Ce n’est pas la
première fois que l’Église fasse l’objet de telles critiques. Quand la société se
transforme profondément, on lui demande de repenser sa façon de voir le monde
et de s’adapter aux nouvelles idées et mœurs qui se sont imposées. Des
catholiques sensibles à l’apostolat craignent que, par sa résistance ou son
immobilisme, l’Église devienne inaudible, isolée et finalement inefficace. D’autres
ne comprennent pas qu’elle puisse être différente, à part ou hors de la société.
Toute révolution ou mutation politique,
sociale, scientifique ou métaphysique impactent nécessairement l’Église.
Lorsque des critiques et revendications émanent de la sphère religieuse ou catholique,
elle donne souvent lieu à des controverses théologiques, à des querelles plus
ou moins violentes ou encore à des crises au sein même de l’Église. Faut-il adapter l’enseignement de l’Église
à l’esprit du siècle ou la défendre, coûte que coûte, au mépris des
railleries de tout genre ?...
D’abord
une controverse religieuse entre un protestant et un catholique…
Adolf Harnack |
En
1902, paraît la traduction française du livre d’Harnack intitulé L’essence
du christianisme. Cet ouvrage recueille les conférences que le
théologien a prononcées à l’université de Berlin en 1899 et 1900. Harnack
développe l’idée selon laquelle le
christianisme comporte une essence éternelle que l’on doit distinguer de ses
formes et de sa matérialisation historique telle que le dogme. Il conclut
de ses études que « le catholicisme
romain, considérée dans son ordonnance extérieure, état fondé sur le droit et
sur la force, n’a rien à voir avec l’Évangile : il en est
au contraire la contradiction manifeste. »[3]
Il en vient ensuite à affirmer que seul
le protestantisme libéral demeure fidèle à cette essence.
Pour réfuter les
idées d’Harnack, Loisy est obligé de le combattre sur le même terrain que celui
de son adversaire avec les mêmes armes que les siennes, c’est-à-dire la critique historique, mais il
applique celle-ci aux sources de l’Évangile avec davantage d’audace et de radicalité. Il montre alors que
l’idée d’un « noyau »
invariable n’est qu’une illusion. Il en vient aussi à critiquer certains points fondamentaux de la théologie catholique :
l’institution formelle de l’Église et des sacrements par Notre Seigneur
Jésus-Christ, sur l’immutabilité des dogmes et la nature de l’autorité
ecclésiastique.
Ainsi, le livre L’Évangile et l’Église
est une œuvre contre le protestantisme libéral et une apologie du catholicisme.
Cependant, s’il réussit à démonter les arguments d’Harnack, ce n’est pas son
succès qui s’impose dans son œuvre et qui retient l’attention mais bien les nouvelles idées qu’il propose pour
faire évoluer le catholicisme vers un « néo-catholicisme ». Comme l’écrit Loisy, ce livre « représente un effort pour adapter le catholicisme théorique aux faits
de l’histoire, et le catholicisme pratique aux réalités de la vie
contemporaine. »[4]
Finalement, « l’apologie du
catholicisme était tout autant une critique de sa situation et un programme de
réforme qu’il insinuait discrètement mais réellement. »[5]
Théorie du
développement du christianisme contre le protestantisme libéral…
Trois ans avant
la parution de son livre, sous le pseudonyme de Firmin, Loisy a déjà critiqué
Harnack et un autre théologien protestant, Auguste Sabatier (1839-1901), en
particulier pour s’opposer à la théorie individualiste du protestantisme
libéral qu’ils représentent. Dans ses articles, Loisy défend la théorie de Newman[6]
sur le développement catholique et les critères de sa légitimité. Pour
discerner ces marques, « le
développement légitime a besoin d’être garanti par une autorité infaillible.
Autorité et révélation sont des termes corrélatifs. Qui supprime l’autorité sera fatalement
rejeté dans le système de la religion naturelle et c’est bien qu’aboutissent
plus ou moins ouvertement toutes les formules du protestantisme libéral. »[7]
La révélation implique donc la présence d’une autorité infaillible.
Mais Newman
n’appliquait sa théorie, qu’il juge comme hypothèse scientifique, qu’au seul
domaine de l’idée. Loisy l’élargit à
toute la religion selon un principe qui lui est cher : s’appuyer sur l’histoire pour laquelle il
réclame une liberté entière…
Ainsi, l’attaque
de Loisy à l’encontre du protestantisme libéral est très clair. Le
christianisme est une institution vivante qui a nécessairement subi des
changements en raisons des difficultés et des nécessités de la vie. Or en
raison de son individualisme et faute d’une autorité, le protestantisme libéral
ne peut s’assurer de la légitimité de ces changements. « C'est la tradition qui garde la religion :
elle ne peut la garder si elle n'a pas d'autorité, si elle n'est pas elle-même
l'autorité religieuse : une religion qui cesse d'être une Église et une Église
qui laisse tomber son autorité n'existeraient plus qu'en apparence. »[8]
Le protestantisme libéral ignore que le christianisme est une institution
sociale et supprime en fait la Révélation. Harnack
fait reposer le christianisme sur la conscience quand Loisy l’appuie sur
l’Église.
En outre, Harnack
veut concilier la foi chrétienne avec les exigences de l’esprit scientifique de
son temps au point d’en faire une foi la
plus modeste qu’il peut, la
réduisant à un sentiment, lequel, par nature, échappe aux prises de la
critique. Ainsi, il enlève toute possibilité de conflit. Or, pour Loisy, ce
n’est pas en « épluchant le
christianisme » que nous trouverons l’essence du christianisme mais en regardant vivre la religion chrétienne.
« Son essence ne se laisse pas fixer
en un point quelconque des siècles passés ; elle n’est pas immuable, en ce
sens qu’elle se développe et que ce développement, dans la mesure où elle est
fidèle à ses principes internes, ne la compromet pas mais la réalise de plus en
plus. » Ainsi, pour Harnack,
tout développement est une excroissance du christianisme qui entraîne son
abaissement progressif alors que pour
Loisy, il est la loi de l’Évangile, une foi engagée de toutes parts dès sa
naissance dans le temps et le milieu où elle vit et demeure.
Ainsi, pour vaincre
Harnack, Loisy juge « opportun d’esquisser
une histoire du développement chrétien à partir de l’Évangile, pour montrer que
l’essence de celui-ci, en tant qu’essence il y avait, s’était véritablement
perpétuée dans le christianisme catholique » mais cela
implique « l’abandon des thèses
absolues que professe la théologie scolastique touchant l’institution formelle
de l’Église et des sacrements par le Christ, l’immutabilité des dogmes et la
nature de l’autorité ecclésiastique »[9].
Une œuvre d’épuration
de la religion chrétienne
Mais Harnack et
Loisy, n’ont-ils que de l’histoire ? Sans faire œuvre directement de
théologie, les deux historiens en extirpent en effet une théologie et remettent
en question les décisions théologiques. Pourtant, au-delà de leurs divergences,
Harnack et Loisy prétendent se placer uniquement
sur le plan historique de la doctrine et revendiquent à ce titre le droit de tenir un discours de vérité sur
le christianisme aussi légitime que celui que défend la théologie ou
l’enseignement de l’Église. Ainsi, soulèvent-ils la question des relations
entre histoire et théologie.
Harnack et Loisy
veulent donc tous les deux épurer la
religion chrétienne, les idées comme les sentiments, l’un par la réduction pour revenir au noyau, l’autre par la réinterprétation pour discerner le développement
légitime du christianisme. En s’appuyant sur des travaux scientifiques avec une
grande liberté, Loisy propose en effet une
nouvelle interprétation historique et critique de l’Évangile afin de ressortir la continuité avec le
développement du catholicisme sous les aspects institutionnels, dogmatique et
rituel. Or, l’interprétation qu’il propose remet en cause des points fondamentaux de l’enseignement de l’Église.
Ainsi, tout en combattant le protestantisme libéral, Loisy s’attaque aussi au
catholicisme tel qu’il est enseigné en présentant notamment ses défauts et ses
dangers.
L’Évangile et l’Église,
un livre dangereux ?
Dès sa publication, le livre L’Évangile
et l’Église provoque rapidement de nombreuses critiques au
sein de l’Église et des autorités ecclésiastiques, y compris parmi les catholiques
progressistes.
Dans cinq articles du journal L’Univers, dont le premier parait le 1er
janvier 2003, l’abbé Gayraud livre ses « impressions de lecture » sur L’Évangile
et l’Église. Il y voit « les grandes lignes d’une belle apologie historique du christianisme »
mais il sent aussi « sous un accord
apparent de mots un profond dissentiments d’idées »[10].
Des affirmations de Loisy impliquent en fait beaucoup de remises en questions implicites.
Pourtant, l’abbé Gayraud n’est pas opposé à
l’idée d’un développement légitime du christianisme mais il dénonce l’emploi abusif de la critique. « Je ne suis pas hostile aux recherches ni à
la méthode des critiques, mais je trouve qu’on va trop loin, et je crains que
le criticisme n’ait pour effet de rendre suspects des travaux nécessaires et
légitimes. ». Le cardinal Camus (1839-1906), évêque de la Rochelle,
souligne aussi que pour bien faire de l’histoire, il faut certes de la critique
sans en abuser. La critique a besoin d’être encadrée. Pour un historien catholique, c’est bien l’autorité de l’Église qui lui
impose de sage limite. « Aborder
les questions d’exégèse sans avoir reconnu attentivement et sans accepter la
démarcation tracée par l’Église sur le terrain où on va se mouvoir, c’est
risquer de se surprendre tout en coup en dehors de l’idée catholique. »[12]
Toujours selon le cardinal Camus, Loisy veut
n’être qu’historien alors que la nature de son travail l’oblige à être
également théologien. La théologie s’appuie sur l’histoire sans la modifier. Si on fait mal l’histoire, on fait mal la
théologie. Par conséquent, il est illusoire de faire de l’histoire sur le
christianisme et de la modifier sans vouloir toucher à la théologie. Comme le
souligne le Père Lagrange, « il faut
n’avoir jamais lu deux lignes de lui pour ignorer l’attrait invincible qui
l’attire vers les problèmes théologiques. »[13] Lagrange est particulièrement très sévère à son égard car « les théories de Loisy sont aussi fatales à
la foi chrétienne que celles de Harnack, et l’avantage qu’il emporte sur le
terrain de l’Église n’est que sable mouvant. » Loisy sape finalement l’autorité de l’Église.
Enfin, de nombreuses critiques dénoncent les
idées philosophiques de Loisy en particulier celles d’Hegel. Pour le P. de
Grandmaison, sa théorie de développement ne relève pas de celle de Newman mais
plutôt d’Hegel. D’autres critiques moins vigoureux y voient la doctrine évolutionniste appliquée au
christianisme.
Notons que la plupart des critiques les plus
sages demandent à Loisy de les rassurer sur sa foi en dissipant les équivoques
qui ont pu se produire.
L’Évangile et l’Église,
un livre de premier ordre ?
Mgr Mignot a toujours montré une amitié
indéfectible pour lui et un soutien sans faille. « Je voyais en lui un esprit puissant, capable de rendre de grands
services à l’Église. »[17]
Il le considère comme un grand savant et penseur catholique. Il est conscient
que ses idées sont téméraires mais il demeure pour lui un défenseur de la foi.
En outre, il est persuadé que l’Église
n’a rien à craindre des résultats de la méthode critique appliquée à la Sainte
Écriture et de la théorie du développement des dogmes. Elle est capable de
répondre aux défis de la nouvelle science et du monde moderne en se plaçant
dans une nouvelle perspective. Bien au contraire, il est convaincu qu’elle doit
tenir compte des exigences de la pensée contemporaine. C’est pourquoi il laisse
à Loisy et à tout chercheur une pleine
liberté sans cependant partager leurs idées.
Lors de sa publication, quelques revues notent
la qualité du livre tout en
regrettant « quelques formes d’expressions qui appartiennent au langage spécial de
l’auteur et seront, je le crains, comprises par le public en un sens qui
dépasse la pensée de l’auteur »[18].
Elles en soulignent l’exégèse moderne
en faveur de l’Église catholique. L’un des journaux qui le défendent regrette
aussi « des pages malheureuses et
des affirmations qui, ainsi et sans autres explications, apparaissent
absolument insoutenables ». Cependant, toujours selon ce journal, le
livre renferme de pages superbes, hors paires, bien plus nombreuses. Ainsi, il
considère l’œuvre comme « de premier
ordre, qu’on ne saura trop admirer lorsque le livre sera corrigé ou mis au
point. »[19]
Plus virulent, l’abbé Dalbry de L’Observateur français s’en prend à
ceux qui veulent alarmer les consciences comme s’ils avaient le monopole de
l’orthodoxie. Il reconnaît que Loisy n’a pas toujours raison mais ce livre est
pour lui un monument incomparable.
Conclusions
Au début du XXe siècle, le livre de Loisy
apparaît comme une véritable nouveauté qui explique probablement son succès. Les
1500 exemplaires de la première édition, publiée en novembre 1902 sont presque
vendus en janvier 1903. En 1908, il est déjà à sa 4e
édition. Une 5e aurait dû sortir en 1914 mais la guerre reporte sa
publication en 1930. Ce succès incontestable auprès des catholiques ne
s’explique pas par sa réfutation des idées de Harnack mais plutôt par le
« néo-catholicisme » qui se
dessine au travers des pages. Loisy répond sans-doute aux inquiétudes de nombreux catholiques qui sentent leur foi assaillie par
les difficultés que soulèvent les sciences de leur temps.
Cependant, si Loisy développe une nouvelle apologétique censée répondre aux défis de la modernité, il fait rapidement l’objet de nombreuses critiques des autorités ecclésiastiques et des théologiens, conservateurs ou progressistes, qui décèlent dans son ouvrage de grands dangers pour la foi. Ces adversaires dénoncent en particulier un manque de clarté, des idées téméraires et audacieuses, des phrases équivoques, ambigües, qui soulèvent des questions fondamentales et une véritable inquiétude. Loisy remet en cause la théologie tout en prétendant ne point écrire en théologien, mais uniquement en historien. Pourtant, même ses défenseurs lui demandent de corriger certaines tournures et de clarifier sa position tout en louant sa science et la pertinence de ses vues. Est-ce par prudence qu’il use d’un tel stratagème ? Ou cherche-t-il à semer le doute pour mieux imposer sa pensée ? Loisy est bien conscient de la véritable révolution qu’il veut mettre en œuvre. Il accusera souvent ses adversaires de ne pas être prêt aux efforts qu’il leur demande. Pourtant, il soulève des questions fondamentales auxquelles il ne répond pas.
Le 17 janvier 1903, à partir d’un rapport et
d’une commission, le cardinal Richard, archevêque de Paris, condamne L’Évangile et l’Église
déclaré « de nature à troubler
gravement la foi des fidèles sur les dogmes fondamentaux de l’enseignement catholique ».
Loisy s’incline. Cependant, pour répondre aux critiques et sur la
recommandation de ses défenseurs, il écrit un deuxième ouvrage censé apporter
les éclaircissements dont tous attendent de l’auteur. Malheureusement, au lieu
d’apaiser les inquiétudes, ce nouveau livre, intitulé Autour d’un petit livre,
allait engager la polémique dans une nouvelle phase, dans une violente crise
qui aboutira à sa condamnation par le pape…
Notes et références
[1] Maurice Blondel, Annales de philosophies
chrétiennes, CLIV, septembre 1907 dans Le modernisme comme controverse,
Un des registres de la querelle, Yves Palu, dans Mil Neuf Cent, revue
d’histoire intellectuelle, 2007/1 (n°25), éditions Société d’Études
soréliennes.
[2] Dans un article
plutôt ancien, nous avons abordé la crise moderniste quand nous avons traité
les théories du développement du dogme. Voir
Émeraude, article « les théories du développement du dogme : Harnack, Loisy et Bultmann »,
février 2015.
[3] Harnack, Wesen des Christentums,
1900, dans, Émile
Poulat, 1ère partie, Albin Michel, 3e édition, 1996.
[4] Loisy, Choses passées, 1913.
[5] Emile Poulat, Histoire, dogme, critique dans la
crise moderniste, 1ère partie, VI.
[6] Voir Émeraude, janvier 2018, article « Le commonitorium de Saint Vincent de Lérins ».
[7] Alfred Loisy, La crise de la foi dans le temps
présent, 77, Essais historiques et de philosophies religieuses, volume
144, Brepols, 2009.
[8] Loisy, Les preuves de la Révélation
chrétienne, dans Revue du clergé français, 15 mars
1900 dans La Pensée religieuse d'Alfred Loisy, Pierre
Guérin, Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 37e année
n°4, 1957.
[9] Loisy, Mémoires, II dans La Pensée
religieuse d'Alfred Loisy, Pierre Guérin.
[10] L’Univers, 1er, 2, 4 et 9
janvier 1903.
[11] Emile Poulat, Histoire, dogme, critique dans la
crise moderniste, 1ère partie, VII.
[12] Cardinal Camus, Vraie et fausse exégèse,
1903.
[13] P. Lagrange, Revue biblique, avril
1903.
[14] Cardinal Perraud, lettre au doyen
Charaux, La Question biblique, L’Univers, 6 février 1903.
[15] P. de Grandmaison, L’Évangile
et l’Église, dans Études, 20 janvier 1903.
[16] Mgr Mignot, Lettre à Loisy, 17
septembre 1902, dans Mémoire, Loisy, II.
[17] Mgr Mignot, Journal, 1915, dans Mgr
Mignot et M. Loisy, Louis de Lagger, Revue d’histoire de l’Église
de France, année
1933, 83.
[18] G. Fonsegrive, Notes biographiques,
dans Quinzaine,
1er décembre 1902.
[19] Abbé Naudet, La Justice Sociale, 17
janvier 1903.
[20] Loisy, Mémoires, II dans La Pensée religieuse d'Alfred Loisy, Pierre Guérin.
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