La laïcité au XIXe siècle est un sujet d’étude particulièrement instructif. Il renverse
bien des idées communes et nous éclaire davantage sur les relations entre
l’État et l’Église, entre les pouvoirs religieux et temporel. Contrairement à
ce que nous pensons communément, la laïcité n’a pas été établie pour restaurer
une sorte de neutralité ou d’indifférence religieuse dans l’État ou dans notre
société. Jules Ferry ou Ferdinand Buisson ne sont pas des antireligieux. Ils
sont plutôt des anticléricaux dans le sens le plus large du terme. Ils refusent en effet toute religion
encadrée par une institution et par des dogmes, et encore plus la place que
joue l’Église à leur époque.
Mais
la laïcité ne se réduit pas à cette opposition, à la fois brutale et subtile.
Buisson parle de morale laïque et de foi laïque, bref d’une religion laïque [1]. Un de
leurs maîtres de pensée est encore plus précis. Edgar Quinet [2] veut une révolution religieuse non pas en
faisant évoluer la religion dominante, c’est-à-dire le catholicisme, mais en la
remplaçant par une autre, par ce qu’il appelle « le socialisme de l’humanité moderne ». Pourquoi ? Car dit-il, la religion est la source de vie de la
société ou encore le principe de son âme. C’est pourquoi toute
contradiction entre les principes de la société et ceux de la religion
dominante génère du désordre et de l’instabilité politique. La laïcité telle
qu’est entendue au XIXe siècle n’est donc pas antireligieuse. Elle a pour but
de mettre en place une nouvelle religion
dominante.
La
laïcité est passée par trois étapes. La première étape a consisté à enlever toute influence de l’Église dans
l’État et les institutions civiles en
lui retirant des fonctions clés. La mise en place des registres civils et
l’institution du mariage civil en sont des exemples bien caractéristiques et
fondamentaux. Elle comprend aussi la fin de tout système juridique réservé aux
clercs. La seconde étape s’est efforcée de réduire
la place de l’Église dans la société en
lui retirant notamment tout signe dans la sphère publique. Elle est
progressivement conduite à se retrancher dans les églises ou encore dans le
lieu intime du foyer, perdant peu à peu sa fonction sociale. La dernière étape de
cette longue marche est la laïcisation
de l’enseignement. L’éducation des enfants ne relève plus de l’Église mais
de l’État. L’Église n’a plus en main la formation de la société de demain. Mais
après cet effort de déchristianisation, qui
anime désormais l’âme de la nation ? Car une nation sans âme est vouée
à sa perte, à sa dissolution. Les fondateurs de la laïcité ont bien compris l’importance
de la religion dans une société. Leurs discours est d’une très grande clarté. La
fonction sociale de la religion va bien au-delà de l’unité nationale.
La question de l’enseignement est au centre de nombreux débats et querelles au XIXe
siècle. Elle revient en fait, nous dit Quinet, à nous interroger sur le principe directeur de la morale.
Buisson nous rappelle aussi que l’école n’est pas seulement un lieu de
transmission de savoir ou de compétences. Elle est avant tout un lieu d’éducation ou comme nous le
disons aujourd’hui un lieu de socialisation. Selon les fondateurs de la
laïcité, elle doit enseigner un idéal aux enfants ou encore des valeurs qui
dépassent toutes celles qu’enseignent les différentes confessions religieuses.
Buisson est très explicit. L’instituteur
est un éducateur de la conscience. L’objet de ses efforts n’est pas seulement
intellectuel ; il relève principalement de la conscience ou encore de
l’âme de ses élèves. Selon toujours Buisson, il s’agit de lui révéler les
valeurs qui sont présentes en lui dans sa conscience, valeurs que détiennent
les différentes religions et qu’elles ont dénaturées, et les élever au-dessus
de toutes les religions. Il ne s’agit pas de privilégier ou d’offenser l’une au
profit de l’autre. Il s’agit bien de les accepter dans un esprit de respect et
de tolérance, de les mettre sur un même banc sans leur donner les moyens
d’intervenir. Enfermées ainsi dans un
état égalitaire strict, elles finissent par s’autodétruire aux yeux des élèves.
Quinet l’a très bien compris. Toute
religion est exclusive. Toute atteinte à cet exclusivisme la conduit à sa perte…
Rien
ne nous choque dans ce discours. La vérité exclut le mensonge comme le bien
exclut le mal. Une chose ne peut pas être et ne pas être. Notre Seigneur
Jésus-Christ nous l’a enseigné. Nous sommes avec Lui ou contre Lui. Nous ne
pouvons pas aimer Dieu et l’esprit du monde. Cela ne signifie pas qu’une
religion soit intolérante ou irrespectueuse.
Ainsi,
dans les écoles et donc dans la conscience de l’enfant, la religion qu’il
professe est mise dans une position qui contredit un de ses principes. Elle est
donc dans une situation de faiblesse. Voilà en effet que tous les enfants sont
rangés sur un même banc, côte à côte, devant un instituteur, qui dispose d’une
véritable autorité sur eux et qui nivelle ou plutôt domine leurs croyances religieuses.
Rappelons la mission que lui donne le ministère de l’éducation publique au XIXe
siècle : éduquer la conscience des enfants. Aujourd’hui encore, dans nos
écoles, que fait l’État ? Il inculque aux enfants de nouvelles valeurs qui
autorisent par exemple l’homosexualité au nom de l’égalité ou plutôt d’un égalitarisme
destructeur. L’école est le creuset de la République, nous dit-on. Elle forme plutôt des consciences. Mais qui
dicte ses valeurs et les
définit ?…
Au-dessus
des valeurs de chaque religion admise ainsi sur un même pied d’égalité, une autre morale, une autre foi sont
transmises aux enfants. Quinet et Buisson parlent de valeurs immuables de l’humanité ou encore de l’idée de Dieu. La laïcité imite l’éclectisme philosophique de
Victor Cousin[3]
en appliquant cette méthode aux religions. Les enseignants doivent leur
enseigner la quête du vrai, du beau et du bien, la quête perpétuelle du progrès de l’humanité. N’oublions pas que
nous sommes à une époque où il est bon ton d’être positiviste[4]. Mais qu’importe
la philosophie d’Auguste Comte et toutes les étrangetés qui l’accompagne, ses
contemporains ne retiennent que l’élan
irrésistible et continu vers le progrès par l’affranchissement des individus à
la religion. L’Église a été facteur de progrès mais en son temps, à une
époque qui n’est plus. Elle a élevé l’homme lorsqu’il était à l’âge de
l’enfance. Désormais, il faut s’affranchir de sa tutelle, nous affirme-t-on.
Mais
en vérité, que recherchent Quinet et Buisson ? Que cherchaient aussi
Cousin et Comte ? Rétablir l’unité
nationale qu’ont déchirée les événements révolutionnaires sans toutefois abandonner
les principes révolutionnaires. Ils ne veulent pas rétablir le
catholicisme. Ils en sont fortement opposés. Ils savent aussi que les principes
de l’Église sont contraires à ceux de la révolution. Ils veulent une autre
religion plus conforme à cette dernière, une
religion qui anime la révolution. Ils imposent en fait leur propre croyance :
une religion sans prêtre ni dogme, une religion libérale sans aucun cadre. Nous
dirions une religion dérégulée. Les principaux fondateurs ou acteurs de la
laïcité sont, ne l’oublions pas, des protestants libéraux. C’est finalement leur forme de protestantisme qui doit surpasser les
autres religions. Ainsi, tout en réclamant la liberté de conscience ou
encore la neutralité religieuse, la laïcité impose finalement une religion. Un
siècle après, nous voyons ce que la société est devenue…
Il ne suffit pas d’imposer la laïcité
dans les écoles pour imposer une religion. L’avenir
est certes assuré mais demeure fragile. L’Église ne doit plus intervenir dans
l’État et la société. Elle en doit être exclue. C’est le principe de séparation
qu’a institué la loi de 1905. Elle devient finalement affaire privée. La politique de laïcisation n’a pour but
que de supprimer toute influence de l’Église et d’éviter tout retour en
arrière. Le champ est désormais libre pour l’État. Plus aucun obstacle ne
peut limiter son pouvoir.
Les
républicains veulent-ils « accomplir
l'histoire, réaliser l'âge positif »[5] ?
Buisson ne cesse de le répéter dans ses discours. Il est temps d’affranchir la
société de la tutelle de l’Église. L’homme est suffisamment adulte pour quitter
son éducatrice. Cependant, ces discours présentent de nombreuses contradictions que nous retrouvons finalement dans la
laïcité elle-même. Comment est-il en effet possible de déclarer à la fois que
l’Église a réussi à éduquer le peuple par l’enseignement et que la fonction de
clerc est incompatible avec celle de l’enseignant ? Comment est-il encore
possible de justifier l’exclusion de l’Église dans l’enseignement en raison de
la supériorité de la science et de la raison tout en déclarant vouloir
travailler sur la conscience des élèves ? Comment est-il possible de
défendre la liberté de conscience tout en voulant mettre toutes les religions
sur un même pied d’égalité afin d’inculquer une autre religion ?
Ces
contradictions révèlent toute l’ambiguïté
de la laïcité que nous retrouvons dans l’école. À quoi sert-elle ?
A-t-elle pour vocation d’affermir la position de l’État et de soumettre la
population à ses lois, ce qui impose de combattre toute autre influence
dominante mais aussi d’encadrer les individualités afin de garantir l’unité
nationale ? Ou tente-elle de privilégier la conscience individuelle et de
favoriser l’autonomie de la personne contre toute forme d’influence, y compris
celle de l’État ?
Les
partisans de la laïcité sont en fait devant un dilemme. Ils veulent appliquer les principes révolutionnaires mais ils sont
conscients du désordre profond qu’ils génèrent. La société est en effet
sortie meurtrie de la révolution de 1789. Les principes de liberté et d’ordre
ne sont pas nécessairement compatibles. En outre, comme l’a constaté Quinet
avec désarroi, le vote des électeurs n’est pas contrôlable. Une révolution,
comme celle de 1848, peut se retourner contre les révolutionnaires eux-mêmes.
Enfin, les politiques du XIXe siècle craignent le communisme ou du moins
l’idéologie qui s’est affirmée lors de la Commune. Derrière les mots, se cache
finalement une réalité bien plus complexe.
Robespierre
est sans-doute le révolutionnaire le plus réaliste de toute sa génération. Il
voit que la politique menée par les plus radicaux, une politique
antireligieuse, conduira à l’anarchie politique mais aussi au déclin moral, et
par conséquent à la perte de la révolution et de la nation. Ainsi, tente-il
d’imposer une nouvelle religion afin de rétablir l’unité nationale sans
laquelle il ne peut y avoir de nation. Les partisans de la laïcité ont bien
compris la leçon. L’unité nationale ne
peut être assurée sans une morale partagée par tous.
Or,
qui enseigne la morale ? La religion. Qui la dirige ? La religion. La morale, c’est-à-dire la pratique du
bien, ne peut être séparée de la croyance et des principes qu’elle établit.
Notre vie est différente si nous croyons ou non à la vie éternelle. Elle ne
prend pas le même chemin si nous croyons que tout dépend de nos actes ou que
notre destin est tout tracé, indépendamment de nos actions. L’homme est ainsi
fait. Comment la morale peut-elle alors
être unique si la liberté de croyance est garantie ?
Quinet
est bien conscient de cette problématique. La reconnaissance de religions
officielles est pour lui un non-sens. Un État ne peut accepter la coexistence
de trois morales différentes, nécessairement exclusives. Cousin est aussi
conscient que l’exclusivisme philosophique génère division et conflit.
L’exclusivisme paraît alors la solution : prendre tout ce qui est bon dans
des systèmes philosophiques en présence pour créer un autre système qui les
prédomine. Il existe donc des idées qui les transcendent, des idées d’ordre absolu que l’homme peut déterminer. Buisson fait
de même. Les religions détiennent des principes de morale absolus à titre de
dépositaire, aussi vieux que le monde. En
rassemblant ces principes indépendamment des religions, il peut alors créer une
morale laïque. Ce n’est plus la raison qui sélectionne mais la conscience
ou encore l’intuition. Cependant, comme la religion dispose de prêtres ou de
pasteurs pour enseigner la morale et l’inculquer à leurs fidèles, la morale laïque a besoin d’évangélisateurs
et de missionnaires. Ce sont les
instituteurs.
Or,
et c’est tout le paradoxe de la situation, les principes révolutionnaires
développent l’individualisme et par conséquent favorise le relativisme. Comment est-il alors possible de proclamer
l’égalité de tous et d’affirmer une réalité absolue, qui, par principe, est
soumise à tous sans exception ? Par ces principes, que devient le
droit naturel ? Que devient même les principes de vrai, de beau et de
bien ? Nous en voyons aujourd’hui les conséquences néfastes. En outre,
comme l’exclusivisme nécessite choix et sélection, la morale laïque procède de
la même façon. Elle est établie en
fonction d’une conception de la morale et de la religion, qui nécessairement
distingue et exclut. Ainsi, l’idée
même de morale est incompatible avec les principes révolutionnaires. Nous
revenons encore à Quinet, c’est-à-dire au cœur de la question. Les principes de
la religion, donc de la morale, et de la société ne doivent pas être
contradictoires. La situation est alors intenable. Que faire pour concilier
l’inconciliable ?
Remarquons
que le droit naturel a été remplacé par le droit que conçoivent les
législateurs. Il suffit d’une loi pour que le bien devient mal et le mal, bien.
Un écrit figé dans le temps, contextuel et facilement modifiable, s’impose
ainsi à tous et efface le droit naturel, qui relève de l’absolu. Mais, nous
dirait-on, le législateur est l’émanation de la souveraineté nationale. Nous
sommes ainsi placés dans le monde des idées. Or, nous n’oublions pas que ces
législateurs sont issus d’un monde assez restreint. Ils sont la majorité d’une
minorité, parfois à l’écoute de lobbies. Cette réalité nous ramène à la pratique.
Mais les minorités ont droit au respect et à l’égalité. Bref retour à l’absolu.
Mais faut-il que les pratiques des minorités s’imposent à l’ensemble de la
population et contre ses convictions ? De nouveau la pratique… Pratique, idéal…
Inlassable mouvement qui mêle deux
mondes sans véritable rapport et logique, mouvement qui manifeste finalement la
lutte des intérêts particuliers. Comment une morale peut-elle alors
survivre à de telles contradictions ?
Buisson
demande à ses instituteurs d’inculquer
une morale pratique, par l’exemple et le dévouement, la dissociant avec la
morale idéale au sens de réfléchi, pensée. Cependant, il définit la morale
pratique comme un idéal, une quête vers des idées absolues, vers le vrai, le
beau et le bien. Cette dissociation
factice entre monde des idées et monde pratique aboutit en effet aux
contradictions que nous avons évoquées. L’homme ne peut agir sans penser
d’abord à l’action qu’il va mener. C’est bien cette pensée qui doit guider et
guide son action. Cette pensée puise ses principes dans sa conscience. Qui forme sa conscience dirige ainsi son
action. L’éducation des consciences forme en effet les futurs
électeurs et législateurs ! Là réside la raison même de l’enseignement
laïque.
Buisson
et bien d’autres parlent véritablement de religion laïque. Son enseignement est
le rôle que l’État donne à l’école, ou soyons encore plus précis, il est aux
mains de l’État. Or l’État a d’abord été constitué pour répondre aux besoins
des hommes vivant le même destin, formant une nation. Il en est son bras armé.
Désormais, l’État dirige sa conscience.
Certes, il ne professe aucune religion incarnée par une institution religieuse,
mais il a bien un rôle spirituel. L’âme est au centre de ses préoccupations. En
un mot, nous nous trouvons devant une
confusion des pouvoirs plus subtile mais bien réelle. Contrairement à ce
que disent les partisans de la laïcité, y compris Buisson, « la notion fondamentale de l’État laïque »
n’est pas « la délimitation profonde
entre le temporel et le spirituel ».
Notes et références
[2] Voir Émeraude,
novembre 2019, article « Laïcité : une nouvelle religion ».
[3] Voir Émeraude,
octobre 2019, article « Laïcité : Buisson et l'éclectisme de Victor
Cousin ».
[4] Voir Émeraude,
octobre 2019, article « Laïcité et positivisme ».
[5] Dominique Borne, Éducation
et pédagogie, n°7 dans Les approches historiques de
la laïcité en France, 1990-1993, Ognier Pierre,
Étude
critique dans Histoire de l'éducation, n°65, 1995.
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