Dans
l’article précédent[1],
nous avons présenté des discours qui défendent et prônent ces thèses comme nous
avons aussi apporté des études qui les remettent sérieusement en question. Nous
allons davantage nous intéresser sur un article devenu classique de Pierre
Courcelle, intitulé Tradition platonicienne et traditions chrétiennes du corps-prisons,
publiée en 1965 dans la Revue des études latines.
Pierre
Courcelle (1912-1980), un éminent chercheur de l’Antiquité tardive
Une
de ses biographies explique sa méthode. Celle-ci consiste en une
véritable enquête menée à partir d’abondantes et de minutieuses lectures des
manuscrits anciens, parfois des textes les plus obscures, et d’un dépouillement
des publications savantes contemporaines en toutes langues, avec une « maîtrise à la fois de la culture classique
et celle du médiéviste ». Cette enquête permet alors d’améliorer nos
interprétations. Cette « tâche
écrasante, souvent fastidieuse » permet aussi « de déceler de la façon la plus heureuse ces
parallèles textuels, apportant la preuve indubitable que tel auteur s’est
inspiré de tel autre, et parfois même a reproduit des passages entiers de son
œuvre. »[3]
Dans
des articles que nous avons pu lire[5],
Courcelle examine des passages de Socrate et de Platon relatives au corps
humain dans lesquelles le corps est comparé à une prison, à un tombeau
(Platon, Cratyle, 400c), voire à un bourbier (Platon, République,
VII, 533) où est ensevelie l’âme. Ces philosophes parlent alors d’un
temps où l’âme était pure et présentent alors sa condition ici-bas comme une
expiation. Il utilise ainsi la métaphore de l’oiseau enfermé dans une cage,
toujours prêt à s’élever vers le haut. La mort se présente donc comme une
délivrance (Gorgias, 493a), comme le retour à la plénitude. Cependant, pour
les platoniciens, si l’homme est enfermé dans un corps comme un esclave, il ne
doit pas s’évader par le suicide. Selon les stoïciens, bien au contraire, le
suicide est légitime. Le néoplatonisme apporte une réponse à l’état de l’âme
enfermée dans un corps. Il l’explique par la déchéance de l’âme.
L’influence
de la métaphore corps-prison dans le christianisme
Dans
les mêmes articles, Courcelle montre la place importante de la métaphore
corps-prison dans les écrits des Pères de l’Église et d’autres auteurs
chrétiens. Il décrit alors l’influence des doctrines antiques dans le
christianisme en présentant une évolution en plusieurs étapes.
D’abord,
la notion de corps-prison est utilisée par les gnostiques « mandéens, manichéens, hermétistes »[6].
L’interprétation de la Sainte Écriture en est aussi influencée comme l’auteur
l’affirme en évoquant Philon d’Alexandrie selon lequel les âmes doivent prendre
conscience de l’inanité du corps et s’en évader comme d’une geôle ou d’un tombeau
pour s’envoler vers l’éther et s’adonner à la contemplation des êtres célestes[7]. Courcelle
évoque aussi des auteurs chrétiens qui n’hésitent pas à utiliser à son tour
les métaphores platoniciennes comme Saint Clément ou encore Origène. « La tradition chrétienne, sauf Arnobe, admet
de façon générale la métaphore du corps-prison qu’au temps de Prudence et de
Saint Ambroise. »[8] Courcelle
insiste sur l’origénisme, une doctrine qui soutenait que les âmes
étaient « des anges déchus du ciel
en ce bas monde pour punition d’un péché et relégués dans des corps comme en
des tombeaux. »[9] Cette
thèse combattue au sein de l’Église s’est développée au IVe siècle.
Puis,
pour réagir contre cette doctrine envahissante, l’Église aurait élaboré une
nouvelle tradition. Des Pères de l’Église orientaux et occidentaux « nient que le corps soit un bagne attribué à
l’âme pour punition d’un péché antérieur à son incorporation. »[11] Ils
montreraient alors que la génération n’est ni une punition, ni le châtiment
d’une faute puisque « le Dieu de la
Genèse bénit la procréation ». Si leur enseignement ne considère pas
le corps comme mauvais, ils « admettent
seulement que, depuis ce péché originel, la chair appesantit l’âme. »[12] Cette
formule tirée de Saint Augustin à partir de la Sainte Écriture est souvent exploitée
par des chercheurs pour montrer de nouveau la persistance du mépris du corps
dans le discours des Pères de l’Église.
En
dépit de cette réaction, la doctrine du
corps-prison reste encore présente dans les écrits des auteurs ecclésiastiques
car, selon l’auteur, « beaucoup
d’entre eux, jusqu’au XIIe siècle inclus, restaient plus ou moins imprégnés de
néo-platonisme »[13]. Courcelle
évoque en effet les « les spirituels
du XIIe siècle »[14] comme
Guillaume de Saint-Thierry qui compare le corps comme un cloître, l’âme comme
un fauve en cage. Néanmoins, il précise que la plupart l’entendent uniquement
au sens moral et ascétique. Ils « l’appliquent
à la concupiscence charnelle, considérée comme l’effet de la blessure causée à
la nature humaine par le péché d’Adam. »[15]
Courcelle nous renvoie sans-doute à la réforme monastique. Il évoque enfin le XIIe
siècle qui marque la découverte de l’aristotélisme dans l’enseignement de
l’Église et par conséquent la fin de l’influence platonicienne dans l’Église.
Les
articles de Courcelle peuvent nous faire croire que des Pères de l’Église et
des auteurs chrétiens ont, en raison de l’influence du platonisme et du
néoplatonisme, défendu l’idée selon laquelle le corps ne serait qu’une prison
de l’âme et donc que le bonheur consisterait à s’extraire de la chair. Leurs
œuvres manifesteraient alors un mépris du corps que le christianisme aurait
gardé dans son enseignement en dépit des réactions opposées. Il serait
possible de s’appuyer sur ses articles pour montrer toute la nocivité du
christianisme dans nos rapports avec notre propre corps et nous renvoyer à la
névrose tant décriée. Cependant, des analyses plus poussées des œuvres des
auteurs incriminés relativisent les affirmations de Courcelle tout en nous
éclairant sur sa doctrine.
Saint
Ambroise, un évêque soucieux de ses fidèles
Cependant,
selon Gilson et contrairement aux affirmations de Courcelle, Saint Ambroise
cite des passages des auteurs platoniciens ou néoplatoniciens dans les œuvres
qu’il adresse aux chrétiens pour s’opposer justement à leur influence et
pour démontrer leur duperie et leurs erreurs en raison de leur
forte influence dans sa ville dans la seconde moitié du IVe siècle. Leurs
écrits sont en effet très répandus dans sa ville et bien connus des
chrétiens. « Si Ambroise se
sert des écrits platoniciens et néoplatoniciens car ce sont des textes, et donc
par là-même des idées bien connues de ses ouailles, c’est enfin de les
remettre, pour ainsi dire, dans leur contexte natif, dans le langage qui celui
du christianisme. »[16] Ainsi,
Saint Ambroise cite des passages de Platon et de Plotin pour les réécrire
dans une perspective toute chrétienne. Par conséquent, l’usage du
platonisme et du néoplatonisme dans ses œuvres ne manifestent pas leur
influence dans le christianisme ancien mais plutôt une volonté apologétique
bien légitime.
Le
corps et l’âme selon Saint Ambroise
Saint
Ambroise parle en effet du corps comme une prison qui enferme l’âme. Il utilise
en effet de nombreuse fois cette métaphore. Il traite aussi de la nécessaire
fuite du corps pour s’élever à Dieu. Tout cela ressemble en effet aux discours
des penseurs grecs. Mais allons plus loin. Creusons davantage ses paroles afin
de mieux comprendre ce qu’il dit et écrit à ses fidèles. Grand connaisseur de
la langue latine, Saint Ambroise utilise le verbe « fugitare » pour évoquer la fuite, et non le verbe plus indiqué
« fugire ». L’emploi du
suffixe « are » n’est pas
anodin. « Il souligne ainsi une
action répétée et un effort constamment renouvelé. »[17] Mais
que faut-il « fuir » ?
Lorsqu’il
parle du corps, Saint Ambroise traite du monde terrestre. Fuir le corps,
c’est fuir les attraits du monde en raison du mal qu’ils pourraient générer
dans l’homme. Très soucieux du progrès de ses fidèles, il évoque la
nécessaire pratique des vertus. Mais que faut-il éviter ? « Voici en effet ce qu’est la fuite :
connaître son but, s’alléger du siècle, s’alléger du corps, afin que désormais
personne ne s’exalte vainement et refuse, dans l’enflure de sa pensée
charnelle, de s’attacher à la Tête, et afin que l’on ne dise de ce genre de
personnes : ils ont fui sans voir (Job, IX, 25) ». Nous
retrouvons de nouveau le couple corps et siècle, c’est-à-dire corps et monde.
Par
conséquent, nous comprenons mieux le sens de la fuite que Saint Ambroise
demande à ses fidèles. Il s’agit de fuir les tentations du monde afin de ne pas
y succomber en raison de la faiblesse humaine qui résulte du péché originel. Saint
Ambroise nous renvoie en effet à un corps marqué par le péché. Ainsi, contrairement
aux idées païennes, il ne s’agit pas de fuir le corps en raison de la
matière considérée comme antinomique à l’âme mais bien de fuir les tentations en
raison des faiblesses du corps et de l’homme.
Replacée
dans un contexte véritablement chrétien, la pensée de Saint Ambroise nous
éloigne considérablement de la philosophie grecque. Tout en employant des
termes évocateurs pour des fidèles emprunts des idées de Platon et de Plotin,
l’évêque du Milan les réinterprète selon la doctrine chrétienne. Une autre
analyse plus poussée des paroles de Saint Augustin[18] aboutit
à la même conclusion.
Des
articles bien trompeurs
L’exemple
de Saint Ambroise relativise l’analyse de Courcelle et remet en doute l’idée de
mépris du corps dans l’enseignement du christianisme. Il nous invite alors à
questionner sa méthode.
Les
articles de Courcelle est une accumulation d’abondants passages de
différents auteurs dans lesquels nous retrouvons plus ou moins étayée la
métaphore corps-prison. « L’échantillonnage
que nous fournissions suffit à montrer qu’elle tint jusqu’au XIIe siècle une
place considérable »[19]. Telle
est son argumentation. Or, si parfois, nous décelons dans l’usage de la
métaphore un changement de sens, il nous semble que ces différences
fondamentales soient peu mises en valeur dans ses articles. Il est vrai que
cela reviendrait à remettre en cause sa thèse principale, c’est-à-dire
l’influence du platonisme ou du néoplatonisme dans le christianisme ancien.
Pourtant, l’usage de ces métaphores montre de manière frappante la rupture
de pensée entre la pensée antique et la pensée chrétienne. Saint Ambroise
comme Saint Augustin s’opposent en effet contre la conception païenne de
l’homme. Comme le constate Courcelle lui-même, les auteurs utilisent la
métaphore selon des sens différents, sens philosophique, moral ou encore
ascétique, ce qui lui apporte une valeur différente.
Les
articles de Courcelle que nous avons étudiés ne nous semblent guère
convaincants. Si les extraits qu’il cite abondamment permettent de prouver que
la métaphore corps-prison est bien utilisée par des auteurs, nous ne pouvons
pas en conclure ni une influence de la pensée grecque, ni une adhésion à la
doctrine païenne sur le corps. L’abondante énumération demeure insuffisante
si les passages mentionnés ne sont pas associés aux motivations ou aux
intentions de leur écrivain mis en question. Nous aimerions en effet que
les extraits soient replacés dans leur contexte, ou encore dans l’ouvrage d’où
ils sont extraits afin de mieux souligner, non les rapprochements entre les
pensées païennes et chrétiennes, qu’évoquent nécessairement l’usage des mêmes
mots, des mêmes passages, mais surtout leur divergence afin de bien comprendre ce
qui distingue fondamentalement leur enseignement. Cette analyse qui dépasse
la simple comparaison philologique manque à ces articles.
Conclusions
En
dépit de son éducation païenne, Saint Ambroise rejette la conception humaine
telle qu’elle était conçue par les néoplatoniciens ou les stoïciens. Évêque, et
donc charge d’âme, il enseigne à ses fidèles de s’éloigner des tentations
terrestres, non pas parce que le corps est méprisable ou mauvais en raison de
sa nature matérielle mais parce que le corps blessé par le péché originel est
faible. Le corps en lui-même n’est ni mauvais ni méprisable. Il n’est pas non
plus pensé hors de la nature humaine telle que le décrit le christianisme, sans
relation avec l’âme, avec son élévation vers Dieu, une élévation qui ne peut se
faire sans être vigilant à l’égard du corps, sans que celui-ci ne soit
finalement soumis à elle. Le corps et l’âme ne sont pas indépendants dans
l’homme, chacun œuvrant au mépris de l’autre. Finalement, les discours
portés sur le corps s’insèrent dans une nature humaine telle qu’elle est nourrie
et bâtie par la doctrine chrétienne. Si Ambroise utilise des termes et des
concepts platoniciens, et nous renvoie à Platon ou à Philon qu’il a évidemment
lus, il les insère dans une vision chrétienne de la nature humaine
afin de mieux toucher ses fidèles encore empreints de la culture païenne.
Cela ne peut guère nous surprendre puisqu’il enseigne les mystères de l’Incarnation
et de la résurrection de la chair, bien incompatibles avec la pensée païenne….
Notes et références
[1] Voir Émeraude,
avril 2021, article « Le christianisme, "contempteur du
corps", une thèse bien peu solide et désormais sévèrement remise en
question ».
[2] Colloque tenu à la
Faculté des Lettres de la Sorbonne, le 25 mai 2018, intitulé L’œuvre
de Pierre Courcelle : héritage et débats.
[3] Carolus-Barré Louis, Pierre
Courcelle (1912-1980), dans Bibliothèque de l’école de Chartes,
1981, tome 139, livraison 2, www.persee.fr.
[4] Voir Recherches
sur les « Confessions » de Saint Augustin, Courcelles,
édition de Brocard, 1950.
[5] Voir les articles de
Courcelle : Le Corps-Tombeau (Platon, Gorgias, 493a, Cratyle, 400c, Phèdre, 250c)
dans Revue
des Études anciennes, tome 68, 19665, n°1-2, ou encore Tradition
platonicienne et tradition chrétienne du corps-prison, Pierre Courcelle
dans Comptes-rendus
des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 109ème
année, n°2, 1965. L’article complet a paru dans Revue des études latines,
43, 1965.
[6] Courcelle, Tradition
platonicienne et tradition chrétienne du corps-prison.
[7] Voir De
somniis, I, 139, Philon.
[8] Courcelle, Tradition
platonicienne et tradition chrétienne du corps-prison.
[9] Courcelle, Le Corps-Tombeau.
[10] Courcelle, Tradition
platonicienne et tradition chrétienne du corps-prison.
[11] Courcelle, Tradition
platonicienne et tradition chrétienne du corps-prison.
[12] Courcelle, Tradition
platonicienne et tradition chrétienne du corps-prison.
[13] Courcelle, Tradition
platonicienne et tradition chrétienne du corps-prison.
[14] Courcelle, Le
Corps-Tombeau.
[15] Courcelle, Tradition
platonicienne et tradition chrétienne du corps-prison.
[16] Camille Gerzaguet, Figutans
corporis. Le Corps chez Saint Ambroise : du néoplatonisme au paulinisme,
Séminaire Alter & Ipse, 22 octobre 2019, les paradigmes du corps.
[17] Camille Gerzaguet, Figutans
corporis.
[18] Voir Le
corps : un poids pour l’âme, L’exégèse augustinienne de Sagesse, 9, 15,
Isabelle Bochet, dans Revue des sciences philosophiques et
théologiques, 2016/1, tome 10O, cairn.info.
[19] Courcelle, Le
Corps-Tombeau.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire