Nous
comptons les morts ainsi frappés par un mal qui nous parait invisible alors que
dans de nombreux pays, plus nombreux, le comptage s’est arrêté depuis bien
longtemps ou peut-être n’a jamais commencé. Pourquoi devaient-ils même les
compter quand la mort est leur compagne et que personne ne la cache comme
dans notre société si fébrile ? Sans-doute, nous considérons la mort par
maladie ou blessure comme un échec d’une médecine impuissante mais la majorité
des hommes sur la même planète la voient comme une réalité ou une fatalité avec
laquelle ils doivent vivre. La panique qui a emporté nos contemporains est le triste privilège d’une société prospère
et insouciante. Elle a sans-doute fait rire bien des peuples ou accru leur
colère. Elle est sans-doute l’image
d’une société qui a perdu le sens des réalités…
Durant
cette épidémie, de nombreux masques sont tombés. Certains ont été pris de
panique quand ils ont pros conscience de la perte de leur vie tranquille et de
leurs plaisirs faciles comme des enfants gâtés, effrayés de voir leurs jouets
disparaître. D’autres, plus sereins et moins attachés aux choses de la terre, ont
poursuivi leur existence comme ils le pouvaient. Qui s’est montré à la hauteur
de l’événement ? Celui qui se rend pour une tasse de café sur une terrasse ou
une place dans un cinéma ? Celui qui se soumet s’il veut continuer à nourrir
sa famille ? Ou encore celui qui résiste pour ne pas renier ce qu’il
est ? Qui s’est en effet resté vivant dans cette histoire
dramatique ? Pour certains, tout est bon, y compris le mensonge et la
duplicité, pour éviter la mort, pour d’autres, la vie n’a pas de prix. Simple
différence de point de vue ? La réalité est bien plus profonde. Devant la mort, la vérité se fait jour…
Saint
Augustin nous a en effet laissé un double témoignage dans ses Confessions.
Il évoque longuement les sentiments qu’il a éprouvés devant la mort d’un ami
lorsqu’il n’était pas encore converti à la foi catholique puis celle de sa mère
qui survient après sa conversion. Saint Augustin évoque aussi ce qu’il éprouve
quand il revient sur ses souvenirs, longtemps après les faits évoqués, à un
moment où sa pensée et sa foi ont évolué. La
différence d’attitude et de perception devant la mort est alors très
instructive. Au-delà des émotions qui se dégagent de ses écrits, sa
confession est un véritable trésor…
L’âme
en souffrance
Lorsqu’il
revient sur ses souvenirs, Saint Augustin, encore
triste mais serein, s’interroge alors sur le sens de la vie qu’a remis en
cause la disparition de son ami. Lorsque la mort l’a emporté, il a en fait pris
conscience que l’amitié qu’il considérait comme impérissable était en fait
mortelle. Ce qu’il croyait être un bonheur n’en est pas un puisqu’il s’est
achevé brutalement. Toutes choses naissent et meurent. « Tout dépérît en ce monde ; tout est
sujet à la défaillance et à la mort. »[3] La mort nous
apparaît donc insupportable puisqu’elle met fin à ce qui a été et qui nous
paraissait immortel. Aucun véritable bonheur
n’est alors possible. Tout n’est alors que vanité.
Nous
craignons alors la mort parce qu’elle conduit à la perte inévitable de ce que
nous aimons. Plus nous sommes attachés
aux choses de la terre ou aux voluptés des sens, plus cette appréhension est
insupportable. La mort nous détache souvent de manière brutale des plaisirs
de ce monde et des liens qui nous relient à lui, liens que nous croyons pourtant
impérissables. Or, les choses « ne
sont pas plutôt nées, qu’elles tendent en croissant à un être plus
parfait ; et plus elles se hâtent d’être plus parfaitement tout ce
qu’elles sauraient être, plus elles se hâtent de n’être plus. »[4] La mort est ainsi inscrite dans un
processus qui commence dès la naissance, un processus qui ne touche que le
corps. C’est ainsi que la douleur peut être mêlée de colère, de révolte, voire
de haine. Elle peut nous faire sombrer dans le désarroi. La mort est ainsi une
épreuve redoutable et redoutée pour celui qui assiste impuissant à sa victoire.
Elle crée autour de lui et en lui une absence dont le poids est insupportable.
L’âme
en paix
En
raison de ses signes, Saint Augustin est convaincu que « la principale partie d’elle-même »,
c’est-à-dire l’âme, était vivante quand la mort l’a détachée de son corps. Revenons
brièvement sur l’homme tel que le conçoit Saint Augustin. Comme l’enseigne
l’Église, il sait que l’homme est l’union d’une âme et d’un corps, l’âme étant
principe de vie du corps[6]. Il
meurt quand ce qui le compose se désunit. Le corps devient cadavre, se dégrade,
se corrompe et se dissout. De nature spirituelle, l’âme est immortelle. Elle ne
peut pas ne plus être. Cependant, si elle est animée de la vie de Dieu, elle est dite vivante. Une âme vivante détachée
de son corps est alors assurée de vivre éternellement auprès de Dieu. Quand
elle ne vit plus de Dieu, elle est alors dans un état de mort spirituel, même si l’homme est encore vivant. Quand
la mort le frappe, l’âme sombre alors dans les ténèbres infernales de manière
irrévocable.
Par
conséquent, nous comprenons Saint Augustin qui, animé de la foi et de
l’espérance chrétienne, espère que sa mère est dans le ciel. Sa mort est alors un passage vers le véritable bonheur,
c’est-à-dire la vie éternelle. Pourquoi
faut-il alors pleureur ?
Saint
Augustin tente alors de modérer son affliction. Mais ses efforts pour réprimer
ses larmes lui apportent une nouvelle tristesse. Il est en effet triste de voir
les douleurs qu’il éprouve puisque la mort relève de l’ordre de la nature et
qu’elle est inévitable pour tout homme. Il tente ainsi de se maîtriser. Mais,
le lendemain, se voyant privé des consolations qu’apportait sa mère, Saint
Augustin laisse libre cours à ses larmes, se répandant à leur aise, afin de
soulager son cœur. Ses larmes sont tendres, son cœur apaisé…
En
présence de Dieu…
La
tristesse devant un deuil est inhérente à notre condition humaine. Mais
tourné vers Dieu, il ne va plus jusqu’au désespoir. Dans sa foi et son
espérance chrétiennes, Saint Augustin trouve le repos dans les larmes.
Quand il se souvient de la mort de son ami, son cœur a aussi retrouvé sa paix.
Entre ces deux moments, Saint Augustin s’est en effet converti.
À
la mort de son ami, Saint Augustin découvre le caractère périssable de ce qu’il
croyait être le bonheur. Quand survient celle de sa mère, il est désormais en
présence de Dieu, c’est-à-dire du bonheur éternel. C’est alors que son cœur
retrouve sa paix. « Je répands,
Seigneur, en votre présence des larmes bien différentes de celles que je
répandais alors »[7]. Il
pleure désormais en songeant à ceux qui meurent dans un état misérable, non
dans leur chair mais dans leur âme, c’est-à-dire ceux dont l’âme ne vit plus de
la vie divine. La mort est alors pour eux un véritable malheur. Puis le
cœur apaisé, Saint Augustin prie alors pour sa mère afin que Dieu lui accorde
le pardon de ses péchés. Il sait que si elle a besoin de ses prières, celles-ci
lui apporteront un véritable secours. Son regard n’est plus tourné vers
lui-même…
Conclusions
La
confession de Saint Augustin est frappante de vérité. La crainte que doit
inspirer la mort n’est pas la mort en elle-même. Inévitable, elle est un mal en
soi. Il s’agit plutôt de craindre ses conséquences sur celui qui meurt.
L’instant est décisif. Si l’âme est animée d’une vie divine, alors la mort
s’ouvre vers la vie éternelle. Dans le cas contraire, un sort terrible
l’attend. Finalement, la mort donne sens à la vie et aux œuvres que nous
réalisons. C’est pourquoi ce n’est pas la mort qui devrait faire peur à l’homme
mais la vie qu’il mène jusqu’à ce jour déterminant. Tout est encore possible
avant la mort. Après, l’homme ne peut plus agir. Son sort est fixé
définitivement…
Les
hommes vides de foi et d’espérance sont sans force devant la mort qu’ils ne
maîtrisent pas. Leur vanité et leurs illusions ne font pas le poids devant
elle. Ils peuvent chercher à la cacher pour protéger sa croyance en de vaines
pensées. Ils peuvent encore croire en la science et en la technologie pour
faire reculer l’instant décisif. Ils peuvent aussi oublier la mort dans le
plaisir et la gloire ou encore dans un profond sommeil. En vain. Il suffit
qu’elle se montre pour enlever toutes leurs certitudes et les faire sombrer
dans le désarroi ou une panique incroyable. La mort sourit devant ses efforts
inutiles et ses armes impuissantes. Tout cela ne leur sert à rien. C’est elle
qui gagne à tous les coups. Elle crie déjà victoire. Sans foi ni espérance, sans présence de Dieu, ils ne peuvent la vaincre…
Par
sa foi et son espérance chrétiennes, Saint Augustin garde sa sérénité et sa
paix intérieure. Il est en présence de Dieu. Cependant, il n’est pas non plus
impassible comme un stoïcien. Attaché à sa mère et pensant au bien qu’elle lui
a fait, il ne peut pas s’empêcher de pleurer. Mais ses larmes l’apaisent et
adoucissent sa peine. Il reste profondément humain et attachant.…
Notes et références
[1] Saint Augustin, Les
Confessions, Livre IV, IV, trad. par Arnauld d’Andilly, 1993, Gallimard.
[2] Saint Augustin, Les
Confessions, Livre IV, VI.
[3] Saint Augustin, Les
Confessions, Livre IV, X.
[4] Saint Augustin, Les
Confessions, Livre IV, X.
[5] Saint Augustin, Les
Confessions, Livre IX, XII.
[6] Voir Émeraude,
mars 2021, article « L'homme, l'union d'un corps naturel et d'une âme
rationnelle. Il n'est ni un corps, ni une âme, encore moins deux entités
juxtaposées qui s'ignorent... », et les articles portant sur la nature humaine.
[7] Saint Augustin, Les Confessions,
Livre IX, XII.
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