" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


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samedi 18 mai 2019

Le gallicanisme : raison d'État vs raisons de Dieu


L’Église est-elle au service de l’État ou au contraire, l’État est-il subordonné à l’Église ?  Telle est la question que pose le « gallicanisme ». Ce problème n’est pas nouveau. Nous l’avons déjà rencontré lors des querelles qui ont opposé les empereurs et les papes[1]. Désormais, il touche le royaume de France au fur et à mesure de l’affermissement de l’autorité royale. Il reflète la confrontation qui peut exister entre les exigences chrétiennes et les nécessités politiques, entre la puissance que l’Église représente sous l’ancien régime et la puissance que détient désormais le roi de France. Qui doit en fait prédominer lorsque ces deux puissances sont en opposition ?

Pluriel et évolutif, le « gallicanisme » est l’objet de notre étude depuis quelques mois. Notre premier article sur le sujet[2] nous paraît désormais loin et nous avons certainement progressé dans notre connaissance sur ce mouvement. Il est temps d’en faire une synthèse et d’en apercevoir ses conséquences…

De la protection d’anciennes coutumes à l’affirmation de l’autorité royale au sein de l’Église

Propre et restreint au royaume de France, le « gallicanisme » s’est d’abord centré sur la protection des « libertés gallicanes » considérées comme des privilèges et des immunités du clergé contre toute intervention abusive de la papauté. Le point central demeure alors le conciliarisme qui s’illustre en particulier dans la Pragmatique Sanction de Bourges[3]. Le « gallicanisme » subordonne l’autorité du pape à celle des conciles et demande la protection du roi pour défendre les « libertés gallicanes ».

Puis, au cours des événements tragiques du XVIe siècle, le « gallicanisme » cherche à affermir la souveraineté royale dans l’État et dans l’Église gallicane. Il anime tous ceux qui veulent bâtir un État fort après les déchirements la guerre civile. Les « libertés gallicanes », telles qu’elles sont décrites dans l’œuvre de référence de Pierre Pithou[4], sont désormais évoquées par les juristes et les « gens du roi » pour accroître les pouvoirs de l’État et l’affermir contre toute puissance et influence étrangère, c’est-à-dire contre la papauté. Après le Concordat de Boulogne[5] de 1516, le roi finit par être le véritable maître de l’Église gallicane. Notons que les « libertés gallicanes » ne sont désormais plus considérées comme des privilèges mais de véritables droits.

Le « gallicanisme » n’est pas simplement une opposition ecclésiastique ou une posture politique, il est aussi doctrinal dans le richerisme[6], étrange doctrine que celle-là, qui, tout en justifiant le rôle du roi dans l’Église gallicane, développe une nouvelle conception de l’Église. Elle remet en question la hiérarchie ecclésiastique ainsi que le mode de gouvernement. Dans sa doctrine, le pape ne joue plus qu’un rôle honorifique, voire ministériel. L’Église n’est plus qu’une association d’Églises particulières, dont l’évêque détient le pouvoir en association avec les prêtres dans une sorte de démocratie. Les commentaires parlent aussi de monarchie tempérée.

Le « gallicanisme » évolue donc au gré des époques et des intérêts des souverains temporels. Les « libertés gallicanes » du XIVe siècle ne sont plus celles du XVIe siècle. Pourtant, en dépit de cette diversité et des multiples formes qu’il peut prendre, il reste inchangé sur un point : l’opposition, voire l’hostilité, à l’égard de l’autorité du pape au sein du royaume de France. Il veut réduire son pouvoir dans l’Église gallicane soit au profit des évêques (« gallicanisme ecclésiastique ») ou des prêtres (« richerisme »), soit au profit de l’État (« gallicanisme parlementaire ») et plus précisément du roi (« gallicanisme royal »). Si les gallicans subordonne l’autorité du pape à celle du concile dans un conciliarisme de type radical, ils finissent, probablement sous l’influence des rois, par ne plus remettre en cause la primauté pontificale dans le domaine spirituel même si Louis XIV fait encore brandir la menace d’un appel à un concile face à la résistance d’Innocent XII. Tous refusent l’ingérence du pape en matière temporelle.

Le roi, maître de l’Église gallicane

Tous font la distinction entre le spirituel et le temporel. Mais cette distinction induit-elle une séparation ? Peuvent-ils évoluer comme des étrangers l’un à l’égard de l’autre ? Et dans des domaines où ils sont mêlés, et ces domaines existent nécessairement, quelle est l’autorité capable d’arbitrer, c’est-à-dire de distinguer ce qui appartient à l’une des puissances ? Or, « il n’est pas souvent si aisé de distinguer dans les matières mixtes ce qui appartient à chacun des juges séculier et ecclésiastique »[7], dans ces matières qui appartiennent tout à la fois à la juridiction temporelle et à la juridiction spirituelle. Pourtant, les magistrats sont unanimes. « Dans toutes les matières prétendues mixtes, c’est au Souverain à décider seul et sans partage. »[8] En clair, c’est à la puissance royale d’arbitrer…

En outre, au fur et à mesure du développement du « gallicanisme parlementaire » ou « royal », les prérogatives du roi ne cessent de croître, y compris au sein de l’Église gallicane. Il peut ainsi intervenir dans les questions de discipline ecclésiastique. Devant les prétentions des juristes et des « gens du roi » laïcs, les évêques finissent par s’étonner et s’effrayer. Ils découvrent ainsi les limites et les dangers de l’esprit gallican. Après de multiple et vaines demandes, las devant l’opposition des parlementaires, le clergé accepte les décrets du concile de Trente[9] sans attendre sa réception officielle par l’autorité royale, qui, par ailleurs, ne les a jamais reçus. Il montre ainsi leur autonomie à l’égard du pouvoir temporel. Pourtant, quelques années plus tard, l’ensemble du clergé cautionnera la politique royale de Louis XIV en approuvant la Déclaration de l’Église gallicane en huit articles[10] de 1682.

Finalement, le « gallicanisme » est un état d’esprit qui tente de préserver les particularismes du royaume de France et une certaine autonomie en matière religieuse à l’égard de Rome. Il marque la volonté d’une certaine indépendance à l’égard de la papauté. Il tente de fonder une Église nationale que soutient et protège le roi, tout en demeurant néanmoins fidèle à l’Église.

Cependant, face à la monarchie absolue, une monarchie dit de droit divin, l’Église gallicane seule ne fait guère le poids. Car en revendiquant une origine divine à l’égal de l’Église, la puissance royale se déclare rivale de la puissance spirituelle tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’État. Il n’est alors par surprenant de voir l’Église gallicane intégrer l’État au début du XVIIIe siècle. Nous revenons ainsi à la situation dans laquelle l’Église se trouvait au Xe siècle avant la réforme grégorienne. Tels sont en fait les vœux des gallicans parlementaires. L’histoire nous montre de nouveau ce qu’il arrive quand un clergé veut  s’éloigner de Rome. Il finit par perdre sa liberté …

L’idéal de l’Église au temps ancien

Nous retrouvons ce désir de retour en arrière dans les instructions que le marquis de Puyzieulx, ministre des affaires étrangères de Louis XV, adressent au duc de Nivernais, allant à Rome en qualité d’ambassadeur extraordinaire : « L’influence prédominante que la Cour de Rome a eue pendant plusieurs siècles dans les affaires générales de l’Europe faisait autrefois de cette capitale du monde chrétien le centre des principales négociations […] Les Papes, abusant de la déférence que l’esprit de religion inspirait aux princes séculiers pour toutes les volontés de la Cour de Rome, formèrent avec succès des prétentions injustes et entreprirent souvent de soumettre à leur tiare la couronne même des rois. On sentit enfin les inconvénients et les abus de cette juridiction pontificale qui ne peut avoir aucun droit sur une autorité que les souverains ne tiennent que de Dieu seul et de la forme du gouvernement de chaque nation, indépendamment du pouvoir ecclésiastique et avant même que l’Église fut fondée. On a donc travaillé comme de concert depuis environ trois cents ans dans presque tous les États de l’Europe à renfermer la puissance romaine dans ses justes bornes, et on y a si parfaitement réussi qu’il ne reste presque plus au pape, même dans les pays catholiques, qu’un grand nom et la faculté de distribuer des indulgences et de dispenser des règles de droit établies par les canons et la discipline de l’Église. »[11]

Si le ministre dénonce l’usurpation des papes, il rappelle aussi à son ambassadeur que « les Rois, prédécesseur de Sa Majesté, ont toujours conservé la plus grande vénération et le plus inviolable attachement pour le Saint-Siège et pour le vicaire de Jésus-Christ, et ils ont mérité, au titre le plus juste et le mieux acquis, la qualité de Fils ainé de l’Église. » Et là réside tout le paradoxe de la position des rois de France.

Faut-il alors voir le « gallicanisme » comme une tentative de mainmise sur l’Église de France ? Ou simplement la marque d’un esprit antiromain de plus en plus hostile et vigoureux ? Il est certain que certains gallicans se montrent particulièrement fougueux contre la papauté, voire manifeste une certaine haine à l’égard des papes. En dépit, des actes de respect et de dévotion que le royaume prête au pape dans le « gallicanisme », pouvons-nous alors pressentir dans le « gallicanisme » l’anticléricalisme de la fin du XVIIIe siècle ?

La question de la raison d’État

Les dangers et les contradictions du « gallicanisme » apparaissent en fait clairement dans une des affaires qui secouent le XVIIe siècle. Ils sont en effet évidents quand nous songeons à l’attitude du royaume de France dans les relations internationales. Sa politique étrangère est éclatante et diffère de sa politique intérieure à l’égard de Rome et de l’Église. Pendant que l’autorité royale défend l’Église gallicane contre les prétentions pontificales et affermit sa souveraineté dans l’Église gallicane, elle s’allie avec des États protestants pour combattre le roi d’Espagne, dit le roi « Très catholique », dans la guerre de Trente ans (1618-1648).

Cette alliance contre nature est choquante. Le cardinal Richelieu en est conscient puisqu’il demande à Besian Arroy de la justifier. Tel est en effet le sujet du traité intitulé Questions décidées, sur la Justice des Armes, des Rois de France, sur les Alliances avec les hérétiques ou les infidèles et sur la conduite de la conscience des gens de guerre. Dans ce livre, publié en 1634, l’auteur loue l’essence divine de la monarchie française, et considérant le roi comme étant seul prince de droit divin, il le proclame prince du monde. Fort de cette incontestable supériorité, le roi de France, toujours considéré comme le successeur de Charlemagne, peut prétendre à son empire, et les guerres qu’il mène sont des guerres justes.

Mais au lieu d’apaiser le trouble que suscite une telle alliance, le traité ne fait que l’exciter. Un évêque en est particulièrement indigné. Il s’agit de Cornélius Jansen (1585-1638), évêque d’Ypres, plus connu sous le nom de Jansénius. Docteur de théologie en 1617, il devient régent de la faculté de Louvain en 1628.

Dans un ouvrage connu sous le nom de Mars Gallicus[12], publié en 1634, il récuse toutes les thèses de Besian Arroy. « Se liguer avec les infidèles et leur fournir argent, hommes et armes contre les princes catholiques, c’est proprement mettre les armes à la main des ennemis de notre foi pour la détruire. C’est coopérer à leur impiété ; c’est approuver leurs sacrilèges […] Que s’il est vrai que l’impie n’aurait ni pouvoir ni l’assurance d’entreprendre semblable chose, sans aide ou promesse d’assistance, j’ose dire que le complice est également ou plus grièvement coupable que l’auteur. »[13]

Jansénius et le Mars Gallicus

Jansénius s’insurge aussi contre les prétendus privilèges de la monarchie française qui n’ont pour but que de cautionner une action illégitime. Les grâces divines qu’il peut avoir ne peuvent cautionner des actions contraires à l’Église. « Ce sont pures fables, qui ne servent qu’à cajoler le peuple, et à vous donner champ ouvert, pour discourir à votre mode, faisant passer des absurdités intolérables pour des vérités très importantes. »[14] Le ton est, comme nous le voyons, virulent et passionné. Il montre également que le roi d’Espagne dispose autant de grâces que celui du royaume de France et que ces « beaux faits » sont bien plus comparables que ceux des rois de France. Il n’hésite pas non plus à rappeler les crimes de certains rois de France, notamment ceux de Philippe le Bel[15]. Jansénius est aussi menaçant. Les huguenots français pourraient bien eux-aussi faire appel à des souverains étrangers.

Certes, Jansénius est un catholique des Pays-Bas qui relèvent du royaume d’Espagne. Il a mal vécu la sécession des provinces protestantes du Nord. Nous pourrions alors croire à un évident manque d’impartialité. Selon les commentateurs, son pamphlet n’a pas pour but essentiel de défendre les intérêts du royaume d’Espagne mais de condamner une alliance contraire, dans son principe, à la politique générale de la réforme catholique, dont il est un fervent défenseur.

Le Mars Gallicus est un véritable succès dans toute l’Europe. Jansénius use de toute son érudition pour argumenter. Il s’appuie sur la Sainte Écriture, les Pères de l’Église et les philosophes antiques sans oublier sur l’histoire. 

La foi, fondement de l’action politique

Jansénius en vient alors à remettre en cause l’autorité du roi de France et des raisons qui ont conduit le cardinal Richelieu à traiter une telle alliance. Il a bien cerné les enjeux qu’elle soulève et l’erreur qui en est la cause. Sa pensée est d’une grande clarté : l’État n’a pour fin que le salut de l’homme dont il est le garant sans être le maître. Il ne peut donc agir contre la foi catholique. Il s’attaque ainsi à la pensée dominante de l’époque, pensée que défend les gallicans et qui conduit progressivement l’État à agir hors de toute préoccupation spirituelle. « Secourir les ennemis de la foi, ou de conseil, ou de forces, quelque raison d’État qui nous y semble obliger, c’est absolument détruire la religion par la main d’autrui qu’on sait avoir juré sa ruine. »[16]

Fidèle à Saint Augustin et à son œuvre intitulé La Cité de Dieu[17], Jansénius défend la subordination des puissances politiques à la puissance spirituelle. Mais ne nous trompons pas. Il n’évoque pas le pape mais plutôt Dieu. En un mot, un État ne peut mener une politique contraire à la volonté divine et susceptible de porter atteinte à l’intégrité de la foi. Il ne peut donc exister de raisons d’État justifiant une action contraire aux lois divines. D’une manière moderne, nous dirions qu’il ne peut suivre une politique laïque. Ainsi s’oppose-t-il naturellement à toute alliance entre des princes chrétiens et de confessions protestantes pour combattre un royaume chrétien.

Les « politiques », tel est le titre en usage pour désigner les défenseurs de la raison d’État,  prétendent que l’État est garant de l’unité des hommes qu’il doit diriger. Jansénius récuse leur prétention. Il fonde en effet l’union des hommes sur la foi catholique. Elle-seule est capable de les unir. Car elle-seule est universelle. Certes, il ne conteste pas que le pouvoir du prince vienne de Dieu mais ce pouvoir que Dieu lui a conféré a pour but de garantir l’ordre terrestre afin de préparer les hommes à recevoir la foi. La fin de l’État demeure donc le salut des âmes. Ainsi, le seul et véritable fondement de l’État demeure la foi. « Mais croiront-ils qu’un état séculier et périssable le doive emporter sur la Religion et sur l’Église ? Je sais bien que la Politique de ce temps tire, et fonde toutes ces maximes sur cette croyance, au moins en quelques Provinces ; mais je n’ignore pas aussi que, si elle passe pour certaine dans l’esprit des amateurs du siècle et de la fortune, ceux qui n’aiment que la vérité l’abhorre, comme la peste du Christianisme »[18]

Le roi, vicaire du Christ

Jansénius place les rois sous l’autorité directe de Notre Seigneur Jésus-Christ, « le  Seigneur des rois » [19]. Son rôle de vicaire du Christ impose des obligations et des devoirs, dont ceux de conserver la foi. Il doit donc agir en chrétien afin de préserver la foi, seule véritable principe de l’unité des hommes. Le prince chrétien est responsable devant Dieu du peuple qu’il dirige.

L’Église est bien au-dessus de la République. « Parmi les païens, qui n’ont jamais ouï parler du Royaume spirituel, que Dieu a établi parmi les hommes, la première et la plus importante loi de leurs Républiques, c’est le salut et la paix de l’État. Mais parmi les Chrétiens, qui savent ce que c’est du Royaume de la terre et celui du Ciel, c’est-à-dire de la République et de l’Église, il faut régler le temporel selon les lois de l’éternel, auquel il est référé naturellement, et ménager la paix de la République, avec autant de prudence, et de retenue, que l’Église n’en soit aucunement troublée, voire même que ses intérêts, et son repos aille toujours au-dessus de tous ses desseins, et de toutes les pensées des hommes. »[20] Il y a finalement véritablement péché lorsque pour préserver l’État, on menace l’Église. C’est la conséquence de l’œuvre de la Rédemption. Il n’est plus possible d’agir comme si rien ne s’était produit.

Ainsi dans son ouvrage, Jansénius réaffirme avec vigueur la souveraineté de Dieu dans l’État et dans l’action qu’il mène. Il s’attaque alors aux « politiques » qui « font servir la religion à l’État, l’âme au corps, et l’éternité au temps. » [21] Mais, comme il le souligne, le devoir du prince à l’égard de Dieu est aussi valable pour tous. Il n’est pas l’apanage du roi de France. Lorsqu’un prince agit à l’encontre de la foi catholique, son action devient injuste. Ainsi s’oppose-t-il à toute idée de prééminence du roi de France.

La réponse des « politiques »

Les « politiques » ne peuvent pas ne pas répondre. Certains, comme Fancan, le chanoine de Saint-Germain, oppose les bons Français et les autres, « mauvais sujets rebelles ». La religion n’est même plus au centre de leurs préoccupations. D’autres reviennent sur le sujet. Léonard de Marandé est l’un d’entre eux. Lecteur de Montaigne, humaniste, « conseiller et aumônier du roi », titre purement honorifique, il est connu comme un écrivain vulgarisateur de la théologie et de la scolastique. Il cherche aussi à rendre accessible la théologie de Saint Thomas. Il est enfin connu en tant qu’adversaire du jansénisme. Brillant polémiste, il s’attaque à Antoine Arnauld. Son livre intitulé Inconvénients d’État procédant du jansénisme, publié en 1654, est l’une de ses critiques.

Dans ce dernier ouvrage, Marandé réfute Mars Gallicus. Certes, son livre attaque le jansénisme[22] et par conséquent Jansénius, le comparant avec le plus célèbre de ses ouvrages, Augustinus. Il en dénonce les contradictions. En effet, les idées qu’il développe dans Mars Gallicus sont fortes éloignées du jansénisme. Comme les autres critiques, Marandé accuse aussi Jansénius d’être à la solde de la Maison d’Autriche. « Son but principal est d’élever la Maison d’Espagne sur les ruines de la haute réputation et de l’auguste renommée que nos Monarques ont acquise depuis douze siècles par tant de travaux et de fidélité, qu’ils ont rendues à la gloire de Dieu, au service de l’Église et à la grandeur du Saint Siège. »[23]

L’État, une fin en soi

Dans son ouvrage, Marandé exprime une certaine conception de la politique où le bien de l’État subordonne toute chose. Il considère en effet les intérêts de la nation comme une fin en soi. Néanmoins, il défend l’idée selon laquelle la religion est principe d’unité nationale mais totalement associée aux mécanismes de l’État Elle en devient un instrument aux mains du gouvernement. Sans unité religieuse, l’État ne peut demeurer. Ainsi, il rejette toute nouvelle religion et toute tolérance religieuse. « La religion et l’État dans un empire chrétien, sont unis et liés d’une étreinte si ferme, qu’il est impossible que quelque nouveauté donne atteinte à la Religion, et divise le cœur de ses sujets, par des sentiments différents ; qu’elle ne blesse en même temps le corps de l’État, et n’en partage l’unité ; parce que les sujets de l’Église, sont les sujets de l’État. C’est la raison pour laquelle toute secte en matière de Religion, est toujours une secte d’État. »[24] La présence de différentes « sectes » ne peuvent que remettre en question l’autorité du prince et entraîner irrémédiablement la chute de l’État. Une foi, une religion, une loi…

En fait, si le roi est d’origine divine, cela ne signifie pas qu’il doit se soumettre à la puissance spirituelle mais qu’il en est l’incarnation. Ainsi, lorsque le roi s’allie avec des protestants, cela ne peut soulever de l’indignation puisqu’il est voulu par le représentant de Dieu sur terre. Toute critique à l’égard du roi porte atteinte à la grandeur de Dieu. C’est donc un blasphème ! En fait, il n’y a plus de distinction entre puissance temporelle et puissance religieuse.

Marandé voit alors dans l’obéissance à l’égard du roi deux vertus : le respect à l’égard d’une autorité et un attachement à la religion catholique. Ces valeurs doivent correspondre à la conservation et au bien de l’État. Sans elles, l’ordre naturel des choses est renversé. C’est la guerre civile. Or Dieu demande la paix. Celle-ci ne se réalise donc que dans l’unité de la nation. La guerre survient car l’amour de soi l’emporte sur l’amour de la patrie et de Dieu. Or cet amour se manifeste à l’égard du roi. Refuser  son autorité, c’est en fait rejeter ces deux amours puisque, pour Marandé, le roi incarne la nation tout en étant le représentant de Dieu sur terre.

Conclusions

Mars Gallicus nous amène à un vieux débat, pourtant encore prégnant de nos jours. Il est en fait l’une des questions que soulèvent les rapports entre les puissances temporelle et religieuses. 

Pour Jansénius, la puissance temporelle est subordonnée à la puissance religieuse. Par conséquent, l’action politique est soumise aux exigences des intérêts religieux. Les exigences de la foi l’emportent donc sur les intérêts de l’État. Aucune raison politique ne peut donc enfreindre les lois divines qu’enseigne l’Église. Aucune raison ne peut justifier l’alliance que le roi a conclue avec les protestants contre le royaume d’Espagne. En un mot, le pouvoir politique est contraint à une puissance plus haute, qu’est celle de l’Église.

Pour Marandé, il n’y a plus de distinction entre ces deux puissances puisque le roi est en quelques sortes leur incarnation. La question ne se pose donc plus. Sa raison est comme celle de Dieu et celle de l’État. Il n’existe par conséquent aucune puissance terrestre qui lui est supérieure. L’État n’est pas séparé de l’Église, ou au-dessus de l’Église. L’Église est en fait insérée dans l’État, plus intimement encore ce qu’elle l’était dans le Saint Empire Germanique. Mais, que deviendra-t-elle lorsque cet État s’effondrera ? Car toute chose ici-bas ne peut durer, contrairement à l’Église…



Notes et références
[1] Voir Émeraude, juin 2018, article « L'Empereur germanique face au Pape, l'Empire contre le Sacerdoce ».
[2] Voir Émeraude, mars 2019, article « Le gallicanisme, une spécificité du royaume de France ».
[3] Voir Émeraude, mars 2019, article « La Pragmatique Sanction (1438) - Le concordat de Bologne (1516) : affermissement de la souveraineté du roi dans l'Église ».
[4] Voir Émeraude, mars 2019, article « Les libertés gallicanes au XVIe siècle - Pierre Pithou ».
[5] Voir Émeraude, mars 2019, article « La Pragmatique Sanction (1438) - Le concordat de Bologne (1516) : affermissement de la souveraineté du roi dans l'Église ».
[6] Voir Émeraude, avril 2019, article « Le richerisme, une forme du gallicanisme : une nouvelle conception de l'Église ».
[7] Durand de Maillane, article « compétence », Dictionnaire du droit canonique et de pratique bénéficiale, Paris, Bauche, 1761, 2, vol. II dans Gallicanisme et sécularisation au siècle des Lumières, Catherine Maire.
[8] Louis René de Caradeux de La Chalotais, Second compte-rendu sur l’appel comme d’abus des constitutions des jésuites, Paris, 1762 dans Gallicanisme et sécularisation au siècle des Lumières, Catherine Maire.
[9] Voir Émeraude, mai 2019, « La réception du concile de Trente dans le royaume de France, un conflit révélateur ».
[10] Voir Émeraude, mai 2019, « XVIIe-XVIIIe siècle : l'Église face à la volonté hégémonique de la puissance temporelle ».
[11] Marquis de Puyzieulx au duc de Nivernais, Recueil des instructions données aux ambassadeurs et ministres de France, Gabriel Hanoteaux, chap. XX, Rome, 1918.
[12] L’ouvrage est intitulé Le Mars français ou la guerre de France, en laquelle sont examinées les raisons de la justice prétendue des armes et des alliances du roi de France. Nos citations proviennent de la troisième édition traduite par Charles Hersent. Jansénius a écrit sous le pseudonyme « Alexandre Patricius Arcamanus ».
[13] Jansénius, Mars Gallicus.
[14] Jansénius, Mars Gallicus.
[15] Voir Émeraude, juillet 2018, article « Boniface VIII et Philippe le Bel, des démêlés révélateurs ».
[16] Jansénius, Mars Gallicus, livre II, IX, p. 243.
[17] Voir Émeraude, avril 2018, article « La Cité de Dieu et la cité terrestre ».
[18] Jansénius, Mars Gallicus, livre II, X, p.293.
[19] Jansénius, Mars Gallicus, livre II, XVIII, p.299.
[20] Jansénius, Mars Gallicus, livre II, XVIII, p. 304.
[21] Jansénius, Mars Gallicus, livre II, X, p. 244.
[22] Doctrines et mouvements que nous étudierons prochainement.
[23] Léonard de Marandé, Inconvénients d’État procédant du jansénisme avec réfutation du Mars français de Monsieur Jansénius, article VIII, section III, Cramoisy, 1654.
[24] Marandé, Inconvénients d’État procédant du jansénisme avec réfutation du Mars français de Monsieur Jansénius, dans Léonard de Marandé, polémiste antijanséniste, Keisuke Misono, Courrier du centre international Blaise Pascal, 2004.

vendredi 10 mai 2019

XVIIe-XVIIIe siècle : l'Église face à la volonté hégémonique de la puissance temporelle

Au XVIIe siècle, le royaume de France est une puissance européenne qui manifeste la vigueur et la force d’un État moderne. Ses armées sont redoutées, son administration enviée. C’est le temps de Richelieu (1585-1642) et de Mazarin (1602-1661), de Louis XIII (1601-1643) puis surtout de Louis XIV (1643-1715). Notre pays brille aussi par l’éclat de ses élites et de ses clercs. C’est l’époque de Saint Vincent de Paul (1581-1660), ou encore de Bossuet (1627-1704). Brillante époque en effet dont nous gardons en notre mémoire de brillants souvenirs... 


Louis XIV demeure sans-doute le plus connu, le plus légendaire aussi. Sa présence est encore perceptible dans le somptueux château de Versailles qui symbolise à l’aurore du XVIIIe siècle ce temps français. Ses portraits encore vivaces en notre esprit expriment toute la majesté et la grandeur d’un roi sûr de sa puissance, haut dans son arrogance, imperturbable dans sa royauté. Comme d’autres personnalités de l’histoire, il symbolise l’État, il est l’État.

Ce temps est aussi celui du redressement de l’Église, d’une véritable renaissance au lendemain du concile de Trente (1545-1563). Le trône pontifical brille par la sainteté et les personnalités de papes tels Saint Pie V (1566-1572) ou Saint Innocent XI (1676-1689). C’est aussi le temps de la reconquête et des missions, de nouveaux ordres et de nouvelles communautés religieuses…

Ainsi se dressent un État moderne, fort et redoutable, sûr de lui-même, et une Église en plein essor. Or dans le royaume de France, fort de ses « libertés gallicanes », les gallicans s’opposent aux papes et à tout ce qui vient de Rome. Qu’adviendra l’Église qui réside dans le royaume de France ? Une telle situation est un beau champ d’étude pour notre sujet, toujours axé sur les rapports qui peuvent exister entre l’État et l’Église et sur la primauté pontificale…

Rappel sur la réception du concile de Trente

Au XVIe siècle, l’Église est animée d’une forte volonté de combattre les abus qui l’affaiblissent et la dénaturent et de clarifier son enseignement face au protestantisme. Le concile de Trente est sans aucun doute un grand moment de son histoire. Il est incontestablement une réussite. Nul ne peut en douter. Par ses décrets, clairs et fermes, il a permis de redresser l’Église et de lui donner un visage plus rayonnant. De grands saints illustrent ce temps béni.

Cependant, la réception de ce concile a donné lieu à de débats farouches dans le royaume de France. Pire encore, en dépit des efforts des papes et du clergé, il n’a jamais été reçu officiellement dans ce pays très chrétien. Il a fait l’objet d’incessantes négociations en raison de l’opposition des parlementaires et des « gens du roi ».

Néanmoins, en 1615, l’assemblée du clergé décide officiellement de recevoir le concile de Trente sans attendre l’autorisation de l’autorité royale. Elle lui demande néanmoins de protéger l’Église et de la soutenir dans l’application des mesures réformatrices. Leur attitude, si elle soulève des protestations auprès des parlementaires gallicans, reçoivent l’assentiment de la régente et du roi. Elle est en fait conforme à l’enseignement traditionnel de l’Église selon lequel les pouvoirs religieux et temporel sont autonomes dans leur domaine de responsabilité mais l’autorité religieuse peut demander à l’autorité temporelle de la soutenir pour le bien de l’Église et donc de la société. Il y a bien distinction des pouvoirs avec des relations d’interdépendance fondées sur le bon sens pour le bien des âmes. La difficulté réside alors dans la concorde qui doit régir les liens entre l’Église et les princes sur les questions où le temporel et le religieux sont étroitement mêlés.

Pourtant, la déclaration de 1615 achève-t-elle le débat ? Les différents gallicanismes vont-ils se soumettre ?

Une situation fragile

En 1626, le Père Santarelli publie un traité de théologie dans lequel nous pouvons lire par exemple que « le pape peut, même dans le domaine des choses temporelles, diriger les princes vers leur fin spirituelle ; s’ils s’en détournent, les punir, et pas seulement en les excommuniant, mais en leur infligeant des peines temporelles, telles que leur priver de leur royaume et délier leurs sujets de leur serment de fidélité. »[12] De telles déclarations soulèvent la colère des gallicans. La Sorbonne condamne même l’ouvrage. Pourtant, les princes qui se prétendent chrétiens ne demeurent pas hors de l’Église comme nous le rappelle Saint Ambroise. Ils sont donc soumis en tant que tels aux mêmes régimes que tout chrétien. L’affaire finit par se calmer grâce au cardinal Richelieu. La publication de l’ouvrage de Pierre Dupuy (1582-1651) sur les « libertés gallicanes » fait encore renaître le débat. C’est au tour de l’assemblée du clergé de le condamner. Ainsi les relations entre le Siège apostolique et l’État font encore l’objet de vives passions au sein du royaume. La crainte de voir ériger une Église autonome est grande. En 1640, dans un libelle[1], Charles Hersent (1590-1660 ou 1662) prétend que le cardinal Richelieu veut instituer un patriarcat national, indépendant de Rome.

Plus tard, en 1663, le parlement de Paris interdit dans toutes les universités toute thèse de doctorat qui tend « à élever la puissance du pape au- dessus des conciles généraux, au-delà des bornes qui ont toujours été très saintement conservées dans l'Église gallicane »[2]. Cette décision soulève l’indignation de la Faculté de théologie par l’empiétement du pouvoir laïc dans des affaires doctrinales. C’est bien aux docteurs de définir le droit.

La concorde entre l’État et l’Église selon Pierre de Marca (1594-1662)

Pour se défendre et mieux exposer les rapports entre les deux pouvoirs et les clarifier, le cardinal de Richelieu demande à Pierre de Marca de reprendre la question. Tel est l’objet de son œuvre intitulé De Concordia sacerdotii et imperii. Ce n’est pas un livre de théologie mais de droit. Il « doit se comprendre comme une tentative de codification sur un terrain sensible où s'affrontent ordinairement la puissance du roi et celle du pape. »[3] Il doit être finalement un livre de référence pour la Cour, le parlement, le clergé, etc. Il est censé contenir finalement la doctrine officielle de la monarchie.

Qui est ce Pierre de Marca ? Il mène une brillante carrière politique et ecclésiastique. Intendant de justice puis président au parlement de Navarre, il est un homme engagé en faveur du roi, notamment pour l’unification de la Navarre au royaume de France. Conseiller du roi Louis XIII et membre du conseil privé de Louis XIV, il est écouté et estimé par les rois. Évêque de Couserans en 1642 et archevêque de Toulouse en 1652, il est promu archevêque de Paris en 1661. Pierre de Marca est l’exemple d’un gallican modéré d’un gallicanisme dit royal.

La République chrétienne selon Pierre de Marca

Pierre de Marca expose des principes qu’il justifie juridiquement et historiquement. Il s’agit donc d’établir rationnellement des « maximes ». L’ouvrage surprend par la définition qu’il utilise pour définir le gallicanisme. Il ne s’agit plus de décrire une exception française mais de proposer un modèle universel d’une « République chrétienne », fondé sur l’équilibre des puissances temporelle et religieuse dans un cadre du développement d’États modernes et de la fin de l’idéal d’un empire chrétien unifié.

Dans son premier livre, intitulé L'autorité souveraine et spirituelle du Pape, Pierre de Marc définit la primauté du pape dans l’Église comme établie de droit divin. Il rejette donc le conciliarisme et le richerisme[4]. Néanmoins, il précise que le pape ne peut innover, étant « gardien des canons ». Remarquons qu’il considère que le droit canonique découle du droit romain. Le pape est donc soumis à la loi canonique qu’il ne peut modifier. Le pape est finalement un souverain au sein de l’Église mais de nature tempérée, guidé par le sens du consensus et par la tolérance.

La « République chrétienne » est formée de deux corps, qui ont chacun à leur tête un « chef » dont l'autorité souveraine est de droit divin. À ce titre, la « République chrétienne est une société des deux puissances, nommée en France Église gallicane »[13]. Ces deux puissances sont « égales au droit de commander, mais inégales en la dignité des choses qui leur sont commises […] sans que la liberté de l'un doive être violée par l'autre ». Le pouvoir royal est conféré immédiatement par Dieu, c’est-à-dire sans médiation, au roi. Il distingue la fonction, instituée de façon « immédiate » et la personne, de façon « médiate ». Ainsi, le peuple ne délègue pas un pouvoir au roi puisqu’il ne le possède pas. Cela est aussi vrai pour le pape. Il est désigné par les cardinaux réunis en conclave mais c’est bien Dieu qui lui confère la puissance pontificale.

Entre les deux pouvoirs, il y a une distinction nette qui devient en fait une séparation absolue. Le pape n’a aucun pouvoir direct ou indirect sur le roi. De même, ce dernier ne peut intervenir dans toutes les choses religieuses telles que la foi, les sacrements, les cérémonies. Cette « distinction » a été instituée par Notre Seigneur Jésus-Christ. Pierre de Marca défend donc l’autorité absolue du prince, l’indépendance du temporel. Néanmoins, le roi a reçu de droit divin la protection de l’Église. « C'est par ce droit que le roi joue un rôle essentiel dans la « publication » des lois ecclésiastiques, procédure normale et indispensable héritée du droit romain pour que toute loi soit applicable dans le royaume. »[5] Le roi doit en outre veiller à ce que toute loi ne soit « dommageable ou inutile au public », car « la fin de la royauté est le Bien et le salut des sujets ». Ainsi contrairement aux lois ecclésiastiques, qui doivent être reçues, c’est-à-dire acceptées ou encore consenties  en raison de leur nature tempérée, les lois royales peuvent être prises sans le consentement du peuple et contre son gré en raison de sa nature absolue ou coercitive.

Pierre de Marca affirme en effet qu’« une loi de l’Église n’est complète et obligatoire que si à la volonté du législateur s’ajoute le consentement du peuple qui doit l’appliquer. » En clair, une décision pontificale ou conciliaire ne peut être impliquée dans le royaume si elle n’est pas acceptée par le royaume et donc en pratique par le gouvernement. C’est donc une remise en question de la décision du clergé de 1615 mais aussi un retour des « libertés gallicanes » telles qu’elles sont définies par Pierre Pithou. Pierre de Marca les considère comme le « cadre légal des relations entre les deux pouvoirs »[6], temporel et religieux. L’ouvrage regroupe aussi des critiques classiques sur la centralisation des pouvoirs dans l’Église, la mainmise de Rome sur les bénéfices, ou encore sur le rôle du pape dans les nominations ecclésiastiques. Le livre de Marca est finalement condamné par le pape et mis à l’Index.

Ces différentes affaires ont pu être résolues sans qu’elles ne débouchent sur de tragiques et violents débats grâce sans-doute à la concorde qui existe entre l’autorité royale et celle de l’Église. Le cardinal de Richelieu les apaise, voire les étouffer. Mais qu’adviendra-t-il si cette concorde finit par disparaître, si l’équilibre entre ces deux pouvoirs se casse ?

La monarchie de droit divin, la monarchie absolue

Mgr Bossuet (1627-1704)
« Le trône des rois n’est pas le trône d’un homme, mais le trône de Dieu lui-même. »[7] Ces paroles ne sont pas celles d’un juriste. Elles sont celles d’un évêque et pas le moindre, celui de Meaux, c’est-à-dire le grand Bossuet. Elles marquent l’ultime phase d’une doctrine qui s’est développée au moins depuis le XVe siècle. Nous l’avons déjà perçue dans la première maxime des « libertés gallicanes » de Pierre Pithou[8]. Il s’agit de la doctrine de la monarchie de droit divin.

Le pouvoir royal vient directement de Dieu et par conséquent, le roi ne relève que de Dieu. Bossuet va plus loin encore. « On ne doit pas examiner comment est établie la puissance du prince : c’est assez qu’on trouve établi et régnant – Au caractère royal est inhérente une sainteté qui ne peut être effacée par aucun crime. » La personne du roi est donc sacrée. Les conséquences sont alors évidentes. « Les rois exercent ici-bas une fonction toute divine. La volonté de Dieu est que quiconque est né sujet obéisse sans discernement.»[9] Ainsi, tout naturellement, « l'indépendance absolue des rois est un corollaire du pouvoir de droit divin. »[10] Quiconque se soustrait alors à sa souveraineté est considéré comme l’ennemi du pouvoir royale. Telle est la doctrine à laquelle le roi Louis XIV adhère. Telle est la doctrine qu’il va aussi appliquer au cours de son règne. Telle est aussi celle qui est enseigné. Dans le Catéchisme royal de l’évêque Godeau, nous pouvons lire « que votre Majesté, à tout instant, se souvienne qu’il est Vice-Dieu. » C’est parce que l’autorité du roi ne relève d’aucun pouvoir et qu’il n’a pas de contrainte que la monarchie est dite alors absolue.

Au début du XVIIIe siècle, la Sorbonne défend l’indépendance absolue du roi dans le domaine temporel et affirme qu’elle a toujours tenu cet enseignement. Dès 1663, elle publie une Déclaration en six articles. Pour le prouver, en 1720, elle publie un recueil regroupant, «  en latin et en français, toutes les censures, conclusions et déclarations qu'elle a faites et données en différents temps concernant l'autorité souveraine des Rois et la conservation inviolable de leur personne et de l'État »[11] Parmi les éléments de sa doctrine, nous pouvons citer la négation du pouvoir direct et indirect du pape et de l’Église sur les rois. Or, ces preuves ne sont guère anciennes. Elles datent de la fin du XVII. Nous savons en effet qu’elle défendait plutôt le conciliarisme, admettant la subordination du pape au concile. Avant 1682, elle n’a jamais interdit l’intervention de l’Église et du pape dans les affaires du royaume.

Ainsi, les défenseurs des « libertés gallicanes » du XVIe siècle, tels les parlementaires, les tenants de la monarchie absolue partagent le même intérêt. Des légats, dont Bossuet, s’associent à leur entreprise. Toute affaire pouvant remettre en cause la souveraineté du roi est prétexte à un conflit, voire à une crise aigüe. Une thèse tente de défendre les pouvoirs du pape ou affirme que les privilèges de certaines églises ont été accordés par les papes, et de violentes protestations s’abattent sur le malheureux bachelier.

Des relations orageuses entre le royaume de France et Rome

L’une de ces affaires mérite que nous nous y attardions. Il s’agit de l’affaire de la régale. Le roi dispose d’un droit très ancien, dit droit de régale, qui lui autorise à toucher le revenu de tout évêché et de quelques abbayes lorsque le siège est vacant, jusqu’à l’installation du nouveau titulaire, et de nommer des titulaires aux bénéfices ecclésiastiques du diocèse qui sont à la collation de l’évêque. La régale est dite dans le premier cas « régale temporelle », dans le second cas, « régale spirituelle ». La régale temporelle rapporte peu d’argent au roi puisque depuis 1676, elle est affectée à des aides bien précises. La régale spirituelle est plus intéressante puisqu’elle permet au roi d’offrir à ses protégés un bel revenu. Cependant, ce droit n’existe pas dans les diocèses du midi puisqu’il n’était pas appliqué lorsqu’ils ont été rattachés à la couronne capétienne. En 1274, un concile tenu à Lyon réaffirme cette exemption contre les prétentions du parlement. En 1673, un édit royal soumet le droit de régale à l’ensemble des diocèses du royaume sans exception. Parmi les cent trente évêques, seuls deux protestent, les évêques d’Alet et de Pamiers. Le premier mort, le second résiste seul avec le soutien du pape. Deux fois, l’archevêque de Toulouse le condamne, deux fois, le pape casse sa décision. La troisième est de trop. Elle provoque un nouveau conflit.

L’affaire des régales soulève une question fondamentale : le roi peut-il de sa propre autorité s’emparer de droits matériels et spirituels appartenant à l’Église ? Or, dans ses Testaments, Louis XIV est très claire : « tout ce qui trouve dans l’intérieur de nos États, de quelque nature que ce soit, nous appartient ». Et évidement, selon ce principe, il dispose aussi pleinement des biens ecclésiastiques.

En outre, le roi mène une politique jugée scandaleuse. Il fait la guerre contre des États catholiques, n’hésitant pas à s’allier avec des Turcs, et annexe des terres en pleine paix.

En 1676, est élu pape Saint Innocent XI. Sans craindre la puissance du roi, il monte le ton à l’égard de Louis XIV. Dès 1678, il l’écrit à trois reprises de manière prudente, évoquant de manière implicite les armes spirituelles dont il dispose. Des rumeurs circulent sur une possible excommunication ou encore sur une éminente intervention de l’armée royale sur Rome. En 1689, l’assemblé du clergé proclame sa fidélité à l’égard du roi, une fidélité intégrale, sans réserve. Le ciel est menaçant…

Finalement, l’orage éclate lors d’une autre affaire. Le gouvernement nomme une cistercienne à la tête des religieuses augustines de Charonne sans informer Rome contrairement au concordat de 1516. Selon ce dernier, le roi doit en effet proposer la nomination au pape. De plus, les religieuses refusent et élisent une autre supérieure. Des forces de l’ordre finissent par intervenir. Le couvent est fermé et les religieuses sont dispersées. Le pape proteste avec indignation.

À la demande de Louis XIV, Harlay, l’archevêque de Paris, convoque l’assemblée du clergé. L’un des sujets qu’elle doit traiter est l’extension du droit de régale à tout le royaume. Au cours des débats, il défend avec violence la souveraineté du roi. En dépit d’intervention prudente et nuancée de Bossuet, le parti gallican radical domine les débats. Louis XIV demande à l’assemblée de fixer la doctrine officielle de l’Église gallicane ainsi que les limites des deux pouvoirs spirituel et temporel.

La doctrine de l’Église gallicane : la Déclaration des quatre articles

Les débats sont particulièrement enflammés. Dans un long rapport, l’évêque de Tournai énumère les empiètements et les erreurs de Rome. Les prélats en viennent à remettre en question le pouvoir du pape. La question de l’infaillibilité pontificale est même l’enjeu des discours. Mais toujours prudent, Bossuet modère les discours et rédige une Déclaration en quatre articles. Les soixante-douze membres l’approuvent à l’unanimité. Qu’affirme-t-elle ?
  • La totale indépendance du pouvoir temporel envers les chefs de l’Église.
  • Le conciliarisme.
  • Les privilèges spéciaux de l’Église gallicane.
  • Le rejet de l’infaillibilité pontificale.
  • Une certaine primauté au pape dans les questions de foi.
À peine votée, la Déclaration des quatre articles est enregistrée au parlement et promulguée loi d’État. Innocent XI la condamne totalement. En guise de réponse, il refuse l’investiture canonique à tous les évêques que Louis XIV nomme. Ainsi, rapidement, le royaume se vide d’évêques.

Le risque de rupture…

Un incident absurde provoque de nouveau une véritable tempête. Innocent XIV supprime le droit de franchise à l’ensemble des ambassadeurs résidant à Rome. Il s’agit du droit d’asile étendue à tout le quartier entourant l’ambassade, rendant ainsi impuissante la police dans la ville. Le droit d’asile est désormais réduit à la seule ambassade. Seul Louis XIV refuse. À la mort de son ambassadeur, Innocent XI l’avertit qu’il ne recevra pas son nouvel ambassadeur tant qu’il persistera dans son refus. Le roi répond en envoyant le marquis de Lavardin escorté d’une troupe armée. Le nouvel ambassadeur est excommunié. Avignon est alors occupée par des troupes françaises, le nonce apostolique séquestré. Louis XIV en appelle aussi à un concile. L’affaire est donc grave. Trente-cinq diocèses sont sans évêque. Sous le pontificat d’Alexandre VIII, la bulle Inter multiplices est publiée. Elle condamne les actes de l’assemblé du clergé de 1682. Finalement, sous le pontificat d’Innocent XII, le roi cède et se rétracte… tout en obtenant l’élargissement de la régale dans tout son royaume…

Conclusions

Les différentes polémiques et querelles qui ont opposé Louis XIV aux papes soulèvent de véritables questions. Si chacun des pouvoirs demeure indépendant dans leur périmètre de responsabilité, ils ne peuvent s’ignorer puisque ces deux domaines, religieux et temporel, ne sont pas sans relation ni conjonction. Comme nous l’avons vu dans le précédent article, cela nécessite une certaine concorde entre les deux pouvoirs et nécessairement un rapport d’équilibre.

Or depuis la restauration de la paix dans le royaume de France, la souveraineté du roi, considérée comme seule garante de l’unité et de l’ordre, s’est considérablement affermie. La monarchie est  désormais de droit divin. Elle est dite absolue. Plus fort, le pouvoir temporel a alors tendance à soumettre tout pouvoir religieux, y compris dans le domaine spirituel. Car voulant être maître dans son royaume, de tous ses biens et de ses sujets, le roi finit par insérer l’Église dans l’État. Il ne peut alors éviter le risque de césaropapisme qu’ont connu bien des empereurs romains, carolingiens et germaniques. Mais ses prétentions se sont brisées contre la résistance du pape Innocent III. La forte personnalité d’un pape consciencieux de ses droits et de ceux de l’Église devient alors le dernier rempart contre une puissance politique aux tendances hégémoniques. Il met finalement le roi devant ses responsabilités de chrétien. La foi ou encore la fidélité à l’égard de Rome empêchent finalement la rupture. Mais que se passera-t-il le jour où l’État ne sera plus guidé par la religion ?




Notes et références
[1] Libelle intitulé Optati Galli de Cavendo schismate ad illustrissimo ac reverendissimos Ecclesia gallicanae primates, archiepiscopos, episcopos, liber paraeneticus. Le libelle de Charles Hersent est condamné par le Parlement de Paris et les évêques.
[2] Voir Autour de l'histoire du Gallicanisme (suite et fin), Amann E. dans Revue des Sciences Religieuses, tome 22, fascicule 1-2, 1948, www.persee.fr.
[3] Thierry Issartel, Pierre de Marca, le gallicanisme et la République chrétienne (1594-1662), 2009.
[4] Voir Émeraude, avril 2019, article « Le richerisme, une forme du gallicanisme : une nouvelle conception de l'Église ».
[5] Thierry Issartel, Pierre de Marca, le gallicanisme et la République chrétienne (1594-1662).
[6] Benoist Pierre, La bure et le sceptre : la congrégation des Feuillants dans l’affirmation des États et des pouvoirs séculiers (vers 1560-vers 1660), Publications de la Sorbonne, 2006.
[7] Mgr Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture.
[8] Voir Émeraude, mars 2019, article « Les libertés gallicanes au XVIe siècle - Pierre Pithou ».
[9] Louis XIV, Mémoires et Testament.
[10] Mgr Martin Victor, L'adoption du gallicanisme politique par le clergé de France, dans Revue des Sciences Religieuses, tome 6, fascicule 3, 1926, www.persee.fr.
[11] Jean-Baptiste Delespine, Censures et conclusions de la Sacrée Faculté de Théologie de Paris, touchant La souveraineté des Rois, la fidélité que leur doivent leurs sujets, la sûreté de leurs personnes et la tranquillité de l’État, tome II dans L'adoption du gallicanisme politique par le clergé de France, Mgr Martin Victor.
[12] Antonio Santarelli, Tractatus de haeresi, schimaste, apostasia, sollicitatione in sacramento paenitentiae, et de potestate romani pontificis in his delectis puniendis, dans L'adoption du gallicanisme politique par le clergé de France (suite), mgr Matin Victor, dans Revue des Sciences Religieuses, tome 7, fascicule 2, 1927, www.persee.fr.
[13] Pierre Marca, La Concorde et la sacerdoce et de la royauté, tome I, dans Le gallicanisme et la République chrétienne (1594-1662), Thierry Issartel.