Alfred Loisy est un de ceux qui voulaient
moderniser l’Église au début du XXe siècle. Par ses ouvrages, il a surtout déclenché
une véritable tempête[1]. La
crise qu’il a provoquée et dont les effets se font encore ressentir de nos
jours a soulevé de nombreuses questions sur les rapports entre l’Église
et la modernité,
et finalement sur la modernisation de l’Église.
La connaissance du modernisme nous permet de mieux en comprendre les enjeux. Il
est donc particulièrement intéressant de connaître la crise du modernisme pour répondre à nos contemporains, chrétiens
ou non, qui réclament la modernisation de l’Église…
Qu’est-ce
que le modernisme ?
Loisy,
veut-il plutôt diffuser un état d’esprit qui tend à ouvrir l’Église
à la modernité et aux problèmes nouveaux que soulève son époque ? Le
modernisme illustrerait alors le décalage entre les préoccupations de l’Église et les besoins de la
société auxquels elle doit pourtant répondre. Il s’agirait donc de réorienter le regard de l’Église vers ce qu’elle ignore et de réadapter
son discours et ses modes d’action. Le modernisme serait une réponse à la frustration des chrétiens d’assister, impuissants,
au recul du christianisme
Il
est donc difficile d’évoquer le modernisme sans songer à son objet et à ses
objectifs. S’agit-il d’une modernisation des sciences ecclésiastiques, des
méthode d’apostolat ou bien des actions de l’Église, de l’organisation et de la
structure de l’Église
ou encore d’une « modernisation de
la foi catholique »[3] ? Ainsi,
selon son objet, la modernisation pourrait remettre
en cause l’Église
elle-même, qui, pourtant
dépassant le temps présent et d’hier, repose sur la fidélité et la constance en matière de foi et de morale. Que
dirions-nous d’une religion qui, selon les temps et les lieux, changerait de
discours sur ce qui nous semble le plus essentiel à notre vie ? Ce qui est
vrai et bon hier ne le serait plus aujourd’hui ? Une religion peut-elle
être évolutive dans son essence sans remettre en question sa véracité et sa crédibilité ? La modernisation de l’Église
est nécessairement limitée et encadrée.
Pour
mieux comprendre le modernisme, ses erreurs et ses dangers, nous allons, dans
cet article, nous pencher sur une encyclique de Saint Pie X : Pascendi Dominici Regis, du 8 septembre
1907. Elle précise en effet ce qu’est vraiment le modernisme. C’est ce texte
qui définit officiellement ce qu’il est…
Le
modernisme d’abord une attitude : la dissimulation
En
outre, les modernistes se présentent comme de catholiques zélés, animée
d’« une vie toute d’activité, une
assiduité et une ardeur singulières à tous les genres d’études, des mœurs
recommandables d’ordinaire pour leur sévérité. »[3] Ils se targuent de
vouloir rénover l’Église. Finalement, « ils font tout pour qu’on attribue au pur zèle de la vérité ce qui est
œuvre uniquement d’opiniâtreté et d’orgueil. » Cette dissimulation se retrouve dans leur
réaction aux réprimandes dont ils ont fait l’objet. « Ils courbent un moment la tête, pour la relever aussitôt plus
orgueilleuse. »
Or,
l’intention des modernistes est de corrompre
la foi. Leurs coups sont particulièrement très dangereux puisque, agissant
de l’intérieur, connaissant bien l’Église, ils savent frapper là où il le faut,
c’est-à-dire à la racine même. De plus, ils sont à la fois philosophes,
théologiens, historiens, critiques, apologistes. Ils disséminent ainsi leurs
erreurs dans toutes les sciences. Pour s’opposer à leur tactique et alerter les
esprits, il est nécessaire de présenter leurs doctrines selon tous ces aspects mais
surtout les principes de leur système.
Au
cœurs du modernisme : l’agnosticisme et l’immanence vitale
Le
moderniste enseigne que « Dieu n’est
point objet direct de science, que Dieu n’est point un personnage historique »[6]
puisque la raison n’est limitée qu’aux
phénomènes et ne peut donc atteindre Dieu par le moyen des créatures. Il
enlève aussi toute fondement aux motifs de crédibilité[5]. L’homme
ne serait pas capable de connaître avec certitude l’existence de Dieu et ne
peut reposer sa croyance sur des signes extérieurs mais uniquement sur l’expérience individuelle et
l’inspiration privée. C’est pourquoi, pour le moderniste, « la science doit être athée, pareillement
l’histoire […] Dieu et le divin
en sont bannis. »
Le
modernisme est donc agnostique. Mais celui-ci n’est que « le côté négatif dans la doctrine des
modernistes ; le côté positif est constitué par ce qu’on appelle
l’immanence vitale. »[7] Puisque la religion demande une explication,
comme tout fait, et que les modernistes renient les motifs de crédibilité,
abolissant ainsi toute révélation extérieure, « il est clair que, cette explication, on ne doit pas la chercher hors de
l’homme. » L’immanence religieuse est donc le fait de croire que la religion se retrouve dans
l’homme, qu’elle est « une forme
de vie, dans la vie même de l’homme. »
La
règle de foi : la conscience religieuse
Dieu se
manifesterait donc à l’âme comme sentiment. Celui-ci apparaît dans la conscience, « comme venant de Dieu et comme portant sur
Dieu, tout ensemble cause et objet de foi »[8]. C’est ainsi qu’Il
se révélerait à nous, dans notre conscience, « en même temps révélateur et révélé. » La conscience et la révélation sont ainsi équivalentes. Nous en
déduisons rapidement que la conscience est la règle de la foi à laquelle tout
doit s’assujettir, y compris l’autorité suprême, « dans sa triple manifestation, doctrinale, culturelle, disciplinaire. »
Modes
d’action de la foi : transfiguration et défiguration des phénomènes
Or,
rappelons que, pour les modernistes, l’inconnaissable est étroitement lié à des
phénomènes. C’est pourquoi la foi les transfigure
d’abord en les haussant au-dessus d’eux-mêmes, au-dessus de leur vraie réalité
« comme pour le mieux adapté, ainsi
qu’une matière, à la forme divine qu’elle veut lui donner. » Puis, la foi opère une espèce de défiguration du
phénomène « en ce que la foi,
l’ayant soustrait aux conditions de l’espace et du temps, en vient à lui
attribuer des choses qui, selon la réalité, ne lui conviennent point. »[9]
Ainsi, la foi procède en deux phases : transfiguration et défiguration.
De
ces deux opérations consécutives, les modernistes établissent deux lois qui
forment la base de leur critique historique. Par exemple, la personne
historique du Christ a été transfigurée et défigurée par la loi. Ainsi, pour Le
connaître tel qu’il a été réellement, il faut effacer tout ce qui ne relève pas
des conditions historiques de son temps. Tout ce qui peut apparaître divin est alors
effacé.
Nécessaire
évolution de la religion
« Le sentiment religieux, qui jaillit ainsi,
par immanence vitale, des profondeurs de la subconscience, est le germe de
toute religion, comme il est la raison de tout ce qui a été ou sera jamais, en aucune
religion. »[11] Toutes les religions proviennent du développement
progressif de ce sentiment sous
l’influence secrète du principe qui lui a donné l’être et des conditions de la
vie humaine. La religion catholique, qui suit la même règle, est née dans
la conscience de Notre Seigneur Jésus-Christ selon le principe de l’immanence
vitale.
Or le
sentiment n’est précisément pas connaissance. Il fait surgir Dieu en
l’homme mais si confusément que Dieu se distingue à peine de l’homme lui-même.
Il est donc nécessaire d’éclairer l’intelligence afin de mettre en relief Dieu.
Telle est la part de l’intelligence dans l’acte de foi. Elle serait comme un
peintre qui, « sur une toile
vieillie, retrouverait et ferait reparaître les lignes effacées du dessin »[12]
L’intelligence agit alors selon un double procédé : d’abord, par un acte
naturel et spontané, elle donne une formule simple et vulgaire, puis, par la
réflexion et l’étude, elle l’interprète de manière plus approfondie et plus
distinctes pour devenir dogme quand l’Église la valide.
D’où
la relativité des dogmes
Et
par conséquent, les formules dogmatiques sont soumises aux mêmes vicissitudes
que connaissent le sentiment religieux et le croyant. Par conséquent, les dogmes sont voués à une variation
substantielle. « Amoncellement
infini de sophismes, où toute religion trouve son arrêt de mort. »[13]
C’est
ainsi que, selon les modernistes, les dogmes doivent évoluer et changer. Ce ne
sont pas de simples spéculations religieuses mais la vie même du sentiment religieux. « Ceci est une doctrine capitale dans leur système, et déduite du
principe de l’immanence vitale. »[14] La formule initiale doit être
assimilée par le sentiment religieux, c’est-à-dire acceptée et validée, pour
qu’ensuite, sous la pression du cœur, s’élaborent les formules secondaires afin
qu’elles s’adaptent à la foi et au croyant. Et lorsqu’elles ne plus adéquates,
elles doivent nécessairement changer.
Pour
conclure, ce qui est important, ce ne sont pas les dogmes ou encore les
formules mais le sentiment religieux. Les modernistes accusent ainsi l’Église
de s’attacher opiniâtrement à des formules devenues vaines et vides.
La
véracité d’une religion ?
Et
que devient la tradition pour les
modernistes ? « La communication faite à d’autres de
quelques expériences originales, par l’organe de la prédication, et moyennant
la formule intellectuelle. »[17] La tradition a une double vertu
représentative et suggestive. Elle permet de réveiller le sentiment religieux
et de réitérer des expériences déjà faites, propageant ainsi l’expérience
religieuse à travers les peuples, de génération en génération. Si cette
communication prend racine et s’implante, c’est que la religion vit, c’est
qu’elle est vraie. « Vie et vérité
ne sont qu’un »[17] Finalement, une
religion qui existe encore est une religion vraie.
Le
moteur de l’évolution ?
Selon
le principe des modernistes, dans toute religion vivante, rien n’est immuable. Tout doit varier, dogme, Église, culte,
Livres Saints, foi même. Par pénétration croissante du sentiment religieux
dans la conscience, la foi évolue, par élimination de tout élément étranger,
par perfectionnement intellectuel et moral de l’homme. Ainsi, la foi en Notre
Seigneur Jésus-Christ s’est élevée peu à peu et par degrés jusqu’à ce que de
Lui finalement elle a fait un Dieu. « Le
facteur principal de l’évolution du culte est la nécessité d’adaptation aux
coutumes et traditions populaires, comme aussi le besoin de mettre à profit la
valeur que certains actes tirent de l’accoutumance. »[33] Le besoin de
se plier aux conjectures historiques et de s’adapter aux formes existantes des
sociétés civiles fait évoluer l’Église. C’est
donc par nécessité que la religion évolue.
L’évolution
est le fruit de deux forces
contradictoires : l’une pousse
au progrès tandis que l’autre tend à
la conservation. La force progressiste, qui veut répondre aux nécessités,
réside dans la conscience des croyants. La force conservatrice est la tradition
que représente l’autorité religieuse. Les changements résultent ainsi d’une
sorte de compromis et de transaction entre ces deux forces.
Ainsi, les modernistes se disent appartenir à la force du progrès. Il est donc
normal pour eux qu’ils se fassent réprimandés et condamnés par l’autorité mais,
un jour viendra où il faudra évoluer.
Ainsi,
« ils vont toujours, dissimulant
sous des dehors menteurs de soumission une audace dans bornes. Ils courbent
hypocritement la tête, pendant que, de toutes leurs pensées, de toutes leurs
énergies, ils poursuivent plus audacieusement que jamais le plan tracé. »
[37]
L’attitude
des modernistes repose ainsi sur leur doctrine. Ils demeurent dissimulés dans
l’Église pour faire évoluer les
consciences, sans détruire l’autorité mais en la stimulant par l’opposition.
Mais cette attitude même révèlent une contradiction dans leurs principes. S’ils doivent faire évoluer la conscience
des croyants, c’est que cette conscience n’est pas avec eux.
Conclusions
Toujours
dans son encyclique, Saint Pie X définit des
remèdes vigoureux pour combattre les erreurs. Mises en œuvre avec rigueur, elles
permettent de conjurer le péril. Mais, défaits, en apparence soumis ou cachés,
les modernistes ne sont pas abattus. À la fin du XXe siècle, ils vont réapparaître lentement avec leurs
idées qui se répandent de nouveau dans les rangs du clergé. Mais il n’y a
plus de Saint Pie X à la tête de l’Église pour les dénoncer et les combattre.
Tel est le malheur qui nous frappe…
Notes et références
[1] Voir Émeraude, voir les trois articles
précédents (décembre 2023 et janvier 2024) : À l’origine du modernisme : « l’Évangile et l’Église » d’Alfred Loisy, Autour d’un petit livre : « un fagot
de bois sec sur le brasier toujours ardent de l’Évangile et de l’Église »,
et Loisy : comédie et
mystification.
[2] Loisy, Mémoires, II, 568.
[3] Mgr Isoard, Revue du clergé français,
tome XXVI, 1901, dans Pour l’histoire du terme
« modernisme », Revue des sciences religieuses, tome
8, fascicule 3, 1928, www.persee.fr.
[4] Saint Pie X, Pascendi
Dominici Regis, 8 septembre 1907, vatican.va. Nos citations
proviennent de cette version.
[5] Les motifs de crédibilité
portent sur les prophéties et les miracles.
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