Trois mots sont ancrés dans
la conscience des Français : liberté, égalité et fraternité. C’est la
devise de la république marquée en marbre dans la constitution. D’autres termes
y sont associés comme la laïcité et l’indivisibilité. C’est au nom de ces idéaux que l’Église et d’autres religions voient
leurs droits limités et leur influence très réduite. Au XIXe siècle, les
discours en faveur de la laïcité de l’enseignement refusent notamment à
l’Église le droit d’enseigner pour garantir la liberté de conscience, la
neutralité religieuse et l’égalité selon les termes des chefs de gouvernement.
Aujourd’hui, les mêmes valeurs fondent les lois qui limitent les ports de
signes religieux. Mais, ces termes, si banalisées et parfois pris dans un sens
excessif, cachent une réalité que nos contemporains ont peut-être bien du mal à
saisir. Comme nous l’avons évoqué à plusieurs reprises dans nos articles précédents,
le cœur du problème est de savoir qui
dirige la conscience de la nation et notre propre conscience. Qui détient
ce pouvoir de nature spirituelle ? C’est en fait le problème essentiel qui
peut opposer les pouvoirs temporel et religieux. Edgard Quinet[1]
a très bien décrit le rôle que joue la religion au sein d’un peuple ou d’une
nation. C’est elle qui anime véritablement la société.
Retournons donc en ce XIXe
siècle où s’est jouée l’âme de notre société. Pendant quelques années, se
déroule un combat qui va entraîner l’exclusion de l’Église de l’enseignement. L’école ne peut qu’être laïque. Telle est l’affirmation
des partisans de la laïcité qui détiennent alors les rênes du pouvoir. C’est
le temps de Jules Ferry. Nous allons revenir sur leur conception de l’école…
L’école, le salut de la
république
Les discours de Buisson[2]
et de Ferry sont instructifs. Ces acteurs centraux du ministère de l’instruction
publique donnent à l’école une mission très élevée. C’est elle en effet qui
doit inculquer aux enfants les valeurs
de la république. Elle prend ainsi le rôle d’« éducateur de conscience ». Les instituteurs en sont les missionnaires,
les évangélisateurs. Le but est d’assurer
la formation des républicains sans laquelle la république ne peut durer. « Dans le modèle républicain classique, on
confie à l’école la mission de faire des citoyens, on confie à l’école le salut
de la République. »[3]
L’école et la république
sont en fait indissociables à deux titres. L’école
est le lieu où se forme le citoyen tout en étant le reflet de la république.
Les valeurs républicaines sont non seulement inculquées aux enfants mais elles
sont aussi le fondement ou l’essence même de l’école. La classe forme en fait la
république idéale. Les inégalités de toute sorte sont ignorées afin que tous
accèdent au savoir sans aucune contrainte.
Mais la volonté d’élever des
enfants pour construire l’avenir n’est pas l’apanage des républicains. C’est
l’objectif de l’enseignement chrétien et de manière générale de tout œuvre
d’éducation. En outre, il n’est guère envisageable de leur inculquer
des valeurs si elles ne sont pas vécues au sein même de l’école, notamment par
les maîtres Rien de nouveau. Puis, l’école est une société restreinte, et
par conséquent, elle doit vivre selon une direction et un ordre sans lesquels
elle ne peut durer. Nous revenons à Quinet. Pour qu’une société puisse vivre,
elle a besoin d’être animée par une religion ou des sentiments religieux. Par
conséquent, l’école laïque n’est pas une
société vide de spiritualité. Les partisans de la laïcité l’ont bien
compris …
L’école est devenue un
véritable enjeu pour les républicains après l’échec de la révolution de 1948 et
la victoire du futur Napoléon III aux élections présidentielles. Leur attention
s’est encore accentuée lorsque la troisième république a vu les députés
royalistes majoritaires à l’assemblée. Quinet[4]
a compris que sans révolution
religieuse, une révolution politique est vouée à l’échec. Par conséquent,
pour révolutionner la société, il faut d’abord mener une révolution religieuse
qui, selon toujours Quinet, n’est pas une évolution de la religion dominante mais son remplacement par une autre religion.
Ce changement doit être l’objet de tous les efforts. Cela signifie que la
majorité des hommes doivent abandonner le catholicisme pour adhérer à une
nouvelle religion. Or qui peut convertir les âmes ? Fidèle disciple de
Quinet, Buisson confie cette mission aux instituteurs. Il est alors évident que
l’Église, alors dominante dans l’enseignement, doit évidemment en être exclue,
ce qui explique la laïcisation des enseignants, des programmes, des classes. La
politique de la laïcisation de l’école est parfaitement logique et menée avec
pragmatisme et efficacité par ses ardents défenseurs.
Au nom de la liberté de
conscience, Jules Ferry semble relativiser le rôle moral de l’école. Cette
dernière n’enseignera que les principes moraux de nos aïeuls, « cette bonne et antique morale que nous avons
reçue de nos pères et mères »[5].
Elle transmettra donc la tradition sociale. Buisson le dit également. Mais en excluant toute idée de Dieu à l’école,
ce qui revient à sa négation, l’école impose en fait une conception de vie particulière,
une vie sans Dieu. Cette « bonne
et antique morale » en est ainsi complètement déviée.
L’école, l’apprentissage du
citoyen éclairé
Cependant, ce rôle
d’éducateur de conscience n’est pas partagé par tous les partisans de la
laïcité. D’autres privilégient en effet
l’instruction. Rappelons qu'au XIXe siècle le ministère en charge de l’enseignement est
appelé « ministère de l’instruction publique » et non « ministère
de l’éducation nationale » comme aujourd’hui.
Mais l’instruction n’est pas
un but en soi. L’école n’instruit pas les enfants pour les instruire. Elle œuvre en fait pour la démocratie qui ne
peut guère fonctionner sans l’instruction comme le souligne Jules Barni (1818-1878) dans son Manuel républicain : « le Suffrage universel rappelle l’Instruction. Sans l’Instruction qui
éclaire les citoyens sur leurs droits, leurs devoirs et leurs intérêts, les
votes sont nécessairement aveugles. C’est alors que le Suffrage universel, au
lieu d’être l’expression de la volonté d’un peuple libre, devient l’instrument
du despotisme. »[19] L’instruction doit permettre aux futurs électeurs
d’user de la liberté de manière raisonnée et donc de faire des choix raisonnés.
Pour Jules Barni, l’ignorance
du peuple est le moyen de faire régner le despotisme. Il évoque évidemment de
l’ère dite obscure du Moyen-âge ou encore de la victoire des despotes aux
élections. Il considère que les votes qui ont amené des royalistes au pouvoir
ne viennent pas de la liberté des électeurs mais de leur ignorance. Ainsi, la liberté en elle-seule n’est pas
suffisante. Au contraire, elle peut
conduire au despotisme. Elle n’est
point vertu. Belle leçon à retenir ! Mais elle soulève une
question essentielle : faut-il savoir pour voter et choisir ses
représentants ? Un échec à l’école conduirait-il l’élève à être exclu du processus
démocratique ? Autant restreindre le droit de votes à ceux qui détiennent
un savoir, dont la nature et la mesure restent toutefois à définir. Enfin, si c’est le cas, cela soulève
encore bien des questions sur l’idée de la souveraineté nationale. Pourquoi en
effet le peuple l’incarne-t-elle de manière absolue alors qu’il vivait dans
« l’obscurantisme » jusqu’à
l’arrivée des républicains, soit-disant porteurs de lumière ? Les principes
révolutionnaires n’ont guère de sens…
Ainsi deux conceptions de l’école s’affrontent au XIXe siècle : éduquer
ou instruire. C’est la première qui gagnera, au moins à la fin du XIXe
siècle. L’école doit inculquer des valeurs de la république, proclament Ferry
et Buisson. Sa vocation n’est pas d’éclairer
mais de dominer la diversité religieuse pour parvenir à une seule religion, la « religion laïque ». Elle est
neutre à l’égard des autres religions pour mieux les niveler, les fragiliser et
ainsi imposer leur propre religion. Toutefois, qu’elle soit éducatrice ou
instructive, la finalité est la même : former le citoyen de demain et donc
la société. Il s’agit de permettre aux électeurs de faire le bon choix, ou du moins
leur choix. Finalement, la question de
l’école est inséparable de celle de la politique et de la religion.
Condorcet, un penseur de
l’école
Ces deux conceptions de
l’école, éducation ou instruction pour asseoir le régime politique, ne sont pas
nouvelles. Elles sont déjà bien présentes au temps de la révolution de 1789.
Généralement, parmi les penseurs de cette question, nous citons souvent Condorcet (1743-1794). Celui-ci serait
l’inspirateur de Jules Ferry, de Ferdinand Buisson et de bien d’autres
partisans de l’enseignement laïque. « C’est
Condorcet qui, le premier, a formulé, avec une grande précision de théories et
de détails, le système d’éducation qui convient à la société moderne. J’avoue
que je suis resté confondu quand, cherchant à vous apporter ici autre chose que
mes propres pensées, j’ai rencontré dans Condorcet ce plan magnifique et trop
peu connu d’éducation républicaine. […] C’est
bien, à mon avis, le système d’éducation […] autour duquel nous tournerons peut-être longtemps encore, et que nous
finirons, un jour ou l’autre, par nous approprier »[20]. Depuis cette
vénération, Condorcet est de manière
générale considéré comme l’inspirateur de l’école républicaine et laïque
française, même si aujourd’hui, cette filiation est plutôt contestée.
Marie-Jean Caritat, marquis
de Condorcet, est un mathématicien reconnu et un théoricien de la statistique.
Il a été formé par des jésuites et dans l’une des plus grandes écoles du
royaume, alors dirigées par des congrégations religieuses, ce qui ne lui a pas
empêché d’être un véritable savant. Notons que de nombreux savants ainsi que de
futurs révolutionnaires sortent de ces écoles dites obscurantistes. Condorcet
cumule les prix et les fonctions. Il devient membre de l’Académie royale des
sciences, puis secrétaire et entre à l’Académie française. Il est aussi
intéressé par la politique depuis son entrée dans le ministère de Turgot en
1774. Il adhère aux idées d’émancipation des Juifs, des femmes et des Noirs et
œuvre en leur faveur.
Condorcet est ainsi un des portes étendards des Lumières.
Il s’engage naturellement dans la révolution. Il y voit une chance pour rationaliser la société. En 1791, il
est élu député à l’assemblée législative dont il devient secrétaire puis
l’année suivante à la convention nationale parmi les Girondins. Notons qu’il
est l’inspirateur du système métrique avec d’autres savants et que sur sa
proposition, les titres généalogiques sont brûlés. En 1793, condamnée pour
trahison, il fuit et se cache avant de se faire arrêter en 1794. Il meurt dans
sa cellule. Son corps ne sera jamais retrouvé. Ainsi, devant une foule enthousiaste, un
cercueil vide entrera dans le Panthéon en 1789…
L’école selon Condorcet
L’« instruction nationale » est un
devoir pour l’État, imposé par l’intérêt commun de la société
et par celui de l’humanité. Condorcet lui attribue en effet trois buts :
permettre au citoyen d’accomplir ses droits politiques et ses fonctions
sociales, assurer le bonheur général de la société et favoriser le progrès du
genre humain. L’enseignement a pour but de développer
l’usage de la raison par laquelle les élèves pourront adhérer aux droits de
l’homme et à la constitution.
Pour les atteindre, il
organise l’instruction nationale à deux
niveaux. Le premier est accessible à tous de manière égale. Le second est
réservé à une partie des citoyens qui recevra une instruction plus élevée, celle qui est « impossible de faire partager à la
masse entière des individus ». En outre, il s’agit bien de « n’enseigner que des vérités »[6].
Ainsi l’égalité n’empêche pas certains à savoir plus selon leur capacité.
Enfin, l’instruction ne s’arrête pas à l’école. Elle doit être permanente,
c’est-à-dire se poursuivre pendant tout le long de sa vie pour « assurer la facilité de conserver leurs
connaissances ou d'en acquérir de nouvelles. » [7]
Pour mener à bien ses
missions, les écoles devraient être
indépendantes de toute autorité politique. Cependant, « cette indépendance ne peut être absolue, il
résulte du même principe qu'il ne faut les rendre dépendants que de l'assemblée
des représentants du peuple, parce que de tous les pouvoirs, il est le moins
corruptible, le plus éloigné d'être entraîné par des intérêts particuliers, le
plus soumis à l'influence de l'opinion générale des hommes éclairés, et surtout
parce qu'étant celui de qui émanent essentiellement tous les changements, il
est dès lors le moins ennemi du progrès des lumières, le moins opposé aux
améliorations que le progrès doit amener. »[8]
Condorcet souligne dans son discours le besoin d’indépendance de l’instruction
à l’égard des pouvoirs publics afin de « ne pas empêcher le développement des vérités nouvelles, l’enseignement
des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts
momentanés. »[9]
Il l’avait déjà énoncé dans son premier mémoire. « La puissance publique ne peut même sur aucun objet, avoir le droit de
faire enseigner des opinions comme des vérités ; elle ne doit imposer aucune
croyance. »[10]
Ses termes sont particulièrement clairs : « elle n'a pas le droit de décider où réside la vérité, où se trouve
l'erreur. »[11]
L’enseignement de la morale
La
morale n’est pas absente dans l’instruction de Condorcet. L’école primaire
enseignera en effet « le
développement des premières idées morales et des règles de conduite qui en
dérivent, enfin ceux des principes de l’ordre social qu’on peut mettre à la
portée de l’enfance. »[12]
Les principes de la morale seront approfondis dans les écoles secondaires.
La
morale doit être séparée de tous les principes de toute religion. Elle
sera en effet fondée uniquement sur les
sentiments naturels et sur la raison. L’enseignement des cultes religieux
ne se fera que dans les temples. Selon Condorcet, « la puissance publique n’aura point
usurpé sur les droits de la conscience, sous prétexte de l’éclairer et de la
conduire. »[13]
Le modèle de Condorcet
soulève au moins une contradiction dans
l’enseignement de la morale. Cette dernière doit être fondée uniquement sur
la raison, considérant la morale comme un ensemble de vérités rationnelles. Or,
l’école doit aussi respecter la liberté d’opinions et ne point s’occuper de
l’enseignement religieux. Les principes
de rationalité et de respect ne sont alors guère compatibles. Une action est-elle
moralement bonne parce qu’elle est rationnellement bonne ou parce qu’elle
relève d’une opinion à respecter ? Le
couple vérité absolue/opinion n’est guère fiable. Mieux vaut imposer
silence à l’école sur l’enseignement de la morale. Mais en fait, selon
Condorcet, la morale est objet
d’enseignement en raison même de sa nature rationnelle. Elle n’est pas
objet d’éducation. C’est pourquoi elle est universelle et peut être comprise
par tous.
Ainsi, le projet de
Condorcet est purement instructif. L’enseignement de la morale est en fait aux yeux de
Condorcet une science. Ainsi l’école ne doit que développer l’usage de la
raison et l’esprit critique. Car, dit-il, « la puissance publique se borne à régler l'instruction, en abandonnant
aux familles le reste de l'éducation. »[14]
Une école pour garantir l’indépendance
de l’individu contre « tout charlatan »
Le système scolaire que
défend Condorcet est ainsi fondé sur la raison et doit permettre de développer son usage, l’esprit critique et
finalement l’indépendance de l’individu. C’est par l’ignorance que
l’individu devient dépendant d’un autre. « L'indépendance
de la raison sans laquelle tout ardeur pour la liberté n'est qu'une passion,
non une vertu. » L’indépendance de l’individu à l’égard d’autrui garantit
l’égalité de tous. Le but de l’instruction est d’éviter aliénation et manipulation d’où quelle viennent.
Cela ne l’empêche pas d’accepter la différenciation des talents.
Les différentes capacités naturelles des individus déterminent même le parcours
scolaire. Condorcet récuse égalitarisme
et nivellement. L’école doit fournir à tous les moyens de juger. Toutefois,
le développement des talents répond aux
intérêts de la société comme nous l’avons déjà évoqué. Notons que Condorcet
lie l’usage de la raison avec le savoir, ce qui exclut les « ignorants » de toute possibilité
d’être raisonnable et libre. Sa
conception est ainsi purement rationaliste.
Ainsi, contrairement à
Ferdinand Buisson et Jules Ferry, l’école selon Condorcet doit permettre à
l’enfant de raisonner et ainsi de garantir son indépendance à l’égard d’autrui
mais aussi de l’État. En développant l’usage de la raison selon ses capacités,
par l’enseignement des vérités et d’une morale rationnelle, la société et
l’humanité tout entière ne pourront que progresser. Il s’agit de former le citoyen éclairé selon les pensées
développées par les Lumières. En outre, il n’a guère confiance en l’État. Nous sommes
donc proches de la conception de Jules Barni. Il est donc faux de le considérer
comme l’inspirateur des Jules Ferry et de Ferdinand Buisson.
Une autre conception de
l’école
Une autre approche de
l’école est en fait acceptée par les révolutionnaires. Elle est défendue par un
républicain de petite noblesse, Le
Peletier de Saint-Fargeau (1760-1793), et proposée aux députés par Robespierre. Elle
consiste à donner à l’école deux missions. La première est de former des citoyens dévoués tout entiers à
la nation en inculquant à l’enfant un idéal afin d’imprimer en lui
l’« empreinte de la loi ».
Comme à Sparte, l’enfant doit être élevé dès son plus jeune âge dans l’obéissance aux
valeurs républicaines. La seconde est de le
former pour qu’il soit utile à la société, notamment dans le monde
professionnel. Le rôle de l’école est donc essentiellement
éducatif.
Certes, il n’oublie pas son rôle d’instruction mais il craint
qu’elle engendre l’individualisme et fragilise l’unité nationale. En outre,
contrairement à Condorcet, il refuse toute instruction spécifique ou à deux
niveaux. « Si l’on veut que l’école
réalise l’égalité dans la société, et si l’on ne veut pas recréer des
inégalités de savoirs, alors il faut empêcher les riches de s’instruire plus
vite que les pauvres. »[15]
Le projet de Le Peletier est finalement plutôt proche de celle de Ferry.
Créer l’homme nouveau
Les projets de Condorcet et
de Peletier ont le même objectif en dépit de leurs différences dans la manière
de l’atteindre. D’autres acteurs de la révolution, comme Talleyrand ou
Mirabeau, présentent aussi des projets pour le système éducatif à construire.
Ils peuvent se répartir selon les conceptions de Condorcet ou de Peletier. Mais
ils ont tous le même objectif. « Il était
important, vital, aux yeux des révolutionnaires de 1789 et des années
suivantes, de faire entrer dans l'éducation de tous l'apprentissage de la
citoyenneté nouvelle ; l'instruction publique ne devait donc pas être une
simple école, ne pouvait pas se réduire à l'école, destinée aux enfants, elle
devait être un instrument de régénération de la société, ou pour employer le
terme consacré : de l'esprit public. Sur ce point tous les auteurs de projets d'éducation même les plus modérés,
[…], ont été d'accord : l'éducation doit former naturellement les enfants et
les adolescents mais doit former les citoyens et les adultes. »[16]
Nous revenons encore sur l’idée de
régénération[17],
c’est-à-dire sur la volonté des
révolutionnaires de créer un homme nouveau selon leurs principes.
Une école obligatoire et
indépendante de l’État ?
Faut-il que l’école
soit obligatoire ? La question
divise les auteurs de projets. Elle révèle encore mieux l’état d’esprit des
révolutionnaires. Talleyrand et Condorcet refusent l’obligation. Certes,
l’école doit être accessible à tous, voire gratuite partiellement ou
totalement, mais il n’est pas question de l’imposer. D’autres, plus minoritaires,
y sont favorables. « Les mœurs d'un
peuple corrompu, ne se régénéreront pas par de légers adoucissements, mais par
de vigoureuses et brusques institutions »[21], selon Jean François Ducot,
député girondin. Il rajoute : « il
faut opter ouvertement entre l'éducation domestique et la liberté »,
c’est-à-dire entre la transmission des valeurs de l’ancien régime ou celle des
valeurs de la révolution. Le projet de Le Peletier est encore plus radical. Les
enfants doivent être éduqués en commun, en-dehors du cadre de leur famille de l’âge de cinq jusqu’à douze ans, afin
d’éviter que la famille déforme ce que l’école cesse de former. Car « dans l'institution publique au contraire, la
totalité de l'existence de l'enfant nous appartient. La matière, si je peux m'exprimer
ainsi, ne sort jamais du moule aucun objet extérieur ne vient déformer la
modification que vous lui donnez. »
L’État
doit-il diriger l’école ? La question est aussi
partagée. L’idée étrange de Condorcet est plutôt spécifique. Il veut
l’indépendance de l’école à l’égard de l’État mais demande à ce dernier de la
prendre en charge sans aller au monopole. Certains veulent un enseignement
libéral au-delà de l’école primaire. Soit l’État prend en charge une partie de
l’enseignement secondaire sans avoir néanmoins le moindre monopole, soit il
l’abandonne à des initiatives privées.
Conclusions
Dans son projet de système
scolaire, Condorcet donne la priorité à l’instruction, réduisant au minimum le
rôle d’éducatrice à l’école, contrairement à Le Peletier de Saint-Fargeau, plus
centré sur la formation du citoyen dévoué à la république. En dépit de deux
approches différentes, ces deux projets, comme d’autres, ont néanmoins la même volonté de former le nouvel homme,
l’homme régénéré, l’homme de l’avenir. Ces deux approches, nous les
retrouvons encore sous la IIIe République. L’objectif final n’est pas non plus
oublié. Il est très présent dans les discours de Buisson que nous avons
étudiés. Contrairement aux diverses affirmations et aux louanges, Jules Ferry ne s’inspire pas de Condorcet
mais met en œuvre plutôt le projet de Le Peletier sans aller à ses extrémités.
Les projets de Condorcet et
de Le Peletier se distinguent surtout par les moyens qui permettent d’atteindre
l’objectif final. Dans le premier, il s’agit de développer l’usage de la raison
et de l’esprit critique afin de garantir à l’homme une certaine indépendance.
Conscient des inégalités humaines en matière intellectuelle, il permet aux plus
aisés une instruction plus élevée et de compenser l’inégalité sociale. Le
mérite est donc privilégié. Dans le second, il s’agit plutôt de développer l’esprit
de dévouement et d’obéissance à la république afin d’affermir l’unité
nationale. Par conséquent, l’État ne peut que diriger ce système. Le premier est ainsi au profit de
l’individu, le second est tout tourné vers l’État.
Mais à force de la
considérer comme une académie scientifique, Condorcet oublie que l’école est aussi une société. Elle n’est pas
seulement une transmission de savoir. Elle est aussi le lieu où des
comportements et des relations doivent être transmis selon des règles et une
certaine discipline. Finalement, l’école doit nécessairement enseigner des
valeurs. La question de la morale est
donc intimement liée à l’instruction. Il est donc important d’identifier la source de cette morale.
Condorcet exclut l’État pour garantir l’indépendance de l’esprit ainsi que les
religions pour respecter la liberté d’opinions. Les valeurs de travail bien
fait, de politesse, de disciplines, qui doit l’inculquer si ce n’est
l’instituteur ? Toute repose alors sur lui comme dans le système de Ferry
et de Buisson. Condorcet pense alors à une sorte de corps de fonctionnaires,
régi par l’État. Mais, la question de la source de l’autorité en morale est
absente dans son projet. En outre, par l’exclusion de la religion, il impose une
négation de Dieu et donc une certaine conception morale et éducative. Le projet
de Condorcet manque de cohérence et apparaît incomplet. Son erreur est de croire que la morale relève de l’ordre de la connaissance
comme la vérité. Celui de Le Peletier est plus cohérent. Car en fait, l’école est un milieu par essence éducatif,
ou dit autrement, elle est un « univers
de normes »[18].
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », nous
rappelle sans-cesse Rabelais. L’enseignement
de la vérité ne peut se faire sans inculquer aussi la morale. Sans
éducation, l’école ne formerait que des individus et ruinerait toute société.
Elle construit l’homme dans sa totalité, et pas seulement sa raison. La question est de savoir sur quel modèle.
C’est pourquoi le projet de Condorcet n’est pas fiable. Mais pourquoi un homme
si savant que lui commet-il une telle erreur ? Au-delà de son rationalisme, il cherche à lier deux principes
finalement incompatibles : la formation de l’esprit et le respect des
opinions. Et aujourd’hui, notre système éducatif se bat encore dans cette
contradiction…
Notes et références
[1] Voir Émeraude, novembre 2019, « Laïcité : une nouvelle religion ».
[2] Voir
Émeraude, octobre 2019, « Laïcité : éduquer les consciences,
inculquer la religion laïque ».
[3] Joël Roman, entretien
dans École — Citoyenneté — Laïcité, Canivez Patrice, Desvignes
Dominique dans Spirale. Revue de recherches en éducation, n°7, 1992, Instruction
- Éducation civique, www.persee.fr. Joël Roman est
professeur agrégé de Philosophie, rédacteur en chef de la revue Esprit au moment de l’entretien, co-auteur de
l’ouvrage Le Barbare et l’Écolier.
[4] Voir Émeraude,
novembre 2019, « Laïcité : une nouvelle religion ».
[5] Jules Ferry, dans Discours
et opinions de Jules Ferry,
Paul Robiquet, A. Colin, tome IV, 1896
[6]Condorcet, Rapport
sur l’instruction publique présentée à l’instruction publique les 20 et 21
avril 1792, Écrits sur l'Instruction, publique, tome II, "Rapport
sur l'Instruction publique", Paris, Edilig, toupie.org.
[7]Condorcet, Rapport
sur l’instruction publique présentée à l’instruction publique les 20 et 21
avril 1792.
[8]Condorcet, Rapport
sur l’instruction publique présentée à l’instruction publique les 20 et 21
avril 1792.
[9]Condorcet, Rapport
sur l’instruction publique présentée à l’instruction publique les 20 et 21
avril 1792.
[10] Condorcet, Sur
l’instruction publique, premier mémoire, 1791.
[11] Condorcet, Mémoire
sur l’instruction publique.
[12] Condorcet, Sur
l’instruction publique, second mémoire, 1791.
[13] Condorcet, Rapport
sur l’instruction publique présentée à l’instruction publique les 20 et 21
avril 1792.
[14] Condorcet, Mémoire
sur l’instruction publique.
[15] F. Lepage, Et si on empêchait les riches de s’instruire plus vite que les
pauvres ? dans Lepage F., Poupeau F. et Garcia S., Écoles publiques. Ivry-sur-Seine : Ne
pas plier, 2006 dans « Considéré comme inspirateur… »
Les références à Condorcet dans l’éducation populaire, Presses de
Science-Po, 2011/1, www.cairn.fr.
[16] Marcel Dorigny, Les
projets éducatifs de la révolution française, communication au profit
des jeunes de la FFMC, 1989.
[17] Voir Émeraude,
août 2019, article « L'œuvre de régénération des révolutionnaires ».
[18] Pierre Kahn, Existe-t-il
une morale laïque ? Les paradoxes de Condorcet, dans École,
morale laïque et citoyenneté aujourd’hui, Laurence Loeffel, Presses
universitaires du Septentrion, OpenEdition Books.
[19] Julien Barni, Manuel Républicain, 1872, dans École — Citoyenneté — Laïcité, Canivez Patrice, Desvignes Dominique.
[20] Jules Ferry, dans Discours et opinions de Jules Ferry, Paul Robiquet, A. Colin, tome I.
[21] Jean François Ducot, dans Les projets éducatifs de la révolution française, Marcel Dorigny, historien Paris VIII, " La citoyenneté, un projet", Communications aux journées d'étude de la FFMJC, 1989, www.scoplepave.org.
[19] Julien Barni, Manuel Républicain, 1872, dans École — Citoyenneté — Laïcité, Canivez Patrice, Desvignes Dominique.
[20] Jules Ferry, dans Discours et opinions de Jules Ferry, Paul Robiquet, A. Colin, tome I.
[21] Jean François Ducot, dans Les projets éducatifs de la révolution française, Marcel Dorigny, historien Paris VIII, " La citoyenneté, un projet", Communications aux journées d'étude de la FFMJC, 1989, www.scoplepave.org.
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