En
dépit de sa permanence, le dogme du purgatoire est généralement décrit comme
l’un des obstacles à l’union des chrétiens puisque les orthodoxes et les
protestants ne le partagent pas et s’y opposent. Désireux de mettre fin à la
déchirure intolérable de la tunique du Christ, des catholiques animés de bonnes
intentions peuvent chercher à minimiser l’importance de ce dogme et à le
modifier, voire à le remettre en cause, pour
se rapprocher davantage des positions orthodoxe et protestante. Si
l’intention est louable, le moyen utilisé paraît voué à l’échec. Pour mieux
nous rendre compte, nous allons d’abord étudier les positions des orthodoxes et
des protestants afin d’en discerner les points d’obstacles.
L’opposition
orthodoxe
Pourtant,
il s’avère que les Latins et le Grecs
partagent les éléments essentiels du dogme. Ils sont convaincus de
l’existence d’un état transitoire pour des âmes qui ne sont pas encore aptes à
entrer au ciel. Celles-ci sont soumises à des peines purificatrices qui
s’achèveront avant le jugement dernier. Ils sont aussi convaincus de l’utilité
des suffrages des vivants pour ces âmes placées par la justice divine dans cet
état. Notons que le terme de « purgatoire »
n’est pas mentionné dans leurs discussions afin de ne pas perturber le débat.
« Si les Latins s'en étaient tenus là,
le débat sur le Purgatoire proprement dit eût été vite clos, car l'ensemble des
Grecs […] admettaient les deux seuls
points définis dans l'Église catholique, de nos jours encore, sur le Purgatoire »[3]. D’où
viennent alors leurs différents ?
La
controverse[4]
porte sur la nature de la peine
purificatrice. Les Latins croient en un feu de nature matérielle, ce que
rejettent les Grecs qui, plus imprécis, semblent professer une souffrance
d’ordre moral, en raison notamment de l’incertitude des âmes de leur avenir portant
sur l’époque de leur délivrance. Soulignons que ce point ne relève pas du dogme
mais d’une opinion théologique.
En
dépit de ce différent, les Latins et les Grecs ont pu sceller leur union. « Si ceux qui se repentent véritablement
meurent dans l’amour de Dieu, avant d’avoir par des fruits dignes de leur
repentir réparé leurs fautes commises par actions ou par omissions, leurs âmes
sont purifiées après leur mort par des peines purgatoires et, pour qu’ils
soient relevés de peines de cette sorte, leur sont utiles les suffrages des
fidèles vivants, c’est-à-dire : offrandes de messes, prières, aumônes et
autres œuvres de piété. »[5]
Un
autre point fait aussi l’objet de controverse. Selon les Grecs, « aucun nom certain et déterminé ne désigne
chez leurs docteurs le lieu d’une telle purification ». Au concile,
ils ont montré peu de considération sur l’autorité des Pères de l’Église latins
et sur l’Église de Rome. …
De
nos jours, en Orient, les orthodoxes continuent à croire en un état intermédiaire après la mort, état dans lequel les âmes sont perfectionnées et amenées à
la pleine divinisation. Ils offrent aussi des prières aux défunts. Notons
que dans leur doctrine, les âmes des justes connaissent le repos et la paix
comme un avant-goût du bonheur puisqu’elles n’entreront dans le paradis
qu’après le jugement dernier. Les âmes damnés sont dans un état inverse et
connaîtront l’enfer en ce jour. Des orthodoxes sont aussi plus proches de la
position protestante. Ils rejettent toute idée de purgatoire, contredisant
ainsi leurs Pères. Ces derniers ont sans-doute été influencés par les
mouvements protestants.
L’opposition
luthérienne
Le
rejet du purgatoire chez les protestants est quasiment unanime, même si leur
doctrine sur les fins dernières diffère selon les mouvements. Les anglicans de
rite ancien penchent plutôt vers un processus continu de croissance et de
développement à la manière des orthodoxes. Nous allons surtout traiter la
position et les arguments de Luther puis de Calvin.
Pourtant,
dans sa correspondance privée, Luther semble rejeter l’utilité des prières à l’égard
des âmes du purgatoire en raison de sa doctrine sur la justification par la foi
seule et sur l’inutilité des bonnes œuvres pour le salut. Quand finalement, dans
une dispute avec Jean Eck, il est pressé de déclarer s’il croit en l’existence
du purgatoire, Luther esquive en précisant que la Sainte Écriture n’en parle
pas. Il émet encore des doutes et des hésitations sur certains points de la
doctrine. L’âme du purgatoire ne serait pas certaine de son salut, nous dit-il.
Elle connaîtrait aussi un état peccamineux, semblable à celui des damnés, sans
l’éternité des peines. Elle pourrait enfin mériter ou démériter, ou encore
pécher. Puis au fur à mesure qu’il devient populaire et radicalise sa doctrine,
sa doctrine se radicalise et il finit enfin
par nier publiquement l’existence du purgatoire.
Quand,
en 1530, la Confession d’Augsbourg passe sous silence la notion de purgatoire,
Luther s’insurge et envoie aux participants de l’assemblée d’Augsbourg un
avertissement dans lequel il condamne le principe de satisfaction pour les
pécheurs. Il écrit ensuite un traité
dirigé contre l’existence du purgatoire. Quand il évoque ce sujet, il le
tourne désormais en dérision.
Pour
quelle raison ? Luther évoque l’impossibilité de prouver l’existence du
purgatoire par la Sainte Écriture. Mais, cette incapacité de le démontrer n’est
pas suffisante pour la rejeter. Une des principales raisons qu’il évoque est
d’être la source de la pratique des indulgences qui est l’objet initial de son
combat, puis de satisfaire au désir de lucre du pape et des ecclésiastiques.
« Qui fait du purgatoire un article
de foi ? Le pape, uniquement pour s’enrichir, lui et les siens, par les
messes. »[7]
Dans son ouvrage sur l’Abus de la Messe, il affirme aussi
qu’elle devient un dogme à partir du pape Grégoire le Grand en raison de
prétendues apparitions. Dans les Articles de Smalkalde, Luther
considère l’idée du purgatoire comme « un
spectre du diable ».
L’opposition
calviniste
Plus
directif, Calvin considère le
purgatoire comme une « folle et
audacieuse témérité inventée » par le diable ou encore un « blasphème »[9] contre
la satisfaction offerte par le Christ. Il repousse, lui-aussi, tout témoignage
biblique en faveur de la doctrine du purgatoire. Il interprète les paroles de
Notre Seigneur Jésus-Christ de manière à montrer qu’il n’y a aucun pardon ni
maintenant ni au dernier jour. Concernant les paroles de Judas Macchabées, il y
voit un moyen de conforter les vivants dans leur foi tout en traitant son zèle
d’inconsidéré. Concernant le feu évoqué dans l’épître aux Corinthiens, Calvin
le qualifie de métaphore. Il n’oublie pas l’argument tiré de la tradition,
c’est-à-dire de la pratique de prier pour les morts. Comme cette coutume n’est pas
fondée par la Sainte Écriture, seule source de révélation pour lui, il la
considère finalement comme une invention du diable ou un emprunt au paganisme.
Il relativise aussi cet argument. Il prétend que les Pères de l’Église l’ont
peu utilisé.
Zwingle, autre « réformateur »,
reprend les interprétations bibliques de Calvin mais ne s’oppose pas à la
prière des défunts pour qu’elle attire sur elle la miséricorde divine. Il
récuse toute idée de temps et tout moyen pour en tirer un profit. Comme Luther,
il s’oppose surtout à la doctrine des indulgences. Mais en 1528, les
« protestants » de Bern, qui s’inspire de Zwingle, affirme
l’inutilité de toute œuvre en faveur des défunts. Finalement, les différentes
confessions protestantes tiennent le purgatoire pour une « illusion »[10] comme
toutes les autres doctrines catholiques portant sur la justification par les
œuvres.
La
réponse de la théologie catholique au protestantisme
Les
différents protestants n’acceptent pas les arguments scripturaires en faveur du
dogme afin de montrer que la Sainte Écriture est silencieuse sur le sujet et ne
peut donc le justifier. Or, comme le soulignent les théologiens catholiques,
pourquoi devrions-nous suivre ses commentaires au lieu d’entendre ceux des
Pères de l’Église ? Pourquoi
devrons-nous en effet admettre l’interprétation de Luther ou de Calvin alors
qu’elle s’oppose à tant d’autres, plus ancienne et plus docte ?
Faut-il aussi que des conciles et Saint Thomas d’Aquin se soient aussi trompés
en évoquant l’autorité de la Sainte Écriture ?...
Et
contrairement aux affirmations péremptoires de Luther, les Pères de l’Église, qu’ils soient latins ou grecs, affirment le
purgatoire, soit qu’ils recommandent la prière pour le soulagement des
défunts, soit qu’ils exposent clairement la doctrine catholique sur la matière
telle qu’elle a été proclamée par les différents conciles que nous avons déjà mentionnés.
Elle ne débute pas avec Saint Grégoire le Grand ou avec les papes du XIIe
siècle. Comment pouvons-nous aussi accepter la position de Calvin qui
prétendent que les Pères de l’Église en ont parlé sobrement et par charité à
l’égard des vivants quand ils se montrent si sévères contre toute forme
d’erreur et de mauvais comportements sans égards pour leur sensibilité ? Tout
en reconnaissant que « cette coutume
a été reçue en l’Église déjà depuis treize cents ans de prier pour les
trépassés »[13], il
condamne purement et simplement les Pères de l’Église de l’avoir observé.
« Ils ont été hommes en cet endroit »[14]. Les
discours des « réformateurs »
font preuve d’une profonde ignorance des
Pères de l’Église et d’un mépris à l’égard des pratiques de l’Église.
Les
théologiens catholiques n’oublient pas non plus l’argument de la raison.
Comment une âme peut-elle entrer dans le ciel quand celui-ci n’admet aucune
souillure et qu’elle est considérée comme souillée par les propres termes de
Luther ? Nous pouvons en effet y déceler une nouvelle contradiction dans les doctrines « protestantes ». Quand Fisher
lui expose des textes sacrés pour justifier la nécessité d’être pur pour entrer
dans le ciel, par exemple le psaume LXV, 2,
Luther s’en moque. L’autorité de
la Sainte Écriture n’a ainsi de sens pour Luther que si elle justifie sa
doctrine.
Conclusions
Reprenons
la prudence du Concile de Trente qui
nous demande de distinguer ce qu’il relève
du dogme concernant le purgatoire et les opinions théologiques, plus ou
moins unanimes sur le sujet car, nous dit-il, les questions qui ne constituent
pas l’article de foi sont inutiles pour l’édification des fidèles, même si
elles peuvent être enseignées. Ces questions concernent le lieu du purgatoire,
la nature, l’intensité et la durée des peines que les âmes souffrent. Et si
elles doivent être enseignées devant un public cultivé, toujours selon le
concile de Trente, elles doivent être présentées avec toutes les nuances et
réserves voulues. La confusion entre article de foi et opinions ou spéculations
explique bien des erreurs dans la conception de la doctrine catholique chez ses
adversaires, même si des prédicateurs catholiques ont aussi parfois manqué de
prudence dans leurs sermons.
Le dogme du Purgatoire se fonde
essentiellement sur la Tradition
au travers d’un usage qu’évoque déjà l’Ancien Testament, notamment la prière
pour les morts. La Sainte Écriture peut aussi le justifier mais comme le montrent
clairement les controverses qu’ont provoquées les protestants, sa lecture peut
faire l’objet de nombreuses interprétations. Néanmoins, nous préférons entendre
les Pères de l’Église unanimes dans leur exégèse et désireux de nous éclairer
et de nous édifier, et non de défendre des idées contraires à l’enseignement de
l’Église. Les arguments que ces « réformateurs »
nous présentent ont bien peu de poids
face à l’histoire. Ils révèlent aussi une conception erronée de la doctrine
catholique qui relève plus des abus de leur temps. Ils auraient été plus
judicieux de leur part de les combattre afin de présenter le dogme selon la
prudence dont témoigne le concile de Trente. Mais leur radicalité, signe de
beaucoup d’orgueil, les a certainement aveuglés. Sachons en effet reconnaître
ce qui relève de la foi et des opinions dans l’humilité …
[1] Voir Émeraude,
janvier 2021, « Le dogme du
Purgatoire, une invention du Moyen-âge ? ».
[2] Voir Émeraude,
février 2019, article « Le geste de rupture
de Michel Cérulaire ».
[3] Martin
Jugie, La question du purgatoire au concile de Ferrare-Florence, dans Échos
d'Orient, tome n°20, n°123, 1921, https://doi.org/10.3406/rebyz.1921.4283, www.persee.fr.
[4] Voir La
question du purgatoire au concile de Ferrare-Florence, Martin Jugie.
[5] Concile
de Florence, Denzinger n°1304.
[6] Voir la bulle
Exurge
Domine, Saint Léon X.
[7] Luther, Kirchenpostille,
W., tome X, 1ère partie, a.
[8] Voir Émeraude,
article « La doctrine de Luther »,
février 2017.
[9] Calvin, Institution
chrétienne, 1, III, c. V, n°6, Œuvres, tomes IV.
[10]
Confession Gallicana, n°4. Voir aussi la confession d’Eylau en 1562.
[11] Voir Assertionis
lutheranae confutatio, John Fisher, évêque de Rochester, 1520, imprimé
en France en 1523. Il réfute les quarante articles luthériens condamnés par la
bulle de Léon X.
[12] Saint John
Fisher, Assertionis lutheranae confutatio, réfutation de l’article 4,
proposition luthérienne condamnée par la bulle de Léon X.
[13] Calvin,
Institution
chrétienne, 3, 5, 10, C, E. 32, 174.
[14] Calvin,
Institution
chrétienne, L, c.
[15] Saint
Bellarmin, Loci communes.
[16] Aetius,
mort vers 366, est le chef des Anoméens, les ariens les plus radicaux.
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