L’idée
selon laquelle le christianisme aurait dévalorisé, méprisé et haï le corps a
suivi sa route au point de demeurer aujourd’hui l’une des plus grandes
critiques que nos contemporains lui adressent. À compter des années 60, des chercheurs
se sont penchés sur l’histoire du christianisme avec un regard particulier. Nous
allons donc nous intéresser à leurs ouvrages pour identifier les principaux
points d’accusation…
Un
regard psychologique de l’histoire
Dans
ses recherches historiques, Dodds est en effet particulièrement intéressé
par le psychisme et la psychologie. Il a notamment été membre puis président
d’une société de recherche psychique. Selon un de ses commentateurs, il est
convaincu que l’inconscient est une clé pour comprendre l’histoire[3]. Dodds
s’inspire surtout de Carl Gustav Jung (1875, 1961), médecin psychiatre et
fondateur de la psychologie analytique, mais aussi de la psychanalyse de
Sigmund Freud sans oublier le mouvement « culture et personnalité ». Son livre le plus connu est Les
Grecs et l’irrationnel, publié en 1959.
Dodds
est en particulier intéressé par l’étude des sentiments religieux et de
l’expérience religieuse selon les prismes psychologique et psychique. Pour
définir ce qu’est une expérience religieuse, il reprend la définition que lui donne
William James (1842_1910), un psychologue et philosophe américain. Elle désigne
un ensemble de « sentiments, actes
et expériences des individus dans leur solitude, en tant qu’ils s’aperçoivent
en rapport avec quelques chose qu’ils jugent divine »[4]. Dans
ses études, il prime donc la dimension individuelle, émotionnelle, de l’expérience
religieuse pour expliquer les croyances et les pratiques religieuses, et selon
une optique évolutionniste. Peter Brown, historien et spécialiste de
l’histoire romaine et de l’Antiquité tardive, décrit son livre Les
Grecs et l’Irrationnel comme « une
interprétation vraiment psychanalytique de l’évolution historique »[5].
Le
christianisme, une réponse à la névrose endogène
Dans
son ouvrage Païens et chrétiens dans un âge d’angoisse[7], Dodds
étudie le sentiment religieux dans la société romaine aux débuts de l’ère
chrétienne avant la conversion de l’empire sous Constantin, de la seconde
moitié du IIe siècle au début du IVe siècle. Au cours de cette période qu’il
identifie comme un temps de crise matérielle et d’interrogation métaphysique, il
montre que nombreux étaient les païens, les chrétiens et les gnostiques qui
méprisaient la condition humaine et haïssaient le corps. Il interprète alors ce
sentiment comme « une névrose
endogène ». Il explique alors naturellement le succès du
christianisme par sa capacité à répondre à cette névrose. « Tout chemin qui promettait une échappée hors
d’un monde aussi appauvri intellectuellement, aussi plein d’insécurité
matérielle, aussi rempli de peurs et de haines, que le monde du IIIe siècle,
devait attirer des esprits réfléchis. » L’essor du christianisme lui
paraît alors inévitable.
Une
vue historique réduite et biaisée
En
outre, il nous semble bien difficile de vouloir porter avec certitude un
jugement psychologique sur des hommes si lointains non seulement dans le temps
mais aussi dans l’esprit. Les ressources permettant de les connaître sont
réduites, parfois peu fiables. Il est particulièrement insuffisant et dangereux
de réduire l’expérience religieuse à des textes philosophiques ou à des faits
mystiques que l’histoire a pu nous laisser, ce que Dodds n’hésite pas à faire.
De plus, l’étude de l’homme dans une époque si lointaine selon un seul
regard, celui du psychanalyste, nous semble bien peu pertinent. L’homme ne
se réduit pas à un individu. « C’est
donc d’un point de vue presque exclusivement psychologique que Dodds traite la
question, rejetant en note le problème des raisons matérielles. Mais sur ce
plan son expose reste lacunaire, dans la mesure où la psychologie religieuse de
l’homme antique est nettement plus complexe qu’il ne l’admet. »[9] Dodds
« a trop tendance à assimiler ses
opinions à la religion de l’homme antique, et de supposer qu’elles étaient
universellement partagées et vécues. » Cette tentative d’explication
se fonde en fait sur une anthropologie particulière, sur une conception de
l’homme qui date du XXe siècle.
Enfin,
l’idée selon laquelle la société romaine était en crise matérielle et métaphysique
du IIe au IVe siècle n’est pas aussi partagée par les historiens. Ce serait simplifié
une situation beaucoup plus complexe. Non seulement la société romaine a connu
d’autres crises et en connaîtra d’autres, mais comme nous l’avons déjà noté, le
paganisme est aussi incapable de répondre aux besoins intellectuels et
spirituels des hommes, non seulement de manière contextuelle ou
circonstancielle mais aussi de manière absolue. Une explication de l’émergence
du christianisme et de sa diffusion par une telle interprétation psychologique
paraît alors non seulement audacieuse et périlleuse mais certainement vouée à
l’échec en raison de son regard réducteur. Le contexte particulier de
l’empire romain a certainement contribué au succès du christianisme mais il ne
peut à lui-seul expliquer « le grand
mystère »…
Le
christianisme, corrompu par la philosophie grecque
Selon
de nombreux auteurs, l’influence des philosophies antiques dans le
christianisme expliquerait le mépris des chrétiens à l’égard du corps.
Selon un article de Pierre Courcelle[10], les Pères
de l’Église auraient imprégné le christianisme de la doctrine antique qui
considère le corps comme la prison de l’âme. Il nous renvoie alors à des textes
de Platon, de Cicéron ou encore de Virgile qui assimilent le corps à une
« prison ténébreuse », voire
à Photin et à Porphyre qui comparent le corps à des chaînes. Tertullien, Saint
Clément d’Alexandrie ou encore Saint Ambroise auraient repris cette image du
corps-prison. Certains chercheurs accusent alors l’Église d’avoir corrompu
le christianisme original en adoptant l’attitude et les idées païennes.
Du
mépris du corps à celui du monde
Selon
d’autres chercheurs, le mépris à l’égard du corps est alors étendu à la vie
profane et au monde. Telle est par exemple la thèse de Robert Butlot qu’il
développe dans La doctrine du mépris du monde en Occident, de Saint Ambroise à
Innocent III publié en 1960. Le mépris du corps serait en effet passé à
celui du monde de très bonne heure dans le christianisme. « Un chrétien humaniste qui interroge le passé
ne peut pas ne pas éprouver déception et douleur à découvrir que tant d’auteurs
religieux, qui avaient pour mission de transmettre la vérité ultime sur le sens
de l’existence et prétendaient donner de celle-ci une image en tous points
fidèle, ont insulté et foulé aux pieds (ce que n’exige nullement la décision
d’y renoncer) d’authentiques valeurs humaines. »[13]
Selon
une thèse plus récente[14], le
passage du mépris du corps à celui du monde aurait eu lieu lors de la
réforme grégorienne du XIe siècle avant que le siècle suivant ne vienne
revaloriser le corps pour réagir contre la doctrine dualiste corps-âme qui se
serait affirmé dans les milieux monastiques. Notons qu’elle considère cette
doctrine non conforme avec la tradition chrétienne.
Des
thèses remises en cause
D’autres
études ont montré que le rapport de la religion chrétienne avec la chair a été une
matière importante pour les Pères de l’Église, notamment en raison du dogme
de la résurrection de la chair. Comme le rappelle McGill, en traitant de la
pensée cistercienne, « si l’homme
est vraiment une unité de corps et d’âme, alors la connaissance de l’homme exige
aussi une connaissance de son côté matériel ». Et si « tout comme l’image de Dieu perdue par le
péché doit être restaurée par un programme de guérison spirituelle, la guérison
du corps est à la fois analogie et préparation à cette opération. »[16]
Une
autre étude[17]
aux périmètres limités nous renvoie aux textes de Tertullien. Nous y retrouvons
sans difficulté l’enseignement de l’Église. Elle rappelle que selon cet
apologiste du IIe siècle, le salut est destiné à l’homme entier, corps et
âme. « La chair est la charnière
du salut »[18]. Selon
l’auteur de cette étude, Tertullien souligne « la petitesse et la grandeur de la chair humaine »[19]. Il
parle de « la belle chair de
l’homme » qui sera ressuscitée dans la gloire. Dans son ouvrage sur la
résurrection, Tertullien montre la dignité de la chair associée à l’âme,
d’abord d’un point de vue naturel en revenant sur les œuvres que l’homme
réalise par son corps puis d’un regard chrétien en décrivant la place que le
corps occupe dans la vie sacramentaire et dans la discipline chrétienne.
« De quel extraordinaire privilège
jouit cette substance auprès de Dieu »[20].
Conclusions
Toutefois,
nous ne pouvons pas oublier ces nombreuses études historiques qui
relativisent fortement ces critiques. Contrairement aux idées répandues,
des Pères de l’Église ont en effet valorisé le corps, le remettant à une véritable
place d’honneur. Il est par ailleurs difficile au christianisme de mépriser le
corps quand celui-ci est le sujet de beaucoup d’attention de la part de
l’Église. Ces études écorchent aussi l’idée simpliste selon laquelle la
pensée grecque sur le corps aurait influencé l’anthropologie chrétienne. Il est
en effet bien trop facile de réduire toute la pensée antique, païenne et
chrétienne, à une conception pessimiste du corps.
Cependant,
ces mises au point ne font pas oublier les différents écrits chrétiens qui
semblent déprécier le corps, parfois avec virulence, et qu’utilisent des
chercheurs pour critiquer le christianisme de mépriser et de haïr le corps. Il
serait en effet dangereux et bien inutile de vouloir les cacher ou de les
interpréter faussement pour répondre à leurs différents arguments comme il est aussi
peu correct de vouloir passer sous silence ceux qui pourraient contredire ces
mêmes arguments. À ce stade de la réflexion, nous pouvons simplement affirmer
que leurs thèses ne sont pas aussi solides et catégoriques que nous pourrions
le croire. D’autres études, elles-aussi historiques et aussi sérieuses, peuvent
les remettre en cause.
Une
question demeure donc. Comment au sein du christianisme, des autorités semblent
enseigner le mépris du corps quand d’autres, de même valeur, semblent aussi
enseigner sa dignité et son éloge ? Le christianisme serait-il
incohérent dans son enseignement à l’égard du corps ? Nos prochains articles tenteront d'y voir plus clair. Deux choses sont néanmoins certaines. D'une part, les spécialistes qui défendent la thèse d'un christianisme "contempteur du corps" n'apportent aucune réponse à cette contradiction. D'autre part, restreindre les ressources historiques pour ne retenir
que celles qui pourraient appuyer nos arguments ressemblent fortement à une
imposture intellectuelle. Cette attitude souvent rencontrée conduit non
seulement à des erreurs mais elle ferme surtout l’âme à la véritable
connaissance…
Notes et références
[1] Voir Émeraude,
mars 2021, article « Les chrétiens, les "contempteurs du
corps", les "hallucinés de l'arrière-monde", des "dégénérés"... Ainsi parlait
Nietzsche... ».
[2] A. J. Festugière,
Postface, dans Païens et chrétiens dans un âge d’angoisse. Aspects de l’expérience
religieuse de Marc-Aurèle à Constantin, L’âne d’or, Les Belles lettres,
2010.
[3] Voir Eric
Dodds entre psychanalyse et parapsychologie, Giuseppe Cambiano, dans Revue
de l’histoire des religions, tome 208, n°1, 1991, www.persee.fr.
[4] James dans Pagan
and Christian in an Age of Anxiety, Cambridge, 1965, n°2 dans Eric
Dodds entre psychanalyse et parapsychologie, Giuseppe Cambiano.
[5] P. Brown, compte
rendu à Pagan and Christian, English Historical Review, 83, 1968
dans Eric
Dodds entre psychanalyse et parapsychologie, Giuseppe Cambiano.
[6] E. R. Dodds, Les
Grecs et l’irrationnel, 1951. Les citations proviennent d’un texte de
Jean-Paul Ricoeur, neuropsychiatre, 5 mai 2007, Honte et culpabilité,
accessible le 16 février 2021, psychaanalyse.com, site de
psychologie jungienne.
[7] E. R. Dodds, Païens
et chrétiens dans un âge d’angoisse, une étude sur la vie religieuse dans la
période entre les empereurs romains Marc Aurèle et Constantin Ier.
[8] Peter Brown est l’un
de ceux qui a critiqué sa description historique.
[9] J. Scheid, Notes
bibliographiques portant sur Païens et chrétiens dans un âge d’angoisse.
Aspects de l’expérience religieuse de Marc-Aurèle à Constantin, E. R.
Dodds, dans Revue de l’histoire des religions, année 1982, 199-4, www.persee.fr.
[10] Voir Tradition
platonicienne et tradition chrétienne du corps-prison, Pierre Courcelle
dans Comptes-rendus
des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 109ème
année, n°2, 1965. L’article complet a paru dans Revue des études latines,
43, 1965.
[11] Voir The
Body and Society : men, women and sexual renunciation in early
christianity, University Press, 1988, trad. en français par P.-E Dauzat
et C. Jacob, Le renoncement à la chair : virginité, celibate et continence dans le
christianisme primitive, Gallimard, 1995.
[12] Hélène
Buisson-Fenet, sur Le Renoncement à la chair.
Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif,
Gallimard, 1995 dans Archives de sciences sociales des religions,
41ème année, n°94, avril-juin 1996, jstor.org.
[13] Bultot, Mépris
du monde et XIe siècle, dans Annales. Économies, sociétés, civilisations,
22ème année, n°1, 1967, www.persee.fr. Dans cet article,
Bultot répond aux critiques formulées par Jean Batany, L’Église et le mépris du monde,
note critique dans Annales. Économies, sociétés, civilisations, 20ème
année, n°2, 1965, www.persee.fr.
[14] Michel Sot, Mépris
du monde et résistance des corps au XIe et XIIe siècle, dans Médiévales,
n°8, 1985, Le souci du corps, www.persee.fr.
[15] Colloque intitulé Lire
le monde au Moyen-âge, organisé du 8 au 9 janvier 2009 par le
Laboratoire de philosophie patristique et médiévale de l’Institut catholique de
Paris. Il a donné lieu à un ouvrage collectif Lire le monde au Moyen-âge.
Signe, symbole et corporéité, publié dans la Revue des sciences philosophiques
et théologiques, 95/2, 2011.
[16] Bernard McGinn, Three
Treatise on Man : Cistercien Anthropology, Kalamazoo, Cistercian
Publications, 1977 dans Le premier écrit scientifique cistercien :
le De natura corporis de Guilaum de saint Thierry (mort en 1148),
Svenja Gröne, Rives nord-méditerranéennes, en ligne, 31|2008, mis en ligne le
15 octobre 2009, journals.openedition.org.
[17] Jérôme Alexandre, Une
chair pour la gloire. L’anthropologie réaliste et mystique de Tertullien,
Jérôme Alexandre, Beauchesne, 2011.
[18] Tertullien, De
resurrectione, 8, 2.
[19] R. Roukema, critique
de l’ouvrage Une chair pour la gloire. L’anthropologie réaliste et mystique de
Tertullien, Jérôme Alexandre, Beauchesne, XII, dans Revue
d’histoire et de philosophie religieuse, 82ème année, n°4,
octobre-décembre 2002, www.persee.fr.
[20] Tertullien, De
ressurectione, dans Notes sur Tertullien, A,. 53, 4 et Res.,
8, 2, Jean-Claude Fredouille, Institut d’Études augustiniennes, Revue
d’études augustiniennes et patristiques, 521, 2005,
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