Mais,
le terme de « démocratie »
ne se réduit pas à son sens politique. Il désigne aussi une forme de la société particulière, forme particulièrement nouvelle
au regard de l’histoire de l’humanité. Dans son ouvrage sur l’Amérique,
Tocqueville (1805-1859) a décrit la société démocratique américaine comme une
forme de société nouvelle dont l’une de ses
caractéristiques est l’exigence de l’égalité[1].
En ce sens, l’Église doit-elle
s’adapter à ce « monde tout nouveau »?
Peut-elle accepter les principes qui la fondent ?...
La
question de la compatibilité entre le christianisme et la démocratie au sens
social, devient de nos jours encore plus vive, surtout pour les jeunes
générations qui n’ont point connu le zèle destructeur des novateurs. Quarante
ans après le deuxième concile du Vatican, constatant les effets de la nouvelle
politique pontificale, nous ne pouvons effectivement que nous interroger sur sa pertinence et son efficacité. Les voix qui
s’élèvent contre l’Église
et son inadaptation à la vie moderne ne se sont pas tues. Ou plutôt, elles
demandent à l’Église encore plus
de tolérance, plus de sacrifice, plus d’abandons. Elles demandent
l’inacceptable. La lutte contre le christianisme n’a pas en effet cessé. Le
monde moderne n’a jamais encore été aussi éloigné de la foi. Le christianisme
n’a jamais été aussi ignoré et incompris. Qui peut fermer les yeux devant cet échec frappant ? …
Nous
ne pouvons guère comprendre la situation actuelle de l’Église sans revenir à cette époque où des catholiques ont lutté pour que l’Église s’adapte à la nouvelle société
et à ses principes en dépit de la condamnation des papes. Nous allons donc désormais nous
tourner vers le XVIIIe siècle où sont nés et développés les premiers mouvements
du libéralisme catholique…
Lamennais,
à la recherche du renouveau catholique
Lamennais, promoteur du libéralisme catholique
Plus tard, en 1825, dans un autre ouvrage, La
Religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et social,
Lamennais précise sa pensée : il veut que le christianisme réforme la
société et ne se renferme pas au monde intérieur de l’âme. Il se voue alors à la recherche de la politique chrétienne.
Déçu par la Restauration, qui, au lieu de combattre
l’athéisme et l’irréligion, veut contrôler et asservir l’Église, Lamennais prône l’indépendance de l’Église
et donc l’abandon de l’alliance entre le Trône et l’Autel. « Il y a longtemps qu’on abuse de ce vain
prétexte de protection, et depuis Constance jusqu’à Bonaparte, l’Église, trop
souvent, a eu plus à se plaindre de ses protecteurs que de ses bourreaux. »
Puisque l’État veut remplacer Dieu, Lamennais appelle à la véritable liberté de l’Église, une liberté fondée sur une autorité
indiscutable, celle du Pape : « sans le Pape, point d’Église ; sans Église, point de
christianisme ; sans christianisme, point de religion et point de société. »
Lamennais considère même le Pape comme seul capable de mettre en œuvre les
principes de l’Évangile dans les affaires du monde et d’instaurer entre les
États l’ordre et la paix. Pour cela, il
veut que le pape soit doté d’un pouvoir absolu, au-dessus des nations.
Ainsi contre l’autorité de l’État qui veut être Dieu, il faut choisir celle de
l’Esprit déposé dans le Vicaire du Christ…
Condamnant le régime légitimiste, dont il prévoit
la fin, et la religion officielle qu’il décrit comme décadente et impuissante, Lamennais voit davantage l’avenir dans les
forces de liberté, dans toutes les libertés. Il considère que l’Église doit
mener le combat pour la défense de la liberté et de l’égalité dans le monde.
Cependant, en France, elle en est incapable, principalement en raison de sa
dépendance avec un pouvoir politique qu’il considère comme oppresseur. C’est
pourquoi il lutte pour la séparation des
pouvoirs afin de se débarrasser de la tutelle de l’État.
D’abord hostile aux libéraux politiques qui luttent
aussi contre le régime monarchique, Lamenais finit par les considérer comme des
alliés. « On tremble devant le
libéralisme ? Eh bien, catholiciser-le ! » Là réside le
libéralisme catholique…
Lacordaire et Montalembert, les disciples de Lamennais
Nous pouvons encore citer l’abbé Gerber (1798-1864), ami et admirateur de Lamennais, qui
travaille avec lui pour diffuser les idées nouvelles. En 1824, il a fondé le
journal Mémorial catholique, que patronnera Lamennais, à l’usage des
royalistes libéraux.
Le journal L’Avenir
L’Avenir ne dépasse jamais les mille
deux cents abonnés. Mais, il devient « le
centre, le moyen d’union et d’expression de tout un mouvement. »[11]
Il prône un catholicisme libéral fondé
sur la séparation de l’Église et de l’État tout en défendant la souveraineté du
pape en matière religieuse et celle du peuple en matière civile. Il espère refonder la société sur l’alliance de
l’Église et du peuple. Ardent défenseur de la liberté totale de l’Église, il
en développe aussi les conséquences : la liberté d’enseignement, « la liberté de conscience ou la liberté de
religion, pleine, universelle, sans distinction comme sans privilège »[12],
la liberté de la presse, la liberté d’association ou encore la liberté de
suffrage. Finalement, revendiquant un libéralisme politique, il réclame la séparation entière entre le spirituel et
le politique. « Il ne peut y
avoir aujourd’hui rien de religieux dans la politique, il ne doit y avoir rien
de politique dans le religieux. » Cela ne lui empêche pas d’être un journal ultramontain, soumis au
pape.
Toujours ardent pour la liberté des chrétiens, il
soutient aussi les catholiques de Pologne et d’Irlande qui luttent pour leur
indépendance. Montalembert considère la révolution polonaise comme « noble fille du Christ »[13].
Enfin, il s’oppose à l’État centralisateur, au gallicanisme, aux spoliations
révolutionnaires, etc.
L’Avenir, un journal aux ambitions immenses
L’Avenir tente donc de lier la doctrine catholique ultramontaine,
le combat antirévolutionnaire et les idées libérales et démocratiques des
sociétés européennes du XIXe siècle. Des lecteurs et amis se réunissent, y
compris à l’étranger, pour former des noyaux qui constituent l’Agence générale
pour concerter l’action des catholiques libéraux, défendre l’Église et
combattre ses ennemis. Si à l’origine, elle devait agir que dans le domaine
religieux, elle ne pouvait éviter d’agir aussi dans le domaine politique.
Pour L’Avenir, l’Église doit libérer les
peuples et les promouvoir du joug de l’étranger mais aussi de l’exploitation
des patrons et de la bourgeoisie. Il prône que le peuple libre est le vrai détenteur de la souveraineté et que la démocratie fonde la légitimité nouvelle.
Enfin, l’Église doit aussi se libérer de tout ce
qui la tire vers le bas, c’est-à-dire des problèmes financiers et politique. L’Avenir
veut ainsi revenir au début de
la chrétienté lorsque l’Église vivait cachée dans les catacombes. Il veut
finalement régénérer le christianisme
afin qu’il libère le monde. « Affranchi
et ranimé, il reprendra sa force expansive et accomplira ses destinés… »
L’Avenir, un journal romantique sans base réelle
Cependant, comme l’avouera Montalembert, le journal
joigne « des théories excessives et
téméraires » à des idées justes, et les soutenait avec « cette logique absolue qui perd les causes
qu’elle ne déshonore pas. » La véhémence des propos et la passion qui
dégage des articles ne font pas oublier l’absence
grave de fondements théologiques et historiques de leurs auteurs. Ces
derniers ne peuvent entrevoir la complexité que soulève des problèmes en
apparence simple.
« Il coulait beaucoup de romantisme dans les
bureaux de la rue Jacob, et le romantisme n’a jamais passé pour une école de
saine politique. »[14] Et comme tout groupe de jeunes passionnés, ils sont convaincus de posséder seuls la vérité. Ils se prennent pour
l’Église et parlent en son nom mais que savent-ils de l’Église réelle et
sa vie concrète avec ses difficultés, ses intérêts, ses souffrances …. ?
Lamennais n’a jamais été curé d’une paroisse. Il ne l’a jamais voulu…
Encyclique Mirari vos, condamnation de Rome
Le contexte n’est en effet guère propice pour recevoir les idées de L’Avenir.
Les mouvements libéraux italiens se sont attaqués à la souveraineté
pontificale, ce qui a entraîné l’intervention de l’Autriche à l’appel du pape. Il
est alors difficile au pape de s’allier aux mouvements populaires que réclament
les libéraux catholiques. En outre, la France, la Russie et l’Autriche le
pressent pour qu’il condamne les idées de Lamennais, qui se propagent en
Europe. Enfin, deux années plus tôt, la révolution de Juillet apparaît comme un
retour aux désordres et à la furie révolutionnaire.
S’appuyant sur les Pères de l’Église, Mirari
vos condamne « l’orgueil
démesuré, détestable de ces hommes déloyaux qui, brûlant d’une passion sans
règle et sans frein pour une liberté qui ose tout, s’emploient tout entiers à
renverser et à détruire tous les droits de l’autorité souveraine, apportant aux
peuples la servitude sous les apparences de la liberté. »[16]
Il s’oppose à toute idée de séparation de l’Église et de l’État et de « rupture de la concorde entre le sacerdoce et
l’empire. » Enfin, ceux qui proclament toute espèce de liberté ne font
qu’« exciter des troubles contre les
pouvoirs sacrés et les pouvoirs civils. » L’encyclique rappelle à tous les catholiques et à la hiérarchie
ecclésiastique les principes d’obéissance, de discipline et d’unité en ces
temps de révolutions. C’est aussi un appel au clergé de tendance gallicane.
L’encyclique Mirari vos est nettement marquée
par une certaine prudence. Elle ne
nomme pas Lamennais par charité et probablement pour éviter tout schisme,
compte tenu de sa popularité au sein du jeune clergé. De même, les « libertés nécessaires » ne sont pas
les seules erreurs que le pape condamne. Elles sont mêlées à d’autres,
sans-doute pour diluer sa condamnation[17]. Enfin,
la commission mise en place pour étudier les idées de Lamennais redoute qu’un
examen approfondi de la pensée mennaisienne soit longue tant les doctrines
qu’elle soulève sont complexes. Il ne s’agit donc pas de s’attaquer à sa
philosophie mais de condamner ses
conséquences en faisant référence aux propositions erronées.
Conclusions
La première expérience du libéralisme catholique en
France montre aussi les caractères des libéraux catholiques. Dynamiques et
novateurs, rassemblés dans un mouvement organisé qui s’étend rapidement dans le
monde entier, n’hésitant pas sur les moyens pour diffuser leurs idées, ils
prônent publiquement l’obéissance tout en poursuivant leurs actions dans
l’ombre, même si au début, ils se sont montrés imprudents et naïfs. Mais ils
apprennent vite, convaincus de leurs
idées, convaincu qu’ils sont
l’Église. Mais comme le révèlent Lamennais et ses disciples, ils ont un regard simpliste sur le
christianisme et ses relations avec la société, faute de connaissance et
d’expérience. En un mot, influencés par leur époque et les idées qui y règnent,
les libéraux catholiques veulent
appliquer leurs théories dans un monde dont ils ignorent la réalité et la complexité sans entendre la
sagesse de l’Église. Et lorsque celle-ci lui demande de prendre en compte la
réalité et de se soumettre à la vérité, par la voix des papes, plus
clairvoyants, ils préfèrent ne point entendre pour poursuivre leurs chimères au
risque de rompre avec le passé de l’Église et donc avec l’Église elle-même. Ils
ne peuvent croire non plus que les maux qui accablent et ne cesseront
d’accabler les hommes et les sociétés finiront par emporter l’Église par les
mêmes causes, celles qu’ils prônent …
[1] Voir Émeraude, septembre 2020, article
« le culte du bien-être :
Tocqueville et la démocratie. De l’égalité à la tyrannie moderne ».
[2] Voir Émeraude, août 2024, « Le Syllabus, contre les erreurs de notre temps ».
[3] Voir Émeraude, septembre 2024, « La liberté, bien excellent de la nature, et
les libertés modernes ».
[4] Daniel-Rops, L’Église des révolutions, En face des nouveaux destins, chap.
III, Librairie Arthème Fayard, 1960.
[5] Daniel-Rops, L’Église des révolutions, En face des nouveaux destins, chap.
III.
[6] Daniel-Rops, L’Église des révolutions, En face des nouveaux destins, chap.
III.
[7] Lamennais, Essai sur l’indifférence en
matière de religion, tome I, chap. XII, 1817, gallica.fr.
[8] Daniel-Rops, L’Église des révolutions, En face des nouveaux destins, chap.
III.
[9] Guilhem Labouret, Presse
catholique et écriture polémique autour de 1830, société des études
romantiques et dix-neuviémistes, 2018, serd.hypothese.org.
[10] L’Avenir, 21 août 1831.
[11] Daniel-Rops, L’Église des révolutions, En face des nouveaux destins, chap.
III
[12] Manifeste de L’Avenir, 7 décembre
1830.
[13] L’Avenir, 16 avril 1831.
[14] Daniel-Rops, L’Église des révolutions, En face des nouveaux destins, chap.
III.
[15] Une note confidentielle que Rome lui transmet le 30
août précise que les erreurs signalées dans l’encyclique sont aussi celles de L’Avenir.
[16] Grégoire XVI, Lettre encyclique Mirari
vos, 15 août 1832.
[17] Voir l’article 1832-1835, moment mennaisien.
L’esprit croyant des années 1830, Sylvain Milbach, Revue de l’histoire des religions,
Armand Collin, mars 2018, OpenEdition Journals, htpps://doi.org.
[18] Garibaldi à Mgr Polidor, 20 janvier
1834 dans l’article 1832-1835, moment mennaisien. L’esprit croyant des années 1830,
Sylvain Milbach.
[19] Montalembert, lettre du 14 septembre
1832, dans La condamnation de Lamennais, Beauchesne, 1982, Marie-Joseph et
Louis Le Guillou, dans l’article 1832-1835, moment mennaisien. L’esprit
croyant des années 1830, Sylvain Milbach.
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