Ces études ne font pas que
décrire les conséquences du culte du bien-être et le mécanisme qui le génère et
l’entretient. Elles désignent aussi des responsables et trouvent des causes,
allant jusqu’au temps des Lumières. Le
capitalisme, les libéralismes
économique et sociale, le marketing
sont souvent cités comme les grands coupables. Dans ces études, le phénomène
est analysé selon une vision psychologique, psychanalytique ou encore marxiste.
Pourtant, plus d’un siècle avant, quand Freud ou Marx n’existaient pas encore,
un sociologue et historien perspicace dévoilait déjà ce que nous vivons
aujourd’hui. Ce visionnaire, c’est Tocqueville
(1805-1859). Au XIXe siècle, il nous avertissait déjà du danger que nous
menaçait. La cause ? La démocratie
moderne…
L’égalité des conditions, trait caractéristique de la démocratie, responsable de la passion du bien-être
Dans son ouvrage De la
Démocratie en Amérique, Tocqueville décrit avec soin la jeune
démocratie américaine qu’il observe avec soin et en vient à définir les traits caractéristiques des États
démocratiques, non en adversaire de la démocratie mais bien en ami. Il note
déjà que ce n’est pas la liberté qui caractérise principalement la démocratie,
mais l’égalité des conditions,
c’est-à-dire l’effacement des différences, contrairement à ce que nous pensons
généralement. Or, nous dit-il, « parmi
toutes les passions que l'égalité fait naître ou favorise, il en est une
qu'elle rend particulièrement vive et qu'elle dépose en même temps dans le cœur
de tous les hommes : c'est l'amour du bien-être. Le goût du bien-être forme
comme le trait saillant et indélébile des âges démocratiques. »[2]
Cette passion est en effet si forte, continue-t-il, qu’« une religion qui entreprendrait de
détruire cette passion-mère, serait à la fin détruite par elle ; si elle
voulait arracher entièrement les hommes à la contemplation des biens de ce
monde pour les livrer uniquement à la pensée de ceux de l'autre, on peut
prévoir que les âmes s'échapperaient enfin d'entre ses mains, pour aller se
plonger loin d'elle dans les seules jouissances matérielles et présentes. » Tocqueville est très
affirmatif. En démocratie, aucune
religion ne serait capable de détourner les hommes de la jouissance des
richesses.
La
doctrine de l’intérêt
L’intérêt
explique tous les actes de leur vie, y compris dans les comportements
collectifs et sociaux. « L’amour
éclairé d’eux-mêmes les porte sans-cesse à s’aider entre eux, et les dispose
volontiers à se sacrifier volontiers au bien de l’État une partie de leur temps
et de leur richesse. »[4] Les Américains savent en effet sacrifier une partie de leurs intérêts pour sauver
le reste, c’est-à-dire l’essentiel. Or, sans ordre social et politique, ils
savent qu’ils peuvent tout perdre. C’est ainsi que cet ordre est assuré. La
recherche de l’utile pour soi-même demeure, y compris dans ce cas, le principe
de toute action. Tocqueville annonce alors que la recherche de l’intérêt individuel sera le principal, voire l’unique mobile des actions des hommes dans
un régime démocratique.
Un
nouvel ordre social propice au culte du bien-être
Pour les aristocrates, le bien-être est
en effet comme un milieu qu’ils héritent. « Le
goût naturel et instinctif que tous les hommes ressentent pour le bien-être,
étant ainsi satisfait sans peine et sans crainte, leur âme se porte ailleurs et
s'attache à quelque entreprise plus difficile et plus grande, qui l'anime et
l'entraîne. »[6] Ils peuvent même s’en défaire. Ce
n’est pas le cas pour ceux qui, laborieusement, acquièrent de la fortune. Une
fois celle-ci obtenues, ils éprouvent bien de difficultés pour accepter de la
perdre. De même, les pauvres habitués à vivre de la misère ne cherche pas à
acquérir de la richesse car ils ne peuvent la désirer. Selon toujours
Tocqueville, les pauvres peuvent alors se projeter sur un autre monde. Quand un ordre social perdure, laissant
chacun assuré dans son état, il n’y a pas d’envies ou de désirs de bien-être…
« Lorsque, au contraire, les rangs sont
confondus et les privilèges détruits, quand les patrimoines se divisent et que
la lumière et la liberté se répandent, l'envie d'acquérir le bien-être se
présente à l'imagination du pauvre, et la crainte de le perdre à l'esprit du
riche. Il s'établit une multitude de fortunes médiocres. Ceux qui les possèdent
ont assez de jouissances matérielles pour concevoir le goût de ces jouissances,
et pas assez pour s'en contenter. Ils ne se les procurent jamais, qu'avec
effort et ne s'y livrent qu'en tremblant. Ils s'attachent donc sans cesse à poursuivre ou à retenir ces
jouissances si précieuses, si incomplètes et si fugitives. »[7]
L’instabilité de l’ordre et la fin des états garantis font alors naître les
envies et les craintes. Tocqueville décrit finalement l’émergence et le développement de la classe moyenne, un des traits
caractéristiques de nos sociétés modernes. C’est par elle que l’ensemble de la
population est alors influencé par le goût du bien-être. « La passion du bien-être matériel est
essentiellement une passion de classe moyenne ; elle grandit et s'étend avec
cette classe ; elle devient prépondérante avec elle. C'est de là qu'elle gagne
les rangs supérieurs de la société et descend jusqu'au sein du peuple. »[8]
La société est alors organisée de manière à exalter chez les moins riches
l’envie et l’espérance de jouir des biens matériels des plus riches et à
enivrer les plus riches de la jouissance de leurs propres biens qu’ils ont
acquis après d’âpres luttes.
Les
méfaits de la passion du bien-être : la route vers la tyrannie
Tocqueville
dénonce surtout la mollesse qu’il génère
dans l’âme. « Ce
que je reproche à l'égalité, ce n'est pas d'entraîner les hommes à la poursuite
des jouissances défendues ; c'est de les absorber entièrement dans la recherche
des jouissances permises. Ainsi, il pourrait bien s'établir dans le monde une
sorte de matérialisme honnête qui ne corromprait pas les âmes, mais qui les
amollirait et finirait par détendre sans bruit tous leurs ressorts. »[10]
La passion du bien-être, même respectable et modérée, conduit donc au
matérialisme qui rabaisse l’âme, devenue incapable de s’élever et d’agir.
De
manière inattendue, Tocqueville nous fait découvrir une autre conséquence du
culte du bien-être : l’exaltation
mystique ou spirituelle de tous ceux qui sortent du cadre dans lequel
l’amour du bien-être les a gardés. Ils se jettent en effet d’une manière
frénétique dans le monde des esprits de peur de rester emprisonnés dans les
entraves trop étroites que veut leur imposer leur corps. « L'âme a des besoins qu'il faille satisfaire ;
et, quelque soin que l'on prenne de la distraire d'elle-même, elle s'ennuie
bientôt, s'inquiète et s'agite au milieu des jouissances des sens. »[11] L’âme ne peut supporter le cadre
matérialiste dans lequel elle est emprisonnée. Elle s’évade dans des mouvements
mystiques radicaux…
L’autre conséquence, plus
attendue, est l’anxiété, l’inquiétude et
l’inconstance que génère cet amour du bien-être. « L'habitant
des États-Unis s'attache aux biens de ce monde, comme s'il était assuré de ne
point mourir, et il met tant de précipitation à saisir ceux qui passent à sa
portée, qu'on dirait qu'il craint à chaque instant de cesser de vivre avant
d'en avoir joui. Il les saisit tous, mais sans les étreindre, et il les laisse
bientôt échapper de ses mains pour courir après des jouissances
nouvelles. »[12] L’homme sait en effet que sa vie
connaît un terme et lui paraît bien courte pour jouir de tout ce qu’elle
promet. Il est alors ardent dans la
recherche de jouissance mais il se rebute facilement devant les efforts à
fournir. Finalement, « la
plupart des âmes y sont donc à la fois ardentes et molles, violentes et
énervées. »[13].
La contradiction entre le
désir et sa réalisation est inévitable. Dans un état démocratique, la « même égalité qui permet à chaque citoyen de
concevoir de vastes espérances, rend tous les citoyens individuellement
faibles. Elle limite de tous côtés leurs forces, en même temps qu'elle permet à
leurs désirs de s'étendre. »[14]
Lorsqu’une foule d’hommes presque semblables et uniformes doivent passer par la
même route, il est bien difficile à l’un d’entre eux de percer cette foule tant
il est pressé et concurrencé par les autres. « Cette opposition constante qui règne entre les instincts que fait
naître l'égalité, et les moyens qu'elle fournit pour les satisfaire, tourmente
et fatigue les âmes. »[15]
Enfin, si la passion des
biens se développe dans un peuple démocratique plus rapidement que les lumières
et que les habitudes de liberté, alors perdant conscience des liens qui
unissent les fortunes particulières à la prospérité de tous, il risque d’abandonner leurs droits et
finalement leur liberté. La tyrannie n’est alors pas très loin. Car
n’oublions pas, « la liberté n’est
pas l’objet principal et continu de leur désir ; ce qu’ils aiment d’un
amour éternel, c’est l’égalité. […] Rien
ne saurait les satisfaire sans l’égalité, et ils consentiraient plutôt à périr
qu’à la perdre. »[16]
Le despotisme de la démocratie moderne
Je
veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se reproduire
dans le monde. Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux, qui
tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires
plaisirs, dont ils remplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est
comme étranger à la destinée de tous les autres ; ses enfants et ses amis
particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine. Quant au demeurant de ses
concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne
les sent point. Il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul ; et s'il lui reste
encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
Au-dessus
de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul
d'assurer leurs jouissances et de veiller sur leur sort. Il est absolu,
détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance
paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge
viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans
l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent
qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur, mais il veut en être
l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et
assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires,
dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages. Que ne
peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre, qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses, elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.
L’individu est ainsi décrit
comme un être anxieux et totalement
soumis à un pouvoir qui cherche à lui assurer son bonheur, ou du moins à
lui donner cette impression. Docile et dépendant de l’État, il n’a ni personnalité
ni caractère, totalement étranger aux autres, c’est-à-dire enfermé dans
lui-même. La frustration qu’il éprouve ne peut alors conduire qu’à un repli sur soi. Tel est donc le mal
inhérent à la démocratie moderne tel qu’elle se dévoile à Tocqueville.
Tocqueville n’est ni un
psychanalyste ni un psychiatre. Il est un observateur et pressent déjà ce que
peut donner la démocratie moderne en raison de sa passion pour l’égalité, un individualisme radical, source d’un
nouvel esclavage.
La religion, un des remèdes
Pour éviter les dérives de
la société démocratique, Tocqueville propose notamment la religion comme remède…
La religion, en plaçant
« le but de la vie après la vie »[20] donne à l’homme le goût de l’avenir et des choses essentiels et durables. « Aussitôt qu'ils ont perdu l'usage de placer
leurs principales espérances à long terme, ils sont naturellement portés à
vouloir réaliser sans retard leurs moindres désirs, et il semble que du moment
où ils désespèrent de vivre une éternité ils sont disposés à agir comme s'ils
ne devaient exister qu'un seul jour. »[21]
Soulignons que l’existence dans l’immédiateté est aussi soulignée dans l’étude
la plus pertinente du culte du bien-être [22].
Il comprend aussi que rien d’essentiel et de durable n’arrive sans peine. Le
plaisir temporaire laisse sa place à l’intérêt permanent de la vie. La religion met un terme aux chimères de
l’immédiateté et à la dictature du présent, par conséquent modère le goût du
bien-être…
Enfin, animé du « goût de l’infini » et conscient de
l’essentiel, l’homme est capable de se maîtriser et d’accepter des sacrifices
pour des biens qui en vaut la peine. La
religion apporte donc à l’homme l’art de combattre, c’est-à-dire la force
morale. Il saura faire face aux dangers et donc refuser le despotisme…
Cependant, à son tour, Tocqueville ne voit la religion que selon
la doctrine de l’intérêt, la seule qui semble être entendue en Amérique.
Nous apporterons dans notre prochain article une critique de sa conception de
la religion…
Conclusion
Tocqueville craignait pour
nous. Il voyait le drame avec frayeur. Il n’avait pas tort. La société actuelle
est effrayante quand nous songeons à ce qu’ils passent. Les hommes ne sont que
des individus inertes devant l’incohérence des choses qu’ils subissent tant que
leur confort est assuré. Hors de ce bien-être, tout lui est indifférent. Des
lois iniques peuvent alors tranquillement s’imposer et modifier sa société. Que
devient alors sa liberté ? Un jour, il verra son enfant grandi devenir ce
qui autrefois, il ne pouvait concevoir. Rien ne le perturbe si ce n’est encore
une minorité. Mais ce n’est pas tout.
Quand
il n’est plus guidé par une morale qui le dépasse, et qu’il n’est plus habité
par une histoire qui le transcende, l’homme finit par
s’enfermer en lui-même, dans l’instant, dans sa propre misère, se détestant, se
haïssant peut-être, car dans ce face-à-face horrible, étouffant, il n’est qu’un
être sans âme ni flamme. Il n’est qu’un
esclave…
Notes et références
[1] Voir Émeraude,
août 2020, article « Le culte du bien-être : syndrome, obsession, solipsisme. Réalité de l'égoïsme et du solipsisme de l'homme moderne, ».
[2] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 1ère partie, V, 13ème
édition, éditeur Pagnerre, 1850, gallica.bnf.fr.
[3] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 2ème partie, VI.
[4] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 2ème partie, VI.
[5] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 2ème partie, X.
[6] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 2ème partie, X.
[7] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 2ème partie, X.
[8] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 2ème partie, X.
[9] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 2ème partie, XI.
[10] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 2ème partie, XI.
[11] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 2ème partie, XII.
[12] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 2ème partie, XI.
[13] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 2ème partie, XIV.
[14] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 2ème partie, XIV.
[15] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 2ème partie, XIV.
[16] A. de Tocqueville, De la
démocratie en Amérique, Tome I, Chap. III, Librairie de Charles
Gosselin, 1835, gallica.bnf.
[17] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 4ème partie, VI.
[18] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 2ème partie, XV.
[19] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 2ème partie, XV.
[20] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 2ème partie, XVII.
[21] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 2ème partie, XVII.
[22] Voir Émeraude, août 2020, article « Le culte du bien-être : syndrome, obsession, solipsisme. Réalité de l'égoïsme et du solipsisme de l'homme moderne, ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire