"Nos lois doivent évoluer",
s’exclament bien fort de nombreuses voix, empreintes d’une étrange autorité.
Elles doivent garantir non seulement la liberté mais aussi l’égalité, nous
affirment-elles. Par conséquent, elles doivent se montrer plus respectueuses
des différences et les protéger, notamment contre le conformisme social et les
préjugés. Chacun doit finalement pouvoir vivre selon son bon plaisir tant
qu'il ne perturbe pas l’ordre social. C’est ainsi que des mœurs
autrefois interdits sont désormais autorisés. Il est même défendu de les
condamner. Désormais protégées par les lois, elles peuvent s’étendre en toute
quiétude. La loi change ainsi les mœurs.
Comme les lois se transforment, les mœurs
doivent évoluer, nous affirment encore ces mêmes voix enchanteresses. Rien
n’arrête leur audace. Il est temps d’en finir avec une morale désuète,
rajoutent-elles. Elles est héritée du passé et pourfendeuse de liberté. Les
règles qui régissaient les comportements d’hier n’ont plus de sens,
déclarent-elles avec la même certitude. Il est temps aux hommes de vivre selon
leur bon vouloir tant qu’ils ne perturbent la tranquillité de leurs
contemporains. Et c’est ainsi que tranquillement, sous leurs auspices,
la société s’égare dans de dangereux chemins. Pourtant, la même société se
plaint de l’indiscipline des plus jeunes, l’incivisme qui grandit, de la
violence qui monte. Les signes du désordre se multiplient autour de nous dans
un effroyable silence.
Se complaisant dans leur tranquillité
illusoire, dans un confort fragile, nos contemporains semblent ne point
comprendre le danger qui s’approche. Ils ont oublié les leçons de l’histoire.
Pourtant, elles suffiraient à faire taire les voix perfides et à ramener de
l’ordre dans une société dont les fondements craquellent sous nos yeux…
Nos comportements ne doivent-ils répondre
qu’à notre bon vouloir ? Nos mœurs peuvent-elles se livrer à nos
plaisirs ? Le respect de la loi est-elle la seule contrainte qui doit
encadrer notre façon de vivre ? Toutes ces questions ont déjà eu leur
réponse. Ce sont des inquiétudes fortes anciennes qui ont
touché tous les temps. Et finalement, cette réalité historique soulève à son
tour une autre question, sans-doute la plus essentielle : la morale
est-elle universelle ?...
La morale et les dieux
de l’Olympe
Homère |
Quand nos pas nous emportent dans ce temps
si lointain qu’est l’antiquité, nos regards se tournent inévitablement
vers l’univers héroïque d’Homère, un univers dans lequel les dieux
et les déesses se livrent à des aventures bien peu morales à notre goût. Ils
agissent selon leurs bons plaisirs, cherchant à contenter leur colère, servir
leurs passions ou encore assouvir leur vengeance. Nous voyons les
hommes exposés à leur injustice et à leur puissance redoutable. Les
histoires mêlant ainsi le ciel et la terre reflètent une incessante violence.
Mais derrière la guerre de Troie, les travaux d’Hercule ou encore le voyage
d’Ulysse, se manifestent de nombreuses vertus comme le courage, la patience et
la prudence, mais aussi les châtiments des dieux à l’égard de l’infidélité et
de l’irrespect à leur égard. L’histoire est enfin le lieu d’actes héroïques qui
révèlent de grandes vertus morales.
Dans ces aventures homériques, nous
rencontrons quelques préceptes moraux sous la forme de
conseils et d’obligations divines. « Pour l'homme sensible et généreux,
un étranger, un suppliant est un frère »[8] car il est envoyé par les dieux. Il s’y
cache en fait la crainte d’offenser les dieux et
d’en subir un châtiment. Notre comportement n’est pas livré à nous-mêmes et
n’est pas sans conséquence. Nous sommes bien loin de l’adage : « fait
ce qu’il te plait ». Rappelons que nous sommes au VIIIe avant
Jésus-Christ !
Dans les aventures d’Homère, nous voyons
notamment deux types d’hommes, ceux qui se laissent emportés par leurs passions
et agissent sans savoir ce qu’ils font, et ceux qui les maîtrisent en les
soumettant à la raison. Ainsi, le héros est celui qui agit avec discernement et
équilibre. Le bien consiste à agir de manière à remplir
pleinement sa destinée en restant dans les limites de sa condition, sans se
laisser aveugler par les sentiments et les passions. Le bien ne
consiste donc pas dans une valeur, qu’elle soit dans la finalité de l’action ou
dans les moyens mis en œuvre. Il consiste en la maîtrise de soi.
« Le mal, c'est l'aveuglement qui nous fait méconnaître ces limites,
les transgresser et qui nous rend ainsi coupables de violence ou
d'orgueil »[1]. Le
mal est désordre, le bien, l’harmonie avec l’ordre par la soumission de
l’affective à la partie rationnelle de l’homme, la soumission de l’homme dans
l’ordre naturel. Ainsi, les héros demandent aux dieux, non une bonne
conduite mais le succès, et ces derniers réclament obéissance et respect. Car
finalement, tout dépend d’eux.
Enfin, une action fait l’objet de
répréhension, de condamnation en raison de ses conséquences sur la cité.
L’enlèvement de Chryséis par Agamemnon devient punissable au moment où Apollon
se venge sur les Grecs, jouant son rôle de protecteur. Ainsi, l’action
se juge selon ses seules conséquences.
Hésiode |
La morale selon
l’expérience d’Hésiode
Un autre ouvrage de la même époque,
semble-t-il complètement différent, mérite une plus grande considération. Il
est en effet peu connu. Il s’agit d’un poème, intitulé Travaux et
des jours [9]. Son auteur est Hésiode. Paysan de Béotie, il
donne des conseils pour vivre dans la tranquillité, loin des tourments de son
monde. Il insiste sur la valeur du travail et sur les vertus. Le poème comporte
ainsi un ensemble de leçons tirées de sa propre expérience. « Ce
qui frappe en effet chez Hésiode et qu’on ne trouve guère, surtout dans
Illiade, c’est la gravité forte du sentiment moral, c’est un effort pour faire
servir les enseignements de l’expérience à la découverte d’un principe qui puisse
être justifié universellement. »[2] De son expérience sortent en effet des
principes moraux qui se veulent intemporels et valables partout. En le
lisant, il nous semble encore bien d’actualité, en dépit des vingt-neuf siècles
qui nous séparent d’Hésiode !...
En s’appuyant sur son expérience, Hésiode
donne des conseils pour éviter les maux et les tourments de cette vie,
c’est-à-dire la nécessité de travailler, les souffrances et les maladies, sans
oublier la « cruelle vieillesse ». Or, le temps n’a pas
toujours été ainsi. Hésiode nous décrit les différents âges de l’histoire de
l’humanité, notamment l’âge d’or, où l’homme vivait comme un dieu, où la mort
était un doux sommeil. La misère a commencé au moment où les hommes ont désobéi
aux dieux et refusé de leur donner un culte. Ils sont devenus violents et
brutaux. Les héros ont représenté un espoir. Par leur justice et leurs vertus,
ils ont accédé à la bienheureuse éternité. Mais le temps des héros est révolu.
La sagesse consiste à reconnaître la
toute-puissance de Zeus et à se conformer à ses lois. Comme le rossignol demeure impuissant dans les griffes
de l’épervier, l’homme l’est encore plus dans les mains des dieux. Il doit être
conscient de ses faiblesses, et par conséquent se montrer prudent, modéré et
équitable pour éviter les calamités du ciel. Il faut vivre selon le
regard de Zeus et craindre sa colère. Car par ses châtiments, il punit la
violence, le mensonge et toute sorte d’iniquité. La justice est donc le
plus précieux des biens.
Finalement, le sage est celui qui
agit en songeant aux conséquences de ses actions et en vue des avantages
qu’elles procurent. Sa sagesse provient de la connaissance des lois de la
nature par l’observation, lois auxquelles il faut se conformer intelligemment.
La richesse et la tranquillité en seront alors les récompenses. L’obéissance
aux dieux et à l’ordre de la nature, le respect à leur égard ainsi que le culte
qui leur dû sont ainsi des conditions nécessaires au bonheur. Nous retrouvons
finalement la morale d’Homère.
Après avoir défini les règles de justice,
Hésiode propose le travail comme moyen de les conserver et de préserver l’homme
des calamités et de la pauvreté.
La poésie révèle une certaine nostalgie et
dénonce un déclin moral, notamment l’iniquité des juges et la corruption
marquée par l’injustice, l’impiété et les vices. L’abondance et la paix
découlent de la justice qui est prodiguée dans la cité. Selon Léon
Robin, elle révèle une évolution dans l’ordre qui s’achève au VIe siècle en
Grèce. Le droit familial régi par la loi divine et dont le chef de la famille
est à la fois le garant et l’interprète laisse sa place au droit de la cité.
Les infractions sont désormais imputables à l’individu en tant que membre de la
cité. En outre, la loi étant écrite doit être connue de tous. La justice est
alors applicable à tous et concerne la totalité des affaires humaines.
La morale selon
l’expérience des sages législateurs
Solon |
Hésiode n’est pas le seul témoignage
d’une morale qui se veut universelle tout en étant tirée de
l’expérience humaine. Nous le trouvons aussi dans la sagesse antique qui
s’exprime au travers de maximes moraux auxquels traditionnellement nous
attribuons la paternité à un groupe de sages de la Grèce. L’un des plus connus
est Solon [3].
Vivant au VIe siècle avant Jésus-Christ,
Solon est un Athénien surtout connu pour avoir mis fin aux désordres politiques
et sociaux dans sa cité en instaurant un équilibre des pouvoirs au sein de sa
ville au moyen d’une législation réputée sage.
Solon fait partie d’un groupe connu sous
le nom des sept sages de Delphes[4], dont leur sagesse s’exprime sous forme de
proverbes et de maximes pratiques, provenant de leur expérience sociale et
politique. Selon Platon [5], ils se seraient réunis à Delphes pour offrir leurs
devises au dieu Apollon, telles que « connais-toi toi-même »
ou encore « rien de trop ». Nous pouvons en citer
d’autres : « ne mens pas, dit la vérité » ; « respecte
tes amis » ; « rends ce qu'on t'a confié » ;
« ce que tu projettes de faire, ne le dis pas, car si tu ne réussis
pas, on rira de toi » ; « n'embellis pas ton extérieur ; c'est
par ton genre de vie qu'il faut t'embellir » ; « cache
ton bonheur pour éviter de provoquer la jalousie » ; « réfléchis
à ce que tu fais », « adolescent, applique-toi à l'action,
vieillard, à la sagesse » ; etc. Toutes ces maximes
intéressent en fait la vie sociale de l’individu ou encore ses rapports avec
les autres.
La sagesse se présente finalement
comme un ensemble de préceptes pratiques et évidents, nécessaires pour
la tranquillité de la cité. L’antiquité semble apprécier cet ensemble de
préceptes moraux sous forme de formules brèves. Au bord des routes, une tête de
Mercure surmontant les bornes semble dire aux passants ces belles
devises : « voyageurs, chemine en pensant à la justice. »
ou encore « honore l’espérance, marche à ton but sans crainte. »
Il n’y a ni raisonnement ni justification. Ces maximes s’imposent
à tous naturellement et de manière objective. Aujourd’hui encore, nous
pouvons les faire nôtres.
Les sages de Delphes sont le plus souvent
des législateurs comme Solon, Bias de Priène, Pittacos de Mytilène, etc. Ils
sont surtout désignés ainsi en raison des lois qu’ils ont instaurées et pour
leur jugement. Par leur législation, ils ont mis de l’ordre et de la paix au
sein de leur cité. Les maximes sont ainsi héritées de leur
expérience politique et leur responsabilité dans la vie sociale. Leur
sagesse révèle finalement leur connaissance profonde des hommes vivant
en société. Ce n’est ni discours ni raison. De simples maximes qui
s’imposent clairement…
Le fait de réunir les sages de cités
grecques différentes dans un même groupe n’est pas anodin. Il manifeste la
qualité d’universalité de leur sagesse. Ils représentent en quelque sorte
la « sagesse des nations »[6]. En outre, selon de nombreux témoignages, souvent
imaginaires, ces sages auraient voyagé en Égypte. Ce pays est en effet présenté
comme le lieu par excellence de la sagesse. Nous trouvons déjà la trace dans
les récits historiques d’Hérodote. Après une visite dans cette région au Ve
siècle avant Jésus-Christ, cet historien nous décrit la civilisation égyptienne
comme « une terre de sagesse, modèle presque parfait et précurseur
d’une morale et de valeurs universelles »[7]. Nous verrons ensuite de nombreux hommes
en quête de sagesse se rendre dans ce pays. La morale ou encore la
sagesse se présentent donc comme une haute valeur de civilisation,
valable pour toute société. Elle acquiert encore la qualité
d’universalité.
En regroupant les sept sages venus de
toute la Grèce, en les honorant, voire en les idéalisant, les Grecs tentent
aussi de montrer la grandeur de leur civilisation. C’est donc un moyen de la
valoriser et de manifester sa grandeur. Une civilisation incarne alors
une morale, ce qui peut alors nous surprendre lorsqu’elle est en même temps
considérée comme universelle. De nos jours encore, nous associons à la morale
une origine civilisationnelle, distinguant par exemple la morale occidentale de
celle de l’orient ou de l’Asie.
Conclusions
Dans la Grèce antique, la morale est
d'abord soumission aux dieux par la crainte de la justice. Elle est ainsi tirée
d'une conception des dieux qui soumettent l'homme à leur joug. Elle
incarne ainsi le respect d'un ordre divin présent dans la nature et
l'impuissance de l'homme à s'en écarter. C'est une morale religieuse...
La morale est formulée sous forme de
sentences, entendues par tous, y compris par nous, plus de vingt-cinq siècles
après leur inscription sur les temples. Elles viennent de la pratique et du bon
sens des premiers législateurs. Elles ont aussi pour but de transmettre la
sagesse ainsi capitalisée au travers de maximes. Par l’expérience acquise,
elles constituent des règles nécessaires pour le bien de la cité. Leur finalité
est d’assurer en effet la vie en société dans la paix et l’ordre.
Quand nous entendons des discours affirmer
avec éloquence et conviction que nous devons vivre selon notre temps et que notre
morale doit aussi évoluer, notre regard se souvient de ces maximes profondes
qui ornaient les temples antiques ou des vers sublimes des poètes qui nous
enchantent encore par leur sagesse. Qui aujourd’hui peut sincèrement les
rejeter en les croyant désuets, sans valeur, ni force ? Certains d’entre
nous pourraient même les regretter et imaginer ce que seraient leur vie si
elles étaient vraiment suivies. La sagesse qu’ils expriment en quelques
mots se fonde sur une connaissance véritable et solide, sur la connaissance de
l’homme. Celle-ci s’appuie à son tour sur l’expérience humaine, une
expérience vécue et éprouvée. Leur maxime nous frappe par leur évidence car
finalement, l’homme que les sages de Delphes dirigeaient ou qu’Hésiode côtoyait
est le même que celui qui court derrière les promotions d’un Black Friday,
s’aliène avec son dernier Smartphone ou souffre dans la solitude. Derrière
les évolutions superficielles, l’homme demeure. La question d’une
morale universelle ne paraît plus alors oiseuse. Elle s’impose à son
tour. Néanmoins, soulignons que la sagesse
antique est plutôt tournée vers la cité, vers l'homme au milieu de ses pairs et
non vers l'homme en lui-même. Elle exprime une morale utilitaire.
[1] René Schaerer, La morale grecque dans
Homère, Revue théologique et philosophique, 1934.
[4] Le nombre de membres est variable selon les
récits. La liste peut contenir au moins vingt-et-un sages dont six demeurent
identiques.
[6] Audes Busine, Les Sept Sages de la
Grèce antique, Transmission et utilisation d'un patrimoine légendaire
d'Hérodote à Plutarque, Boccard, 2002, Culture et citée.
[7] « Les Sept Sages et l’Égypte »,
Typhaine Haziza, Kentron [En ligne], 34 | 2018,
mis en ligne le 20 décembre 2018, consulté le 01 mai 2019, URL : http://journals.openedition.org.
[8] Homère, Odyssée, chant VIII, dans Illiade
et Odyssée, traduit par Le Prince Le Brun, 1841.[9] Voir Les travaux et les jours, Hésiode, trad. Leconte de Lisle, wikisource.
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