Le Progrès, Miguel Ángel Trilles
Parc du Retiro, Madrid (1922)
|
Ferdinand Buisson[1]
(1841-1932) incarne « l’esprit de la laïcité »[2].
Toute sa vie, il a surtout travaillé pour laïciser l’enseignement public, en
particulier sous Jules Ferry (1832-1893). Il est donc naturellement un des
partisans de la séparation de l’Église et de l’État. Il a joué un rôle
important, aux côtés d’Aristide Briand, pour élaborer et faire voter la célèbre
loi de 1905[3].
Souvent dans ses discours et
ses écrits, Buisson justifie son action par l’évolution inéluctable de
l’humanité vers le progrès. Or ce progrès nécessite d’affranchir la
société d’un état de minorité dans lequel l’Église l’a placée. S’il
respecte « cette grande et antique
éducatrice de civilisation »[4],
Buisson réclame désormais le temps de la libération. La société est
suffisamment « adulte et consciente »
pour prendre en main désormais l’enseignement. Elle « veut
s’instruire et se conduire toute seule », elle « veut faire ses affaires elles-mêmes. »[5]
Jules
Ferry est encore plus radical. Il demande à la société de jeter les « béquilles théologiques »[6]
sur lesquelles s’appuyait la morale afin qu’elle marche librement.
Tout ce vocabulaire n’est
pas innocent. Il nous renvoie à une philosophie intitulée « positivisme », qu’a élaboré
Auguste Comte. Par le rapport d’Aristide Briand[7],
nous apprenons que la séparation de l’Église et de l’État a été décrétée au
Brésil par « un groupe de
positivistes »[8].
De nombreux articles relatifs à la laïcité prétendent enfin qu’elle trouve son
origine dans le positivisme. C’est pourquoi nous allons rapidement la
décrire afin d’en puiser quelques lumières sur notre étude sur la laïcité …
Le positivisme d’Auguste Comte
(1798-1857)
Auguste Comte |
Dans les écrits et les
discours de Ferdinand Buisson, nous retrouvons plusieurs influences
philosophiques. La première est celle du positivisme d’Auguste Comte. C’est d’abord
une philosophie de la connaissance. Selon cette doctrine, toute
connaissance passe nécessairement par trois états successifs : théologique,
métaphysique et scientifique. Cette évolution continuelle est aussi valable de
manière générale. L’esprit humain progresse continuellement vers le
meilleur à mesure qu’il avance selon ces trois états.
Dans l’état théologique,
qui correspond au Moyen-âge et à l’Ancien Régime, l’homme recherche l’origine
des différents phénomènes qui l’affecte dans l’intervention des êtres
surnaturels, dans la volonté des dieux et des esprits. Cet état est lui-aussi
composé de trois phases : le fétichisme, le polythéisme et le monothéisme.
Dans l’état métaphysique ou abstrait, qui désigne le siècle des
Lumières, l’homme a recours à des entités rationnelles, abstraites et les substitue
aux dieux et aux esprits. Enfin, dans l’état scientifique ou positif,
l’homme renonce à chercher des causes premières ou finales pour s’en tenir aux
lois établies par les faits. Selon Comte, l’observation des faits est la seule
base solide des connaissances. Le progrès de la connaissance passe
nécessairement par ces trois états. Chacun détient des méthodes propres
qu’Auguste Comte appelle « philosophie ».
La sociologie, une nouvelle
science
Auguste Comte développe sa
théorie des trois états dans le Plan des travaux scientifiques nécessaires
pour réorganiser la société, publié en 1822. Le titre de son ouvrage
est assez explicite. Le positivisme est en effet plus qu’une philosophie de
la connaissance. Car sa théorie des états est en fait étendue à la
société et à chaque individu…
Son but ultime est « l’établissement d’un nouvel ordre social,
politique et moral »[9],
devenu nécessaire après les bouleversements consécutifs à la révolution
française. Pour le mettre en place, il est nécessaire de découvrir les
lois qui régissent la société. La méthode scientifique nécessaire pour les
trouver est la « sociologie ».
Cette nouvelle science a ainsi pour but de « concevoir toujours les phénomènes sociaux comme inévitablement
assujettis à de véritables lois naturelles comportant une prévision rationnelle ».
Auguste Compte la considère comme une des sciences principales[10].
Elle seule n’a pas encore atteint l’âge positif.
L’enseignement du
positivisme aux mains de la religion positiviste
Pour établir son nouvel
ordre, Auguste Compte donne à l’école un rôle central : elle doit enseigner
les valeurs morales et communes à l’ensemble de la société. Pour cela, elle
doit être universelle et ouverte à tous sans exception. Elle doit enfin être
dirigée par un pouvoir spirituel indépendant de tout pouvoir temporel. Alors
que ce dernier a pour rôle de s’occuper de la gestion matérielle de la société,
de prendre des décisions, d’influencer les actions, l’autorité religieuse a
en charge le gouvernement moral de la société ou plutôt « le gouvernement de l’opinion, c’est-à-dire
l’établissement et le maintien des principes qui doivent présider aux divers
rapports sociaux » ou encore le
gouvernement des âmes.
Pour garantir l’indépendance
de l’éducation, l’autorité religieuse est séparée du pouvoir politique.
Ainsi prône-t-il la séparation des Églises et de l’État. Pourtant, il nous
semble que dans son système, les deux pouvoirs, temporel et spirituel, sont
plutôt complémentaires et indissociables.
Enfin, cette éducation devra
être intégrale, c’est-à-dire embrasser l’ensemble de la vie des individus.
Une nouvelle religion, une
nouvelle morale
En 1845, Auguste Comte
finit par fonder une nouvelle religion qu’il intitule « religion de l’Humanité » pour
garantir le lien social indispensable aux hommes. Imitant la religion
catholique, il élabore une doctrine et un catéchisme, prévoit un culte, un
clergé, dessine un plan pour un sanctuaire. Il invente aussi des sacrements
pour marquer toutes les principales étapes la vie de l’individu. Il élabore enfin
une république dont la devise serait « ordre
et progrès ».
Revenons sur la morale telle
qu’elle est envisagée Auguste Comte. Comme la sociologie, elle devient une
science et doit se développer par l’observation des faits historiques. Elle est
fondée sur la confiance en l’homme, c’est-à-dire sur une nature humaine bonne
et généreuse. Elle est tournée essentiellement vers la place de l’homme dans la
société ou plutôt vers sa participation à l’élévation de la société. Sa devise
est simple : l’homme doit vivre pour autrui. Le terme d’« altruisme » vient de lui. L’enseignement
doit donc inculquer l’altruisme aux élèves.
L’influence du positivisme
sur les pères de la laïcité
Comme de nombreux
républicains, Ferdinand Buisson s’appuie sur la théorie des trois états pour
réclamer l’affranchissement de tout dogmatisme, que l’Église incarne, afin
d’évoluer vers le progrès, considéré comme irréversible. Il demande donc de
quitter la tutelle dans laquelle se trouvent les hommes. Comme Auguste Comte,
cette évolution vers un monde meilleur passe par l’enseignement, ou plutôt par
une éducation intégrale en charge d’inculquer les valeurs morales.
L’instituteur est un « directeur de
conscience », le gardien de l’âme de ses élèves. C’est par l’école que
l’homme et donc la société pourront se transformer. Buisson et Comte se
retrouvent aussi dans la fonction unificatrice de la morale que doit inculquer
l’école ainsi que sur le rôle spirituel qu’elle doit jouer. Enfin, l’école
a pour but d’inculquer la religion de l’avenir, une religion du progrès.
Contrairement à ce que nous pensons, la laïcité, telle qu’elle a été définie
initialement, n’est guère neutre en matière religieuse.
Mais Ferdinand Buisson
s’écarte de toutes ces idées religieuses, prônant en effet une religion sans
dogme ni prêtre. Comme son ami Littré, il s’oppose aussi au positivisme en
défendant l’idée d’absolu. Auguste Comte nie en effet tout absolu. Le
bien, le beau et le vrai n’ont plus de sens dans sa philosophie. Tout n’est que
loi extraite de l’observation de faits naturels.
Concernant l’enseignement de
la morale, Buisson et Comte s’opposent formellement. Buisson demande aux
instituteurs d’inculquer la morale de leurs aïeux, c’est-à-dire un ensemble de
valeurs d’humanités inhérentes à l’homme, connues encore par l’intuition,
pourtant notion si chère au positivisme. Comte appuie plutôt sa morale sur une
méthode scientifique, donc sur la raison. C’est parce qu’elle est objet de
science que la morale peut être enseignée. Pour Buisson, la morale est plutôt
inculquée par le dévouement de l’instituteur, par les détails, le comportement.
Elle est plus pratique qu’intellectuelle.
Jules Ferry et le
positivisme
De nombreux articles
rapprochent le positivisme et la laïcité. Jules Ferry est souvent considéré
comme un partisan de la philosophie d’Auguste Comte ou de ses disciples.
Il est vrai qu’il est initié à sa doctrine par deux de ses amis, Philémon
Déroisin et Marcel Roulleaux. Il l’apprécie aussi, mieux encore, il l’admire.
« C’est quelque chose, au lendemain
des grandes déroutes de la liberté politique, et dans les heures de doute et de
ténèbres qui les suivent, d’apporter avec soi la théorie du progrès et de
relever, par la science, les esprits que l’actions a mis à terre. »[11]
Dans ce moment de crise, le positivisme a apporté, dit-il encore, une
philosophie politique dont la société avait besoin. « Il me souvient de l’effet immense produit,
dans cette crise morale, par la lecture du Discours
sur l’ensemble du positivisme. Ces pages qui avaient posé, dans la fièvre
de 1848, les conditions rationnelles du problème social, restaient, au milieu
du désarroi général qui avait suivi, avec leur haute et rassurante sérénité. »[12]
Dans le discours de Jules Ferry qu’il aurait dû prononcer lors de son initiation
maçonnique en 1875, il loue Auguste Comte comme l’« auteur de la plus grande philosophie des sciences que ce siècle ait
connu. »[13]
Mais il n’apprécie guère « la
religion de l’Humanité ». Il en rie. Il est plus proche de Littré, qui
a refusé la mutation religieuse du positivisme.
Comme il le dit lui-même, Jules
Ferry est surtout intéressé par les pensées politiques que contient le
positivisme, c’est-à-dire par l’idée selon laquelle la civilisation passe
nécessairement par des étapes dans une marche continue vers le progrès. Il
apprécie l’œuvre du christianisme. Il en a une « admiration historique très grande et très sincère ». Il
trouve « qu’il s’est fait là,
pendant dix-huit siècles, un travail d’hommes et de cerveaux humains qui est à
confondre d’admiration, quand on l’étudie d’en haut et qu’on l’analyse dans son
ensemble. »[14]
Mais son œuvre relève de l’âge théologique. Il demande l’émancipation de la
morale sociale. « Elle peut
vivre seule, elle peut enfin jeter ses béquilles théologiques et marcher
librement à la conquête du monde »[15].
La religion catholique est pour lui caduque, obsolète. Nous retrouvons
la même pensée chez Ferdinand Buisson. Il voit dans la laïcité l’irrésistible
progrès.
Jules Ferry revient sur le
pouvoir moral. « Auguste Comte
montre à merveille […] que toute société renferme dans son sein un pouvoir
moral qui gouverne les volontés individuelles sans tribunal et sans gendarmes,
pouvoir concentré dans les sociétés théocratiques et confié dans un caste ou un
corps, pouvoir répandu, dispersé, pour ainsi dire, dans la société toute
entière, et qu’on appelle opinion, dans les peuples libres. »[16]
Il précise que dans l’ère théologique, il est nécessairement sous la direction
de la religion. Son fondement repose sur la résignation. Dans l’ère positive,
cela n’est plus possible. Le pouvoir moral se fonde sur « la prédominance du cœur sur l’esprit », sur la
sympathie, l’amour universel, la paix sociale. « Ce qui caractérise la marche de l’Humanité, notamment depuis cent ans,
dans la société occidentale, c’est un progrès constant de sociabilité, c’est la
charité, qui prend de plus en plus le pas sur l’égoïsme individuel. »
Là intervient alors le rôle de l’éducation comme l’entendait aussi Auguste
Comte.
Conclusion
« Le progrès n’est pas une suite de soubresauts ni de coups de force.
Non : c’est un développement lent, c’est une évolution, c’est un phénomène
de croissance sociale, de transformation, qui se produit d’abord dans les idées
et ensuite dans les lois »[17].
Cette idée de progrès est le point de convergence entre les positivistes et
les partisans de la laïcité. Jules Ferry, Ferdinand Buisson et bien d’autres
encore font souvent référence à la théorie des états et aux pensées
positivistes mais le positivisme a plutôt
« la fonction rassurante d'un lieu de référence, auquel on se rattache
d'autant plus volontiers qu'on a une notion plus vague de ce qu'il
recouvre. »[18]
Est-il devenu pour certains « la
philosophie de ceux qui ne pensent pas »[19] ?
Le positivisme est plus utilisé comme un moyen, un appui, une référence,
notamment pour intégrer leur politique dans l’idée de progrès, ce qui permet de
renvoyer les ennemis de la laïcité, c’est-à-dire l’Église, à une situation
caduque. Il donne un sens à l’histoire, un sens bien pratique pour
défendre leurs idées. Il est ainsi une sorte de ralliement de tous ceux
qui veulent combattre l’influence de l’Église et les conservateurs au nom du
progrès. Mais le contenu du positivisme n’intéresse guère Buisson et ses
pairs.
Cependant, Auguste Comte
exclut du présent l’idée de Dieu. Certes, elle était utile au temps de
l’ère théologique, mais depuis, elle est devenue obsolète, c’est-à-dire inutile.
Il ne s’agit plus de s’y opposer et renier l’histoire de l’Église et ses
bienfaits, bien au contraire, mais de les conjuguer au passé et les
rendre vains pour le présent et surtout pour l’avenir. Les partisans de la
laïcité ne peuvent donc que se réjouir de cette philosophie et d’y adhérer. L’état
positif leur convient très bien.
Le positivisme n’est plus
qu’un mot vidé de sa substance qu’on utilise à sa guise.
Cela n’est guère étonnant. Il est l’œuvre d’un intellectuel et non d’un
pédagogue ou d’un politicien. La morale qu’il veut inculquer n’est guère
définie. Contrairement à ce qu’il avait prévu, Auguste Comte n’a pas écrit
l’ouvrage censé la décrire ainsi que la façon de l’enseigner. Or comme il ne
cesse de le répéter, Buisson veut enseigner une morale pratique et rejette
toute morale intellectuelle. Il rejette tout système intellectuel. Ce qui
l’intéresse, c’est le pouvoir moral...
Notes et références
[2] lexpress.fr, 23 août
2008.
[3] Voir Émeraude,
septembre 2019, « Laïcité : la loi de séparation des Églises et de
l'État ».
[4] Ferdinand Buisson, Discours prononcé à l’inauguration des écoles de
Fontenay-le-Comte (Vendée),
juillet 1887, dans La foi laïque :
extraits de discours et d'écrits (1878-1911), Ferdinand Buisson, 3ème
édition, Hachette, 1918.
[5] Buisson, La
morale laïque se suffit-elle ?, Réponse à M. Combes, président du conseil,
à la chambre des députés, séance du 26 janvier 1903.
[6] Jules Ferry, au Grand
Orient de France en 1876 dans Notre Hérésie, 6 janvier 1911, revue
Le Radical, dans La foi laïque : extraits de discours et d'écrits (1878-1911),
Ferdinand Buisson.
[7] Voir Émeraude,
septembre 2019, articles « Laïcité : la rapport d'Aristide Briand, une
vision de l'histoire des rapports entre l'Église et l'État » et « Laïcité
: le rapport d'Aristide Briand, erreurs, mensonges et anachronismes, un texte
révélateur d'un état d'esprit ».
[8] Aristide Briand, La
séparation des Églises et de l'État, Rapport fait au nom de la commission de la
commission de la Chambre des députés, suivi des pièces annexes, 1905,
gallica.
[9] Le positivisme d’Auguste Compte,
site Maison Auguste Comte.
[10] Les sciences
qu’Auguste Comte considèrent principales sont : les mathématiques,
l’astronomie, la physique, la chimie, la biologie et la sociologie.
[11] Jules
Ferry, « Marcel Roulleaux et la
philosophie positive », La Philosophie positive,
septembre-octobre 1867 dans Ferry et Gambetta face au positivisme,
Pierre Barral, Romantisme 1978, n°21-22, Les positivismes, www.persee.fr.
[12] Jules
Ferry, « Marcel Roulleaux et la
philosophie positive », La Philosophie positive,
septembre-octobre 1867 dans Ferry et Gambetta face au positivisme,
Pierre Barral, Romantisme 1978, n°21-22, Les positivismes, www.persee.fr.
[13] Jules Ferry, Fonds
Ferry de Saint-Dié dans L’influence du positivisme dans l’œuvre
scolaire de Jules Ferry, Louis Legrand, Rivière 1961.
[14] Jules Ferry,
conférence dans la salle Molière dans L’influence du positivisme dans l’œuvre
scolaire de Jules Ferry, Louis Legrand.
[15] Jules Ferry, discours
fait à la loge parisienne la Clémente Amitié dans L’influence du positivisme dans
l’œuvre scolaire de Jules Ferry, Louis Legrand.
[16] Jules
Ferry, « Marcel Roulleaux et la
philosophie positive », La Philosophie positive,
septembre-octobre 1867 dans Ferry et Gambetta face au positivisme,
Pierre Barral.
[17] Jules Ferry, discours
au Havre, 14 octobre 1883 dans Discours et opinions politiques de Jules
Ferry, VI, Robiquet, 1893.
[18] Mayeur Françoise, Le positivisme et l'École républicaine
dans Romantisme,
1978, n°21-22, Les positivismes, pages
137-147, www.persee.fr.
[19] R. Thamin, ministre
de l’Instruction secondaire, Éducation et positivisme, Paris, Alcan, 1892 dans Le positivisme et l'École
républicaine, Mayeur Françoise.
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