Il ne s’agit donc pas
simplement de savoir pourquoi ces théories sont fausses, ou de déceler ses
contradictions et ses confusions, mais il s’agit surtout d’identifier ce qui
perdurent et ce qui peut être mauvais ou dangereux pour nous.
Quelques éléments de ces théories persistent à notre époque et peuvent nourrir
ceux qui veulent remettre en cause la morale chrétienne. Pour le chrétien
soucieux de défendre ce qu’il aime, il ne peut donc se contenter de les voir
inhumer dans la terre des mensonges et des erreurs. Il va au-delà…
Dans l’article précédent [1],
nous avons souligné une profonde contradiction dans les théories de sentiment
développées au XVIIIe siècle. Alors qu’elles défendent une conception
subjective de la morale, elles tendent aussi à soumettre notre appréciation et
nos motivations morales aux regards des autres ou encore à la force de
l’opinion. En fait, tout se ramène à l’individu, à ses perceptions ou
impressions. C’est de l’égocentrisme. Mais continuons notre critique…
Le rôle confus du mérite
Qu’est-ce que le mérite dans
le système de Smith ? Une action mérite des applaudissements « par la conformité avec les règles générales
dont l’observation entraîne naturellement l’estime des hommes. »[4]
Nous soulignons que le mérite résulte de la qualité morale d’un acte. Il
est en effet une reconnaissance ou une louange de ceux qui apprécient la
qualité morale de l’action. II ne succède donc pas à l’appréciation morale
immédiate. Cela se comprend puisqu’il relève en effet d’une comparaison entre
la qualité morale d’une action et un référentiel. Il provient donc d’un
jugement et finalement de la raison. Smith lui-même le confirme. Il précise
en effet que « si la conduite du
bienfaiteur ne nous semble pas fondée en raison, quelques heureux qu’en soient
les effets, elle ne paraît pas mériter notre reconnaissance qui leur soit
proportionnée. »[5]
Plus tard, Smith explique encore que « la
louange et le blâme expriment les sentiments des autres sur notre caractère et
notre conduite : la louange et le blâme mérités expriment leurs sentiments
tels qu’ils doivent être, c’est-à-dire fondés en raison. »[6]
La raison est donc indispensable dans les mécanismes de la morale. Or le
mérite est le principe fondamental de la théorie morale de Smith qui légitime
les appréciations et donc les motivations morales. Faut-il donc en conclure que
la raison est la faculté essentielle de la morale ?
Morale et raison ?
« Si tel argument vous persuade et me persuade également, je dois
incontestablement partager votre conviction. […] Il est donc reconnu qu’approuver ou désapprouver l’opinion des autres,
n’est qu’observer la similitude ou la disconvenance de leurs opinions et des
nôtres ; il en est de même des sentiments que des opinions. »[7]
Ce raisonnement nous paraît étrange, peu naturel. Ce n’est pas « la similitude ou la disconvenance »
qui nous permet d’accepter un argument et de l’approuver mais bien l’argument
en lui-même qui a fait l’objet d’une étude de la raison, aussi brève soit-elle.
C’est en effet parce que nous jugeons une action bonne ou mauvaise, plus ou
moins rapidement ou hâtivement, que nous l’approuvons ou la désapprouvons. Dans
ces théories, c’est l’inverse. « Toujours
sa manière de sentir est la règle d’après laquelle il me juge. »[8]
Pourtant, et cela est
étonnant, Smith en vient parfois à intégrer le raisonnement avant
l’approbation. « Lorsque nous
approuvons le jugement d’un autre, c’est bien moins à cause de l’utilité qui en
résulte, qu’à cause de la justesse, de la perspicacité de ce jugement, de sa
conformité avec ce qui est vrai ». Or la justesse, la perspicacité ou
la conformité avec ce qui est vrai sont des opérations de l’esprit. La vérité
est même l’objet de la raison. Pourtant, Smith rajoute aussitôt que
« nous lui attribuons évidemment ces
qualités, parce qu’il se trouve conforme au nôtre. »[9]
Il revient donc sur le principe de similitude, sur l’approbation de l’autre qui
fonde sur la nôtre.
Pourtant, le sens moral est
considéré comme passif et immédiat, ne laissant aucune influence à la raison,
aux coutumes, et à toutes autres interventions extérieures. Tel est le principe
sur laquelle se fondent les théories de sentiment. Smith développe aussi sa
théorie de spectateur impartial. Cependant, tout cela ne paraît guère
convainquant, qu’une subtilité de raisonnement. Pour gagner une certaine
objectivité, le mécanisme se complexifie.
Morale et connaissance
L’instinct répond
Hutcheson. Il fait alors référence à la loi naturelle. Mais une loi
naturelle est bien inutile si elle n’est pas connaissable et donc accessible à
la raison humaine. Elle peut donc être aussi enseignable. Une loi n’a en
effet de sens que si elle est connue. En outre, si c’est en fonction d’une
loi naturelle qu’une action est bonne ou mauvaise, la qualité morale d’une
action dépend d’une connaissance qui ne relève pas de l’homme. Or répétons-le, le
sens moral ne fait que percevoir des impressions, c’est-à-dire recevoir des
signes de manière totalement passive. Le sentiment qui naît des impressions n’est
pas connaissance. Un mécanisme fondé sur le sentiment ne peut donc
connaître et encore moins évaluer la véracité de ce qu’il éprouve ou comparer son
impression à une connaissance antérieure. La connaissance relève de la
raison. La loi naturelle n’a donc de sens que pour un être rationnel.
C’est pourquoi le jugement moral nécessite l’intervention de la raison. Contrairement
à ce que supposent les théories du sentiment, l’homme est un être rationnel
avant d’être un être moral et social…
Comment est-il alors possible
d’expliquer l’erreur ou la morale partagée par des hommes qui ne se côtoient
pas ? Hutcheson est contraint à donner un rôle de plus en plus grand à la
raison, et donc à l’objectivisation. Smith fait référence à la vertu de justice
et à l’obéissance à des règles générales qui sont en quelques sortes le
résultat de l’expérience morale acquise. Même dans ce dernier cas, que devient
le sens moral ? Certes, dans son système, c’est par cette faculté que l’homme
s’approprie d’une certaine loi qu’il constitue au fur et à mesure de son
expérience morale, mais la faculté demeure. Que la loi morale soit originelle
ou conçue par l’expérience, la difficulté n’est pas résolue. La moralité
d’une action fait toujours référence à une loi donc à une connaissance, ce qui
implique l’intervention de la raison.
Pour Hutcheson, « les qualités morales produisent causalement
des perceptions dans le sens moral sans que ces perceptions constituent une
véritable connaissance de ces qualités. »[10]
Cela semble en effet bien vague et indéterminé. En fait, les théories sont
avant tout descriptives. Elles n’ont pas vocation d’être normatives. C’est
pourquoi elles ne définissent guère ce qu’est le bien ou le mal moral de
manière concrète. Elles restent centrées sur les mécanismes d’appréciation
et d’évaluation morale sans chercher à étudier leur objet. Il est vrai que
dans une telle conception de la morale et selon le but poursuivi, l’objet n’a
pas vraiment de sens.
La solution bien imparfaite du
spectateur impartial
L’invention du spectateur
impartial apparaît alors comme un moyen de prendre en compte la voix de la
raison. Le fait de s’extraire de soi pour prendre du recul et
ainsi juger n’est possible que par abstraction et objectivation, ce qui est le
propre de la raison. En outre, il examine le jugement des autres sur ses
actions à partir duquel ensuite il jugera les siennes. « Nous travaillons à concevoir quels effets
elles produiraient sur nous »[13],
envisagées sur le point de vue d’un spectateur, témoin de notre conduite. Bien
qu’il soit distinct de l’individu en imagination, c’est-à-dire virtuellement, le
spectateur impartial demeure en lui et ne fonctionne que par lui. Le
détachement n’est qu’un processus rationnel…
Son spectateur idéal ou
imaginaire est en quelque sorte une moyenne de l’ensemble des témoignages
d’approbation ou de désapprobation, c’est-à-dire des réactions de ceux qui sont
témoins de nos actions et qui nous jugent. Selon certaines interprétations, il
est en fait le jugement de la société[14]
ou encore le consensus social, voire l’opinion. De tels sentiments paraissent alors
évolutifs, variables et mobiles, bien dépendants des situations, qualités que
ne possède pas le spectateur idéal de Smith. Là surgit une nouvelle contradiction.
En fait, selon Campbell, Smith donne peu d’explication sur la réaction de
son juge impartial.
Pour éviter de rendre le
spectateur impartial dépendant de l’opinion, et influencé par le stoïcisme, Smith
définit aussi qu’une chose est bonne ou mauvaise selon sa contribution à
l’harmonie sociale. L’intérêt personnel comme celui porté aux autres tendent à
la maintenir. Cela signifie donc que la morale n’a pas d’autres buts que de
perpétuer la tranquillité ou l’ordre social quelle que soit sa nature selon une
sorte de main invisible. Cela nous renvoie à l’idée du libre marché qui de
lui-même se régule mystérieusement, tel
que Smith enseigne dans son ouvrage économique.
Quel est le bonheur
recherché ?
Smith va encore plus loin.
Il affirme qu’en contribuant au bonheur des autres, nous contribuons à l’œuvre
de la Divinité. Il précise que nous espérons alors sa bienveillance et
redoutons ses châtiments. Cet espoir ou cette motivation ressemblent fort à
la recherche de l’intérêt personnel. Ce désir est même le plus puissant
puisqu’il supplée à la sympathie. La morale serait alors en dernier lieu et
de manière naturelle fortement utilitariste ? Nouvelle contradiction.
En outre, comment la bienveillance et les châtiments de la Divinité se
manifestent-ils puisque celle-ci est hors du système ? Ces notions n’ont
pas de sens. Sommes-nous alors dupes de ces désirs naturels qui ne seraient
finalement que mensonges ou illusions ? La morale, un jeu de dupe ?
Nous ne sommes guère éloignés de Mandeville…
L’harmonie sociale et la
prospérité sont en fait le bonheur pour Smith. Cela
ne nous surprend guère en raison de son stoïcisme. L’homme a horreur de tout ce
qui peut menacer l’ordre social. C’est pourquoi pour lui, la justice est
nécessaire. Elle maintient la société dans l’ordre et l’intérêt général, dont
l’importance est convenue. C’est pourquoi les hommes ont besoin de la défendre.
Mais Smith souligne ensuite que ce n’est pas par l’intérêt général que
nous approuvons généralement les châtiments, donc l’exercice de la justice,
mais par la sympathie générale que nous portons sur chaque élément de la
société. Et l’exercice de justice est bon ou mauvais, non selon sa finalité qui
est le maintien de l’ordre social, mais selon cette sympathie générale. Nous
avons bien de difficultés à suivre sa pensée…
Dans un autre passage de son
ouvrage, Smith précise aussi que « le
bonheur consiste à être en paix et à jouir. »[15]
Et selon son système, la paix n’est possible que si nous croyons être aimés.
Rien ne mérite que nous sacrifiions cette tranquillité. Selon Smith, deux
sentiments peuvent y mettre fin : « le souvenir que nous laisserait la honte de nos folies » ou
« le remord qu’exciterait en nous
l’horreur de nos injustices »[16].
L’intérêt personnel y est encore très présent, plus ou moins
implicitement.
Des
confusions majeures
Pourtant, selon Hutcheson, «
quand nous admirons la vertu d'une
personne, nous lui reconnaissons une excellence ou cette qualité que nous
sommes par nature déterminés à approuver. Nous prenons plaisir à cette
contemplation parce que l'objet est excellent, mais il n'est pas jugé excellent
en conséquence du plaisir qu'il nous procure »[17]
Comment est-il considéré excellent si la cause ne se trouve pas dans le
sentiment éprouvé ? Il affirme que le jugement réside dans la perception
du sens moral. Par quel mystère ? En fait, « comme le fait remarquer J. B. Schneewind, Hutcheson ne considère pas
véritablement les raisons d’approuver la bienveillance. Il considère seulement
que nous sommes faits de telle sorte que nous approuvons la bienveillance »[18].
Nous sommes ainsi à la limite de sa méthode essentiellement descriptive.
Si les sentiments fondent
notre morale, confondant le bien ou la vertu avec l’impression plaisante que
nous éprouvons, nous ne laissons peu de place à la volonté. Tout cela
est instinctif. « Être bienveillant
et agir de façon bienveillante ne dépendent pas de notre volonté de façon
immédiate : on ne choisit pas directement d’être vertueux. Le désir le plus
fort est normalement celui qui emporte notre motivation. » Cela
soulève alors deux questions. La première concerne l’éducation. Selon la
conception d’Hutcheson ou de Smith, la morale ne s’enseigne pas. Si le sens
moral est une faculté naturelle, il est en effet inutile d’enseigner la morale.
Un sens ne s’apprend pas. La perception ne s’éduque pas. Elle s’exerce de
manière immédiate. Et pourtant, Hutcheson et Smith l’enseignent. Pour
Hutcheson, nous devons aider l’individu à exercer ses facultés naturelles pour
que la bienveillance emporte sur tout autre sentiment. Cela contredit la
perception immédiate du sens moral ainsi que son rôle passif. Smith traite
longuement du rôle de l’imitation et de l’apprentissage par observation dans la
formation des règles morales. Pour Smith, il faut développer en nous la
maîtrise de soi sans laquelle le spectateur impartial ne peut être mise en
œuvre efficacement. En outre, selon leur théorie, la faculté naturelle, celle
de la bienveillance ou de la sympathie, peut être pervertie par l’éducation, la
religion et finalement par la société. Or, soulignons-le, le sens morale est,
passif et immédiate. Un œil ne s’éduque pas. La vue ou l’ouïe ne s’apprend pas.
La seconde question concerne
notre responsabilité morale. Si notre action immédiate est naturelle,
indépendante de nous, et surtout celle qui semble être la meilleure, nous ne
sommes finalement pas responsables du mal que nous faisons. De manière
paradoxale, les théories donnent encore une image pessimiste de l’homme,
non dans sa nature comme chez les presbytériens ou chez Hobbes, mais dans sa
réalité. Nous retrouvons l’idée d’un homme naturellement bon mais perverti
par la société ou l’éducation …
L’erreur de l’empirisme
En outre, Smith est à la
recherche d’un principe équivalent à une force sur lequel peut s’expliquer des
comportements comme la théorie physique de Newton. Il fait alors plier la
réalité à une conception mécaniste de la vie. Or, qu’est-ce qu’une force si
ce n’est encore qu’un concept censé expliqué une réalité ? Elle n’est pas
la réalité. De nos jours encore, nous cherchons à la définir au-delà des
formules.
Enfin, les expériences ou
faits que Smith nous rapporte pour appuyer sa théorie nous semblent peu convaincants.
Il nous affirme par exemple que « nous
désirons bien plus vivement voir nos amis partager nos haines que nos amitiés. »[19]
Cela est peut-être possible mais il nous est bien difficile de le croire. Cela
révèle un défaut flagrant de la méthode et du système de Smith. Le partage des
sentiments est en effet bien trop relatif pour en faire une règle générale qui
s’impose à tous. Cela dépend des situations, des cultures, de la personne… L’expérience
sentimentale vécue par quelques-uns, même en grand nombre, ne suffit pas à en
démontrer le fait ou du moins à en affirmer une généralité puis une vérité.
Sans-doute, Smith tente
d’appliquer les mêmes méthodes que celles en usage dans les sciences mais cela
est-il pertinent en matière de sentiment ? En outre, s’il veut les
appliquer, faut-il encore suivre la même rigueur, c’est-à-dire par
exemple établir le cadre de l’expérience et les hypothèses dans laquelle elle
se réalise.
Critique de la religion
Smith traite des règles
morales instituées par la religion. Dans sa théorie, la sympathie peut faire
défaut. Le jugement intérieur peut être insuffisant pour nous consoler dans nos
épreuves et nos malheurs ou lorsque les intéressés ne relèvent pas de notre
proximité. Il existe alors une autre solution pour pallier cette insuffisance,
solution qui s’appuie sur un désir naturel, la peur de la sanction. Il
s’agit du besoin de croire en « un
tribunal suprême du juge clairvoyant et incorruptibles des mondes »[20]
Smith parle alors d’un système où la justice sera exacte, les vertus, mêmes
cachées, seront méritoires, système sur lequel reposent notre confiance et
notre espoir, « profondément
enraciné dans notre cœur ». Pense-t-il ainsi fondé un système
optimiste ?
Retenons que Smith justifie
l’enseignement sur la redistribution des récompenses et des peines comme un
moyen propice à la justice. Il apparaît comme une invention humaine,
même si elle se fonde sur un désir naturel. Par conséquent, si la théorie
explique l’existence de cet enseignement et son utilité sociale, elle confirme
aussi qu’il n’est qu’une fable et un palliatif dégradant de la morale.
Smith présente aussi l’enseignement religieux sous l’aspect purement
utilitaire au sens où il doit conforter les devoirs moraux, de justice et
de bienveillance. La religion excite à
pratiquer les vertus et nous détourne des vices. Ainsi, s’oppose-t-il à tous
les aspects qui lui paraissent inutiles ou vains.
Smith condamne donc
naturellement la vie religieuse contemplative. Il s’attaque
notamment à un discours de Massillon qui montre toute la vanité des gens de
guerre et décrit les récompenses célestes des religieux dans leur cloître
« Comparer ainsi les frivoles
mortifications du cloître, et les nobles et périlleux travaux de la
guerre ; supposer qu’un jour, une heure, consacrée aux premières est plus
méritoire, aux yeux du juge et du maître éternel, qu’une vie entière honorable
consacrée aux autres, c’est contredire tous les sentiments que nous avons de la
moralité de notre conduite, tous les principes d’après lesquels la nature nous
apprend à distribuer l’admiration ou le mépris. »[21]
Sa critique s’étend aux pratiques religieuses, à la dévotion, au culte, etc. Smith
s’oppose aussi aux cérémonies religieuses, qu’il considère comme « puériles », et aux « vaines » prières censées « composer avec la Divinité, et compenser à
ses yeux la trahison, l’injustice et l’inhumanité. »[22]
Il remet enfin en cause la doctrine selon laquelle les moines et les chrétiens
qui en ont les mœurs et l’esprit sont dans le paradis alors que les
législateurs, les inventeurs, les philosophes, etc. périssent en enfer.
Conclusions
Les théories de sentiment présentent
deux faiblesses en apparence contradictoires. La première, la plus évidente,
est de fonder l’appréciation et la motivation morale sur celui qui apprécie
et agit. En clair, nous sommes juges et parties. Conscients de cette forte
subjectivité, les théoriciens décrivent alors de nombreux mécanismes pour
rendre la morale plus objective, ce qui conduit à complexifier leur théorie
et à faire intervenir la raison, la loi humaine et la coutume, et donc à rendre
la morale moins naturelle. Tout cela devient confus et contradictoire. À
force de vouloir plaquer une conception
humaine sur la réalité, le système finit par devenir indigeste et se
fissurer.
La seconde faiblesse est de ne
penser la morale qu’en fonction des liens sociaux. Les théories de
sentiment ont en effet pour but de légitimer une théorie politique ou une
conception de la société. La morale n’est donc jamais pensée pour elle-même ou
au niveau d’une personne sans relation avec les autres. C’est pourquoi les
théories ne sont guère satisfaisantes quand nous plaçons l’homme dans sa seule
individualité ou à ses origines. De plus, en décrivant une morale sociale portée
sur la bienveillance ou le désir de plaire, les théories justifient une société
où le respect humain est la règle, où la majorité impose ses normes morales, où
l’opinion dicte finalement sa loi.
Mais, remarquons que dans la
théorie de Smith, le désir naturel se rapproche de l’égocentrisme. Tout
est apprécié ou motivé par la volonté de plaire et d’être plu. Tout se rapporte
à soi. Et contrairement à ce qu’il décrit, cela n’implique pas nécessairement
la satisfaction des intérêts de la société et de leurs membres. Il y a en fait une
terrible confusion entre plaisir et bien. Le système moral que défend Smith
est en fait fondé sur l’utilité, c’est-à-dire sur les avantages ou les
torts que peut produire une action, en termes d’admiration ou de mépris.
Dans les théories de
sentiment, une action n’est pas bonne ou mauvaise en soi. L’appréciation ou la
motivation se basent néanmoins sur des opérations qui relèvent nécessairement
de la raison, ce que nient leurs auteurs. « Pour Hutcheson, les théories classiques de la
loi naturelle sont trop réductrices et étroites parce qu’elles font uniquement
dépendre la loi d’une force extérieure alors que la loi est partie intégrante
de la structure interne de la nature humaine »[23].
À leur tour, Smith et Hutcheson enlèvent aux lois extérieures, c’est-à-dire à
la raison, à Dieu, aux lois humaines, aux coutumes, tout rôle ou les réduisent
à un rôle mineur. Tout cela manque d’équilibre et de réalisme. Tout
cela sent l’innovation humaine. Nous sommes bien éloignés de la nature…
De nos jours, les
descriptions que nous donnent ces théoriciens ne sont guère retenues. Elles
appartiennent relèvent plutôt à la psychologie. Cependant, les principes
demeurent encore présents. La moralité d’un acte est souvent qualifiée en
fonction des sentiments que nous éprouvons comme s’ils paraissaient naturels et
donc authentiques. Certaines affirmations d’ordre moral font parfois
référence à un sens moral, jugé naturel et infaillible ou encore à un instinct
moral. Le bien se confond avec ce que nous approuvons. De telles pensées
nous réduisent alors à nous-mêmes. Nous sommes bien éloignés de la morale
chrétienne…
Notes et références
[1] Voir Émeraude, octobre 2020, article « Les théories de sentiment (4)
: critique (1/2) - morale subjective et soumise au regard des autres ».
[2] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie III, chap. II.
[3] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie III, chap. II.
[4] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie III, chap. II.
[5] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie II, section I, chap. VI.
[6] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie III, chap. II.
[7] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie I, section I, chap. III.
[8] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie I, section I, chap. III.
[9] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie I, section I, chap. IV, 1.
[10] Laurent Jaffro, Ambiguïtés
et difficultés du sens moral, dans Normativité du sens commun, C.
Gautier et S. Laugier, Presses universitaires de France, halshs.archives-ouvertes.fr.
[11] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie III, chap. III.
[12] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie III, chap. II.
[13] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie III, chap. I.
[14] Morrow
[15] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie III, chap. III.
[16] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie III, chap. III.
[17] F.
Hutcheson, Recherche, I, II, 7.
[18] Lisa Broussois, Francis
Hutcheson et la politique du sens moral, V, thèse de doctorat en
philosophie, 5 juillet 2014.
[19] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie I, section I, chap. II.
[20] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie III, chap. II.
[21] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie III, chap. II.
[22] Smith, Théorie
des sentiments moraux, partie III, chap. V.
[23] Lisa Broussois, Francis
Hutcheson et la politique du sens moral, 2e partie, II, A.
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