L’idée de l’homme machine
n’est pas nouvelle. Elle prend forme à partir du XVIIIe siècle avec Jean Onffray de la Mettrie (1709-1751).
Jusqu’à nos jours, ce philosophe médecin a été peu apprécié et finalement
oublié. Or, depuis le début de notre siècle, des auteurs veulent le
réhabiliter, le considérant comme le défenseur de la tolérance et de la
rationalité[1],
voire l’égal de Galilée et de Darwin[2].
Il est surtout un athée convaincu…
Avant de connaître sa pensée, nous allons d’abord chercher à le connaître…
Onffray de la Mettrie, un médecin
et un écrivain
De retour à Saint-Malo, sa
patrie d’origine, il exerce la médecine et écrit des essais dont l’un fait
l’objet de critiques de la part de médecin dont Jean Astruc (164-1766),
titulaire de la chaire de médecine au Collège de France depuis 1731. La Mettrie
répond à ses objections en attaquant avec arrogance les chirurgiens qu’il juge
incultes. Plus tard, il écrit une pièce satirique La faculté vengée, dans
laquelle il règle ses comptes avec Astuc, alias le personnage Savantasse,
modèle du médecin vaniteux, fourbe et sans pratique. En 1743, il publie un
ouvrage intitulé Observations de Médecine pratique, qui recueille ses
observations sur une épidémie de choléra qui sévit en Bretagne alors qu’il
exerce dans un hôpital.
Un philosophe en fuite
Fin 1746, La Mettrie fuit le
royaume de France pour rejoindre la tolérante Hollande, qui, pourtant, à son
tour, le rejette après la publication de L’Homme machine, bien qu’il n’ait
pas hésité à renier la paternité de ce livre. Notons que dans cet ouvrage, il
raille notamment le célèbre médecin suisse Albrecht Haller qui devient aussi l’objet
d’un de ses pamphlets, intitulé Le petit homme à la longue queue,
publié en juin 1747 Il le peint comme un homme libertin, hypocrite et faux
savant.
Un philosophie menant belle
vie
Mais, La Mettrie néglige ses
obligations de médecin, notamment auprès d’un maréchal, et lorsqu’il se rend à
son chevet sur demande pressante et menaçante de Frédéric II, il commet un mauvais
diagnostic. Néanmoins, il continue d’écrire et publie Ouvrage à Pénélope, gros
pamphlet érigé contre les médecins. Et ses œuvres se poursuivent
inlassablement, allant au-delà de toute morale. Dans L’art de jouir ou l’école de la
volupté, La Mettrie touche à un « hédonisme naïf d’après lequel la raison devrait être soumise à la
volupté, le bonheur physique dédommageant de bien des déboires. »[10]
Enfin, La Mettrie meurt en
avalant un pâté de faisan, sans-doute avarié…
Onffray de la Mettrie, une
plume habile guidée par la vanité de l’auteur
Ce n’est pas un hasard si
son premier ouvrage s’intitule Essais sur l’esprit et les beaux esprits,
dans lequel il décrit des portraits, plus ou moins critiques, d’écrivains de
son temps. Il témoigne de ce « bel
esprit » tel qu’il est entendu au XVIIIe siècle, esprit de pénétration, d’ironie et de vanité. Il est aidé d’un style et d’un verbe éloquents et
admirables et d’une imagination impétueuse, comme nous le témoignent
Maupertuis et Frédéric II. Il « s’est
plu lui-même à jouer avec l’écriture, à manier l’ironie, à publier sous divers
masques des essais […], qui se
contredisent par endroits ou s’en prennent apparemment à ses propres ouvrages,
peut-être suivant l’adage moderne que toute publicité, même adverse, serait de
la bonne publicité. »[12]
Tout est aussi bon pour susciter la
curiosité de ses lecteurs. Est-ce pour cette raison que son goût pour la provocation est peu
commun ? Est-ce par provocation qu’il se plaît à être grossier, sans
pudeur ? Son art est assez singulier mais il ne peut cacher ses sottes
plaisanteries. Comme le regrette Maupertuis, il ne sait pas mettre des limites à sa fureur d’écrire…
La Mettrie connaît les pratiques
qu’utilisent les libertins pour dire la vérité sans l’écrire, défendre son
opinion tout en voulant l’attaquer, persifler leurs adversaires par la louange
et le badinage. Il utilise le ridicule pour se moquer de ceux qui osent se
prendre à ses écrits. Il ne réfute pas sérieusement ses adversaires mais
utilise plutôt le mépris et la raillerie.
Une plume à l’image d’un
homme bien peu philosophe
Son
exercice de la médecine est en outre assez réduit. Il
le néglige assurément pour écrire et répondre aux objections, pour attaquer par
la plume ceux qui le dérangent. Or, selon Voltaire, « il est le moins habile de la terre dans la pratique : aussi, grâce
à Dieu, ne pratiquait-il pas. »[15]
Cependant, faut-il croire à ce « philosophe »
dont le sentiment varie selon son
humeur ? Mais il est remarquable de le voir se prendre si
vigoureusement et âprement contre les autres médecins, critiquant leur
ignorance et leur charlatanisme dans de violentes satires. Ses critiques et ses
polémiques portent aussi sur les philosophes de son temps.
Un homme qui veut
plaire ?
Cette volonté de se montrer
dans ses écrits, alors qu’il doit se déguiser dans ses livres et les rendre
anonymes pour échapper aux condamnations, reflète très probablement une grande
vanité de l’homme. Il est donc assez ironique de le voir ainsi s’afficher quand
il raille la vanité des médecins charlatans !
Notons enfin que ses œuvres
peuvent paraître ambigües et sournoises
car s’il veut plaire, il doit aussi être prudent pour éviter les peines et les
condamnations, ce qui implique de nombreuses ambiguïtés et contradictions. Il évite
d’afficher ses pensées, les déguisant sous divers masques.
Conclusion
Avant d’aborder sa pensée,
il est toujours intéressant et instructif de connaître l’homme. La frénésie d’écrire sous différents
masques, par prudence ou par jeu, son art de la provocation, par goût ou par
vanité, ou encore « ses hardiesses
tapageuses »[18]
témoignent d’un esprit sûr de lui-même,
peu respectueux de la bienséance et de toute moralité, ne cherchant qu’à se plaire et à se livrer à ses propres
passions. Sans-doute, cherche-t-il à jouir de tous les plaisirs, y compris
celui de railler son prochain ?
La Mettrie représente
probablement le libertin du XVIIIe siècle, ce personnage de salon qui plaise à
ses hôtes par leur hardiesse, leur sottise et leurs critiques acerbes, balayant
la foi et la morale par un verbe sarcastique. Ce bouffon des temps modernes ne
peut guère autrement s’il veut vivre de leurs subsides en toute liberté. Mais
comme il le dit lui-même, il est conscient que tout cela n’est qu’illusion.
Enfin, son style passionné
et ses dérisions révèlent un esprit
fondamentalement matérialiste, qui se moque même de sa raison. « Est-ce la raison qui pense, ou la main qui
démange ? La pensée étant comme l’effet d’une machine, il ne reste plus au
philosophe qu’à rire de ses tribulations. »[19]
Si tout ne résulte que d’un mécanisme, alors, tout est ironique, ridicule et
méprisable. Rien n’est sérieux. Tout est
finalement permis…
Notes et références
[1] Voir par exemple La
Mettrie (1709-1751), le matérialisme converti, Simone
Gougeaud-Arnaudeau, L’Harmattan, juillet 200. L’auteur est membre de l’Union
rationaliste.
[2] Voir De
l’âme éternelle au cerveau des plaisirs, Régis Duveauferrier, Science
& Philosophie, mars 2021, édition YellowConcept.
[3] Voir Du
caractère médical de l’œuvre de la Mettrie, Paulin de Vezeaux de Lavergne, thèse à la
faculté de médecine et de pharmacie, tenue en 1907, édition de l’Université de
Lyon, archive.org.
[4] Voir Émeraude,
juin 2021, article « La conception mécaniste du corps : méthode ou
philosophie, modèle ou réalité ? ».
[5] Frédéric II, lettre
du roi à Maupertuis, janvier 1748, dans Vie
de Maupertuis, Angliviel de la Beaumelle, CVII, 1857.
[6] Frédéric II, lettre
du roi à Maupertuis, CV.
[7] Maupertuis, lettre de
Maupertuis au roi, 19 octobre 1748,
CXXXII.
[8] François Labbé, Un
voyage littéraire en Bretagne, volume 1, chapitre Julien Onffray de La
Mettrie, le sulfureux philosophe, Fanch Babel éditeur, 2018.
[9] Maupertuis, lettre de
Maupertuis au roi, 26 janvier 1750, CLV.
[10] François Labbé, Un
voyage littéraire en Bretagne, volume 1.
[11] Ann Thomson, La Mettrie,
l’écrivain et ses masques dans Dix-huitième siècle, n°36, 2004,
Femme des Lumières, www.persee.fr.
[12] Ann Thomson, La
Mettrie, l’écrivain et ses masques.
[13] Assézat,
introduction, L'Homme machine, La Mettrie, 1865, libraire-éditeur Frédéric
Henry, gallica.bnf.fr.
[14] Diderot, cité dans Discours
sceptique et art de jouir chez La Mettrie, Anne Léon-Miehe, dans Matérialisme
et passions, ENS Éditions, 2004, books.openedition.org, accessible le
06 juin 2021.
[15] Voltaire, Mémoires
de Voltaire
[16] La Mettrie, Œuvres
philosophiques, Système d’Épicure, LXXVII, 1796, II, 39, fr.wikisource.org.
[17] La Mettrie, Discours
sur le bonheur dans La Mettrie, l’écrivain et ses masques, Ann Thompson.
[18] Aram Vartanian, La
philosophie selon La Mettrie, dans Dix-huitième siècle, n°1, 1969, www.persee.fr.
[19] Anne Léon-Miehe, Discours
sceptique et art de jouir chez La Mettrie, booksedition.org,
dans Matérialisme
et passions, Pierre-François Moreau, Ann Thomson, ENS éditions 2004.
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