La doctrine chrétienne sur le diable et les démons n'est guère prise au sérieux, voire elle est combattue, ou pire, elle est oubliée. Les mauvais esprits ne seraient que la représentation des « démons intérieurs ». On en vient à interpréter la possession diabolique sous le regard de la psychiatrie. Ou elle aurait été développée sous l'influence des religions païennes. Ce n'est donc qu'une superstition. On nous explique alors comment le christianisme s'est construit par syncrétisme religieux (1). Au-delà de ces explications, on considère que cette doctrine est devenue inacceptable pour le monde d'aujourd'hui, censé être plus mature et intelligent que ceux qui l'ont précédé. « Pour les uns et pour les autres, finalement, les noms de Satan et du diable ne seraient que des personnifications mystiques ou fonctionnelles, n'ayant d'autre sens que de souligner en termes dramatiques l'emprise du mal et du péché sur l'humanité » (2). Dans cet article, nous allons apporter des réponses à quelques objections...
Juifs captifs emmenés à Babylone |
On précise que le développement de la doctrine sur les démons proviendrait de l'influence des religions orientales sur les Juifs lors de leur exil en Babylonie. En effet, la doctrine juive sur les anges et les démons s'est bien développée dans la période suivant l'exil. Le nom de Satan est ainsi employé dans la Sainte Écriture après son retour sur ses terres. Tout un ensemble d'histoires et de pratiques naissent au même moment. « Le folklore juif était rempli de racontars sur les méfaits des démons » (3). Nous trouvons en effet toute une conception étrange des démons dans les apocalypses apocryphes juifs. Mais, n'oublions pas que le diable est présent dans l’Écriture Sainte dès les premières pages...
Or, la conception juive puis chrétienne sur le diable et les démons est spécifique au peuple de Dieu. Les démons ne sont pas considérés comme une émanation d'un principe mauvais mais comme des créatures de Dieu, dépendantes de notre Créateur. Ils ne font pas l'objet d'un culte d'adoration. Contrairement aux religions avoisinantes, il n'y a donc ni dualisme, ni pratiques idolâtriques. La conception juive puis chrétienne est radicalement différente de celle des autres religions. Croire que la doctrine sur le diable et les démons est un emprunt aux autres religions revient finalement à les méconnaître.
En outre, on nous précise que tous Juifs ne croyaient pas aux démons. Ce n'était pas en effet une doctrine unanimement partagée au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ. Les Sadducéens n'admettaient ni les anges, ni les démons, à la différence des Pharisiens. Pourtant, quand Notre Seigneur Jésus-Christ s'adresse à eux, Il doit certes tenir compte de leurs convictions religieuses spécifiques, mais il reste fidèle à la vérité. Quand les Pharisiens L'accusent de chasser les démons avec la complicité du diable, Notre Seigneur aurait pu leur échapper en se rangeant au postulat sadducéen. Or, Il a maintenu la vérité. Il reste ferme sur la doctrine quels que soient ses interlocuteurs. Finalement, croire que le christianisme s'est laissé influencer par les pensées religieuses de l'époque, c'est méconnaître la personnalité de Notre Seigneur et le sens profond de ses paroles.
Nous remarquons que l'apparition des démons apparaît à des moments cruciaux du ministère de Notre Seigneur Jésus-Christ, sans que Satan soit au centre de sa doctrine. Son ministère commence même par la tentation décisive au désert. Cet évènement le relie ainsi aux origines, à Adam et Ève. Ces apparitions sont bien placées, répétées et concordantes. Sa parole sur les démons est aussi pourvue de fermeté et de cohérence. Il n'est donc pas possible de les traiter « comme le produit de la faculté humaine de fabulation et de projection, ni le vestige aberrant d'un langage culturel primitif » (4). Ce n'est pas non plus un hasard si l’Apocalypse achève la Révélation par la défaite des mauvais anges. Elle proclame le triomphe du Christ comme un long combat où interviennent Satan et les démons.
Envoi du bouc émissaire. Gravure de W. J. Webb |
Asmodée est sous-doute inspiré de « Aechma », des sectateurs de Zarathoustra. Un mythe assyro-babylonien le représente comme un révolté, qui hante le désert et fuie les anges. Béliar ou Bélial signifie « destructeur » comme les impies qui entraînent leurs frères à l'idolâtrie ou au schisme. Il désigne donc la puissance infernale acharnée à pousser les hommes au mal. Azazaël est le nom de l'esprit du désert à qui le rituel juif voue le bouc émissaire, chargé des péchés d'Israël. Belzebuth, ou encore Belzeboul, est une déformation injurieuse de Baal-Zeboul, nom d'une idole des Philistins. Il faut l'entendre par « prince des immondices », c'est-à-dire des idoles.
L'emploi de termes différents pour désigner un même personnage est un moyen classique de la Sainte Écriture pour décrire un de ses aspects ou une de ses manifestations. Dans chaque terme employé, nous retrouvons les intentions des démons ou les effets de leurs actions.
La Sainte Écriture emprunte des noms étrangers car le diable apparaît plus clairement hors du peuple de Dieu, notamment dans des pratiques étrangères, comme l'idolâtrie. Et le combat que mènent les Justes et les Prophètes est de défendre le peuple élu contre cette influence.
Enfin, est-il possible de croire que les religions païennes ne sont que pures inventions humaines ? A l'origine, les hommes connaissaient la vérité. Mais, le temps passant, ils l'ont déformée et l'ont détournée de sa fin. Il n'est donc pas surprenant de voir des similitudes entre les religions. S'il y a similitude et si nous croyons en l'unité du genre humain, peut-être est-il légitime de croire aussi à une origine commune des religions ? La révolte des anges est-elle une des réminiscences de la croyance originelle que nous retrouvons dans certains mythes ? Dieu a rétabli la vérité et le peuple de Dieu en est porteur...
De nouvelles objections apparaissent encore. Pourquoi les premiers chrétiens empruntent-ils encore des termes de religions étrangères ? Le terme de démon est en effet transcrit du grec « daimôn », qui désigne d'abord un dieu ou une déesse dans le paganisme, puis, surtout au pluriel, des divinités inférieures ou les âmes des morts. « Bons ou mauvais, les génies de l'ancien Orient sont des démons » (5). Les païens donnaient le nom de démons aussi à des dieux qu'ils craignaient ou dont ils attendaient du bien. Nous avons déjà longuement discuté des raisons de cet emprunt dans des articles précédents (6). Les premiers chrétiens, dont les apologistes, ont tendance à utiliser ces termes pour discuter avec leurs contemporains et en particulier avec les philosophes païens de leur temps. « Tous les apologistes ont aimé faire usage des armes que leur offrait la philosophe d'alors, influencée par la croyance populaire, en ramenant tous les mythes scandaleux aux mauvais Esprits » (7). Les dieux païens et les démons sont finalement identifiés à des anges déchus. Ainsi, des motifs apologétiques peuvent aussi expliquer l'usage de termes identiques mais dotés de sens différents. C'est en quelque sorte une christianisation du vocabulaire, nécessaire aux « dialogues » et à la compréhension...
Rapprocher les doctrines chrétiennes de celles des religions païennes permet de mieux saisir le sens même de la vérité et de comprendre davantage la pédagogie et la sagesse de Dieu. N'y voir qu'emprunt et confusion, c'est avouer son ignorance et méconnaître la Sainte Écriture. C'est refuser aussi de comprendre la spécificité de la démonologie chrétienne...
En effet, au cours de l'histoire, les chrétiens ont combattu diverses conceptions du diable pour demeurer fidèles à une doctrine qui n'a guère changé. Saint Irénée s'est opposé au dualisme gnostique, Saint Augustin aux manichéens. Au XIIIème siècle, l’Église rencontre de nouveau sur son chemin une résurgence du dualisme manichéen avec l'apparition des Cathares et des Albigeois. C'est à ce moment que l’Église énonce le dogme suivant : « le diable et les autres démons ont été créés par Dieu naturellement bons, mais ce sont eux qui, d'eux-mêmes, se sont rendus mauvais ; quant à l'homme, il a péché à l'instigation du diable ». En 1215, le IVème Concile de Latran affirme que « créatures de Dieu, ils ne sont pas substantiellement mauvais », comme le prétendaient les doctrines manichéennes et gnostiques, « mais qu'ils le devinrent par leur libre-arbitre » (8). Depuis ce concile, cette déclaration fait partie de la profession de foi.
Dieu est créateur des choses visibles et invisibles, tel est le credo que l’Église n'a jamais cessé de professer. La déclaration du IVème Concile de Latran n'est pas une nouveauté. Saint Paul l'avait déjà affirmée. Elle était aussi présente dans le symbole de Nicée-Constantinople (381) et dans les professions utilisées lors des célébrations du baptême. Elle a été répétée dans d'autres conciles jusqu'à la Constitution Dei Filius au 1er Concile de Vatican (1870) dans les termes mêmes qui ont été ceux du Concile de Latran. Finalement, cette déclaration est une affirmation constante et primordiale de la foi. Elle s'inscrit dans la doctrine de la Création et de la foi aux êtres angéliques.
Le Jugement de Dieu Fra Angelico |
L'autre enseignement de l’Église est de présenter la victoire sur la mort et sur le diable, qui en détient l'empire, comme un des buts de l'économie de salut. Saint Léon le Grand le précise dans le Tome à Flavien (449) qui fut déclarée comme profession de foi au Concile de Chalcédoine (451). Le Concile de Florence présente aussi la Rédemption comme une libération de la domination du diable. Selon le Concile de Trente, l'homme pécheur est « sous la puissance du diable et du démon ». En nous sauvant, « Dieu nous a délivrés du pouvoir des ténèbres et transférés dans le royaume de son Fils bien-aimé, en qui nous avons le rachat et la rémission des péchés ». Le Second Concile de Vatican rappelle enfin que l'histoire est « un dur combat contre la puissance des ténèbres, qui, commencée dès les origines, durera, comme le dit Notre Seigneur, jusqu'au dernier jour ». « Nous avons à lutter contre les souverains de ce monde de ténèbres, contre les esprits du mal », telle est la doctrine constante qu'enseigne l’Église.
L’Église a donc toujours combattu les doctrines suivantes :
- l'existence de créatures de Dieu mauvaises en soi dès leur création ;
- l'existence de deux principes coéternels et opposés, du bien et du mal.
Saint Grégoire de Nazianze résume ainsi la position claire de l’Église : « Crois qu'il n'existe pas d'essence du mal, ni de royaume, exempt de commencement ou subsistant par lui-même ou créé par Dieu » (9). Nous revenons donc au dogme fondamental de la Création...
Le diable est considéré comme une créature de Dieu, initialement bonne et éclatante, qui n'est pas restée dans la vérité où elle avait été établie. Il s'est dressé contre Notre Seigneur. Le mal n'est donc pas dans sa nature, mais dans un acte libre et contingent de sa volonté. Cette doctrine est propre à la Révélation. Toutes les religions que les Juifs ou les chrétiens ont pu côtoyer s'y opposent radicalement. Il est même extraordinaire de constater la permanence de cette doctrine en dépit de l'influence des doctrines étrangères, notamment gnostiques et manichéennes. Telle est la foi primitive et universelle de l’Église.
Notes
1. « Syncrétisme »: pratique consistant à mélanger d’éléments provenant différentes croyances.
2. Sainte Congrégation de la Doctrine de la Foi, Foi chrétienne et démonologie, en Italien dans L'Observatore Romano, 26 juin 1975, dans l'édition hebdomadaire de L'Observatore Romano en langue française, le 404/07/1975.
3. Revue biblique, 1902, cité dans R.P. J. Renié, Manuel d’Écriture Sainte, Tome IV, Les Évangiles, n°166 B, librairie catholique Emmanuel Vitte, 3ème édition, 1943.
4. Sainte Congrégation de la Doctrine de la Foi, Foi chrétienne et démonologie.
5. Dictionnaire de la Bible, article « Démon », éd. Robert Laffont, 5ème édition, 1998.
6. Émeraude, janvier 2012, article « Les Pères apologistes du IIème siècle », et Émeraude, mars 2012, article « Le christianisme, fossoyeur de l'empire ».
7. Mgr Bernard Bartmann, Précis de théologie dogmatique, Editions Salvator, 1944.
8. Sainte Congrégation de la Doctrine de la Foi, Foi chrétienne et démonologie.
9. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio 40, In sanctum Baptisma, cité par Foi chrétienne et démonologie.
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