" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


N. B. Aucun article n'est généré par de l'IA. Aucun texte généré par de l'IA n'est étudié...

samedi 12 septembre 2015

Les prophéties, argument apologétique fondamental, y compris pour les païens




La prophétie est « la prévision certaine et l’annonce de choses futures qui ne peuvent être connues par les causes naturelles »[1]. Elle est d’origine divine puisque seul Dieu est capable de connaître de manière certaine l’avenir. Elle n’est pas vision mais participation de la connaissance divine. L’Ancien Testament contient de nombreuses prophéties dont certaines concernent l’événement du Messie, le Sauveur que Dieu a promis d’envoyer afin de restaurer son règne pour sa plus grande gloire, un règne de paix et de justice. Roi, prêtre et docteur, à la fois et au plus haut point, le Messie abattra les impies et réunira les Justes dans un royaume éternel. Telle est la croyance forte d’un peuple en attente avant que ne se lève l’étoile du matin.

Garant de la Sainte Écriture, le peuple juif a gardé précieusement ce témoignage divin dans l’attente du Messie. Dieu l’a en effet choisi, élevé et protégé pour entendre et conserver la Parole de Dieu. De son sein sont sortis des Prophètes qui au nom du Tout-Puissant ont décrit parfois de manière précise le Sauveur et ses œuvres afin de préparer son peuple à reconnaître son avènement. Mieux encore. C’est de ce peuple que doit sortir le Sauveur. En échange, il doit servir Dieu dans ses commandements et obéir fidèlement à la Loi qu’Il lui a remise. Béni à plusieurs reprises, il est le peuple de l’alliance, le peuple de la Loi, un peuple en attente.

Pour les Chrétiens, cette attente s’est achevée en Notre Seigneur Jésus-Christ. Il est en effet Celui qui devait être envoyé. Il est le Messie. Pour les Juifs, cette attente se poursuit encore.  Ils refusent en effet de voir en Lui la réalisation des prophéties bibliques. Cette reconnaissance est le point fondamental qui différencie le christianisme et le judaïsme.

Cette différence est essentielle. Car si Notre Seigneur Jésus-Christ est le Messie, Il doit être l’instaurateur d’une nouvelle alliance, cette fois-ci définitive. Il est Celui par qui le Salut est accessible. Il est la Vérité, la Vie, la Voie. Nous devons donc L’entendre, Le suivre et Lui obéir en toute chose. Car s’Il est l’envoyé, l’écouter c’est écouter Celui qui l’a envoyé. Si nous le méprisons, nous méprisons Celui qui l’a envoyé.

La messianité de Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas une invention de ses disciples, les Apôtres ou des communautés chrétiennes qui s’organisent et s’accroissent rapidement. Notre Seigneur Jésus-Christ s’est bien affirmé comme étant le Messie promis. Ses paroles et ses gestes sont clairs. Mais si cela est faux, Il serait alors un imposteur, le christianisme une imposture, un mensonge ou une erreur. L’ancienne Loi serait aussi toujours d’actualité. Le judaïsme aurait encore du sens. Le peuple juif serait aussi toujours le seul réceptacle des bénédictions divines. L’enjeu est donc considérable, non seulement pour les Juifs et les Chrétiens mais aussi pour tous les hommes. Évidement, les Chrétiens et les Juifs ne peuvent être à la fois dans la vérité. Ils ne peuvent donc ensemble proclamer que leur religion est vraie. L’une est certainement fausse et inefficace.


Mais grand pédagogue dans sa sagesse infinie, Dieu a longuement préparé l’avènement du Messie afin que nous puissions Le reconnaître. Tel est le rôle des prophéties de l’Ancien Testament. C’est donc à partir de la Révélation que nous pouvons savoir qui enseigne la vérité, le christianisme ou le judaïsme. 

Par ailleurs, le Messie ne doit-Il pas non plus nous témoigner de Celui qui l’a envoyé ? Ne doit-il pas en outre nous éclairer sur le sens et la finalité de la Loi ? Le voile qui recouvre la Sainte Écriture ne sera-t-il pas enlevé ? La pensée de Dieu nous sera en effet accessible par Lui.

Regardons et écoutons Notre Seigneur Jésus-Christ. Il ne cesse de souligner qu’Il est vraiment Celui qui devait être envoyé. Pour justifier ses paroles, Il demande d’être jugé par ses œuvres. Car c’est par des faits bien concrets que doivent se réaliser les prophéties. C’est au regard de la Sainte Écriture qu’Il doit être en effet jugé. Car qui est le Messie si ce n’est Celui qui doit manifester la volonté de Dieu et l’accomplir ? De mêmes, les Apôtres et les défenseurs de la foi chrétienne montrent effectivement que les prophéties se réalisent pleinement en Lui. Il n’y a pas en effet d’autres choix. Le christianisme et le judaïsme doivent être jugés en fonction de la Sainte Écriture.


Encore faut-il L’interpréter correctement. La difficulté est de lire la Parole de Dieu selon la pensée de Dieu et non selon nos préjugés ou un regard biaisé qui nous enferment dans nos certitudes bien humaines, dans nos préjugés généralement réconfortants. Il ne s’agit pas non plus de voir la réalité historique selon nos certitudes et nos préjugés mais de les regarder objectivement afin de les accepter ou de les refuser comme accomplissements des prophéties, c’est-à-dire des manifestations de la volonté et de la puissance divine. En un mot, sommes-nous dans la lumière de Dieu ou aveuglés par nos pensées ?


Le débat entre les Chrétiens et les Juifs doit donc porter sur l’interprétation de la Sainte Écriture et sur les événements historiques. Or la plupart de ces faits passés sont enseignés dans les Évangiles et dans la Sainte Tradition. D’autres sont aussi visibles dans le monde, passé ou actuel. Quels sont les rapports entre les prophéties bibliques et des faits qui sont annoncés comme étant leur accomplissement ? La lecture biblique  doit donc être au centre de toute discussion. Sa valeur, sa légitimité et son efficacité doivent être prouvées.

Cela est vrai pour exposer et défendre la foi aux Juifs mais est-ce aussi le cas pour les païens qui méconnaissent la Sainte Écriture ? Effectivement, les Chrétiens peuvent s’appuyer sur la Sainte Écriture pour justifier le christianisme aux Juifs puisqu’ils partagent la même conviction : l’origine divine de la Sainte Bible. Ils reconnaissent formellement sa véracité et son indéfectibilité. C’est une solide base de discussion. Mais pour les non Juifs, devons-nous d’abord défendre l’origine divine de la Sainte Écriture avant d’exposer son accomplissement ? Rappelons quelques faits indéniables.

Depuis deux siècles, les études bibliques et les découvertes archéologiques confirment de manière satisfaisante l’antiquité des livres bibliques et leur intégrité essentielle. Les ouvrages qui composent l’Ancien Testament datent bien avant l’ère chrétienne. La Septante qu’utilisent les Chrétiens est en outre un ouvrage juif, une traduction ancienne grecque d’une version hébreu, en vue de répondre aux besoins des communautés juives hellénisées. Elle fait autorité au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ. Par conséquent, la Sainte Écriture et sa version grecque, la Septante, ne sont pas des œuvres chrétiennes ou christianisées. Elles sont indépendantes des faits qui remontent au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ. C’est un point capital que nous devons mentionner.

En outre, les œuvres composant le Nouveau Testament sont des témoignages authentiques d’une réalité historique. Les critiques sérieux et honnêtes ne remettent plus en cause la sincérité des évangélistes et des Apôtres. En dépit de leurs intentions apologétiques évidentes, les Évangiles peuvent être utilisés comme des œuvres historiques fiables. Certaines sources extérieures, juives ou profanes, tendent à confirmer sa fiabilité historique. 

Enfin, nous savons que les écrits des évangélistes et des Apôtres sont aussi très anciens. Leur rédaction s’achève bien avant la fin du Ier siècle. Au cours du temps, leur intégrité substantielle a été préservée. La mise en place rapide d’une forte structure ecclésiastique, hiérarchisée et soudée par des liens durables et permanents, chargée d’enseigner et de veiller à cet enseignement, a été un puissant obstacle à sa falsification et à sa déviation, volontaires ou non.

Si nous démontrons que
  • des versets bibliques décrivent des faits qui se sont bien réalisés bien après leur rédaction, sans aucun lien logique ou naturel ;
  • ces versets bibliques sont considérés comme étant des prophéties, c’est-à-dire « la prévision certaine et l’annonce de choses futures qui ne peuvent être connues par les causes naturelles » ;
  • les faits historiques qui s’y rapportent sont uniques et ne peuvent porter à confusion ;
alors nous aurions montré que ces versets bibliques sont effectivement des prophéties et que ces faits en sont la réalisation. Ces différents faits peuvent alors répondre à de nombreux esprits qui doutent de la réalité des prophéties bibliques et de leur accomplissement.

Pourrions-nous accuser les Chrétiens de falsifier la Sainte Écriture pour justifier leur foi ? L’intégralité substantielle des œuvres de l’Ancien Testament, notamment de la version grecque, est une preuve suffisante pour rejeter cette hypothèse. L’autorité des Septante au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ est un puissant argument contre les objections juives qui refusent son autorité depuis l’élaboration de leur canon biblique au Ier siècle.
 
Pourrions-nous accuser les évangélistes et les Apôtres de falsifier la réalité historique pour qu’elle concorde aux annonces bibliques ? Il faudrait alors remettre en cause leur sincérité, ce qui s’avère aujourd’hui peu crédible, y compris pour les non croyants.

Pourrions-nous alors accuser leurs successeurs de falsifier le témoignage des évangélistes et des Apôtres pour les adapter aux versets bibliques ? Ce n’est guère non plus sérieux, compte tenu de l’élaboration rapide et définitive des œuvres du Nouveau Testament et du contrôle interne de l’Église. Il faudrait alors démontrer qu’elles ne sont pas intègres de manière substantielle, ce qui apparaît comme étant une difficulté insurmontable.

Reste une dernière possibilité. Les évangélistes et les Apôtres, tout en étant sincères, se seraient-ils trompés dans l’interprétation des faits qu’ils ont rapportés ? Leur témoignage serait alors erroné. Ils ont décrit ce qu'ils auraient aimé voir, sous-entendue selon une lecture de l’Ancien Testament. Leur volonté de convertir les Juifs ou de surmonter un probable désespoir en seraient la motivation. Or des faits rendent peu probables cette dernière hypothèse.

D’abord, les évangélistes et les Apôtres ne comprennent guère ce dont ils sont témoins. Les Évangiles montrent incontestablement leur ignorance et leur incrédulité. Ils ne sont guère différents de la foule qui acclame Notre Seigneur Jésus-Christ avant de demander sa mort. C’est bien après les faits qu’ils saisissent le sens de tous les gestes et paroles de leur Maître.

En outre, leur capacité intellectuelle, leur attitude et bien d’autres signes montrent leur incapacité à concevoir une doctrine cohérente et crédible. Ils partagent bien la conception religieuse des Juifs de leur époque qui se révèle bien éloignée de  l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ. Cela est tellement vrai que les adversaires du christianisme souligneront leur origine modeste pour le discréditer. Comme une religion pourrait-elle venir d’hommes si ignorants et faibles ?

Les adversaires eux-mêmes du christianisme confirmeront le témoignage des évangélistes et des Apôtres. Les miracles de Notre Seigneur Jésus-Christ ne seraient que les œuvres d’un magicien formé en Égypte. Les Juifs ne s’opposent pas à la véracité des faits historiques mais à l’interprétation des prophéties. Les païens critiqueront les œuvres de Notre Seigneur Jésus-Christ comme étant indigne de la divinité. Ils ne renient pas les faits mais leur interprétation.

Enfin, n’oublions pas que certaines prophéties ne dépendent pas du témoignage des évangélistes et des Apôtres. L’expansion du christianisme, la conversion des païens, le rejet des Juifs, la fin du culte de l’Ancienne Loi, l’universalité du salut, etc. sont des réalités historiques qui nous renvoient à des prophéties, réalités affirmées par d’autres sources que la Sainte Écriture.

Tout cela rend peu probable l’hypothèse d’une interprétation erronée des faits historiques décrits dans le Nouveau Testament. Par ailleurs, un fait encore plus frappant apporte encore plus de crédibilité au témoignage des Apôtres et des évangélistes. Notre Seigneur Jésus-Christ Lui-même a annoncé des faits qui se sont avérés justes. Il a en effet prophétisé des événements qui se sont réellement produits. La destruction du Temple est probablement l’événement prédit le plus pertinent. Ce fait est suffisamment précis et son annonce incontestable pour le prendre comme exemple. Les Évangiles synoptiques ont été écrits bien avant la chute de Jérusalem. Au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, il n’était guère possible de croire à un tel désastre, compte tenu du contexte.

Ces faits ne démontrent pas évidemment de manière scientifique la réalité des prophéties et de leur accomplissement en Notre Seigneur Jésus-Christ. Ils apportent cependant suffisamment d’arguments crédibles pour les prendre en considération avec sérieux et les accepter de manière raisonnable, y compris par un païen. Or si nous acceptons la réalité des prophéties et leur accomplissement, nous devons alors les accepter comme signe de la manifestation de Dieu. Car qui peut prévoir l’avenir avec certitude et sans moyen naturel ?

Nul ne peut être hors du présent. Le voyage dans le temps demeurera, au grand bonheur des férus de science-fiction, un rêve inaccessible, non faute de moyens ou de connaissance, mais par nature même du temps et des lois qui régissent le monde. La science nous apporte alors un appui inestimable. L’homme ne pourra jamais être prophète par lui-même. Qui peut donc nous révéler l’avenir si ce n’est celui qui peut être hors du temps ?

La prophétie est un signe de l’existence de Dieu et de sa manifestation. Elle manifeste la pensée et la volonté de Dieu. Donc les œuvres bibliques et les faits qui s’en rapportent sont des manifestations divines, de son existence, de sa puissance et de sa science. Quand Il accomplit des prophéties, Notre Seigneur Jésus-Christ  justifie ce qu’Il est. Il nous ramène à la Sainte Écriture qui témoigne donc de Lui. Il manifeste la volonté de Dieu. Il est donc envoyé par Dieu.

La prophétie a donc une valeur apologétique fondamentale, y compris auprès des païens. Elle n’est pas réservée au débat avec les Juifs. Elle va même au-delà du messianisme de Notre Seigneur Jésus-Christ puisqu’elle révèle la présence de Dieu dans l’histoire. Elle est un signe d’une réalité qui dépasse notre misère humaine…
 






Référence
[1] Saint Thomas d’Aquin. Voir Émeraude, juin 2015, article « La valeur apologétique des prophéties ».

samedi 5 septembre 2015

Le véritable sens de la déchéance du peuple juif selon Saint Paul

La persistance du judaïsme ne nous laisse guère indifférent. Elle nous interpelle, elle nous questionne, elle nous embarrasse. Le peuple juif est le peuple de l’ancienne alliance, le peuple de l’élection divine. Dieu l’a choisi et l’a retiré du monde ordinaire. D'une grande patience, Il l’a longuement formé afin qu’il reçoive le salut des hommes. Or ce peuple si choyé a refusé Notre Seigneur Jésus-Christ. Il a rejeté Celui que Dieu a envoyé. Le maître de la vigne a envoyé son fils auprès des vignerons auquel il l’avait louée et ses vignerons ont tué son propre fils.

Le peuple juif s’est obstiné dans son erreur et persiste encore dans son aveuglement. Pouvons-nous vraiment croire à un échec de Dieu ? Cette question nous ramène inévitablement à un autre mystère, celui du salut de l’homme. Comment pouvons-nous en effet périr en enfer quand Dieu veut tellement notre bonheur ? Comment tant d’hommes vivent-ils aussi dans le péché après que Dieu ait montré tant d’amour pour nous ? Insondable mystère qui interroge les âmes…

Cependant le parallélisme entre le salut d'un peuple et le salut individuel a des limites. Et les enjeux sont différents. Le peuple juif n’est pas comparable à un individu. Le salut individuel est bien différent de celui d’un peuple particulier. C’est bien l’histoire qui nous interroge et non le destin de l’homme. Il s’agit donc de s’interroger sur la déchéance du peuple juif…

L’histoire commence par un choix à un moment précis dans un lieu précis. Dieu a choisi un peuple parmi d’innombrables. Maintes fois secouru, ce peuple a survécu de nombreuses épreuves. Il a été doté de privilèges que nul autre peuple n’a détenus. Les Patriarches l’ont conduit, les Justes l’ont sauvé, les Prophètes lui ont parlé. Ce peuple élu a été véritablement formé par la main de Dieu pour que le salut sorte de Jérusalem et que la gloire divine resplendit sur toute la terre. Et pourtant, ce peuple si chéri de Dieu n’a pas reconnu le Messie tant attendu. Pire encore. Il l’a condamné à mort et persécuté ses disciples. En dépit d’une longue histoire exceptionnelle, le peuple juif a été infidèle à sa mission. Il est demeuré incrédule et hostile.


Certes nous pouvons comprendre les erreurs des Juifs à la lecture de la Sainte Écriture et de la Tradition. Notre Seigneur Jésus-Christ nous a montré l’étroitesse de leur esprit et leurs prétentions exagérées. L’orgueil les a aveuglés et conduits à leur perte. « C’est pourquoi je vous dis que le Royaume de Dieu vous sera ôté et qu’il sera donné à un autre peuple qui en produira des fruits. » (Matth., XXI, 43) Les Apôtres et les Pères de l’Église ont aussi longuement décrit leurs erreurs, leur aveuglement, leur conception charnelle de la religion. Nous les avons évoqués dans nos précédents articles. Mais cela ne suffit pas pour comprendre une telle faillite. Il s’agit désormais d’aller encore plus loin. Comment est-il possible que le peuple juif s’est endurci dans une voie si contraire à celle qui lui était destinée ? Quel est finalement le sens de cette histoire ?

Cette question était encore plus brûlante dans les premières années du christianisme. Dans la jeune Église se côtoyaient des chrétiens d’origine juive et païenne. Certains chrétiens circoncis éprouvaient quelques difficultés pour se détacher de la loi mosaïque et de ses observances. Le risque était grand de voir alors dénaturer l’Évangile au profit d’un attachement bien humain à des choses dépassées. Il était donc important de leur rappeler l’obsolescence et l’inefficacité de la Loi mosaïque, la fin de l’ancienne alliance et de la servitude. Par Notre Seigneur Jésus-Christ, une nouvelle ère a débuté, une nouvelle alliance a été conclue comme l’avait annoncé la Sainte Écriture. Il fallait enfin leur montrer l’erreur des Juifs qui persistaient à vivre sous l’ancienne Loi et à ne pas reconnaître Notre Seigneur Jésus-Christ comme étant le véritable Messie. La voie qu’ils suivaient et qui allaient les conduire vers le judaïsme tel que nous le connaissons aujourd'hui n’est pas celle que Dieu a tracée pour le salut de l’âme. Il était donc important de présenter aux chrétiens la déchéance du peuple juif et les erreurs qui les ont conduits à leur perte.

Mais un autre risque, encore plus grand, menaçait également les chrétiens incirconcis. Les Chrétiens forment désormais le nouveau peuple de Dieu au détriment du peuple juif, autrefois privilégié. Expulsés du Temple et des synagogues, les Apôtres et les premiers chrétiens ont été amenés à apporter la bonne Parole aux païens. Les Gentils l’ont reçue avidement et ont embrassé la foi. Les prophéties de la Sainte Écriture sur l’universalité du salut ont ainsi été accomplies. La vocation des Gentils n’est donc pas une surprise pour celui qui pouvait les entendre. L’apostolat parmi les païens a été une réussite au point que les incirconcis sont devenus rapidement majoritaires dans la jeune Église. L’ancienne race a finalement laissé sa place prestigieuse à une nouvelle. Le risque était donc de voir cette gentilité convertie s’enorgueillir de cette place qui lui a été offerte.

Justice du rejet d’Israël

Dans son Épître aux Romains (IX-XI), Saint Paul revient longuement sur l’attitude des Juifs. D’abord incrédules, ils sont devenus hostiles au christianisme. Ils ont excité la force et la violence contre les chrétiens, allant même armer contre eux l’autorité romaine. Avant sa conversion, l’Apôtre a figuré parmi les plus virulents adversaires des communautés chrétiennes. Le peuple qui était détenteur des promesses divines n’a pas accueilli la nouvelle alliance en dépit des preuves d’amour de Dieu à son égard. Cette double attitude apparaît donc comme un véritable scandale. Il a refusé le festin qui lui a été préparé. Le peuple tant aimé a alors été rejeté. Cet apparent échec manifeste-t-il une faillite de la part de Dieu ? Dieu n’aurait-il pas pu orienter le cœur des Juifs afin d’éviter ce scandale ? Pourtant, « ce n’est pas à dire que la parole de Dieu ait failli. » (Rom., IX, 6)


Saint Paul rejette cette première pensée qui pourrait hâtivement effleurer notre esprit. Il nous rappelle alors l’histoire d’Isaac et d’Ésaü. L’aîné a été assujetti au plus jeune. Seul Isaac hérite en effet des promesses divines. Tous les descendants d’Abraham ne sont donc pas porteurs de la promesse. Et cette descendance n’est pas charnelle. Elle n’obéit pas aux lois de l’hérédité. Ce n’est pas non plus l’enfant de la femme esclave qui reçoit la bénédiction divine mais bien l’enfant de la femme stérile. C’est bien Dieu qui choisit librement celui qui appartient réellement à la postérité d’Abraham. « Ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu, mais ce sont les enfant de la promesse qui sont considérés comme la postérité d’Abraham. » (Rom., IX, 8) Sa souveraineté est absolue. Ses desseins ne trouvent pas leur raison d’être dans les œuvres de l’homme mais dans la volonté libre de Dieu. « La souveraine libéralité ou la souveraine liberté de Dieu ne puise qu’en Dieu même la raison des privilèges qu’il accorde, la raison aussi du refus de ces mêmes privilèges. »[1]


Parabole du fils prodigue
« Que dirons-nous donc ? N’y a-t-il pas de l’injustice en Dieu ? » (Rom., IX, 14) Nous pourrions alors croire que ces décisions sont arbitraire et qu’un tel choix est injuste. Nous en conclurions alors que sa souveraineté va à l’encontre de la justice. Pourquoi a-t-il en effet choisi Isaac au détriment d'Ésaü ? Les lois humaines qui sont fondées sur des considérations naturelles, telles le droit d’aînesse, nous paraissent plus objectives et donc plus justes. Mais nous sommes placés à un autre ordre. Dans le choix de Dieu, il n’y a ni caprice ni injustice. Car qu’est-ce que la justice si ce n’est rendre à autrui ce qui est lui dû ? Dieu nous doit-il quelque chose ? Loin de nous cette pensée. Tout cela dépend de la miséricorde divine. « Je fais miséricorde à qui je fais miséricorde, et j’ai compassion de qui je veux avoir compassion. » (Rom., IX, 15) Nous sommes au niveau de la bienveillance divine, c’est-à-dire de la gratuité. Où est donc l’injustice ?

Puisque l’homme ne peut s’opposer à la volonté de Dieu, pourquoi Dieu se plaint-Il de l’incrédulité des Juifs ? Cette question peut aussi effleurer nos lèvres. Dieu n’est-Il pas tout puissant ? Mais le vase d’argile peut-il se plaindre auprès du potier ? Non évidemment. L’homme n’a nul titre à se prévaloir pour exiger de Dieu des comptes. « O homme, qui es-tu pour contester avec Dieu ? » (Rom., IX, 20) De quel droit ose-t-il se mettre à la hauteur de son Créateur ? Dieu n’a de dette envers personne. Il ne doit rien au peuple juif. En outre, s’Il veut étendre ses bénédictions sur tous les peuples, en quoi lèse-t-Il les Juifs ? Où est l’injustice ? Dieu n’a-t-Il pas supporté avec patience une longue suite d’infidélité, de révoltes et d’idolâtrie de la part d’Israël ? Le peuple juif a été choisi pour être un vase d’honneur mais il a été un vase d’ignominie.

À maintes reprises, Dieu a pourtant prévenu son peuple de l’universalité de la foi. La grâce doit se répandre sur tous les peuples, sans exception. Saint Paul nous rappelle les prophéties d’Osée et d’Isaïe qui prédisent l’universalité du salut. Dieu a aussi clairement signifié au peuple juif le sort qui l’attendait. Comment les Juifs peuvent-ils alors être surpris de son sort et dénoncer une injustice ?

Enfin, Saint Paul nous rappelle qu’une minorité de Juifs a été sauvée comme l’avait encore prédit Isaïe. Le peuple juif n’est donc pas entièrement perdu. C’est même un procédé classique qu’use le bon Dieu comme le montrent de nombreux exemples dans l’histoire sainte. « Si le Seigneur des armées ne nous avait laissé une semence, nous serions devenus comme Sodome, et nous aurions été semblables à Gomorrhe. » (Rom., IX, 29) Un petit nombre s’échappe toujours d’un désastre pour que les survivants perpétuent la race. De la semence sortira le salut.

Finalement, le seul coupable dans cette affaire est bien le peuple juif lui-même. Il s’est obstiné dans un tragique malentendu. Dieu n’y est pour rien.

Cause du rejet d’Israël

Le peuple juif s’est enivré de sa conception de la justice. Il s’est enfermé dans une idée personnelle de ce en quoi consiste la vie religieuse de la sorte qu’il a méconnu la justice de Dieu. Il « cherchait une loi de justice » non par la foi mais par leurs œuvres « comme s’il avait pu y arriver par les œuvres. » (Rom., IX, 31) Il a été dupe de ses illusions et de son orgueil, ne cherchant la justice non en Dieu mais en l’accomplissement exact des œuvres de la loi, c’est-à-dire en eux-mêmes. « Ne connaissant pas la justice de Dieu, et cherchant à établir leur propre justice, ils ne se sont pas soumis à la justice de Dieu » (Rom., X, 3). Voilà l’erreur du peuple juif qui l’a conduit à sa perte et à sa déchéance. Lui-seul est coupable. C’est par leur faute qu’un grand nombre de Juifs ne sont pas arrivés au salut. Alors ils se sont heurtés contre la pierre d’achoppement. C’est bien « l’adoration d’une pensée personnelle qui a été à l’origine de leur division avec Dieu. »[1]



Le peuple juif a méconnu le caractère de la Loi et de son intention. « Jésus-Christ est la fin de la Loi » (Rom., X, 4). La Loi conduit au Christ au sens où elle finit au Christ et achemine au Christ, oriente les âmes vers Lui, l’ordonne vers Lui. La vraie science de la Loi consiste donc à regarder le temps de la Loi comme un noviciat qui prépare l’humanité à recevoir Notre Seigneur Jésus-Christ. « Dans l’intention de Dieu, la loi guidait au Christ, puis s’éliminait d’elle-même le jour où le bienfait de la justice était offert à tout croyant ».[1]  Le temps de la Loi est le temps de tutelle pour le Juif, un temps qui est désormais fini. « Aussi longtemps que l’héritier est enfant, il ne diffère en rien d’un esclave, quoiqu’il soit maître de tout ; mais il est soumis à des tuteurs et des curateurs jusqu’au temps marqué par le père. » (Gal., IV, 3). Nous sommes donc arrivés à la plénitude des temps par l’avènement de Notre Seigneur Jésus-Christ, « né sous la Loi, pour affranchir ceux qui sont sous la Loi, afin de nous conférer l’adoption. » (Gal., IV, 5)

Saint Paul nous montre alors la différence entre la justice conçue par les Juifs et la justice de Dieu. La justice de la Loi est une justice d’effort qui dépasse nos forces, une justice impuissante dont le fardeau est insupportable, une justice limitée et étroite. La justice de Dieu est au contraire une justice à la portée de tous, simple, aimable. Il n’est pas besoin d’expier le péché ou de chercher à gagner vainement le ciel. « Ne dis pas dans ton cœur ; qui montera au ciel ? […] Qui descendra dans l’abîme ? » (Rom., X, 7) puisque Notre Seigneur Jésus-Christ l’a fait pour nous. Pour être juste, il faut s’unir à Notre Seigneur Jésus-Christ. Nous n’avons qu’à vouloir, à dire et à croire, à reconnaître et à proclamer. « Si tu confesses de ta bouche Jésus comme Seigneur, et si tu crois dans ton cœur que Dieu l’a ressuscité des morts, tu seras sauvéCar c’est en croyant de cœur qu’on parvient à la justice, et c’est en confessant de bouche qu’on parvient au salut » (Rom., X, 9-10)

Ainsi la justice de Dieu ne se repose pas sur une discrimination entre les hommes selon les paroles mêmes du prophète Joël. « Quiconque invoquera le Seigneur sera sauvé. » (Joël, II, 32) Il n’y a qu’un seul Dieu qui sauve aussi bien les Juifs que les Gentils. Le salut ne prend pas en compte l’origine de l’homme, son état, son rang social ou encore son sexe. « Il n’y a plus ni Juif ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus ni homme ni femme : car tous vous ne formez qu’une seule personne en Jésus-Christ. » (Gal., III, 28) Notre Seigneur Jésus-Christ a réconcilié toute l’humanité en appelant tous à la même noblesse de la vie divine. Et c’est justement cette universalité du salut qui a étonné puis scandalisé le peuple juif. « C’était précisément cette universalité de la justice surnaturelle, nivelant tous les privilèges antérieurs dans une même grandeur commune, qui avait étonné, puis scandalisé et irrité Israël. »[1]

Mais comment ce salut peut-il être universel ? Comment le monde pourrait-il en effet connaître Dieu ? Car il est évident que tous ne l’admettent pas. Contrairement au peuple juif, le monde n’a pas été préparé à Le recevoir. Telles sont les questions que pourrait se poser le Juif. « Comment donc invoquera-t-on celui en qui on n’a pas encore cru ? » (Rom., X, 14) Par l’apostolat, nous répond Saint Paul. Mais « tous n’ont pas obéi à l’Évangile » (Rom., X, 15) comme tous les Juifs n’ont pas entendu la parole des prophètes. Cependant « la foi vient de ce qu’on entend, et ce qu’on entend vient de la parole de Dieu » (Rom., X, 17). Le salut n’est possible que pour celui qui accueille la Parole de Dieu. Et cette parole a été promulguée dans le monde entier.

La foi a pour condition extérieure la prédication entendue et la prédication a à son tour pour condition la Parole divine, c’est-à-dire l’ordre de Dieu. Et tous les moyens ont été pris pour répandre la bonne parole. Les Juifs eux-mêmes l’ont entendue. Les Apôtres ont promulgué l’Évangile à partir de Jérusalem et de Jérusalem, l’Évangile s’est répandu dans le monde entier. Aujourd’hui, quelle est la région qui ne l’a point reçue ? Les premiers à l’entendre ont été les Juifs de Jérusalem puis ceux de la Diaspora. Et c’est parce qu’ils n’ont pas entendu la Parole de Dieu que Dieu s’est détourné d’eux comme Il leur avait annoncé. La Sainte Écriture contient des prophéties qui annoncent en effet le rejet du peuple juif et ses conséquences, c’est-à-dire la vocation des Gentils et la réprobation des Juifs.

Saint Paul en appelle à Moïse. « J’exciterai votre jalousie contre ce qui n’est pas une nation ; j’exciterai votre colère contre une nation insensée. » (Deut., XXXII, 21) Moïse annonce que pour répondre à l’idolâtrie du peuple hébreu, Dieu provoquera la jalousie de son peuple en donnant son amour à un peuple de rien. Il excitera le dépit d’Israël en s’attachant à son tour à un peuple insensé, et tenu pour tel par Israël. Isaïe précise que ce peuple insensé ne l’attendait pas. « J’ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient pas, je me suis manifesté à ceux qui ne me demandaient pas. » (Is., XV, 1)

Dieu a été un père plein de tendresse. Il a cherché à attirer vers Lui ses enfants. « J’ai tendu mes mains tout le jour vers un peuple rebelle et contredisant. » (Rom., X, 21) Il n’a pas cessé d’inviter Israël et Israël l’a refusé. Son amour a été méprisé. Seul le peuple juif est coupable. Il est le responsable du divorce survenu entre Dieu et Israël…

Le rejet d’Israël n’a jamais été complet et n’est pas définitif

Le Jugement dernier
Francisco Pacheco (1564-1644)
Mais la déchéance du peuple juif n’est pas absolue. Elle n’est en effet ni universelle, ni sans compensation, ni définitive. Saint Paul nous rappelle encore qu’une minorité de Juifs a embrassé le christianisme. Lui-même était un pharisien de la tribu de Benjamin. « Non, Dieu n’a pas rejeté son peuple. » (Rom., XI, 2) Comme au temps passé, « il y a un reste, en vertu d’une élection de grâce » (Rom., XI, 5). Cette minorité forme la réserve de l’avenir. Mais ce reste ne doit pas s’en enorgueillir car Dieu seul en est la cause et non leurs œuvres. Ainsi ces Juifs ne sauraient se glorifier ni devant leurs frères déchus, ni devant la gentilité. Une minorité a été préservée de la déchéance par la grâce et la miséricorde, et non par le mérite des hommes.

La chute de tant de Juifs n’est pas non plus vaine. « Par leur faute, le salut est arrivé aux gentils de manière à exciter la jalousie d’Israël. » (Rom., XI, 11) Rejetés par les Juifs, les Apôtres se sont ouverts aux païens, et par là, ils ont créé au cœur de l’épouse délaissée un regret du passé. Un jour viendra où l’épouse reviendra comme l’enfant prodigue. Ainsi « c’est qu’une partie d’Israël est tombé dans l’aveuglement jusqu’à ce que la totalité des gentils soit entrée. Et ainsi tout Israël sera sauvé » (Rom., XI, 25) Le retour du peuple juif annoncera même la résurrection finale.

Saint Paul avertit donc les chrétiens incirconcis de ne pas s’enorgueillir de leur état. Ils ont été préférés aux Juifs mais dans l’objectif d’un retour final du peuple aimé. « Ne te glorifie pas », « garde-toi de pensées orgueilleuses ». Comme des branches mortes, les Juifs ont été retranchés de l’arbre de vie. L’olivier sauvage qu’étaient les païens a été enté et se nourrit désormais de la sève. Mais « sache que ce n’est pas toi qui porte la racine, mais que c’est la racine qui te porte » (Rom., XI, 18) Il faut donc se garder de toute présomption. Car si Dieu n’a pas épargné les branches naturelles, Il n’épargnera pas non plus les branches greffées si elles viennent à mourir. « Dieu est assez puissant pour enter de nouveau les branches naturelles » (Rom., XI, 24) 

Conclusion

Saint Paul nous révèle le véritable sens d'un fait historique. L’endurcissement du peuple juif répond à un dessein. Dieu le permet de manière provisoire jusqu’à ce que la plénitude des temps soit atteinte. Comme les Gentils, les Juifs obtiendront la miséricorde de Dieu. Le peuple juif retrouvera sa place à la fin du monde.

Quand placé dans le paradis, Adam a désobéi à Dieu, l’humanité entière s’est dérobée à la grâce divine. Dieu s’est alors tourné vers un peuple qu’Il a formé et protégé. Puis quand Dieu s’est tourné de nouveau vers l’humanité avec Notre Seigneur Jésus-Christ, ce peuple s’est montré jaloux et orgueilleux. Tout en se préservant d’une minorité parmi cette race privilégiée, Dieu a fait entrer la gentilité dans l’Église avant que les Juifs puissent la rejoindre. Ainsi, Saint Paul décrit l’histoire en quatre temps successifs : la Création, la vocation d’Abraham, l’Évangile et la fin des temps. Il nous révèle un plan qui est à la hauteur de son auteur. Dieu est au commencement, au centre et à la fin de tout. Si l’homme doit donc se glorifier, qu’il se glorifie donc en Dieu.

« O profondeur de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont insondables et ses voies incompréhensibles ! Car « qui a connu la pensée du Seigneur, ou qui a été son conseiller ? » Ou bien « qui lui a donné le premier, pour qu’il ait à recevoir en retour ? » De lui, par lui et pour lui sont toutes choses. » (Rom. XI, 33-36)

Sachons donc reconnaître dans les événements historiques ce plan divin qui à sa plénitude unira à Dieu Juifs et non Juifs. Ne nous enorgueillissons pas de notre état. Les événements de l’histoire du peuple juif ont été écrits et nous ont été transmis pour nous éclairer. Ce sont des leçons de choses que nous devons prendre en compte et que nous devons méditer. La Sainte Écriture nous révèle la volonté et la sagesse de Dieu.

Référence
[1] Dom Paul Delatte, Les Épîtres de Saint Paul, replacées dans le milieu historique des Actes des Apôtres, Tome I, 1928.

samedi 29 août 2015

Abraham, le père de la foi ?

Abraham est le père de la foi. A ce titre, on présente parfois les Chrétiens comme les frères des Juifs selon la foi, unis par des liens spirituels. On n’hésite pas alors à rapprocher le christianisme du judaïsme. Ce discours peut troubler les âmes. Si les Juifs et les Chrétiens sont frères, comment alors pouvons-nous expliquer l’attitude de l’Église depuis deux mille ans ? Leur séparation ne serait-ce qu’une dispute familiale comme nous en voyons souvent dans l’histoire ? Ce ne serait qu’une brouille transmise de génération en génération, de malentendus en malentendus ? 

Cette interprétation hâtive et incohérente est sans fondement. Pour y voir plus clair, interrogeons la Sainte Écriture. Elle est œuvre divine, écrite pour notre enseignement, si nous la regardons avec les yeux de la foi. « Qu’est-ce qu’enfin que l’Ancien Testament sinon le voile du Nouveau ? Et qu’est-ce que le Nouveau Testament, sinon la manifestation de l’ancien ? »[1] Nous savons que l’Ancien Testament annonce de manière cachée le Nouveau Testament qui lui-même est l’accomplissement de l’Ancien Testament. Par conséquent, par la Sainte Écriture, Dieu nous fait saisir le véritable sens de la filiation de la foi.

La double postérité d’Abraham

Dans La Cité de Dieu, lorsqu’il aborde l’histoire sainte, Saint Augustin revient longuement sur Abraham et sur les promesses qu’il a reçues de Dieu. La première de ces promesses comporte deux parties. L’une lui annonce que sa race possédera la terre de Canaan et qu’il est établi comme « chef d’un grand peuple ». L’autre est « beaucoup plus excellente » (Livre XVI, XVI) : « en toi toutes les tribus de la terre seront bénies. » Cette promesse annonce ainsi deux paternités. Abraham sera 
  • le père du seul pays d’Israël, « car c’est ce peuple qui a possédé cette terre. » (Livre XVI, XVIII) ;
  • le père de toutes les nations qui Lui demeureront fidèles. 
Sa postérité n’est donc pas seulement de l’ordre de la chair mais également de l’esprit. Ainsi Abraham est-il appelé notre père comme le rappelle Saint Etienne. « Le Dieu de gloire apparut à Abraham, notre père. »

« Et je te rendrai ta postérité nombreuse comme les grains de sable de la terre. » (Livre XVI, XXI). Saint Augustin voit dans ce verset une hyperbole, qui s’emploie quand « le signe est beaucoup plus grand que l’objet signifié » (Livre XVI, XXI). La postérité d’Abraham est en effet plus grande que la postérité selon la chair. Elle est non seulement « la postérité d’Israël, mais aussi celle qui vit et doit vivre à l’imitation de sa foi, entre toutes les nations de la terre » (Livre XVI, XXI).

Certes, cette multitude est aussi vraie au sens de la postérité de la chair. Le peuple juif s’est répandu et « s’est accru jusqu’à remplir presque toutes les parties du monde » (Livre XVI, XXI). Mais la promesse précise qu’elle sera valable jusqu’à la fin des siècles. Faut-il entendre cette expression par « éternellement » ou par le temps futur ? 

Abraham n’a pourtant qu’un seul héritier, Eliezer. Sans-doute pour dissiper ses inquiétudes, intervenant de nouveau, Dieu lui rappelle qu’une postérité innombrable lui est promise. Puis dans une nouvelle promesse, il précise la nature de cette multitude. Elle n’est plus comparée aux grains de sable mais aux étoiles du ciel. « C’est plutôt cette promesse qui lui annonce une postérité destinée à la gloire des béatitudes célestes » (Livre XVI, XXIII). Et « Abraham crut à Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice » (Rom., IV, 3). Comme le souligne Saint Paul, Abraham n’était pas encore circoncis et donc lié à l’ancienne alliance. Abraham n’est donc pas uniquement le Père des circoncis mais aussi le Père des incirconcis.

Le changement de son nom manifeste son nouveau rôle. Il ne sera plus appelé « Abram », qui signifie « père illustre » mais « Abraham ». Dieu lui en donne la raison : « c’est moi, mon alliance est avec toi ; et tu seras le père d’une multitude de nations. Ton nom ne se sera plus Abram, mais Abraham ; parce que je veux accroître ta puissance et t’élever sur les nations, et des rois sortiront de toi. Et j’établirai mon alliance entre moi et toi, entre moi et tes descendances ; et cette alliance sera éternelle, afin que je sois ton Dieu et celui de ta race après toi. » (Gen., XVII, 1) 

Isaac, le fils de la promesse

La Répudiation d'Agar

Ricci Sebastiano (1659-1734)
Dieu annonce à Abraham la naissance d’Isaac en qui Il lui renouvellera sa promesse. Sara, qui signifie « ma princesse », sera désormais appelée Sarah, c’est-à-dire « vertu ». Elle sera la mère du fils de la promesse en dépit de sa stérilité due à son grand âge. Pour assurer sa descendance, Abraham avait pris auparavant Agar, l’esclave de Sarah, et d’elle, il eut un fils, Ismaël. Plus tard, elle sera chassée avec son fils Ismaël.

Conformément à la Sainte Écriture et à la Tradition, nous voyons dans les épouses d’Abraham la figure des deux alliances. Sarah, son épouse libre, représente la Jérusalem céleste et figure le Nouveau Testament. Agar figure l’ancien Testament. Dieu prédit l’avenir de ses deux enfants, Isaac, fils de la femme libre et Ismaël, fils de la femme esclave. « C’est en Isaac que ta postérité aura son nom. » Dieu ajoute : « et le fils de l’esclave, je l’établirai chef d’une grande nation, parce qu’il est ta postérité. »(Gen., XXI, 12) 

Comment pouvons-nous comprendre la promesse relative à Isaac ? En reprenant les paroles de Saint Paul, Saint Augustin en donne une explication. « Les véritables fils d’Abraham sont les fils de la promesse. » (Rom., IX, 8) Ce n’est pas en effet selon la chair que l’homme appartient à la postérité d’Abraham. « Pour être de la postérité d’Abraham, les fils de la promesse ont leur nom en Isaac ». Ils « se réunissent au Christ à l’appel de la grâce. » (XVI, XXXII) 

Abraham reçoit en effet la promesse après avoir obéi à Dieu qui lui avait demandé de sacrifier Isaac, le fils de la promesse. Par son obéissance, il a montré une foi sincère à cette promesse. « C’est par la foi qu’Abraham s’élève, quand il est éprouvé en Isaac » (He., XI, 17). Tout cela est une figure de ce qui est arrivé en Notre Seigneur Jésus-Christ. Un bélier embarrassé par ses cornes dans un buisson remplacera Isaac et sera sacrifié. Cet holocauste figure le sacrifice du Christ. « J’ai juré par moi-même, dit le Seigneur ; puisque tu as fait selon ma parole, et n’as pas épargné ton fils bien-aimé, pour l’amour de moi, je te comblerai de bénédictions, et je multiplierai ta postérité autant que les étoiles du ciel et les grains de sable des rivages de la mer. Et ta postérité possédera en héritage les villes ennemies ; et dans ta race seront bénies toutes les nations de la terre, parce que tu as écouté ma parole. » L’holocauste est ainsi suivi de la confirmation par serment de la vocation des Gentils dans la postérité d’Abraham. Nous ne sommes plus en effet de l’ordre de la promesse mais du serment.



Abraham et le sacrifice d'Isaac

Le Dominiquin (1628-29)
De tous les enfants d’Abraham, seul Isaac reçoit l’héritage, c’est-à-dire la promesse divine. Seuls les fils selon la promesse ont en effet droit à l’héritage céleste. Saint Augustin voit dans les autres enfants la figure des Juifs charnels. Car les enfants de Dieu ne sont pas les enfants selon la chair mais les fils de la promesse. Car ce n’est pas par la chair que nous devenons enfants de Dieu mais uniquement par la grâce

Cette filiation par l’esprit et non par la chair se retrouve dans la naissance d’Isaac. Le fils de la promesse ne vient pas en effet par génération, c’est-à-dire par un acte pleinement naturel, mais par l’intervention de Dieu, par un miracle. Saint Augustin y voit l’image de la vocation des Gentils qui doit s’accomplir « non par génération, mais par régénération » (Live XVI, XXVI). 


Le signe de l’alliance

Pour marquer cette alliance, Dieu instaure la circoncision. « Tel sera le signe de l’alliance qui est entre vous et moi. » Le commandement de la circoncision touche tous les fils d’Abraham, y compris ceux qui sont issus de l’esclave. « C’est la preuve que la grâce est pour tous. » (Livre XVI, XXVI) Que figure en effet la circoncision ? Elle est « la nature dépouillée de sa vieillesse et renouvelée » (Livre XVI, XXVI). Elle est une figure de ce qui doit arriver. 

La circoncision est le signe d’une renaissance. Elle nous renvoie donc vers une mort. Elle nous renvoie en effet à une première alliance qui se manifeste dans une parole : « le jour où vous en mangerez vous mourrez de mort. » Par sa désobéissance, Adam a violé cette alliance. 

Toute alliance nécessite une loi. Il n’y a pas non plus de prévarications sans loi comme le rappelle Saint Paul. Si tous les hommes sont tenus comme pécheurs, cela signifie donc qu’ils sont tous assujettis à une loi et qu’ils sont tous coupables d’infraction à cette loi. La première alliance a été violée par Adam. Or les enfants sont innocents de toute négligence envers eux-mêmes. L’alliance divine n’est donc pas violée par eux-mêmes mais en lui. Ils ne l’ont pas rompue « par l’emploi propre de leur vie mais selon l’origine commune du genre humain ». Ils « ont tous enfreint l’alliance de Dieu, dans la personne de ce premier homme en qui ils ont péché. » (Livre XVI, XXVII) C’est parce que le père de l’humanité a trahi cette alliance que la mort est entrée dans le monde. 

Les fils selon la chair et selon la foi

Rebecca, l’épouse d’Isaac, reçoit aussi une promesse de Dieu : « deux nations sont dans ton sein, et deux peuples, sortis de tes flancs, se diviseront ; et l’un surmontera l’autre, et l’aîné sera soumis au plus jeune. » (Gen., XXV, 23) Ésaü, l’aîné, sera supplanté par Jacob. Cette prophétie s’est accomplie dans la race des Édomites, dits encore Iduméens, et dans celle du peuple d’Israël. « Il est toutefois plus probable que cette prophétie […] a un sens supérieur. » (Livre XVI, XXXVI) Qui maudira Jacob sera maudit, qui le bénira sera béni. Dans un songe, Dieu renouvelle à Jacob la promesse qu’il a faite à Abraham et à Isaac. « L’aîné est le type des juifs, et le jeune, celui des chrétiens. » (XVI, XLII)

Aux approches de la mort, Jacob bénit ses enfants. A Juda, il dit : « Juda, tes frères te glorifieront. Ta main s’appesantira sur le dos de tes ennemis ; les fils de ton père t’adoreront. Juda est un jeune lion ; tu t’es élevé, mon fils, dans ta sève vigoureuse ; tu t’es couché pour dormir comme le lion et le lionceau ; qui te réveillera ? Le sceptre ne sortira point de la maison de Juda, et les chefs issus de ta race ne manqueront pas jusqu’au jour de l’accomplissement des promesses. Il sera l’attente des nations, attachant à la vigne son poulain et le petit de son ânesse. Il lavera sa robe dans le vin, et son vêtement dans le sang de la grappe. Ses yeux sont rouges de vin, et ses dents plus blanches que le lait. » (Gen., IL, 8-12)

Saint Augustin voit dans cette bénédiction la figure du Christ. L’expression « sommeil » annonce sa mort. Le terme « élevé » pourrait signifier le genre de mort et rappeler la croix. Les termes de « couché » et « dormir » figurent sa sépulture. Le terme de « lion » atteste sa puissance. Le « vin » est l’annonce de son sang comme l’expression « sang de la grappe » le souligne. Sa robe lavée dans le vin et son vêtement purifié par le sang représentent l’Église. Les yeux rougis de vin rappellent le psaume « que la coupe de ton ivresse est belle ! » (Ps, XXII, 5), c’est-à-dire ses fidèles enivrés de l’Eucharistie. Les « dents plus blanches que le lait » sont les paroles des Apôtres. « C’est donc en lui que reposaient les promesses faites à Juda » (Livre XVI, XLI). « Et lui-même est l’attente des nations. »

C’est Isaac, le plus jeune, qui reçoit la bénédiction de son père. L’aîné s’en émeut légitimement. Il croit à une méprise de son père. Mais Jacob persiste. « Celui-ci sera l’auteur d’un peuple et s’élèvera en puissance. Mais son jeune frère sera plus grand que lui ; et de lui va descendre une multitude de nations. » (Gen., XLVIII) Contrairement aux droits coutumiers, tirés de la nature, ce n’est pas l’aîné qui reçoit l’héritage. Les fils de la promesse ne sont pas les fils selon la chair. Nous avons encore deux promesses distinctes, l’une annonçant le peuple d’Israël, filiation selon la chair, et l’autre toutes les races de la terre, filiation selon la foi.

Conclusion




Dieu promet à Abraham un héritage à sa postérité, le peuple d’Israël, selon la chair, et toutes les nations, selon la foi. Cette promesse a été renouvelée dans ses fils selon des principes qui ne répondent pas aux coutumes humaines mais bien à la volonté de Dieu. C’est en ce sens qu’Abraham est père du peuple juif selon la chair et des chrétiens selon la foi. La circoncision, qui marque la filiation charnelle, est aussi le signe de la nécessité d’une renaissance et nous renvoie au péché originel. L’épreuve à laquelle est soumise Abraham révèle la cause de la justification. C’est bien par la foi rendue manifeste par son geste qu’il est justifié. La Cité de Dieu est bien fondée sur la foi et non selon la chair. Elle annonce aussi le sacrifice de Notre Seigneur Jésus-Christ, préalable à cette renaissance. Les prophéties restent cependant encore voilées sur le Messie. 


Abraham et Isaac entourés

de Melchisédech (à gauche) et de Moïse(à droite). 

Cathédrale de Chartres, portail Nord.


Comme le souligne Saint Augustin, le point important à retenir des promesses divines est la distinction entre deux peuples, l’un selon la chair et l’autre selon la foi, et leur accomplissement respectivement dans le peuple d’Israël et dans l’Église. Cela est si important qu’il parlera de Moïse très rapidement et en référence avec les promesses données à Abraham. La fuite d’Égypte, l’errance dans le désert manifeste l’accomplissement de la promesse de Dieu à l’égard des fils de la promesse selon la chair. Les événements et l’établissement de la loi mosaïque contiennent aussi des « figures des choses à venir » et la « figure si réelle du Christ» (Livre XVI, XLIII). La Cité de Dieu est fondée sur les promesses qui font appel à la foi, promesses qui ont trouvé leur accomplissement dans le Christ. 

Les Juifs et les Chrétiens ne sont donc pas de la même nature de filiation. Ce ne sont donc pas des frères en dépit d’un passé dont les Chrétiens sont les successeurs légitimes. Cette différence de nature manifeste tout le drame des Juifs et leur malheur. Elle révèle le sens profond d’une réalité que nous ne devons pas voiler, réalité que Dieu Lui-même nous a annoncée par les prophéties bibliques. « A tous ceux qui l’ont reçu, à ceux qui croient en son nom, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, enfants qui ne sont pas nés de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu. » (Jean, I, 12-13) 


[1] Saint Augustin, Cité de Dieu, Livre XVI, XXVI. Toutes les citations, sauf avis contraire, proviennent de La Cité de Dieu, trad. du latin de L. Moreau, revu par Jean-Claude Eslin, éditions du Seuil, 1994.