Si
la morale est ainsi forgée par des lois et des décrets sous diverses influences,
il est alors folie de traiter de bien ou de mal de manière absolue. Hier, nous
croyions que l’homme était homme, la femme était femme. Maintenant, cela dépend
de l’état de la science et de son bon vouloir ou plutôt de son conditionnement.
Bientôt, à force d’entendre que l’euthanasie contribue à notre bien-être, elle
finira par s’imposer dans l’opinion. Avec une campagne médiatique bien
orchestrée, le législateur en sera à son tour convaincu. Et elle fera partie de la morale contemporaine. Qui peut alors encore
parler de liberté ?
Dans
ces conditions, la morale sociale est
devenue la loi du plus fort, c’est-à-dire de celui qui sait imposer ses
règles pour satisfaire ses propres intérêts. Ne soyons pas dupes, ce sont des règles qui
satisfont aussi la majorité de la population ou la rendent indifférente. Chacun
y trouve son compte ou ne perd rien. En théorie... Et ce qui paraît valable au
niveau d’une société ne peut-elle pas s’appliquer à un individu ? Ne
peut-il pas agir lui-aussi selon ses propres intérêts si évidemment cela ne
lèse pas autrui ? Une telle morale
est naturellement aux antipodes de la morale chrétienne…
Hutcheson
et Smith en sont les principaux représentants. Inspirée par un stoïcisme
déiste, leur théorie défend l’idée de facultés
morales naturelles capables de juger et de guider moralement les actions de
l’individu comme celles de nos propres actions. L’intérêt personnel n’est donc
pas le seul critère ou motif moral. Une telle conception de la morale s’oppose
aussi à l’enseignement de l’Église...
Dans
nos précédents articles, nous avons décrit ces théories morales qui sont
regroupées sous l’appellation de « théories
de sentiment »[1]. Nous
allons désormais leur apporter un regard critique…
Analogue
aux sens externes, le sens moral est
immédiat et passif, ce qui explique l’absence d’intervention de la raison, de
la loi humaine ou des coutumes. Cependant, cela ne signifie pas qu’il est
puissant et qu’il s’impose systématiquement. Les facultés morales peuvent en
effet être réduites ou perverties dans l’homme. C’est en fait le sentiment le
plus fort qui détermine l’appréciation ou la motivation morale. Les facultés naturelles nécessitent en fait
des dispositions que l’homme doit maintenir ou rechercher, ce qui engage et
fonde ainsi sa responsabilité morale.
Enfin,
les théories de sentiment sont développées en réaction contre les conceptions
utilitaristes et conventionnelles de la morale. Elles sont toutes inspirées en
partie par le stoïcisme mêlé au déisme.
Les différentes théories de sentiment se
différencient sur la nature des facultés morales et les mécanismes mis en
œuvre. Pour Hutcheson, elles
correspondent à un instinct originel, la bienveillance, pour Smith, la
sympathie, c’est-à-dire la capacité de partager des sentiments au moyen d’un
spectateur impartial. Pour le premier, il y a séparation entre appréciation et
motivation morales, pour le second, le mécanisme est identique dans les deux
processus. Si le jugement est fondé sur le sentiment plaisant ou déplaisant que
l’individu éprouve grâce à son sens moral, les deux philosophes ne sont pas
d’accord sur ce qu’est une action bonne ou mauvaise. Pour Hutcheson, le motif
doit être toujours désintéressé, ce que rejette Smith…
Une
morale subjective ?
Or
Smith comprend que l’objectivation est une nécessité pour juger une action.
Il invente ainsi la notion de spectateur dit impartial. Mais cette notion nous
paraît bien confuse. Est-elle la conscience morale ou un mécanisme qu’elle crée
pour avoir le recul nécessaire ? Cependant, concrètement, c’est encore nous
qui incarnons ce spectateur impartial. La
distinction n’est que virtuelle. En outre, s’il est une abstraction qui
porte sur une situation, la raison peut
difficilement être exclue de ce mécanisme.
Une
morale impersonnelle ?
Si
nous sommes juges de nos actions, comment devons-nous juger des appréciations
des autres individus quand celles-ci sont différentes des nôtres ? Comment
pouvons-nous nous assurer de la véracité de nos appréciations ? Comment finalement
pouvons-nous reconnaître qu’un jugement
moral est vrai ?
Selon
Hutcheson, la bienveillance prime sur notre propre intérêt personnel. Selon
Smith, notre instinct nous commande de plaire aux autres avant toute chose. Par
conséquent, le jugement que portent les
individus sur nos comportements doit s’imposer sur le nôtre. C’est par
ailleurs par leur appréciation que nous pouvons former nos règles morales selon
Smith. Nous sommes donc dépendants du
sens moral des autres…
Le fait est paradoxal. Les théories de sentiments mettent en exergue nos sentiments et par conséquent notre « moi », rendant ainsi la morale plutôt subjective, alors que finalement le regard que les individus portent sur nous est déterminant.
La
morale telle qu’elle est pensée dans cette philosophie n’est en effet
développée que selon les liens sociaux. L’individu n’est jamais pensé en être
isolé. Pour Hutcheson, la morale tend vers le plus grand bien pour le plus
grand nombre. C’est pourquoi il considère mauvaise toute action motivée par des
intérêts personnels. Sa moralité est en
fait une moralité exclusivement sociale. Sans-doute cherche-t-il à montrer
que l’homme est naturellement social. Pourtant, cela est bien étrange. Toutes
ces théories, sans exception, imbriquent le jugement de soi et des autres au
travers des relations sociales et de leurs interactions. Cela est encore plus
vrai avec la théorie de Smith (désir naturel d’aimer et d’être aimé, mécanisme
de spectateur impartial, formation des règles morales générales). Cela implique
alors deux conséquences.
D’autre
part, leur philosophie morale est
fortement dépendante de leur philosophie politique. Elle s’inscrit dans une
démarche politique et contribue à édifier les fondements de la politique
moderne. « Le sens moral est un
concept profondément politique. »[2] Cela ne
peut guère surprendre puisque selon le principe en vigueur au XVIIe et XVIIIe
siècle, la science morale s’appuie sur « des principes évidents fondés sur la nature des choses [d’où sont
dérivés] les droits des hommes et des citoyens qui sont requis dans les
circonstances particulières de la vie humaine. »[3] Hobbes
décrit aussi une philosophie morale dans un but politique afin de justifier un
régime absolutiste. C’est en justifiant un ordre social naturel à partir de ce
qu’est véritablement l’individu qu’est légitimé un ordre politique particulier.
Hutcheson et Smith sont convaincus que l’ordre
social résulte du fonctionnement de l’être humain en rapport avec les autres
sans qu’il ne soit imposé de l’extérieur. La notion de sens moral fondé sur
la nature sociale de l’homme est fondamentale pour Hutcheson parce qu’il légitime l’ordre politique et social
qu’il espère.
Une
morale relevant de l’opinion
Ainsi,
selon Smith, au regard de la cause qui a produit des sentiments, nous les
approuvons ou les désapprouvons comme convenables à leur objet si « après nous être placés dans les mêmes
circonstances, nous trouvons que les sentiments qu’elles ont fait naître
s’accordent avec les nôtres […] ;
autrement, nous les blâmons, comme étant sans fondement et sans raison. »[5] Une action est méritoire ou objet de
châtiment selon le sentiment qu’il produit en nous. L’approbation se
confond avec le bien. Où se trouve alors notre liberté ou notre volonté si tout
se ramène au jugement de l’autre ? Que devient notre personnalité ?
Cependant,
l’autre n’est pas différent de nous. Il approuve ou désapprouve une action en
fonction de notre regard, établissant ainsi un cercle vicieux. Si nos
sentiments naissent des siens, d’où viennent-ils ? Nous retrouvons le même
problème que nous avons trouvé dans la formation des règles générales. La théorie fonctionne quand elle se penche
sur un individu pris dans l’ensemble d’autres individus, mais elle devient
difficilement tenable en dehors de ce prisme…
[À suivre]
Notes et références
[1] Voir Émeraude,
septembre 2020, article « Les théories de sentiment (2) : harmonie,
bienveillance, sympathie, principes de la morale... » et « Les
théories de sentiment (3) : Adam Smith ».
[2] Lisa Broussois,
Francis Hutcheson et la politique de sens moral, thèse de doctorat
philosophique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, présentée le 5 juillet
2014.
[3]Garmichael, Supplements and Observations upon The two books of Samuel Pufendorf’s
on the duty of man and citizenaccording to the law of nature composed for the
use of students in the Universities, 1724 dansFrancis Hutcheson et la politique
de sens moral, Lisa Broussois.
[4] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie I, section III, chap. III.
[5] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie I, section I, chap. IV.
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