Pourtant, nombreux sont encore
ceux qui accusent l’Église de mépriser le corps et de jeter sur lui
l’opprobre. Dans une société qui cultive tant le bien-être au point de le
préférer au bonheur, un tel mépris équivaut à un crime. Si elle est accusée de
haïr la chair, elle ne peut en effet qu’être condamnée par la société tout
entière. Comment nos contemporains pourraient-elle l’entendre et la tolérer si
l’Église détestait l’homme ? Elle serait considérée à juste titre comme un
obstacle à son plein épanouissement, un ennemi du genre humain et donc un
adversaire à supprimer. Mais comment pouvons-nous condamner l’Église de
mépriser l’homme ou sa chair quand son enseignement leur est si favorable ?
Toutefois, nous allons tenter d’écouter leurs critiques afin de comprendre non
seulement ce préjugé tenace mais aussi les causes de cette contradiction…
Selon de nombreux
commentaires, l’idée selon laquelle l’Église méprise le corps est plutôt
récente. Elle daterait du XIXe siècle. Son auteur serait Nietzsche
(1844-1900). Écoutons le…
Nietzsche, critique au verbe
violent et brutal
Nietzche hait le
christianisme, d’« une haine mortelle » comme il le dit de lui-même. La morale
chrétienne représente pour lui une abomination, « la plus néfaste des séductions et des mensonges » car elle est
« un crime capitale contre la vie ».
Nombreuses sont ses invectives violentes, passionnées, injurieuses
contre toutes les valeurs chrétiennes. Il est alors difficile de pouvoir
apporter une critique à un discours qui abonde d’affirmations haineuses et
irrationnelles.
Le chrétien, un malade
psychique, un hypocrite
Nietzsche revient souvent
sur ce processus dans ses ouvrages. Comme tout homme, le chrétien souhaite
mener de bonnes actions, des actions désintéressées mais mécontent de son
impuissance ou constatant le mal qu’il commet, il éprouve une mauvaise
conscience qui l’oblige à trouver un médecin capable de supprimer le malaise
qu’il éprouve en lui. « Il se
compare avec un être, censé capable seulement de ces actions appelées non
égoïstes, et vivant dans la conscience perpétuelle d’une pensée désintéressée,
avec Dieu ; c’est parce qu’il se regarde en ce clair miroir que son être
lui apparaît si sombre, si bizarrement défiguré. »[9]
Il éprouve alors un besoin de rédemption, de consolation. « Voit-on clair dans cet égarement de la
raison et de l’imagination, on cesse d’être chrétien. »[10]
Nietzsche revient aussi
souvent sur l’idéal que représente le saint, l’exemple de celui qui méprise le
plus son corps. Il le décrit comme une sorte d’instinct de survie d’une vie
en dégénérescence. Les mortifications et l’ascèse que pratique le saint ne
sont que des ruses pour conserver la vie et pour combattre la lassitude de
l’âme, qu’il présente comme une maladie d’une civilisation élevée.
« Je pourrais aussi reconnaître dans
le mépris de soi-même, qui fait partie des caractères de la sainteté, et de
même dans les actes de tortures de soi-même (par la faim, et les flagellations,
les dislocations des membres, la simulation de l’égarement) un moyen pour
lequel ces natures luttent contre la lassitude générale de leur volonté de
vivre »[11].
Nietzsche réduit tout à une maladie, à
l’hypocrisie ou encore à la décadence…
Enfin, selon toujours
Nietzsche, en exaltant son âme, le chrétien rabaisse leur corps et cherche à
quitter sa chair qu’il juge misérable. « Jadis
l’âme regardait le corps avec dédain, et rien alors n’était plus haut que ce dédain :
elle le voulait maigre, hideux, affamé ! C’est ainsi qu’elle pensait lui
échapper, à lui et à sa terre ! »[12]
Nietzsche explique cette sublimation de l’âme par l’amour excessif de soi.
L’esprit les a convaincus qu’il est en effet leur propre fin.
La vie, une volonté de
puissance
Ainsi, Nietzsche croie
fermement que les valeurs chrétiennes ne sont que des inventions, des masques
d’hypocrisie, ou encore des hallucinations. Il les condamne, pas seulement à
cause des mensonges qu’elles représentent pour lui, mais surtout parce
qu’elles s’opposent à l’idée qu’il se fait de la vie.
Or, si la vie n’a pour fin
que de se répandre et de tout incorporer à elle, que de se tendre vers l’avenir
en se déployant et en soumettant, elle n’est finalement que force et devenir.
Nietzsche est convaincu de l’évolutionnisme mais contrairement à la théorie de
Darwin, le principe de l’évolution n’est pas extérieur à la vie, soumis
aux conditions du monde, mais il est dans la vie en elle-même, dans
l’homme qui est lui-même objet de l’évolution. Il doit en effet parvenir au
Surhomme.
Dionysos, la volonté de puissance |
Pour que la vie puisse de
nouveau exprimer sa volonté de puissance, il est donc nécessaire de
renverser les valeurs, de « briser
les anciennes tables de valeurs ». Il ne s’agit pas pour lui de savoir
si elles sont vraies ou fausses – toute valeur n’est qu’invention pour lui –
mais de montrer qu’elles s’opposent aux mouvements de la vie. Le Surhomme
est justement celui qui a la vie en abondance, la volonté de puissance en
action. Il s’est affranchi de la morale de l’esclave pour créer ses propres
valeurs, c’est-à-dire définir le bien et le mal, imposer sa volonté au
« troupeau ». « Une telle morale est la glorification de
soi-même. » Un individualisme exacerbé…
Des interprétations multiples et incroyables
La conclusion de cette
interprétation est alors très claire. « Il y a un malentendu persistant. Nietzsche ne prône pas la force contre
la faiblesse ! Le fort est celui qui est capable de transformer
effectivement la réalité et de s’y installer, le faible est celui qui
l’escamote par un mensonge moral et un report du salut dans l’au-delà.
[…] Le vrai fort est celui qui est
capable d’affronter la réalité et d’augmenter sa puissance sur la réalité. »[19]
Ainsi, « il faudrait selon Nietzsche
se préserver comme de la peste du sentiment du péché, qui est à la fois
culpabilisation et l’inculpation d’autrui et des partenaires ou adversaires
dans la communauté. »[20]
Nietzsche serait-il
finalement notre sauveur ? Il est très encourageant de pouvoir rendre une
vision du monde si positive quand elle regorge de violence, de brutalité et de
haine. Mais lorsque nous lisons ses livres, nous ne pouvons guère oublier toute
la brutalité et la violence de ses injures et de ses invectives comme nous
ne pouvons guère oublier les fruits amers et monstrueux de son œuvre. La
lecture de ces livres est certes difficile, ce qui explique sans doute les
divergences dans les critiques, mais parfois, il faut ne point aller au-delà
des mots et de ses pensées…
Une œuvre à l’image de sa
vie
Né près de Hambourg dans une
famille luthérienne, Nietzsche est d’abord destiné à être pasteur comme son
père. Il s’est ensuite définitivement éloigné de sa foi protestante. Il devient
athée. Il est alors conquis par le pessimisme de Schopenhauer et se lie avec
Wagner. En raison de crises nerveuses, il abandonne sa chaire de philosophie à
l’université de Bâle. Au cours d’une vie devenue itinérante, il rejette le
pessimisme et rompt avec ses amitiés. C’est au cours de cette période qu’il
écrit ses principaux livres. Puis en janvier 1889, il sombre dans la folie pour
mourir onze plus tard.
Un christianisme dénaturé
Sa vision du christianisme
est donc celle du luthéranisme. Comme le signale l’un des
plus favorables à sa philosophie, « il ignore tout des autres traditions chrétiennes et notamment du
catholicisme romain »[23].
En outre, quand Nietzsche critique violemment Kant et les autres philosophes
allemands, ils voient en eux des continuateurs du protestantisme, ou plutôt
d’« une théologie dissimulée »[24],
d’« une théologie par supercherie »[25].
En outre, l’autre christianisme qu’il dénonce est celui de Pascal, « qui croyait à la perversion de sa raison par
le péché originel »[26],
c’est-à-dire le jansénisme. Nietzsche considère en effet Pascal comme un
représentant du christianisme et comme un homme perverti par le christianisme.
« D’après Pascal et le
christianisme, notre moi est toujours haïssable »[27].
Il ne distingue pas le jansénisme du christianisme authentique.
Quand il dénonce les
mensonges du christianisme, Nietzsche évoque aussi l’interprétation de Saint
Paul par Luther. En distinguant si nettement la foi et les œuvres, en
insistant sur l’impuissance radicale de l’homme dans l’œuvre de son salut et y
donnant à la grâce le seul rôle, la doctrine luthérienne conduit nécessairement
au mépris du corps et au refus de la vie telle que le considère Nietzsche.
Nietzsche revisite
l’histoire de Saint Paul, « l’histoire […] de cette
nature tourmenté »[28],
d’un homme qui cherchant à défendre la loi prend conscience de l’impossibilité
de la suivre et de la transgresser, notamment par l’aiguillon de la chair.
Selon Nietzsche, Luther aurait éprouvé le même tourment. Il hait la Croix tout
en la voulant, « avec une haine
d’autant plus mortelle qu’il ne pouvait se l’avouer ». Nietzsche
interprète alors la conversion de Saint Paul comme un remède à ses tourments.
« Le malade à l’orgueil tourmenté se
sent du même coup revenir à la santé, le désespoir moral s’est envolé, car la
morale elle-même s’est envolée, anéanti ».
Des hommes admirés pour leur puissance de vie
De même, Nietzsche adresse étrangement
des éloges à Pascal. Cependant, son admiration peut nous étonner. Héraut du
jansénisme, il représente plutôt une morale austère et sévère. En outre, Pascal
n’est guère un défenseur de la logique. En fait, ce que Nietzsche admire en lui
est la force et la grandeur qu’il représente. C’est un « chrétien authentique », l’union
« de la ferveur, de l’esprit et de
la loyauté. »[30]
Il admire aussi Fénelon, Port-Royal ou encore Madame de Guyon, en raison de
leur ardeur et leur force face à l’adversité. Nietzsche admire en eux non le christianisme
mais les hommes et les femmes trempés et convaincus. Dans le même
ouvrage, il s’oppose au spectacle que lui livrent les Allemands avec leur
morale ennuyeuse. Il ne se préoccupe guère de la doctrine qu’ils enseignent
mais plutôt de la vie qu’ils manifestent.
Une vision de la vie
Sa vision est aussi amorale
au sens où il n’existe ni bien ni mal en soi. Toute valeur n’est que pure
invention pour répondre à une intention humaine. Elle ne se fonde pas sur
l’idée du vrai ou du faux mais sur l’idée d’utilité. L’important est l’apport
d’une idée à l’existence humaine.
Il n’est pas alors étonnant
que vivant de cette vision, fondamentalement matérialiste et individualiste,
Nietzsche critique si violemment la
doctrine chrétienne et plus particulièrement sa conception de l’homme. L’idée
qu’il puisse avoir une âme, qu’il puisse commettre un péché, que son avenir
réside en Dieu lui est insupportable. Il ne croit qu’en l’homme dans son
instinct de vie corporelle…
Conclusions
Nous avons plutôt
l’impression que Nietzche se laisse emporté par une colère aveugle et
brutale contre son propre passé, sa propre histoire, une histoire marquée par
le luthéranisme et le pessimisme d’une philosophie allemande qu’il réprouve.
L’autre image du christianisme qui se dévoile dans ses écrits est celle de
Pascal, c’est-à-dire le jansénisme, autre hérésie peu portée à une image
reluisante de l’homme. Avec une vision si dénaturé du christianisme, il
ne peut guère en effet l’accepter, ni la tolérer. Il est ainsi baigné dans une
atmosphère peu propice à l’optimisme et la confiance. Sa pensée s’élève
naturellement contre cette vision noire de la vie.
Notes et références
[1] Voir Émeraude, mars 2021, article « La réalité concrète du mystère de l'Incarnation pour le salut et l'élévation de l'homme, de l'homme tout entier, corps et âme.».
[2] Voir Émeraude,
, mars 2021, article « La conception de la nature humaine au travers du
mystère de la résurrection du corps ».
[3] « contempteur » : « celui
qui méprise ».
[4] Nietzsche, Ainsi
parlait Zarathoustra, première partie, traduction par Henri Albert,
dans Œuvres
complètes de Frédéric Nietzsche, volume 9, Société du Mercure de
France, 1903.
[5] Nietzsche, Ainsi
parlait Zarathoustra, première partie.
[6] Nietzsche, La
volonté de puissance, tome I, livre 1, texte établi par F. Wurzbach,
traduit par G. Bianquis, éditions Gallimard, collection tel, 1995, dans Nietzsche
et le problème de la souffrance, Benjamin Lavoie, Mémoire, maîtrise en
philosophie, 2015.
[7] Nietzsche, Ainsi
parlait Zarathoustra, première partie.
[8] Nietzsche, Humain
trop humain, III, n°141.
[9] Nietzsche, Humain
trop humain, III, n°132.
[10] Nietzsche, Humain
trop humain, III, n°135.
[11] Nietzsche, Humain
trop humain, III, n°140, trad. par Alexandre-Marie Desrousseaux,
Société du Mercure de France, 1906 dans Œuvres
complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5.
[12] Nietzsche, Ainsi
parlait Zarathoustra, première partie, trad. par Henri Albert, dans Œuvres
complètes de Frédéric Nietzsche, volume 9, Société du Mercure de
France, 1903.
[13] Nietzsche, L’Antéchrist,
X, trad. par Henri Albert, dans Œuvres
complètes de Nietzsche, édition Naumann.
[14] Nietzsche, L’Antéchrist,
VII.
[15] Nietzsche, L’Antéchrist,
II.
[16] Nietzsche, L’Antéchrist,
V.
[17] Nietzsche, L’Antéchrist,
VII.
[18] Voir par exemple L’humilité,
masque de la haine. Nietzsche contre les chrétiens. Éric
Blondel, interrogé par Jean-François Hérouard, dans Autres
Temps, Cahiers d’éthique social et politique, n°59, persee.fr.
[19] Voir par exemple L’humilité,
masque de la haine. Nietzsche contre les chrétiens. Éric
Blondel, interrogé par Jean-François Hérouard.
[20] Voir par exemple L’humilité,
masque de la haine. Nietzsche contre les chrétiens. Éric
Blondel, interrogé par Jean-François Hérouard.
[21] Nietzsche, La
volonté de puissance, tome II, Gallimard.
[22] Roger Verneaux, Histoire
de la philosophie contemporaine.
[23] Éric Blondel, La thématique protestante de l’antichristianisme
de Nietzsche, Le Portique, en ligne, août 2001, mis en ligne le 8 mars 2005,
consulté le 12 février 2021, journals.openedition.org.
[24] Nietzsche, L’Antéchrist,
X
[25] Nietzsche, L’Antéchrist,
Essai d’une critique du christianisme, X.
[26] Nietzsche, L’Antéchrist,
V.
[27] Nietzsche, L’aurore,
§79.
[28] Nietzsche, L’aurore,
§68.
[29] Nietzsche, L’aurore,
§88.
[30] Nietzsche, L’aurore,
§192.
[31] Nietzsche, L’Antéchrist,
LXII.
[32] Nietzsche, Ainsi
parlait Zarathoustra, 1ère partie, Le prologue de
Zarathoustra, trad. par Henri Albert, dans Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche,
vol.9, Société du Mercure de France, 1903.,
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