, Tome VIII, 2ème
partie, Livre LII, chap. I, n°918.
[5] Luther, Werke,
1541, tome XXI. Voir aussi Michelet, Mémoire de Luther, livre premier,
chap. II, dans Œuvres complètes de J. Michelet, Flammarion, 1835.
[6] Voir Entre
polémique et affaire pastorale : la prédication des indulgences en France
de 1550 à 1650, Elizabeth Tingle, dans Étude Épistèmê, revue de
littérature et de civilisation (XVIe-XVIIIe siècles), n°38, 2020.
[7] Voir Émeraude,
février 2019, article « Luther et la dispute de Leipzig : la primauté
pontificale au cœur de la révolte ? ».
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