Est-il
encore nécessaire de traiter de la morale en ce XXIe siècle ? La
question est-elle même pertinente ? La même question se posait déjà en
1939 avant l’invasion de la Pologne par les armées allemandes. Nos difficultés
ou nos épreuves, qu’elles soient personnelles ou collectives, trouvent leur origine
comme leurs remèdes dans la morale. La crise que nous connaissons actuellement
en est un parait exemple. Elle s’appuie sur notre comportement et notre obéissance,
et par conséquent sur la morale individuelle. Notre façon de vivre, nos
relations avec nos proches, nos collègues de travail et nos contemporains, ou
encore notre manière de traiter notre planète ne peuvent être traitées en
dehors de la morale. La vie politique, sociale, culturelle ou associative peut-elle
l’ignorer comme le témoignent les scandales récents ? La science
elle-même, que deviendrait-elle sans conscience ? La formule de Rabelais
n’a jamais été aussi vraie qu’en notre temps où l’homme joue à
l’apprenti-sorcier avec des forces dévastatrices qu’il croit maîtriser,
convaincu de sa puissance et de son savoir, oubliant finalement sa misère et
ses faiblesses. Faut-il attendre que le monde soit terrassé par un virus pour
prendre conscience que tout cela n’est que vanité ?
La
morale exaspère bien des individus et des groupes. Elle les
empêche de s’enrichir ou d’accroître leurs pouvoirs. Elle les empêche aussi de
dormir ou d’accomplir leurs méfaits en toute tranquillité. Nombreux sont ceux
qui aimeraient voir la fin de toute morale ou encore la liberté de tout faire sans entrave, sans limite. La décadence
des mœurs est source de bien des profits comme la corruption est une arme d’influence.
Derrière bien des slogans à l’encontre
de la morale se cachent souvent des sentiments et des intérêts bien peu
avouables. À qui profite le crime ?
Au XIXe siècle, de
nombreuses voix revendiquent une morale
autonome, qui suffit à elle-même, sans
référence à Dieu, à une métaphysique et à une religion, c’est-à-dire une
« morale sans Dieu ».. En fait, de manière générale, elles
s’opposent à la morale chrétienne, à celle enseignée par l’Église catholique.
Or, si la morale est autonome, indépendante de notre Dieu, à quoi bon de croire en Lui ? Et si nous ne croyons pas en
Dieu, pourquoi devrions-nous supporter une morale ? Pourquoi notre vie
serait-elle restreinte par des règles ? Pourquoi tant de devoirs et de
sacrifices ? « Si Dieu n’existe
pas, tout est permis ! »[1]
Nous voyons donc toute l’importance du fondement de la morale.
Après avoir développé dans
notre précédent article les arguments des partisans d’une « morale sans Dieu » au travers du
rapport du congrès universel de la Libre-pensée tenu à Paris en 1905[2],
nous allons désormais montrer leurs erreurs et leurs mensonges…
Rappel des arguments en
faveur d’une « morale sans Dieu »
Essayons d’abord de résumer rapidement
les arguments que développent les intervenants du congrès. Nous pouvons les
répartir en deux catégories. La première est purement négative. Elle reprend les
accusations portées contre la morale chrétienne alors que la seconde rassemble
les éléments positifs permettant de définir ce qu’est la « morale sans Dieu ».
Selon les libres-penseurs, la
morale ne peut être associée à une religion car celle-ci est erronée,
mensongère et folie comme le prouvent les sciences. Elle ne correspond donc
plus à notre état de connaissance. C’est pourquoi la raison ne peut pas l’accepter.
En outre, la morale religieuse contribue à la résignation, à l’obéissance
passive et à l’endormissement du peuple, et par conséquent à l’acceptation de
son sort au profit des puissants. Elle maintient donc le despotisme. Elle est
même contre-nature puisqu’elle restreint les capacités de l’individu et
s’oppose à sa liberté ainsi qu’à son développement. Elle est par conséquent un
obstacle à tout progrès, le sien comme celui de la société. Enfin, un ensemble
de règles figées et intangibles ne peuvent répondre à tous les besoins pour
toutes les sociétés à toutes les époques, qui elles-mêmes évoluent. C’est
pourquoi la morale chrétienne ne peut pas répondre pas aux besoins nouveaux de
l’humanité.
La « morale sans Dieu » est alors présentée
comme une morale fondée sur les connaissances scientifiques, c’est-à-dire sur
les lois naturelles, et sur la société dans laquelle l’homme évolue. Elle est
donc à la fois un fait naturel et social, et plus précisément la conséquence
des idées et des sentiments dont s’inspire la société pour déterminer des
droits et des devoirs. Œuvre de l’esprit humain, elle est rationnelle et
évolutive pour répondre aux besoins des hommes et de la société. Par conséquent,
en raison de sa sagesse inhérente, elle ne peut qu’être acceptée par tous sans
avoir besoin de l’appui d’une autorité quelconque, de récompenses et de peines.
Par sa liberté, elle est alors porteuse de développement de la personne humaine
et d’une meilleure solidarité sociale.
Aujourd’hui encore, les
arguments en faveur d’une « morale
sans Dieu » ne semblent guère avoir évolué. Ils consistent d’une part
à discréditer les morales religieuses,
« une morale intangible, inadaptée,
en décalage ou en contradiction avec les situations du monde d’aujourd’hui »[3],
une morale intéressée et donc hypocrite, une morale qui infantilise. D’autre
part, la « morale sans Dieu » est présentée comme plus mature et responsable, fondée sur la
liberté de l’individu. Construite par l’homme, elle s’oppose aussi à son
égoïsme tout en préservant son individualisme. Elle est enfin consciemment acceptée. « Ce qui fait la morale, c’est un choix
conscient. Et l’humaniste, libéré du regard de Dieu, peut décider en conscience
d’être moral. »[4]
Morale et raison
« La morale religieuse fondée sur des croyances confessionnelles se
heurtent à une résistance invincible de la raison », nous dit Buisson.
« L’homme capable de réflexion »,
rajoute-t-il, ne peut la recevoir. Selon la conception que les libres-penseurs
ont de la morale, leurs critiques visent
en fait la morale chrétienne et plus précisément catholique.
Une telle affirmation nous
étonne par son arrogance, celle d’un
monde sûr de lui-même. Saint Augustin ou Saint Thomas d’Aquin seraient-ils
bien peu capables de réflexion ? Avant le XIXe siècle, l’humanité ne
serait-elle qu’un ramassis d’idiots ? La raison est-elle finalement l’apanage
des temps modernes ? Une telle
prétention ne relève guère d’une intelligence éclairée par l’expérience et par
l’histoire de l’humanité. Écartons néanmoins la vanité de tels propos et d’un
discours qui relève d’un autre temps. Revenons plutôt sur la « résistance invincible de la raison ».
En quoi la raison peut-elle s’opposer à une morale ?
D’abord, est-il convenable
pour les libres-penseurs d’en appeler à la raison ? Ils revendiquent en
effet clairement leur athéisme. Est-ce
alors raisonnable d’en appeler à la raison pour s’opposer à la morale
chrétienne quand ils rejettent déjà le christianisme ? Par ce rejet, ils ne
peuvent que refuser aussi ses implications, notamment en matière de morale. Les
arguments qu’ils présentent contre la religion chrétienne sont de fait employés
de nouveau contre elle, ce qui nous paraît bien peu pertinent et peu
constructif. Notons néanmoins que les libres-penseurs ne soulignent aucune
incohérence entre la foi et la morale qui en découle, ce qui nous apparaît
comme un point positif…
Cependant, une question se
pose : la raison est-elle capable
de réfuter une morale ? Comme nous l’avons déjà évoqué[5],
les philosophes antiques ont établi des systèmes philosophiques divers et
contradictoires en matière de morale. Or la vérité peut-elle être aux multiples
visages ? Certes, ils sont tous d’accord sur la finalité de la morale, qui
est la recherche du bien ou du bonheur, mais ils se divisent sur la notion même
du bien et du bonheur, et sur les moyens de l’atteindre. La multiplicité de
philosophies morales contradictoires finit même par remettre en cause les capacités de la raison à l’établir. Un tel
échec montre que « l’homme capable
de réflexion » ne parvient pas à élaborer un consensus sur ce sujet. Certains
philosophes en ont même déduit que finalement, cela ne sert à rien d’affirmer
quoi que soit sur la morale. Mais le scepticisme ne mène à rien non plus.
Enfin, et c’est le point le plus important, en dépit des différents discours et écoles philosophiques, les mœurs ne
changent pas. Des philosophes vivent aussi comme s’ils n’avaient pas
réfléchi. Aristote ne nous a-t-il pas appris que la morale est d’abord action
avant d’être connaissance ? Une
théorie seule est bien incapable d’agir sur l’homme et sa conduite.
Finalement, cette histoire nous montre que
la raison devrait plutôt se défier d’elle-même quand elle tente seule d’établir
une morale. Par conséquent, le fait d’appeler à la raison pour rejeter la
morale catholique, c’est faire preuve d’un certain manque de connaissances et
donc de sagesse…
Pour appuyer leurs propos,
les libres-penseurs pourraient alors évoquer Sénèque qui parle admirablement
bien au point de recevoir les louanges des chrétiens[6].
Mais ce n’est pas le philosophe qui parle et emporte l’admiration. Au
contraire, quand il écrit en philosophe, il perd de son charme. Quand il
abandonne toute spéculation, il enchante de nouveau. C’est en fait Sénèque qui
connaît le cœur de l’homme et qui sait user de l’éloquence pour le toucher et
l’émouvoir. Il ne raisonne ni ne démontre. Néanmoins, à force de vouloir répondre
aux besoins de ses interlocuteurs, il manque de rigueur et de discipline dans ses
discours. Des règles pratiques auréolées
d’une langue brillante ne suffisent pas non plus.
Morale et science
Si la raison permet d’accéder
à la vérité, la science n’est pas raison[7].
Certes, elle utilise des méthodes rationnelles et avance par raisonnement mais
elle n’a jamais et ne sera jamais raison. Elle apporte un certain niveau de
connaissances, émet des hypothèses, élabore des théories. Elle invente et
innove, n’hésitant pas à s’éloigner de la raison pour mieux accéder à la
réalité. En outre, elle ne prétend pas répondre à toutes les questions. Elle
peut expliquer le comment des phénomènes. Elle est bien incapable d’en trouver
leur origine. Lorsque, aveuglé par ses réussites, l’homme la confond avec la
raison, il s’égare de nouveau dans de dangereuses prétentions et ses pensées
deviennent pour lui la vérité.
Certes, par la science, l’homme
s’approche de la vérité, connaît davantage son milieu et peut l’expliquer par
des lois qu’il élabore. Mais, comme la Providence nous en montre parfois, au
moment même où les libres-penseurs et tous les rationalistes exaltent la
science, la communauté scientifique découvre avec stupéfaction et effroi ses
limites et ses dangers[8].
Belle ironie du sort : le fameux article dévastateur d’Einstein portant sur
les théories de la relativité est publié la même année que celle du congrès de
la Libre-pensée ! Il va bientôt ébranler le monde des sciences et les
fondements même de la connaissance scientifique. Sa certitude va en effet
s’écrouler comme un château de carte. Cet échec deviendra alors la cause d’une
véritable et solide connaissance. Depuis cette crise mémorable, nous savons que
la science nous révèle finalement
l’étendue de notre ignorance. Œuvre humaine, elle est en effet à l’image de
l’homme, avec ses limites et ses misères.
L’évolutionnisme[9]
en est un autre exemple. Les libres-penseurs s’appuient sur les découvertes de
Darwin pour justifier leurs propos. Mais depuis plus d’un siècle, la science en
est revenue de sa théorie, l’esprit-critique les a bien relativisées. Provenant
d’hypothèses scientifiquement discutables, l’évolutionnisme n’est pas non plus à l’abri d’erreurs, de mensonges et
d’idéologie.
Avec la seconde guerre
mondiale et ses suites, avec le naufrage écologique que nous subissons de nos
jours, nous avons aussi découvert tous
ses effets dévastateurs et apocalyptiques. Elle est parfois source de
crimes et d’horreur.
Par les progrès réalisés à
partir des nouvelles théories scientifiques, comme la relativité et la physique
quantique, le monde scientifique a aussi remis
en cause le déterminisme que soutient le congrès avec force. Il est faux de
croire que tout est déterminé dans ce monde, surtout quand nous accédons à des
échelles qui dépassent notre entendement. L’histoire
du XXe siècle, avec ses succès comme ses tragédies, suffit à remettre en
cause de manière irrévocable le discours des libres-penseurs. La raison n’est
finalement pas de leur côté…
Cependant, sans même
l’éclairage des erreurs humaines du siècle dernier, nous pouvons dénoncer l’erreur fondamentale qui se cache
derrière les discours des libres-penseurs. En effet, si tout était déterminé
comme le proclament fièrement les libres-penseurs, que deviendrait notre
liberté et par conséquent, à quoi bon s’en tenir à une morale ? Car la morale n’a en effet de sens que si
l’homme est libre dans ses pensées et ses actes. Elle en appelle notamment au
discernement et à la volonté. Il n’y aurait pas non plus de loi et de justice
si tout était déterminé. Les libres-penseurs le disent pourtant dans leurs
discours. Ils prétendent en effet que l’homme ne doit suivre que les lois
naturelles auxquelles il est inévitablement soumis. Plus l’homme est libre,
plus la morale prend de l’importance. Il est donc nécessaire de connaître
l’étendue de notre liberté. La science a-t-elle alors pour vocation de la
définir ? L’évolutionnisme qui ne touche qu’à la matière peut-il vraiment
aborder la notion de liberté ?
Certes, des philosophes
antiques ont aussi proclamé la soumission aux lois de la nature, mais soit ils
voyaient dans l’ordre naturel la main des dieux, soit ils s’appuyaient sur une
conception particulière du monde et de l’homme, mêlant étrangement matérialisme
et divinité. Dans les deux cas, la morale qu’ils ont développée n’est pas
autonome mais fortement lié à leur religion et à leur métaphysique…
Morale et liberté
Le rapport du congrès de la
Libre-pensée fait intervenir un professeur d’anatomie qui, selon son regard
d’expert, ne voit en l’homme qu’un animal. Il fait intervenir la paléontologie
et l’embryologie pour dire qu’il n’est pas une créature divine. « L’homme n’est qu’une forme momentanée et
limitée de la matière », nous dit-il. Où se loge alors la liberté ? Un autre professeur affirme que
la morale doit se transformer et varier avec les milieux selon les principes de
l’évolution. Or, surtout à cette époque, l’évolutionnisme est un ensemble de
principes déterministes. Il n’y a point
de liberté dans le système évolutionniste. Il fait plutôt agir le hasard
agrémenté d’une sélection. C’est une étrange force qui manipule la potentialité
de la matière. La morale a-t-elle
véritablement une place dans un tel système ?
En outre, un autre
professeur aussi éminent explique que la règle de solidarité que l’homme
pratique est « dominé par la loi
d’évolution qui le conduit vers des fins inconnues. » Soulignons que la
loi ne nous fait pas agir. Ce n’est qu’une formule qui nous permet de modéliser
la réalité. Derrière une loi, se trouve aussi une raison qui met en œuvre une
force. Si nous agissions donc sous la domination d’une loi, c’est qu’il existerait
une force rationnelle qui nous ferait mouvoir. Cependant, nous en ignorerions
sa finalité. Quel destin tragique pour l’homme !
En outre, sa constitution
cellulaire, leur état d’activité « dépendent
à la fois – et de façon concomitante – de l’hérédité de l’individu, le milieu dans lequel il vit, de l’éducation
qu’il reçoit, de l’habitude ». Or, dit-il auparavant, les pensées et
les actes de l’homme sont déterminées par l’état des cellules cérébrales. C’est
ainsi que « l’homme est
déterminé ; il est dans l’obligation d’agir selon les lois naturelles
fixes qui sont les mêmes pour lui que pour tout l’Univers. » Mais, dans un tel système, où l’homme est fixé
par sa nature, ses origines et son milieu, nous sommes étonnés de voir
apparaître la notion d’obligation. Celle-ci impose en effet la possibilité
de refuser et donc introduit la notion de choix et par conséquent celle de la
liberté. Un objet qui tombe a-t-il en effet l’obligation de se laisser tomber
selon la loi de la pesanteur ? Il est encore plus étonnant d’entendre que,
dans un tel système déterministe, la morale a pour finalité de développer la
personne humaine par la liberté.
En outre, les
libres-penseurs proclament que la morale chrétienne exige une obéissance
passive. Or dans leur monde, comme nous venons de le montrer, la notion d’obéissance est peu
compréhensible. L’homme demeure passif puisque matière, il obéit finalement aux lois de la nature…
Morale et volonté
Insistons sur l’obéissance
passive des catholiques à l’égard de la morale chrétienne. La critique est
intéressante car elle révèle une
méconnaissance de la part des libres-penseurs. Comment conçoivent-ils en
effet la morale chrétienne ? Elle ne serait qu’une somme de règles et de
formules que l’Église aurait écrites et auxquelles sont associées des peines et
des récompenses. Les fidèles ne peuvent que s’y soumettre selon un « mécanisme mortifère ». Elles
s’appuient aussi sur des autorités qu’ils jugent infaillibles alors que
l’histoire et l’expérience montreraient qu’elles ont commis bien des erreurs. Les
libres-penseurs opposent alors à cette « obéissance passive » le « sentiment du droit et de la discipline utile et consentie ».
L’un d’eux voit même dans la morale chrétienne un moyen d’assujettir les hommes et d’asseoir le pouvoir.
Est-ce en raison de son
obéissance passive qui Saint Blandine refuse de se plier devant ses bourreaux,
faisant ainsi l’admiration des païens[10] ?
Nombreux sont les témoignages qui, voyant vivre les chrétiens, se
convertissent. Si la morale chrétienne n’était que passivité et obéissance, comment
le christianisme aurait-il pu convertir des hommes et des femmes de toutes
conditions ? La morale qui se dessine dans la Sainte Écriture au travers
des paraboles ou de la vie de Notre Seigneur Jésus-Christ et de ses apôtres ne
laisse guère pas non plus indifférents nos contemporains. Est-ce encore par obéissance passive que le christianisme a réussi non
seulement à convertir l’empire romain, à changer ses mœurs mais aussi celles
des barbares ?
Les libres-penseurs
affirment eux-mêmes que la morale chrétienne est « contre-nature », ce qui nous paraît bien contradictoire. En
effet, une obéissance passive suffirait-elle pour contraindre l’homme à ce qui
serait contraire à sa propre nature ? C’est même en raison de cette morale
que des individus refusent le christianisme, soit parce qu’elle est trop exigeante
et demande des sacrifices et une vie héroïque qu’ils se sentent incapables de
mener, soit parce que des chrétiens en sont des piètres exemples. Nous reposons
alors de nouveau la question : une
obéissance passive suffit-elle pour appliquer les règles morales du
christianisme ? Est-il en effet si simple non seulement de mentir, de voler
ou de commettre un adultère mais également d’y songer ? C’est au cœur même
de l’homme que siège le bien ou le mal…
Morale et obéissance passive
Le terme d’obéissance passive
nous renvoie à un poème de Victor Hugo qui dénonce la soumission aveugle au
pouvoir civil ou encore à Berkeley qui légitime la résistance des hommes à
l’égard de leur autorité civile. Il est vrai que les catholiques doivent obéir
à toute autorité puisqu’elle émane de Dieu. Au temps du paganisme, un esclave
chrétien ne se révolte ni se rebelle. Est-ce en ce sens que les libres-penseurs
utilisent le terme d’obéissance passive ?
C’est alors oublier que pour
la morale chrétienne, Dieu est le
premier servi. Cette loi fondamentale du christianisme explique l’attitude
des premiers chrétiens face au paganisme. Ils ont certes proclamé leur loyauté
à l’égard des empereurs en dépit des persécutions tant que leur salut n’est pas
remis en cause. Des païens sont mêmes étonnés qu’ils payent les impôts ! Ce
seraient peut-être les seuls. Les chrétiens savent ainsi distinguer les pouvoirs temporel et religieux. Qui ignore encore
que cette distinction provient du christianisme ! C’est par ailleurs la
seule religion monothéiste qui le proclame. Leur obéissance à l’égard de l’autorité civile n’est donc pas aveugle.
C’est pourquoi aujourd’hui encore des chrétiens manifestent dans la rue pour
s’opposer aux lois iniques pourtant votées. Et au temps du congrès, et depuis
plus de cinquante ans, les chrétiens s’opposaient aux lois de la république qui
voulait imposer la laïcité. Est-ce cela l’obéissance passive ? Toutes les puissances ont appris à leur
dépend la force et l’efficacité de la morale chrétienne lorsqu’ils
voulaient méconnaître ou mépriser la morale chrétienne. Elle est la seule
véritablement redoutable et redoutée. Elle a fait effondrer bien des murs. Il
est donc encore étonnant d’entendre les libres-penseurs dénoncer l’obéissance
passive chez les catholiques ! C’est encore bien méconnaître l’histoire de
l’humanité…
L’esprit et la lettre
En fait, la morale
chrétienne ne se réduit pas à des règles écrites sur un manuel. Aucune formule n’est capable d’arrêter la
colère ou de surmonter l’orgueil. Aucun commandement ne peut agir s’il n’est
pas habité par un esprit. Au contraire de toute forme de pharisaïsme, la
morale chrétienne est avant tout un état d’esprit. S’il faut la critiquer et la
remettre en cause, il faut montrer en quoi cet état d’esprit est erroné,
incorrecte, mauvaise. Là serait un travail digne de la raison...
Le catholique obéit aux
commandements de Dieu en raison de son attachement à son Père et à son
Créateur. L’Église ne les a pas élaborés ou inventés. Les Tables de la Loi
datent bien avant l’établissement de la religion juive. Moïse les reçoit sur le
Mont Sinaï avant que le peuple élu ne s’installe en Terre sainte. L’Église n’innove pas. Elle nous transmet que ce que Dieu a
prescrit aux Hébreux. Certes, elle a apporté des détails, éclairci des
questions, approfondi des sujets pour répondre à une réalité changeante, mais
les fondements sont ailleurs. Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas venu pour
les abolir et en donner d’autres. Bien au contraire, Il les a rappelés avec
force. Il leur a donné un plus grand éclat. Il nous a fourni surtout la grâce de les appliquer.
Notre Seigneur Jésus-Christ
nous a appris à dépasser le texte de la
Loi et à ne pas obéir comme un pharisien, plus soucieux de la lettre que de
l’esprit. Il s’agit de se soumettre à la
volonté divine par amour et fidélité comme un enfant à l’égard de son père,
et non plus comme un esclave envers son maître. Il est donc surprenant d’accuser
les chrétiens d’obéir à des règles de manière passive ou aveuglement.
Morale et foi
Il est vrai cependant que notre morale est fortement dépendante de
l’enseignement que nous donne ceux qui ont autorité pour enseigner. Des
autorités religieuses ont parfois été rigoristes ou laxistes, ce qui a généré
des divisions au sein de l’Église, parfois des schismes et même des hérésies.
L’histoire de l’Église nous montre en fait qu’il n’est pas possible de dissocier la morale de la foi. Elles sont
intimement imbriquées.
Il est vrai qu’il est
possible de vivre chrétiennement sans
adhérer au christianisme en raison de la prégnance de la morale chrétienne
dans notre société. L’honnêteté, la bonté ou encore la générosité ne sont pas
l’apanage du chrétien. Nombreuses règles ou conduites morales semblent ainsi
naturelles pour nos contemporains. Ils pensent alors qu’elles sont innées.
Pourtant, comme nous l’avons déjà évoqué, nombreuses sont nées du christianisme[11].
La
morale chrétienne peut donc subsister en dehors de la foi qui la fait naître.
Cependant, ne nous trompons pas. Elle dure autant que l’éducation a imprégné
l’âme, que la société en garde encore quelques traces. Elle subsiste généralement
quand tout va bien. Elle demeure tant que l’homme parvient à se dominer. Mais quand les épreuves l’assaillent, la douleur
le submerge, quand le doute l’accable, demeure-t-elle encore présente ?
Elle peut gagner le cœur d’un homme ou d’une femme, mais elle subsiste comme un
oasis au milieu d’un désert. Elle fait l’admiration en raison de sa rareté. Il
apparaît alors comme un rescapé d’un temps regretté. Nous voyons bien
aujourd’hui ce que devient la société
quand elle abandonne la morale chrétienne. La présence d’îlots montre toute
la profonde misère et la terrible solitude qui les entourent.
Morale et motivations
Comme au temps de Celse et
des autres adversaires du christianisme, les libres-penseurs reprochent aux
chrétiens d’appliquer des règles morales
par intérêt. Ils dénoncent alors leur hypocrisie. Or, nous disent-ils, « la conscience ne peut accepter un idéal
moral qui impose le bien comme des commandements et donc détermine l’homme à
l’atteindre par des mobiles intéressés ».
Le compte-rendu revient en
effet sur un cliché que Luther utilisait déjà avec la question des indulgences.
C’est par crainte de l’enfer que le chrétien est bon, acclament-ils, et non en
raison de la bonté même. Ils supposent donc que sans la peur des tourments
infernaux, le chrétien n’aurait pas été bon. Mais un garçon peut-il vaincre sa
grande paresse uniquement en craignant la punition qui l’attend en cas de
mauvaise note ou en espérant une récompense en cas de bons résultats ?
Tout parent sait que la sanction ne
suffit guère pour le motiver dans la durée. Ne soyons donc pas idéaliste au
point de méconnaître la nature humaine. La morale n’est pas qu’un idéal. La morale est pratique car elle parle à des
hommes de chair et de sang.
En outre, est-il mauvais
d’agir pour gagner son paradis ou éviter l’enfer ? Ou plutôt, qui agit sans autre motif que d’agir ?
Seul un homme atteint de folie agit sans raison. La question n’est donc pas de
savoir si l’acte est intéressé ou non mais de connaître le mobile de l’acte.
Nous savons justement que
tout acte implique une conséquence pour l’être qui le pose. Nous savons aussi
que certaines conséquences sont bonnes ou mauvaises pour nous et pour les
autres. Et sur une vie, la succession de nos actes n’est pas sans conséquence
sur nous. « Tout se paie en biens ou
en maux »[12],
nous dit le philosophe Bourdeau. La morale est justement la recherche du bien. Un
acte bon est donc par essence parfaitement intéressé ! Nous travaillons
pour notre bonheur ou du moins pour ce que nous croyons être notre bonheur
comme nous l’enseigne Socrate[13].
Quel mal pouvons-nous alors nous reprocher dans cette quête ? Cela ne
signifie pas que nous sommes égoïstes et que nous ne pensons qu’à nous-mêmes.
Au contraire, le bonheur que nous
recherchons ne se fait pas sur le malheur des autres.
Sans-doute, le compte-rendu
dénonce ceux qui n’agissent qu’en fonction des sanctions, c’est-à-dire de
l’enfer. Il serait bien simpliste de généraliser les chrétiens et de résumer la
morale chrétienne en sa perception bien étroite. Certes, il y a eu des
catholiques et en aura toujours qu’il vit uniquement selon un point de vue
négatif, oubliant l’esprit même de la morale. Le risque du pharisaïsme est toujours présent en chacun de nous,
quelle que soit par ailleurs la religion. En outre, la morale chrétienne condamne un tel état d’esprit. Néanmoins, un
conducteur qui demeure vigilant sur la route uniquement de crainte d’être
verbalisé reste un bon conducteur et fait du bien à la société. La punition demeure une protection que
nous ne pouvons pas oublier et sur laquelle nous devons nous appuyer au
contraire en cas de tentation forte. C’est une
attitude profondément humaine et salutaire. Enfin, pouvons-nous même avoir une idée de morale sans l’idée de
sanction ? Nous en doutons fort.
Morale et évolution
Nous allons terminer cet
article par un dernier reproche : la
nécessité d’adapter la morale aux besoins nouveaux. La morale chrétienne
serait en fait désuète et inaudible au XIXe siècle. Et que dire en notre siècle
où tout change à un rythme époustouflant ! Pourtant, nous le constatons
tous les jours. Jamais la morale chrétienne n’est aussi pertinente quand nous
oublions les valeurs les plus élémentaires, quand l’homme s’égare et perd sa
liberté dans la folie du monde. Faute de repères et de certitudes, la moindre
rumeur a désormais des impacts considérables sur la marche du monde. Des
scientifiques n’ont jamais eu autant de facilités dans leurs recherches, jouant
aux apprentis sorciers. La finance règne sans partage. Le consumérisme n’a
jamais autant montré ses dégâts. Et jours après jours, nous découvrons alarmés
les ravages de notre insouciance et de nos soifs d’abondance. Il est vrai que
la morale chrétienne brise bien des ambitions et des intérêts, limite nos
dépenses, freine nos envies.
La morale chrétienne est en
effet peu adaptée à la société actuelle non pas parce qu’elle est désuète mais parce que nos aînés et nos contemporains
l’ont refusée et continuent de la refuser en raison de ses exigences et de ses
obligations. Et pourtant, quelle serait devenue la société si les
commandements avaient été appliqués avec un esprit chrétien ? Une utopie,
diraient certains ? Peut-être mais l’important est de s’y tendre car nous
savons bien que notre monde n’est pas le paradis et ne le sera jamais.
La morale chrétienne n’est
donc pas surannée. Comment le
serait-elle quand elle connaît si bien la nature humaine ! L’homme
demeure toujours le même. Ce n’est parce qu’il détienne de nouveaux outils ou
s’approprie de nouvelles connaissances qu’il change. Ces vertus ou ces vices
prennent certes de l’ampleur mais elles restent les mêmes. La triple
concupiscence est toujours d’actualité. Les tragédies anciennes nous parlent
encore et nous touchent. Seuls les
moyens de l’enseigner peuvent évoluer pour qu’elle soit plus audible et
appliquée. Mais le contenu de l’enseignement demeure bien actuel. La crise
sanitaire que nous confine en est encore un exemple…
Conclusions
Irrationnelle,
libertaire, hypocrite ou encore désuète, telles sont les
accusations que les libres-penseurs du début du XXe siècle portent sur la
morale chrétienne. Elles sont fragiles et facilement démontables. Il suffit
d’enlever les clichés qui voilent bien des esprits pour comprendre ce qu’est
vraiment la morale chrétienne. Il faut oser
se débarrasser de ces vieilles idées qui les polluent et les enchaînent…
Pourtant, nous les entendons
encore de nos jours en dépit d’un siècle qui vomit d’horreurs. Sans-doute l’humanité n’a jamais connu tant de ravages.
La planète en est même profondément touchée. La vie a perdu toute valeur.
Certes, des autorités peuvent s’émouvoir devant des caméras et des micros, des
foules peuvent protester contre les scandales qui s’étalent devant le monde
entier, mais la réalité ne change guère. Nos contemporains peuvent s’alarmer
sur le manque de repères, sur les familles décomposées et recomposées, sur le
manque de civisme et la recrudescence de la violence, sur la prostitution des
enfants et le retour de l’esclavage… Au
fur et à mesure que l’empreinte de la morale chrétienne s’effacera, la
situation ne pourra que s’empirer.
La raison est très simple. Une morale sans Dieu est une morale livrée
à l’homme. Avec une telle morale, comment est-il possible d’arrêter ses
caprices, ses ambitions, ses appétits ? C’est en fait une morale du plus fort, au profit de ceux qui détiennent le véritable
pouvoir et qui peuvent alors dicter la voie à suivre. Il suffit de voir et
d’entendre, de dépasser les faits divers et les émotions journalistiques pour
saisir ce qu’il se passe. Alors avec le recul et l’esprit dégagé, la clarté
apparaît. La « morale sans Dieu »
se montre telle qu’elle est...
Notes et références
[1]
Dostoïevski, Les Frères Karamazov, 1880.
[2] Voir
Émeraude,
mars 2020, article « La morale sans
Dieu selon la Libre-pensée ». Les citations des libres-penseurs proviennent
du Compte-rendu/ Congrès de Paris, 3, 4, 5, 6 septembre 1905 au
palais de Trocadéro, préface par Émile Chauvelon, gallica.bnf.fr ou du Rapport sur la morale sans Dieu de Ferdinand Buisson, élaboré pour le congrès e la Libre-pensée, accessible sur le site questionsdeclasses.org.
[3]
La
morale sans Dieu, consulté le 20 février 2020, Atheisme.free.fr
[4]
Laurent Testot, Comment vivre sans Dieu ?, scienceshumaines.com,
mars-avril-mai 2018.
[5]
Voir Émeraude,
janvier 2020, article « La
morale antique (3) : pessimisme et insatisfaction morale ».
[6]
Voir Émeraude,
mars 2020, articles « Sénèque et le
christianisme » et « Sénèque
et son influence depuis le VIe siècle. La tentation d’une morale autonome ».
[7]
Voir Émeraude,
octobre 2013, article « Science et
limites ». De nombreux articles traitent de la science. Voir le
libellé « Science » du
site.
[8]
Voir Émeraude,
février 2014, article « Révolutions
scientifiques au XXe siècle ».
[9]
Voir Émeraude,
décembre 2012, article « [Synthèse]
L’évolutionnisme, une imposture ». Sur le site, de nombreux articles
sur l’évolutionnisme.
[10]
Voir Émeraude,
février 2020, articles « La morale
chrétienne, force et rupture » et « Les
mœurs antiques (3) : l’esclavage ».
[11]
Voir Émeraude,
février 2020, article « La morale
chrétienne, force et rupture ».
[12]
Bourdeau, Le problème de la vie.
[13]
Voir Émeraude,
Janvier 2020, article « La morale
antique (1) : la philosophie morale ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire