Il
y a cinq cents ans, au mois de juin de l’année 1519, une étrange rencontre a eu lieu à Leipzig dans la région allemande de Saxe. Cette rencontre est un combat
d’ordre théologique. Il oppose deux hommes célèbres : Martin Luther (1483-1546) [8], le
moine en rébellion contre l’Église, et Jean Von Eck (1486-1543) un éminent docteur en
théologie. Elle donnera certainement cette année à quelques événements pour célébrer cet
anniversaire. Sans-doute, dira-t-on que Luther a vaincu l’obscurantisme ou que Von Eck n’était que « rempli
d'une haute idée de lui-même, fier de ses talents, de la popularité »[1], t l’exemple même de la vanité scolastique ? Allons-nous encore nous
présenter Luther comme l’homme courageux qui a osé braver le sophisme de Von
Eck ? Espérons que la vérité aura sa place dans les débats…
Les protagonistes…
Martin Luther est déjà célèbre pour ses 95 thèses qu’il a affichées le
31 octobre 1517. Depuis, il a fait l’objet d’une enquête ecclésiastique qui a
débouché sur une inculpation pour hérésie. En dépit de nombreuses rencontres
avec des théologiens, Luther s’obstine dans ses erreurs. Il reste sur ses
positions et refuse de se rétracter. Face aux résistances qu’il rencontre, il
développe peu à peu une nouvelle doctrine et au fur et à mesure, il édifie une
nouvelle conception de l’Église, allant d’audace en audace. Face à l’opposition
qu’il fait naître, il radicalise ses pensées, y voyant en elles une incontestable
vérité. Dans une lettre du 18 décembre 1518, il évoque l’Antéchrist qui règne
dans la curie romaine. Mais sur le chemin de Luther, se dresse un théologien,
Jean Von Eck…
Von Eck |
Luther
et Von Eck se connaissent déjà. En 1517, ils se sont échangés des lettres
amicales. Lorsque les fameuses thèses sont publiées, Von Eck critique ses idées
sur les indulgences dans un ouvrage intitulé les Obelisci en février 1518.
En mai, Luther lui répond par des Asterici. Eck s’oppose aussi à Karlstadt,
un des professeurs de la faculté de théologie de Wittenberg acquis aux idées de
Luther. Ces échanges sont d’abord privés et discrets. En les rendant publiques,
Karlstadt provoque une dispute
théologique.
Qu’est-ce
qu’une dispute théologique au XVIe siècle ?
S’agit-il
d’une dispute comme elle est pratiquée dans les universités ou d’un joug oratoire
et savant ? Au Moyen-âge, la dispute
universitaire, dit encore « disputation »,
est « un exercice formel qui
consiste à traiter un sujet en exposant d’abord les arguments favorables à la
thèse puis les arguments défavorables avant de proposer une détermination »[3]. Elle
n’est pas uniquement dédiée à des sujets théologiques. Toutes les matières
universitaires utilisent cette méthode sous forme d’exercice orale. Par ses objectifs et sa finalité, la
dispute de Leipzig est bien différente d’une disputation.
Remarquons
que l’autorité temporelle est présente
dans les disputes. Par son rôle, elle peut ainsi intervenir dans les
affaires ecclésiastiques. Elle devient parfois l’arbitre de l’affrontement. Pour cette raison, la dispute de
Leipzig est une première. L’université de Leipzig ayant refusé d’organiser la
rencontre, c’est le duc de Saxe qui intervient pour qu’elle ait lieu. L’évêque
de Mersebourg aurait interdit toute espèce de dispute sur des matières
religieuses. Mais le duc maintient le débat et menace tous ceux qui s’y
opposeraient. Or l’affaire est purement théologique. Elle ne concerne nullement
le pouvoir temporel. Son implication dans la dispute induit donc une reconnaissance politique de l’affaire.
Finalement, la dispute théologique apparaît comme un lieu de controverse entre des catholiques et des hérétiques sous la
responsabilité d’une autorité temporelle.
Certains
auteurs voient pourtant dans la dispute théologique un avatar de la dispute
universitaire. Comme nous l’avons évoqué, elles se diffèrent sur plusieurs points
importants. D’autres voient dans la rencontre entre catholiques et hérétiques
une remise en cause de la primauté pontificale, qui seule peut définir la
doctrine chrétienne. Quant à nous, cette méthode nous ramène plutôt au temps
antique où Saint Augustin engageait des débats avec les donatistes. La dispute apparaît alors comme un moyen de
combat pour confondre les hérétiques et les schismatiques.
Un
Luther confiant…
Avant
de rejoindre Leipzig, Luther a une
piètre opinion de son adversaire. Ce n’est qu’ « un bouffi d’orgueil, de ce petit dieu de l’Olympe qui se croît sûr de
sa victoire…Vous savez que j’ai affaire à un sophiste frauduleux, superbe,
braillard, à double peau, qui veut me commettre en public, et me vouer aux
fureurs du pape. »[4] Il est convaincu
de sa victoire comme il est certain des idées qu’il défend.
Luther
ne vient pas seul à Leipzig. Il est accompagné de deux cents étudiants et d’un
grand nombre de professeurs dont des théologiens et des docteurs
en droit. Von Eck arrive à la ville ducale avec un seul serviteur.
La
mise en place de la dispute
La
dispute entre Luther et Von Eck se déroule à
l’Université de Leipzig sous la présidence du duc de Saxe, du 27 juin au 16
juillet, devant une très nombreuse assistance. Andréas Karlstadt et Philip Melanchthon,
deux disciples de Luther, y participent aussi. Quatre greffiers sont désignés
pour relever les arguments de chacun dans un texte intitulé Les
actes de la dispute. Celui-ci sera soumis à un jury et devra être
publié après son autorisation.
Le choix de la composition du jury donne lieu à de nombreuses discussions. Il a été décidé
qu’ils seront choisis parmi les professeurs de plusieurs universités. Karlstadt
déclare se contenter de celle d’Erfurt. Luther fait aussi appel à cette
université, où il a fait ses études, et aussi à celle de Paris qu’il estime
fort. Mais contrairement à l’usage, il demande que le texte soit soumis à tous
les professeurs, y compris à ceux des Facultés de droit, de médecine et des
arts. Or Von Eck s’y oppose en raison de leur incompétence en matière de
théologie. Il exige que seuls les théologiens et les canonistes soient membres
du jury. Le duc de Saxe refuse la proposition de Luther. Comme les augustiniens
et les dominicains sont rejetés, les premiers par Von Eck et les seconds par
Luther, ils ne feront pas partie du jury.
Le
combat commence…
Deux
chaires sont élevées face à face dans une vaste salle dans le château de
Pleissenbourg. Des soldats le gardent afin de protéger les acteurs du débat.
Après une première messe à l’église de Saint-Thomas, Pierre Mosellanus,
professeur de littérature grecque, ouvre la séance en demandant à chacun la
modération dans le langage, la probité dans les citations des textes, et la
charité dans la discussion. Dans la salle, trône le duc entouré du vieux
Hochstraet et d’Emser, canoniste célèbre. Le public est nombreux, comprenant
quelques centaines d’écoliers de diverses facultés, surtout de celle de
Wittemberg. Nous pouvons y distinguer des prêtres de Bohême, disciples de Jean Huss.
De grands érudits assistent aussi au débat comme Adrien Suesionius, canoniste,
philologue et jurisconsulte, Jean Cellerius, professeur d’hébreu ou encore
Regerus Rescius, professeur de grec. De nombreux humanistes aux noms latinisés
sont en effet présents. Certains demeureront catholiques, d’autres rejoindront
Luther…
C’est
Karlstadt qui commence la dispute, le 27 juin, avec Von Eck. Le premier sujet
abordé est la justification. Luther n’intervient que le 4 juillet. La discussion porte rapidement sur la
primauté romaine et sur l’autorité des conciles. Elle dure quatre jours. La
querelle se poursuit ensuite jusqu’au 5 juillet sur d’autres sujets : le
purgatoire, les indulgences, la pénitence et le pouvoir des clés.
La
primauté pontificale au centre de la dispute
Von
Eck et Luther s’opposent rapidement sur la primauté pontificale. Von Eck
affirme qu’elle est de droit divin alors que Luther soutient qu’elle n’existe
que par droit humain. Il veut bien lui reconnaître tout au plus une primauté
d’honneur. Ce point est essentiel dans le débat. Par conséquent, continue
Luther, le salut n’est pas conditionné par l’obéissance au pape. Le point
d’achoppement repose donc sur l’origine
de la primauté pontificale.
Luther
affirme alors que parmi les propositions condamnées par le Concile de
Constance, certaines sont véritablement évangéliques. Ses propos soulèvent
aussitôt un vent de colère dans l’assemblée, Eck lui demande alors s’il
condamne le concile œcuménique. « Comment
me prouverez-vous qu’un concile ne puisse pas se tromper ? », lui
répond-il. Ainsi, pour défendre son opinion, Luther remet en cause l’autorité des conciles.
Un
Luther fuyant et en colère…
Puis,
avant que la dispute ne soit terminée, Luther et Karlstadt quittent la ville de
Leipzig. Jean Ruber, plus connus sous le nom de Rubens, est atterré quand il
les voit s’éloigner si hâtivement. Eck semble donc remporter la victoire par
abandon. Mais Luther part en colère contre Von Eck. La dispute l’a mis en
fureur. Depuis cette dispute, les insultes pleuvent sur ses adversaires. Il
s’emporte contre le pape qu’il considère comme l’Antéchrist. La révolte contre Rome est encore plus
virulente. Luther publie notamment un ouvrage intitulé Resolutio... de potestate papae
dans lequel il combat la papauté à partir de la Sainte Écriture. Mais Eck n’abandonne pas le combat. Il
élabore De primatu Petri ...
Et
les Actes de la dispute ?
Curieusement,
cette condamnation ne mentionne pas la remise en cause de la primauté
pontificale, pourtant sujet essentiel de la dispute. Une des sections du
document défend néanmoins l’autorité des conciles généraux. Elle proteste aussi
en faveur de la conception hiérarchique de l’Église. Elle s’oppose à celle de
Luther qui voit tous les fidèles égaux et nie le sacrement de l’ordre. Son idée
de sacerdoce universel est aussi condamnée. La Determinatio défend
l’autorité ecclésiastique et le devoir d’obéissance envers elles sans évoquer
la primauté du pape. Il faut noter que le texte ne s’appuie pas uniquement sur
les Actes
de la dispute mais aussi sur un des ouvrages de Luther, intitulé Prélude
sur la captivité babylonienne de l’Église.
Le silence sur la primauté pontificale peut s’expliquer par la position de l’Université de
Paris, encore influencée par le Grand Schisme d’Occident et le conciliarisme[6]. Elle
insiste donc sur l’autorité ecclésiastique sans mentionner le pape. Mais cela
revient alors à occulter une partie majeure de la doctrine de Luther, qui veut
retirer toute autorité au pape dans l’Église. Cependant, comme nous le voyons,
l’Université de Paris comprend très bien les implications de sa doctrine sur
l’ecclésiologie. Car Luther remet en
question le rôle de l’autorité ecclésiastique dans l’économie de salut. En
effet, « le problème ne fut plus
seulement celui de la primauté du pape ou du concile dans l’Église, mais la
teneur même du pouvoir spirituel. »[7]
Conclusions
La
dispute de Leipzig a eu l’avantage de cerner
le point central de la doctrine de Luther et aussi sa faiblesse. Il
s’oppose clairement à l’autorité du pape. Il ne la supporte pas. Elle demeure une des principales objections à
ses pensées. Sa « réforme »
est bien une révolte religieuse qui se
radicalisera pour devenir finalement une révolution.
Aujourd’hui,
ses critiques nous font bien sourire. Mais contre
ce roc qui lui résiste et refuse ses erreurs, Luther se crispe, s’énerve et
s’emporte dans une haine redoutable. Car que veut-il finalement être si ce
n’est d’être un pape de sa propre église ? Il en finit par renier
l’autorité du concile, remettant finalement en cause plus de quinze siècles
d’histoire chrétienne. Mais comme tout séditieux, il doit renier ce passé s’il veut imposer sa conception toute nouvelle de
l’Église. Dans un monde changeant, rien ne peut demeurer s’il n’est pas
bâti sur un fondement durable. Sans primauté pontificale, que serait devenue
l’Église ?
Notes et références
[2] De la réforme à la Réformation
(1450-1530), sous la responsabilité de M. Venard, tome 7, Histoire
du Christianisme, sous la direction de J.-M. Mayeur, Ch. et L. Piétri,
A. Vauchez, M. Venard, Desclée, 1994.
[3] Béatrice Périgot, Dialectique
et littérature : les avatars de la dispute à la Renaissance, dans L’information
littéraire, 2001/3, vol. 53, www.cain.infos.
[4] Luther, lettre à
Spalatin, dans Histoire de la vie, des écrits et des doctrines de Martin Luther,
Jean Marie Vincent Audin, tome 1, 5 édition, libraire-éditeur L.
Maison, 1845.
[5] Voir Conférences de Mme Veyrin-Forrer dans Histoire et civilisation du livre dans École pratique des hautes études, Martin Henri-Jean,
Sauvy-Wilkinson Anne, Veyrin-Forrer Jeanne, 4e section, sciences historiques et
philologiques, livret 2, Rapports sur les conférences des années 1981-1982 et 1982-1983,
1985, https://www.persee.fr.
[6] Voir Les
thèses gallicanes sur le pouvoir pontifical, Benoît Schmitz dans Hétérodoxies croisées. Catholicismes
pluriels entre France et Italie, XVIe-XVIIe siècles, Gigliola Fragnito, Alain Tallon,
Publications de l’École française de Rome, 2015, https://books.openedition.or.g
[7] André Martignoni, sur la thèse Le pouvoir des clefs. La suprématie
pontificale et son exercice face aux contestations religieuses et politiques
(XVIe siècle), thèse tenue
par Benoît Schmitz, 18 avril 2014, https://humanisme.hypotheses.org.
[8] Voir Émeraude, articles de décembre 2016 et janvier 2017.
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