Saint Augustin contre
la métempsychose
En traitant du mystère de
l’Incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ, Saint Augustin défend fermement
la nature humaine telle que l’enseigne l’Église. « Le corps est associé à l’âme, afin que l’homme tout entier soit. »[2]
Une autre traduction est plus précise : « le corps est uni à l’âme, et cette union fait l’homme total et
complet. »[3]
Il défend cette vérité de foi en raison de la forte opposition des païens,
notamment du philosophe néoplatonicien Porphyre.
Saint Augustin cherche à connaître
les raisons qui expliquent leur refus. Il va alors directement au cœur de leur
objection. « Est-ce ce corps que
la mort abat, que la résurrection transforme, et qui, affranchi désormais de la
corruption et de la mort, s’élève glorieux vers le ciel ; est-ce cela ce
que vous refusez de croire ? »[4]
Il revient alors longuement et à plusieurs reprises sur la métempsychose telle
qu’elle est enseignée par les platoniciens et néoplatoniciens. Il traite en
effet de ce sujet dans différents traités sans en consacrer un ouvrage
spécifique. Il l’expose en particulier dans plusieurs livres de La
Cité
de Dieu et dans deux sermons sur la résurrection. Bien qu’il
reconnaisse dans le platonisme beaucoup de vérités et de conformité avec la
doctrine chrétienne, Saint Augustin se montre un adversaire décidé à réfuter
toute idée de métempsychose car non seulement celle-ci est incompatibilité
avec les vérités de foi mais aussi avec la raison…
La métempsychose selon les
platoniciens et néoplatoniciens
Dans La Cité de Dieu, Saint
Augustin précise les doctrines enseignées par les platoniciens, distinguant
notamment celles de Platon et de Porphyre.
Considérant que l’homme
souffre en ce monde, les philosophes ont supposée qu’il doit expier dans son
corps une faute qu’il a commise dans le ciel ou dans une vie antérieure.
« En effet, comme ils enseignaient,
d’après leurs convictions, que l’âme des hommes est immortelle, ils durent
rechercher les causes de ce qui affligent l’humanité, de tant de chagrins et
d’erreurs auxquels sont sujets les mortels ; ils s’occupèrent de cette
question avec leurs lumières purement humaines, et ils répondirent, comme ils
purent, que dans une autre vie l’homme avis commis antérieurement je ne sais
quelles fautes, et que ces fautes avaient mérité à l’âme d’être jetée dans le
corps comme dans une prison. »[6]
C’est donc pour expliquer le mal, que nous éprouvons, que les
philosophes ont élaboré leur doctrine.
La purification de l’âme
selon les philosophes platoniciens et néoplatoniciens
Porphyre ne partage pas
cette idée. Il met en effet un terme à ce cycle en donnant à l’âme la
possibilité de se régénérer et de retourner à Dieu, là d’où elle vient, pour
s’unir à Lui afin d’être affranchie de tout mal, de toute souillure corporelle.
Une âme ne retourne donc plus dans un corps et ne connaît plus sa corruptibilité.
Mais il avoue néanmoins son ignorance sur les moyens qu’il permet à l’âme de se
purifier et de se délivrer de son corps, soulignant alors indirectement l’impuissance
de la philosophie grecque à trouver cette voie mais aussi la stérilité
de « l’austère discipline des sages
de l’Inde »[7]
ou encore celle des chaldéens. Nul n’a encore trouvé ce chemin. Saint Augustin
revient alors sur « cette voie qui
purifie tout l’homme »[8],
une voie qui ne se réduit pas à l’âme comme le croyait Porphyre. « Il se charge de tout l’homme, ce
purificateur véritable ce puissant Rédempteur. »[9]
Mais pour y croire, faut-il d’abord qu’il se détache de l’orgueil de son
esprit…
La réincarnation dans
un corps humain ou animal ?
Porphyre ne croit qu’à la
réincarnation de l’âme humaine dans un corps humain, « par la honte de penser qu’une mère
transformée en mule puisse servir de monture à son fils »[11].
Cependant, il ne semble ne pas s’inquiéter que l’âme d’une mère puisse se
réincarner dans la femme de son fils. La plupart des néo-platoniciens adhèrent
aux idées de Porphyre. « Sans les
enseignements de Dieu, sans les enseignements des prophètes, ils n’ont pu rien
découvrir d’authentique et ils ont été réduits à des conjectures »[12].
Saint Augustin montre ainsi que ce sujet dépasse la raison.
Erreurs et contradictions dans
la métempsychose selon Platon
Saint Augustin revient
longuement sur le cycle interrompu des réincarnations selon la doctrine de
Platon. Que l’âme soit celle d’un mauvais ou d’un juste, sa peine est la même.
La seule différence qui les distingue est le long séjour au cours duquel le bon
peut se reposer alors que le mauvais retrouve un corps dès le mort. Où est
alors la justice ?
Mais comme le souligne Saint
Augustin, le sort du juste est même plus affreux que celui du mauvais. « Si cet oubli leur suggère le désir de leur
corps, où le mal va de nouveau les enlacer ; il faut le dire, leur souveraine
félicité devient la cause de leur malheur, et leur parfaite sagesse, celle de
leur folie, et leur dernière purification, celle de leur impureté. »[13]
Non seulement l’expiation des fautes est inutile mais encore l’âme du juste est
trompée. Le cycle de la transmigration de l’âme est alors un véritable malheur
puisqu’il se présente comme « une
alternative sans fin de purifications et de souillures nouvelles »[14].
Ainsi, « tu mènes une vie
malheureuse, mais tu espères la bienheureuse vie ; au lieu que tu jouiras
alors de la vie bienheureuse, mais avec l’espoir de la vie malheureuse. Ne
s’ensuit-il pas que le bonheur est dans l’attente du malheur, et le malheur, le
bonheur ? »[15]
Conscient de ces contradictions, Porphyre a mis un terme à ce cycle
éternel.
Le désir du corps
Mais comment l’âme peut-elle
oublier la vie qu’elle a vaincue tout en désirant se réunir à quelques
corps ? Les philosophes cherchent peut-être à montrer que l’âme désire
naturellement son union avec un corps et qu’elle ne peut vivre sans habiter un
corps. Par conséquent, la plénitude de son bonheur lui serait-elle
impossible sans le corps ? Pourtant, les mêmes philosophes ne cessent
de prouver que ce bonheur réside dans la fuite du corps. Saint Augustin revient
sur ce désir qui apporte en fait un argument favorable à la résurrection de la
chair.
En outre, puisque l’âme
éprouve le désir de retourner dans le corps et donc de se souiller par de
nouveaux liens avec la chair, « le germe
de tous mouvements illégitimes et déréglées de l’âme »[16]
se trouve aussi dans l’âme elle-même, pourtant libre de toute souillure.
« Ainsi, de leur aveu, ces
affections de l’âme, désir et crainte, joie et tristesse, n’ont pas la chair
pour principe unique ; mais l’âme aussi peut d’elle-même être agitée de
ces mouvements divers. »[17]
La métempsychose selon le
manichéisme
La doctrine du manichéisme
consiste alors à expliquer la provenance du mal et la manière de s’en
délivrer. Les moyens sont le jeûne, les prières, les ablutions et tout ce
qui permet de s’éloigner de la souillure de la matière : refus de toute
nourriture provenant des animaux pour ne pas se souiller de la matière,
interdiction de porter atteinte à toute vie y compris celle des végétaux pour
ne point maltraiter les âmes, interdiction du mariage et de toute procréation
des enfants pour ne pas contribuer à l’extension des ténèbres. Ceux qui suivent
ses règles, c’est-à-dire les élus, peuvent être délivrés immédiatement de la
substance mauvaise et retourner à l’union avec la lumière. Les autres, fidèles
de degrés inférieurs, peuvent seulement espérer se réincarner dans un élu,
voire dans la nourriture que les élus absorbent. Enfin, ce combat entre le bien
et le mal aura un terme où les âmes qui se seront libérées de leur corps
pourront rejoindre le royaume de lumière, qui jouira d’une paix et d’un bonheur
imperturbable alors que les autres rejoindront le royaume des ténèbres,
condamnés aux tortures éternelles.
Une doctrine fantaisiste et
absurde
La théorie de la
métempsychose prend une place importante dans les réfutations de Saint Augustin
contre le manichéisme. Bien que les manichéens utilisent la Sainte Écriture
pour se justifier, le Père de l’Église fonde son argumentation sur des
méthodes rationnelles. En effet, il la considère comme de la pure fantaisie
et de l’absurdité.
Selon Saint Augustin, le
mal physique n’est pas une réalité positive mais un manque alors que le mal
moral prend sa source dans une volonté mauvaise. Le péché consiste en une
transgression de la loi divine. Or, la situation de péché dans laquelle se
trouve l’âme réside dans son union avec le corps, dans les liens qui les
unissent.
Par conséquent, avec une
telle conception du mal, le manichéisme s’égare dans les solutions pour
délivrer l’âme du péché. Les manichéens voient leur libération dans leurs
propres œuvres. Les étincelles de lumière qui proviennent de Dieu
rejoignent le royaume des lumières grâce à leurs actions. Finalement, ils sont
les sauveurs de Dieu. Enfin, ils ne se considèrent pas responsables du mal
et des péchés qu’ils commettent mais les attribuent à un principe mauvais.
Par conséquent, le pardon ou l’expiation des fautes n’ont pas de sens. La vraie
prière est aussi absurde.
Saint Augustin s’attaque aux
détails de la doctrine pour montrer les contradictions et les absurdités que
contient la doctrine manichéenne de la métempsychose.
Conclusions
Connaissant bien ces
doctrines, Saint Augustin nous fait comprendre leurs principales erreurs. Les
philosophes comme les manichéens tentent en effet d’expliquer l’existence du
mal en rendant l’âme innocente de la situation dans laquelle elle est et de
décrire des moyens pour obtenir le bonheur par la force seule de l’homme.
Or, comme tout système erroné, ils ne peuvent empêcher les contradictions qu’il
contient. Comment l’âme peut-elle en effet expier une faute dont elle est
innocente et dont elle n’a plus souvenance ? De telles doctrines remettent
aussi en cause l’idée même d’un Dieu bon et puissant. Enfin, elles récusent
l’individualité de l’âme.
La métempsychose semble
présenter des éléments communs avec le christianisme : la nature humaine
constituée d’un corps et d’une âme, la corruptibilité du corps, l’immortalité
de l’âme, la nécessité d’expier une faute originelle, l’idée d’une sanction
après la mort selon la vie vécue, le salut de l’âme comme repos auprès de
Dieu... Cependant, que d’erreurs et d’incompatibilité avec les vérités de foi !
L’expiation d’une faute n’est pas liée à l’idée du péché mais d’une purification
de l’âme. La vie éternelle est conférée à l’âme juste non en raison de la
volonté et de l’amour de Dieu mais de sa nature et de sa fusion en une
puissance supérieure. Les notions de péché et de grâce n’ont pas de place
dans la métempsychose. Comme le souligne Saint Augustin à l’égard des
manichéens, le juste est son propre sauveur. Il parvient par lui-même à réparer
l’impuissance ou la négligence de Dieu ! Notons enfin que contrairement à
la métempsychose, le salut de l’homme ne vient pas d’une élévation de l’âme
vers le ciel mais de la descente de Dieu ici-bas. Le Verbe s’est fait
chair…
Le chrétien ne peut donc
croire à la métempsychose ou à toute forme de réincarnation sans renier sa foi.
Non seulement elle s’oppose à des vérités de foi, comme celle de la
résurrection de la chair mais elle remet en cause tout le christianisme. Elle
est aussi folie. Comme le montre notamment Saint Augustin, la raison s’oppose à
une telle doctrine …
Notes et références
[1] Helmut Zander, Geschichte der Seelenwanderung in Europa,
1999, trad. Par
Bruno Michin dans Archives de sciences sociales des religions, n°134, avril-juin
2006, éditions EHESS, journals.openeditions.org.
[2] Saint Augustin, La
Cité de Dieu, livre X, XXIX, traduit par Louis Moreau, 1846, éditions
du Seuil, 1982.
[3] Traduit par Émile
Saisset dans Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIII, éditions L.
Guérin & Cie, 1869.
[4] Saint Augustin, La
Cité de Dieu, livre X, XXIX.
[5] Saint Augustin, La
Cité de Dieu, livre X, XIII.
[6] Saint Augustin, Sermon
CCXL, 4, dans Œuvres
complètes de Saint Augustin, trad. par l’abbé Raulx, 1866.
[7] Saint Augustin, La
Cité de Dieu, livre X, XXXI.
[8] Saint Augustin, La
Cité de Dieu, livre X, XXXI.
[9] Saint Augustin, La
Cité de Dieu, livre X, XXXI.
[10] Platon, Phédon,
82, b, trad. par Victor Cousin, Œuvres de Platon, tome I, 1903.
[11] Saint Augustin, La
Cité de Dieu, livre X, XXX.
[12] Saint Augustin, Sermon
CCXLI, 4.
[13] Saint Augustin, La
Cité de Dieu, livre X, XXX.
[14] Saint Augustin, La
Cité de Dieu, livre X, XXX.
[15] Saint Augustin, Sermon
CCXLI,
6.
[16] Saint Augustin, La
Cité de Dieu, livre X, XXX.
[17] Saint Augustin, La
Cité de Dieu, livre X, XXX.
[18] Voir Émeraude,
décembre 2013, articles « Le Manichéisme » et « Saint
Augustin et le manichéisme : raisons du succès et de l'échec du manichéisme ».
[19] Aloys Bukowksi, L’opinion
de Saint Augustin sur la réincarnation des âmes dans Gregorianum,
volume 12, n°1, 1931, jstorg.org.
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