Au
cours des trois premiers siècles, l’Église connaît de nombreux périls.
Les persécutions juives, populaires ou étatiques sont les plus virulentes et
les plus impitoyables. Les martyrs de cette époque, célèbres ou inconnus, sont
nombreux et peuplent encore notre mémoire. Des fidèles finissent aussi par
abandonner. Pourtant la vague de souffrances et de cruautés qui s’abat de
manière irrégulière, parfois soudaine, surprenant même les chrétiens, ne suffit
pas à ébranler l’édifice sacré. Elle résiste aux pires atrocités. Au contraire,
l’Église triomphe et grandit. L’Empire
romain finit par être vaincu…
Mais un autre danger menace
l’Église, un danger plus sournois, plus insidieux. Il n’atteint plus le corps
ou les sens. Elle touche l’esprit. Elle affecte notre vie intérieure, là où se
joue notre destinée, là où résident nos forces et nos faiblesses. L’Église est
menacée de division, voire d’explosion, par l’erreur et le mensonge. Si certaines erreurs proviennent de l’extérieur et se
mêlent au christianisme, les plus persistantes viennent de l’intérieur. L’Église est menacée plus précisément par
l’obstination dans l’erreur, en un mot par l’hérésie. Depuis les premières
années, l’hérésie s’attache à elle comme un parasite, cherchant à y puiser sa
force. Mais l’Église ne cesse aussi de triompher d’elle au prix parfois d’une intense
et impitoyable lutte. Comment se préserve-t-elle de ce danger ?
Le dépôt de la foi menacé
Lorsque nous lisons les
épîtres de Saint Paul, nous pouvons en effet être surpris de son insistance à
vouloir préserver le dépôt de la foi. Il demande à Timothée de se nourrir des
« paroles de la foi et de la bonne
doctrine » qu’il « a reçue »
(I
Timothée, IV, 6). Plus loin dans son épître, il renouvelle son
instruction. « Conserve le dépôt,
évitant les nouveautés profanes de paroles » (I Timothée, VI, 20). Il
doit enseigner ce qu’il a entendu de Saint Paul et demeurer ferme dans ce qu’il
a appris. Transmettre et défendre… Dans son épître à Titre, Saint Paul revient
sur la même exigence. Il lui demande d’être « fortement attaché aux vérités de la foi, qui sont conformes à la
doctrine, afin de pouvoir exhorter selon la saine doctrine, et confondre ceux
qui la contredisent » (Tite, I, 9) Aux Colossiens, il leur
demande encore de s’affermir « dans
la foi, telle quelle vous a été enseignée » (Colossiens, II, 7) Dans
chacune de ses lettres, Saint Paul revient ainsi sur la soumission à l’enseignement reçu et sur la nécessité de le défendre.
Saint Paul nous présente les
raisons. Elles sont multiples. Certains fidèles « s’attachent à l’esprit d’erreur et les doctrines des démons qui parlent
le mensonge avec hypocrisie » (I Timothée, IV, 2). L’esprit du mal est
l’esprit de la division. En outre, il y a « beaucoup de semeurs de vaines paroles et de séducteurs » (Tite,
I, 10). La vanité et l’ambition
aveuglent l’esprit et sèment la confusion. La tentation de vouloir tout raisonner est aussi une cause de déviation doctrinale.
Or les « faux docteurs »
sont nombreux. L’imagination des hommes est aussi propice aux affabulations qui tentent de pallier
certaines ignorances comme les contes insensés des vieilles femmes » (I Timothée, IV, 6). Saint Pierre nous parle aussi d’« ingénieuses fictions »( II
Pierre, I, 16). L’homme n’aime guère son impuissance. Il préfère dissimuler
son ignorance dans de funestes mondes imaginaires…
Saint Paul s’attaque surtout
au judéo-christianisme[1].
Celui-ci veut soumettre le christianisme aux prescriptions de la loi juive
comme si le salut en dépendait. Puis, au siècle suivant, l’Église est face à un
nouveau danger, celui du gnosticisme[2].
C’est un mouvement religieux qui comprend diverses sectes, diverses doctrines
qui ont pour commun de vouloir délivrer « une connaissance salvatrice, qui a pour objet les mystères du monde
divin et des êtres célestes, et qui est destinée à révéler aux seuls initiés le
secret de leur origine et les moyens de la rejoindre, et à leur procurer ainsi
la certitude du salut »[3].
Le salut viendrait donc de la connaissance au point de vouloir transformer la
religion chrétienne en une philosophie religieuse. « On donne le nom de gnosticisme à toute une collection de systèmes nés
de bonne heure au IIème siècle, dont plusieurs ont survécu jusqu’au Vème siècle
et au-delà, et qui représentent dans leur ensemble un effort ou de la pensée
philosophique pour absorber le christianisme et le transformer en une simple
philosophie religieuse, ou de la pensée religieuse, pour lui trouver un sens
plus profond que ne comportait la simplicité de l’Évangile et la transformer en
une mystagogie d’initiations et de rêves »[4].
Le danger de la rationalisation est en fait permanent. Il existe depuis le
commencement. Saint Paul en est déjà conscient. « Prenez garde que personne ne vous séduise par la philosophie, par des
raisonnements vains et trompeurs selon la tradition des hommes, selon les
éléments du monde, et non selon le Christ. » (Colossiens, II, 8)
Le magistère d’enseignement
Mais comment pouvons-nous nous
préserver de l’erreur ? Comment pouvons être sûr qu’une doctrine provient
du dépôt de la foi ? Comment finalement l’Église garantit-elle l’unité de foi contre les séducteurs,
les imposteurs et les faux docteurs ? Saint Paul donne la réponse à
Tite et à Timothée. Il leur demande d’enseigner ce qu’ils ont reçu et de fermer
la bouche aux menteurs et aux frondeurs. Ils doivent donc présenter la doctrine
qu’ils ont reçue et la défendre de manière à faire taire les adversaires. Cela
implique donc le pouvoir d’enseigner et
de sanctionner.
Confrontés aussi aux faux
discours, les Pères apostoliques, en particulier Saint Ignace, évêque
d’Antioche, précisent ce qu’entend Saint Paul. Ils appellent à la soumission
aux évêques, aux presbytres, aux diacres. C’est
d’abord l’évêque qui détient le pouvoir d’enseigner et de sanctionner. Il
est garant de la doctrine. Cela ne
peut guère nous surprendre quand nous entendons les paroles de Notre Seigneur
Jésus-Christ. L’évêque est bien le successeur des apôtres et donc perpétue leurs
œuvres avec les mêmes pouvoirs, le pouvoir de lier et de délier[5].
Mais est-ce suffisant ?
Car comme nous l’enseigne notre passé, l’évêque
peut aussi être porteur d’erreurs et corrompre le dépôt de la foi. Saint
Irénée, évêque de Lyon, nous donne alors un précieux moyen, approfondissant
finalement la pensée des apôtres…
La tradition apostolique,
gage de vérité
Saint Irénée (140-202) [6]
est un des premiers Pères de l’Église, non apostoliques. Il a connu Saint
Polycarpe, lui-même disciple de Saint Jean. Il s’oppose surtout au gnosticisme.
Dans son ouvrage de référence intitulé Contre les Hérésies, il lui oppose la tradition apostolique, c’est-à-dire la
hiérarchie de l’Église ou plus exactement la succession des apôtres et des
évêques. Les successeurs des apôtres
sont non seulement les seuls qualifiés pour nous enseigner la vérité mais cette
succession est également critère de vérité.
La continuité des évêques
jusqu’à leur origine apostolique est en effet le critère de vérité ou
d’authenticité par rapport à tous ceux qui prétendent enseigner la bonne
doctrine. Elle forme ce qu’il entend par « tradition apostolique de l’Église ». « Ainsi donc, la Tradition des apôtres, qui a
été manifestée dans le monde entier, c’est en toute l’Église qu’elle peut être
perçue par tous ceux qui veulent voir la vérité. Et nous pourrions énumérer les
évêques qui furent établis par les apôtres dans les Églises, et leurs
successeurs jusqu’à nous. »[7]
C’est en effet un critère visible et à la portée de tous. Le dépôt de la foi
est alors contenu dans toute l’Église apostolique. C’est donc dans la succession épiscopale jusqu’aux
Apôtres que réside la garantie de la pureté de la doctrine.
Saint Irénée ne peut pas évidemment
énumérer l’ensemble des évêques. Il prend alors l’exemple de l’évêque de Rome,
rappelant tous les successeurs de Saint Pierre jusqu’à Éleuthère. « Voilà par quelle suite et quelle succession
la Tradition se trouvant dans l’Église à partir des apôtres et la prédication
de la vérité sont parvenues jusqu’à nous. Et c’est là une preuve très complète
qu’elle est une et identique à elle-même, cette foi vivifiante qui, dans
l’Église, depuis les apôtres jusqu’à maintenant, s’est conservée et transmise
dans la vérité. »[8]
Il prend aussi un autre exemple, qu’il connaît bien, celui de Saint Polycarpe.
« C’est par les apôtres qu’il fut
établi, pour l’Asie, comme évêque
dans l’Église de Smyrne »[9].
L’Église de Rome, là réside sans
danger la pureté de la foi, selon Saint Irénée de Lyon
Pourquoi prend-t-il comme
exemple l’Église de Rome ? Parce qu’elle est « l’Église la plus grande, la plus ancienne et
la plus connue »[10],
nous dit-il. Son exemple ne doit en effet soulever aucun doute pour ses
contemporains. Il doit être incontestable, le plus évident. Quel rhéteur
prendrait-il en effet dans son discours un exemple hasardeux pour appuyer son
argumentation ? Saint Irénée nous montre, sans le vouloir, qu’à son
époque, à la fin du IIe siècle, la
prééminence de l’autorité de l’évêque de Rome est reconnue.
Cippe d’Abercius, Musée du Vatican
http://www.museivaticani.va
|
Revenons à sa pensée. Dans
les questions de foi, nous devons s’accorder avec lui car il a sans aucun doute
la véritable foi. Il détient la tradition apostolique, « la foi annoncée par elle aux hommes, et nous
confondons ainsi tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, soit par amour
propre, soit par orgueil, soit par aveuglement et méchanceté forment des
conventicules »[11].
Tel est l’argument très simple de Saint Irénée pour distinguer la vérité et
l’erreur, l’orthodoxie et l’hérésie. C’est ainsi que l’Église a réussi à
s’opposer au gnosticisme.
Avant que se lève le
troisième siècle, l’Église de Rome est déjà reconnue comme l’autorité éminente
en matière de foi. D’autres signes nous le témoignent aussi. Vers l’an 180,
Hégésippe se rend à Rome pour y apprendre la vraie tradition de la foi. Dans
son épitaphe, datée de la fin du IIe siècle, un évêque de Hiérapolis de
Phrygie, Aberkios, raconte qu’il est allé à Rome à l’appel de Notre Seigneur
Jésus-Christ pour « contempler une
majesté souveraine et voir une princesse vêtue et chaussée d’or »[12],
c’est-à-dire Rome, le siège de la vérité… Saint
Irénée n’est donc pas une voix unique.
Autorité de la raison selon
Cyrille d’Alexandrie
D’autres personnalités
reconnaissent l’autorité de la tradition de l’Église, y compris les philosophes
chrétiens. Saint Clément (376-412), évêque d’Alexandrie, en est un exemple. « Celui-là, dit-il, cesse d’être homme de Dieu et fidèle au Seigneur, qui a regimbé contre
la tradition ecclésiastique et s’est laissé aller aux opinions des hérésies
humaines. »[13]
Pourtant, Saint Cyrille est un vrai philosophe, qui apprécie surtout Platon et
Pythagore. Il aime la philosophie qu’il veut user comme un moyen d’aider la
foi, de discipliner l’esprit, de le guider dans la recherche du vrai, dans ses
vérités vers le bien, dans son apostolat pour disséminer le bien et le vrai. La
foi reste donc toujours le fondement indiscutable. En dépit de son appétence philosophique,
il affirme que Saint Pierre est « l’élu,
le choisi, le premier des disciples »[14].
Néanmoins, un changement s’est sensiblement opéré. La hiérarchie ecclésiastique n’est plus critère de vérité. Elle est un
principe, voire un principe qui peut être dépassé par la raison.
De la fin du IIe siècle au
IIIe siècle, la primauté du pape ou la hiérarchie ecclésiastique n’est pas la
priorité. Les débats se concentrent en effet sur des problèmes théologiques, essentiellement
sur la nature de Dieu puis celle de Notre Seigneur Jésus-Christ. Les
controverses trinitaires et christologiques sont plutôt spéculatives et
scripturaires. Néanmoins, des hérétiques cherchent à montrer que leurs
doctrines sont conformes à l’enseignement de l’Église romaine. C’est le cas de
l’adoptianisme. Par-là, nous voyons donc indirectement l’importance reconnue à l’Église romaine et donc à son évêque, y
compris par les hérétiques. Il s’agit alors de démontrer leur infidélité à
cet enseignement.
La tradition apostolique, la
norme de la vérité selon Tertullien (entre 150 et 160, v .220)…
Voyant l’erreur des
philosophes, les considérant même comme les « patriarches des hérétiques »[15],
Tertullien ne demande pas à la philosophie ni à la raison ce qu’il doit croire.
Il le demande aux églises apostoliques, qui sont les véritables dépositaires de la vérité religieuse. Seuls les
apôtres ont reçu de Notre Seigneur Jésus-Christ la doctrine. Seuls ils sont
détenteurs de l’enseignement. Ils les ont ensuite communiqués aux églises
qu’ils ont fondées. Aux hérétiques, Tertullien demande donc de prouver qu’ils
appartiennent à la tradition apostolique. « Montrez
l’origine de vos Églises ; déroulez la série de vos évêques se succédant
depuis l’origine, de telle manière que le premier évêque ait eu comme garant et
prédécesseur l’un des apôtres ou l’un des hommes apostoliques restés jusqu’au
bout en communion avec les apôtres. »[16]
Le fidèle est donc dans la vérité s’il partage leur foi. De même, c’est elle
qui détient la Sainte Écriture. L’usage de la Sainte Bible par les hérétiques
est donc illégitime. Elle est la règle de la foi. La seule recherche qu’il
admet est celle qui permet d’éluder des obscurités ou des incertitudes. Tertullien oppose donc l’autorité de la
tradition apostolique à celle de la raison. La croyance des Églises
apostoliques est finalement la norme de la vérité.
Or, l’Église apostolique à
laquelle il est attaché, en tant qu’Africain, est l’Église romaine. C’est donc
son enseignement qui doit fermer la bouche aux hérétiques. L’éloge que
l’apologiste fait de l’évêque de Rome n’implique pas nécessairement une
reconnaissance de la primauté pontificale.
Des oppositions à la
primauté pontificale, signes révélateurs
Tertullien n’est pas resté
dans l’Église. Rigoriste et excessif dans ses paroles, il s’y éloigne pour
adhérer au montanisme puis il fonde une secte. La cause de séparation nous
intéresse dans le cadre de notre étude. Tertullien considère que certains
péchés ne sont pas irrémissibles : l’idolâtrie, l’apostasie, la
fornication, l’adultère et le meurtre. Le pécheur doit faire pénitence mais le
pardon est réservé à Dieu. Il n’a aucun espoir pour rentrer dans communion de
l’Église. La position de Tertullien n’est pas innovante et ne peut guère
surprendre le chrétien du IIIe siècle car la discipline est intransigeante à
cette époque. Cependant, Calliste (218-223), évêque de Rome, y apporte un
adoucissement dans un décret. Les fornicateurs et les adultères peuvent être
absous de leurs péchés et réintégrés dans la communion après une pénitence
temporaire. Ce décret nous le connaissons à partir d’une œuvre de Tertullien.
« Le souverain Pontife, c’est-à-dire
l’évêque des évêques », nous dit-il ironiquement, « parle en ces termes : Quant à moi, je
remets le péché de l’adultère et de la fornication à ceux qui ont fait
pénitence »[17].
Dans son ouvrage contre le
décret, nous apprenons que le pape Saint Calliste s’appuie sur les pouvoirs qui ont été remis
à Saint Pierre, considérant qu’ils ont aussi été remis à ses successeurs. Or
Tertullien refuse son interprétation. Il l’accuse d’usurper le droit de l’Église.
Il considère en effet qu’ils n’ont été donnés qu’à Saint Pierre. « Quelle est ton audace de pervertir et de
ruiner la volonté manifeste du Seigneur, qui ne conférait ce privilège qu’à la
personne de Pierre ? »[18]
L’argument de ceux qui remettent en cause la primauté pontificale n’est donc
guère une nouveauté.
Les paroles de Tertullien
sont néanmoins forts utiles puisqu’elles nous révèlent que dès le IIIe siècle, les évêques de Rome sont conscients de leur
primauté et l’exercent. Ils discernent aussi les sources de leur autorité. Rappelons
que l’Église est encore dans un temps de persécution, qu’elle est bannie par le
pouvoir politique.
Alors que Calliste présente
son décret comme des mesures de condescendance, Tertullien y voit des preuves
de laxisme et d’usurpation de pouvoir. Il conteste l’autorité du pape. Il ne
s’agit plus d’une question dogmatique comme dans le cas du gnosticisme mais
d’une question de discipline sacramentelle.
L’évêque de Rome, garant de
l’unité de l’Église, selon Saint Cyprien de Carthage (210-258)
La remise des péchés va
encore être l’objet d’une dispute au IIIe siècle, toujours en terre africaine. Saint
Cyprien en est l’acteur principal. Contre les novatiens, qui refusent
d’accorder la pénitence à ceux qui ont faibli au cours des persécutions et de leur
octroyer le pardon, l’évêque de Carthage
réaffirme le pouvoir de la hiérarchie ecclésiastique qui seule est dépositaire du pouvoir de pardonner les
pécheurs et ne relève que
d’elle-même dans l’application qu’elle juge bon d’en faire.
Le sujet de l’Église
prédomine dans les écrits de Saint Cyprien. Il est sans-doute l’un des premiers
à avoir défendu l’idée qu’hors de l’Église, il n’y a point de salut[19].
Elle-seule détient le pouvoir sanctificateur de Notre Seigneur Jésus-Christ en
sorte qu’on ne puisse le trouver qu’en elle. Il défend aussi son unité, qui en
est son caractère fondamental, unité de
foi et unité de charité dans la soumission des fidèles à ses pasteurs. La
tunique sans couture de Notre Seigneur Jésus-Christ en est la belle image. Or cette unité s’appuie sur Saint Pierre,
nous dit-il. « Tous les apôtres sont
pasteurs mais il n’y a qu’un seul troupeau, qui doit être conduit d’un concert
unanime par tous les apôtres. Celui qui ne reste point dans l’unité de Pierre,
croit-il donc qu’il reste dans la foi ? Celui qui abandonne la chaire de
Pierre, sur qui est fondé l’Église, peut-il se vanter d’être dans l’Église ? »[20]
L’Église
est établie sur les évêques. Ce sont eux qui la
gouvernent et l’administrent. Ainsi, celui qui n’est pas avec l’évêque n’est
plus dans l’Église. L’unité de l’Église s’appuie donc localement sur l’évêque.
Et les évêques doivent être unis entre eux comme les apôtres formaient aussi un
seul corps. En tant que successeurs des apôtres, ils sont les apôtres de
maintenant.
Et, « Pierre est choisi pour être le premier parmi
les autres. »[21]
En effet, le siège de Rome n’est pas un siège ordinaire. L’Église se fonde sur
Pierre seul, nous dit-il. Il marque l’unité de l’Église telle qu’elle a été
voulue par Notre Seigneur Jésus-Christ. La
communion avec l’Église de Rome constitue et manifeste l’unité de l’Église.
Mais évêque, indépendant
dans son diocèse, selon Saint Cyprien de Carthage ?
Cependant, dans son ouvrage De
l’Unité de l’Église, Saint Cyprien ne parle pas de la primauté de
l’évêque de Rome. Il ne voit pas dans l’Église un évêque des évêques, qui ait
le droit d’imposer ses volontés à d’autres évêques. Il défend l’indépendance de l’évêque dans son diocèse. Car dit-il,
tous les apôtres ont reçu le même pouvoir. Cependant, constatons que dans les faits,
Saint Cyprien met en place un véritable patriarcat en Afrique, autour du siège
de Carthage.
Certes, l’ouvrage comporte
un supplément qui semble montrer que le fondement de l’unité de l’Église réside
dans Saint Pierre : « avec
l'autorité de sa parole, pour montrer l'unité de l'Église, le Seigneur a donné
à un seul d'être l'origine de cette unité. Bien sûr, les autres apôtres étaient
ce que Pierre était, ils avaient les mêmes honneurs et les mêmes pouvoirs.
Pourtant, dès le début, tout part de l'unité : cela montre que l'Église du
Christ est une. »[22]
Mais certains commentateurs récusent ce rajout qui ne serait qu’une
interpolation, même si d’autres en reconnaissent le bien-fondé. De nos jours,
on ne remet plus en question son authenticité.
Saint Cyprien contre la
primauté pontificale ?
Dans une autre question,
celle du baptême des hérétiques, Saint Cyprien s’oppose à Saint Etienne Ier,
évêque de Rome (254-257). Comme d’autres évêques, et appuyé par un concile
régional, il refuse la valeur du baptême de tous les hérétiques. Saint Etienne
Ier est moins catégorique comme par ailleurs les évêques de Palestine et
d’Alexandrie. Saint Cyprien accuse même le pape d’erreurs. Les Églises
d’Afrique et de Cappadoce refusent d’accepter les décisions de Rome sans vouloir
néanmoins rompre la communion avec elle. La mort de Saint Etienne Ier apaise le
débat. La paix est renouée entre les protagonistes. Finalement, l’usage romain s’est progressivement imposé,
y compris en Afrique dès le concile régional d’Arles de 314. Aujourd’hui, en
lisant les œuvres de Saint Cyprien, nous y constatons une confusion entre la
validité et l’efficacité du baptême, distinction que Rome a défendue.
La dispute qui oppose Saint
Etienne Ier et Saint Cyprien est souvent relevée pour remettre en cause la
primauté pontificale. Cette interprétation est, semble-t-il, exagérée. Ce n’est
pas parce que Saint Cyprien défend sa position et refuse d’entendre Saint
Etienne Ier que ce dernier ne doit pas exercer sa primauté. Au contraire, ce
fait révèle bien que l’évêque de Rome
veut exercer son pouvoir dans l’Église, y compris dans le domaine de la
discipline. Pour se justifier, il utilise les arguments devenus classiques.
La dispute révèle donc une opposition
entre l’exercice d’un pouvoir et sa reconnaissance.
La lumière viendrait-elle de
Rome ?
En Orient, une autre
polémique toujours instructive trouble l’Église dans les années 259-261.
L’évêque d’Alexandrie, Denys, fait l’objet d’une accusation d’hérésie. Des
évêques avisent l’évêque de Rome, un autre Denys. Dans une première lettre,
celui-ci demande à l’évêque de se justifier. Dans une seconde, il définit ce
qu’il pense être la vraie doctrine sur le sujet contesté. Denys d’Alexandrie
lui répond. Avant lui, Origène a dû aussi s’expliquer à Saint Fabien, évêque de
Rome (244-249), sur sa doctrine. Ainsi quand
une opposition doctrinale se lève en Orient, les regards se tournent vers Rome.
Conscient de ses responsabilités, le pape demande des explications et apporte
sa lumière. Ces différentes démarches montrent encore le rôle doctrinal que l’évêque de Rome joue dans l’Église.
Enfin, quand certains sont
condamnés par leurs évêques, ils en appellent à Rome. Les exemples sont
nombreux. Nous pouvons citer Marcion, prêtre de Synope, excommunié par son
évêque puis Montants, Florianus, Blascus et autres cataphrygiens, condamnés par
Apollonius, évêque d'Éphèse, et par plusieurs conciles.
La reconnaissance venant aussi
d’ailleurs
Saint Fabien Pape en 236, martyr en 250 |
Rappelons de nouveau, s’il
le faut, que tout cela se déroule en pleine persécution. Des évêques souffrent
le martyr avec les fidèles. C’est un temps de souffrances. Et en dépit de cela,
les regards se tournent vers Rome, et
Rome répond aux différents appels alors que le pape est une des cibles privilégiées
des persécuteurs !
Les premiers à tomber sont
généralement les hommes que le pouvoir considère comme les chefs et les hauts
dignitaires de l’Église. Le premier qui tombe lors de la persécution de
l’empereur Dèce est le pape Saint Fabien en 250. Si les premières grandes
persécutions touchent surtout les convertis puis les fidèles, celle de Valérien
en 258 s’attaque à la hiérarchie. Ainsi le pape Sixte II tombe le premier. L’attitude des empereurs est révélatrice.
Quand l’empereur Aurélien veut trancher un différend dans l’Église d’Antioche,
dont le siège est disputé par deux prétendants, il décide que le seul bon est
celui qui est rattaché à la communion de Rome. Plus tard, lorsque l’Église
connaîtra la paix et la liberté à partir du début du IVe siècle, c’est vers le
pape que les empereurs se tourneront. Maxence et Constantin se tournent en
effet vers le pape Miltiade pour régler leurs différends.
Conclusions
Au fur et à mesure qu’elle
grandit, l’Église est menacée des divisions pour des questions doctrinales ou
disciplinaires, en Occident comme en Orient. Au cours de ces disputes, l’évêque de Rome exerce une autorité
particulière, qu’elle soit reconnue, écoutée ou refusée. Il se justifie par
le pouvoir que Notre Seigneur Jésus-Christ a accordé à Saint Pierre et par le
fait qu’il lui succède sur le siège de Rome. C’est en effet à titre de successeur du chef des Apôtres qu’il veut
exercer son autorité.
Cette autorité est exercée
par le pape lui-même. Elle est réclamée par les évêques ou les fidèles afin de garantir l’unité de l’Église au niveau
de la doctrine et de la discipline. L’évêque de Rome apparaît comme une instance d’appel qui juge et sanctionne.
C’est vers lui que les évêques et les fidèles se tournent pour entendre la
véritable doctrine. Lorsqu’une église connaît un différend, on a recours à lui.
À leur appel, ils n’hésitent pas à intervenir. Tout cela paraît naturel. La remarque ironique de Tertullien,
appelant l’évêque de Rome, « le
souverain pontife, l’évêque des évêques », illustre la place que veut
tenir le pape. Quand Saint Denys de Rome demande des explications à Saint Denys
d’Alexandrie, haut lieu du christianisme en Orient, l’évêque égyptien ne
s’offense pas de sa demande. On lui demande de juger et de faire justice. Ainsi
avant la fin du IIIe siècle, les papes
ainsi que les évêques et les fidèles ont conscience de la primauté pontificale en
dépit des hostilités et des contestations. Remarquons que seuls les évêques de
Rome revendiquent cette autorité.
Si au IIe siècle, cette
primauté ne semble guère être contestée, elle fait néanmoins l’objet d’une certaine
contestation au siècle suivant. Plus on
s’éloigne des temps apostoliques, plus son autorité doit être défendue. À
Rome, Saint Hyppolite puis Novatien contestent Saint Calliste et Saint
Corneille en raison de leur prétendue manque de fermeté. Mais leur schisme ne
dure guère. Les ambitions et les rivalités de personnes expliquent en partie
ces contestations. Sur des sujets particuliers, des évêques prestigieux
s’opposent aussi aux décisions d’un pape. Pourtant, ce sont bien les décisions du pape qui finissent par emporter. Les
propos de Tertullien puis de Saint Cyprien, sans-doute influencé par ce
dernier, apparaissent plutôt comme une nouveauté, une étrangeté, ce qui paraît
encore plus surprenant quand nous songeons au rôle qu’a joué le « pape de l’Afrique ». Et dans ces
oppositions, les papes défendent leur
autorité.
Enfin, cherchant à détruire
l’Église puis à collaborer avec elle, les Empereurs ne peuvent ignorer la place
qu’occupe l’évêque de Rome dans l’Église. Ils constatent un état de fait : l’autorité du pape avant que Constantin ne
le comble de bienfaits et finisse même par l’éclipser. Ainsi, contrairement à
ce que prétendaient les bons penseurs du XVIIIe siècle, ce n’est pas l’Empire
qui a fait le pape. Sa primauté a existé
bien avant que l’Empire n’embrasse la foi. Elle a même existé malgré lui.
Notes et références
[2]
La gnose vient d'un terme grec qui peut signifier connaissance salvatrice. Voir Émeraude, juin 2013, article "Le gnosticisme au IIe siècle : une hérésie de la connaissance".
[3]
Dictionnaire
de l’Histoire du christianisme, article « gnosticisme » de
Pierre Hadot, Encyclopedia Universalis, Albin Michel, 2000.
[4]
Tixeront, Histoire des Dogmes, Tome I, La Théologie anténicéenne,
1909.
[5]
Voir Émeraude, décembre 2018, article "Saint Pierre sur lequel est bâtie l'Église".
[6]
Voir
Émeraude, octobre 2016, article "L'Église selon Saint Irénée de Lyon".
[7]
Saint Irénée de Lyon, Contre les Hérésies, III, 3, 1.
[8]
Saint Irénée de Lyon, Contre les Hérésies, III, 3, 3.
[9]
Saint Irénée de Lyon, Contre les Hérésies, III, 3, 4.
[10]
Saint Irénée de Lyon, Contre les Hérésies, III, 3, 2.
[11]
Saint Irénée de Lyon, Contre les Hérésies, III, 3, 2.
[12]
Daniel-Rops, L’Église des apôtres et des martyrs, V
[13]
Saint Clément d’Alexandrie, Les Stromates, VII, 16.
[14]
Saint Clément d’Alexandrie, Quis dives salvetur, 21.
[15]
Tertullien, De anima, 3.
[16]
Tertullien, La prescription contre les hérétiques, XXXII, 2, trad. Pierre
de Labriolle, 1907, wwww.patristique.org.
[17]
Tertullien, De la pudicité, I, trad. E.-A. de Genoude, www.tertullien.org.
[18]
Tertullien, De la pudicité, XXI, trad. E.-A. de Genoude, www.tertullien.org.
[19]
Voir Émeraude, juin 2016, article "La Tunique sans couture"
[20]
Saint Cyprien, De l’Unité de l’Église, dans Le Dogme catholique dans les Pères
de l’Église, 1ère partie, III, §2, Émile Amann, Beauchesne, 1922.
[21]
Saint Cyprien, Cyprien
de Carthage : De l'unité de l'Église catholique, extrait de L’Unité de l’Église, 5, collection Unam Sanctam n° 9, Cerf, 1942, Traduction par Pierre de Labriolle,
1972.
[22]
Saint Cyprien, Cyprien
de Carthage : De l'unité de l'Église catholique, extrait de L’Unité de l’Église, V.
Liste des preuves de la Papauté au premier millénaire : https://philosophieduchristianisme.wordpress.com/2017/11/28/la-papaute-depuis-les-apotres/
RépondreSupprimerArticle sur saint Irénée : https://philosophieduchristianisme.wordpress.com/2017/11/20/la-papaute-au-iie-siecle-le-temoignage-de-saint-irenee-de-lyon/