Pourtant,
nous ne devons pas nous arrêter au terrible spectacle dont nous sommes témoins
de peur de nous enfermer dans une plainte amère et stérile. Comme tout échec,
nous devons en tirer des enseignements afin de contribuer à éclairer les âmes et
de résoudre une crise qui a déjà trop longtemps duré. Après avoir rencontré Dom
Guéranger[1],
le restaurateur de la liturgie romaine, puis Dom Lambert[2],
le véritable initiateur de l’apostolat liturgique, nous allons désormais nous
rendre en Allemagne, plus exactement au monastère
de Maria Laach en Rhénanie-Palatinat, un des principaux centres de
rayonnement du mouvement liturgique…
Les
objectifs de l’Effort liturgique
Deux
grandes idées dominent l’« Effort
liturgique ». Dom Herwegen considère que le Moyen-âge a obscurci la
liturgie en l’encombrant d’interprétations fantaisistes et de développement
étrangers à sa nature et en insistant trop sur la présence réelle de la sainte
Eucharistie. Le renouveau liturgique doit donc chercher à la purifier de ses
ajouts pour revenir à l’esprit original. En outre, le Moyen-âge s’est
davantage concentré sur la piété individuelle des fidèles au détriment de
l’action du Christ dans l’Église par les sacrements. Dom Herwegen oppose
ainsi la piété subjective, prière individualiste et sentimentale, à la piété
objective, celle de l’Église. Or, affirme-t-il « le véritable et authentique esprit de la liturgie est absolument
objectif. »[3]
Nous retrouvons une position forte de Dom Lambert qui distingue et oppose la
piété dite de l’Église, qui correspond en fait à celle de la communauté de
fidèles réunis, et la piété individuelle ou de l’âme au lieu d’y voir une
complémentarité[4].
Ainsi, Dom Herwegen cherche à restaurer le culte des premiers siècles « sur un fondement objectif, orienté vers un
but vaste et supérieur à l’individu »[5].
L’objectif
de l’« Effort liturgique » est donc de revenir à
l’attitude objective et cultuelle de l’antiquité chrétienne qui aurait été
remplacée au cours du Moyen-âge par une mentalité subjective et personnelle.
Dom
Guardini en faveur de la prière objective
Dans
le texte qui introduit la collection Ecclesia Orans, Dom Guardini définit
deux formes légitimes de piété, l’une la liturgie, l’autre la
piété populaire. La liturgie, « culte
officiel et public de l’Église », « est, dans le sens total et plein du mot, collective et objective. ».
« La personne liturgique »
n’est pas en effet l’individu. « Le
but premier et propre de la liturgie n’est pas le culte rendu à Dieu par
l’individu. » La liturgie ne vise pas non plus sa formation, son éveil
spirituel ou encore son édification. « La
personne liturgique est toute autre chose ; c’est l’union de la communauté
croyante, comme telle, c’est quelque chose qui dépasse et déborde la simple addition
numérique des individus – d’un mot, c’est l’Église. » Telle est « l’essence objectif de la liturgie. »
Distincte
de la prière objective, la piété populaire est, selon Dom Guardini, comme
essentiellement individuelle ou subjective. Elle se développe dans les
dévotions populaires comme la récitation du chapelet, l’adoration du Saint
Sacrement ou les cantiques en langues vernaculaires. Selon son analyse, la
liturgie et la piété populaire sont deux formes légitimes qui ne doivent pas
s’entremêler.
Néanmoins,
première entre les deux, « la
liturgie est et demeure la lex orandi » sur laquelle la piété
populaire doit se fonder pour conserver sa vitalité. En effet, la piété
populaire répond à des exigences locales, temporaires et changeantes,
contrairement à la liturgie qui est incontestablement la norme et reflète
« toujours les lois fondamentales et
immuables de la saine piété, de la piété fondamentale. »
Les
règles liturgiques de la prière objective
Cependant,
la pensée dogmatique doit intégrer « la vérité totale », « intégrale »,
et non une des vérités particulières du dogme vers lesquelles l’individu tend
en raison de son état ou de son tempérament, incapables par conséquent à
satisfaire « la collectivité catholique » ou
« la masse croyante ». La
liturgie doit ainsi « intégrer à la
prière toute l’ampleur du dogme » ou encore « la plénitude de l’enseignement divin. »
Quelles sont ces vérités fondamentales ? Plénitude et grandeur de
Dieu, Dieu unique et trinitaire, Dieu créateur, Providence divine, Œuvre de
Rédemption et les réalités suprêmes. Or, les croyants ont tendance à privilégier
une des vérités particulières au détriment de l’ensemble et de s’y complaire.
Si
la prière doit éviter le particularisme au détriment de la plénitude, elle ne
peut non plus se surcharger et s’alourdir au point de s’étioler, s’étriquer,
s’affaisser. Elle a besoin d’être portée par « le souffle haut et large ». C’est ainsi que la
prière ne doit pas soumettre la liturgie à « une froide domination de la raison ». « La chaleur du sentiment doit imprégner
toutes les formes de la prière. » Ainsi, la liturgie doit exprimer de
manière puissante et parfois passionnée toute la vie affective d’une personne
tout en gardant néanmoins la mesure et le contrôle. « Le cœur s’exprime avec force, mais dans le même temps la pensée
s’affirme avec une égale force ; au sein des prières les plus riches est
distribué un savant équilibre intérieur ; une conscience ordonnée et
vigilante maintient dans l’effusion de cœur une sévère discipline. »
Le
sentiment qui anime intérieurement le croyant ne doit pas s’écarter de « la moyenne spirituelle du cœur »
afin que la prière soit accessible à tous tout en étant féconde dans le
temps. C’est pourquoi, de même que la pensée doit être fondée sur des
vérités intégrales, elle doit aussi exprimer des « sentiments fondamentaux », « simples et essentiels », « vigoureux, clairs, simples et naturels », tels que
l’adoration, le désir de Dieu, la reconnaissance, l’impétration, la crainte, le
remords, … La prière se caractérise aussi par sa pudeur. Elle « n’exhibe ni n’étale les secrets du cœur. »
Tout ne peut pas être exprimé. « La
liturgie a réalisé ce chef d’œuvre et ce tour de force de permettre à la
créature à la fois d’exprimer dans toute sa profondeur et sa plénitude le plus
intime de sa vie intérieure et de savoir son secret gardé. »
Brèves
interrogations sur la prière objective
En
lisant son article, nous avons l’impression, sans-doute est-ce une erreur de
compréhension de notre part, que la liturgie doit être adaptée à la « masse croyante », en évitant tout
particularisme et tout sentimentalisme hors du commun. Il est difficile de croire
que l’Église ne doit exprimer que des vérités que la « masse croyante » peut entendre. La
liturgie risque finalement de réduire la foi à de grandes vérités auxquelles
adhèrent aussi des protestants. L’objectivité impose de prendre en compte
toutes les vérités auxquelles le fidèle doit croire sans chercher à le plaire.
Il est par exemple étrange de ne pas considérer la communion des saints ou
l’Immaculée Conception comme des vérités fondamentales. Si les sentiments que
l’Église doit aussi exprimer n’étaient que des sentiments fondamentaux,
accessibles à tous, relevant de « la
moyenne spirituelle », la liturgie risquerait de ne plus élever chaque
âme vers son Créateur, au-dessus même de ses forces. Elle tendrait
assurément vers la complaisance, l‘autosatisfaction ou la médiocrité. En
clair, la finalité de la liturgie n’est pas de plaire à la « masse croyante ». Il y a
confusion entre but et moyen…
Enfin,
la doctrine de Dom Guardini risque de nous faire croire que la liturgie
est indéniablement liée à une communauté de fidèles, hors de laquelle elle
n’aurait point de sens, ce qui impliquerait qu’elle devrait satisfaire la
communauté en elle-même, et non chaque individu qui la constitue.
Finalement,
au-delà de ses positions sur la liturgie, le texte de Dom Guardini semble
remettre en question non seulement les deux finalités de la liturgie mais aussi
la définition de l’Église.
Dom
Casel et la théologie des mystères
Dom
Casel définit l’essence du christianisme dans le culte du mystère, culte
qui englobe toute la vie de l’homme devant Dieu et qui s’exprime à l’aide
d’actions symboliques que constitue la liturgie. Son essence n’est ni la
connaissance intellectuelle, ni un système moral, ni le dogme comme système
doctrinal… Le chrétien se joint au
Christ par la liturgie qui est la célébration de la vie divine communiquée
aux hommes. Finalement, « la
doctrine de Casel présente surtout une conception totale du christianisme vue
sous l’angle de la liturgie. »[10]
La
théologie des mystères
Dom
Casel distingue quatre mystères dans le Mystère chrétien. Le premier est la
révélation de Dieu comme « l’Infini
et l’Inaccessible », qui se dévoile à sa créature. Le second est sa
révélation dans le Christ d’une façon qui dépasse notre entendement humain. Le
troisième est constitué de chacune des actions du Christ, mystères qui manifestent
la gloire divine et réalise le plan du salut du Père. Enfin, dernier mystère,
dit mystère cultuel, est l’ensemble des actions sacrées qui rendent
présentes les actes rédempteurs du Christ, les réactualisent et les
accomplissent sous modalités de symboles. Ainsi « le mystère cultuel n’est pas autre chose que l’Homme-Dieu poursuivant
son action à travers le temps et l’espace. »[12]
Il n’est que le mystère du Christ sous une autre modalité. Finalement,
Dom Casel définit la liturgie comme « le
Mystère du Christ dans le culte de l’Église. » ou « le Mystère du Christ et de l’Église. »[13]
Dom
Casel soutient alors que la fonction principale du christianisme est de nous
faire entrer par la liturgie dans le mystère du Christ. Ainsi, « le mystère signifie d’abord une action
divine, l’accomplissement d’un dessein éternel de Dieu par une action qui
procède de l’éternité de Dieu, qui se réalise dans le temps et dans le monde et
qui a son achèvement final, sa fin, dans l’Eternel lui-même. Ce mysterium
peut être énoncé dans le seul mot de Christus, désignant à la fois la
personne du Sauveur et son Corps mystique qui est l’Église. »[14]
Une
nouvelle conception de la doctrine catholique sur la liturgie et les sacrements
La
vie chrétienne consiste ainsi dans la participation à la vie du Christ, obtenu
en vivant avec lui les actes sauveurs au moyen des sacrements. Ainsi, l’essentiel
de la vie chrétienne consiste à participer dans et par les mystères de la
liturgie à la vie divine du Christ…
Mais,
qu’entend-il par « Église » ? L’ensemble des
fidèles ? Dom Casel n’a pas défini ce qu’elle était pour lui. Il semble
qu’elle désigne le Corps mystique du Christ, organisme vivant qui comprend
beaucoup de membres qui participent à l’édification progressive et à
l’achèvement final du Corps. Mais « chacun
personnellement et tous ensemble dans leur unité même sont le temple de Dieu
parce qu’ils sont le Corps du Christ, animé et uni par son Esprit. »[19]
Mais quand Dom Casel parle de l’Église, il entend aussi la communauté concrète.
Nous sommes loin de l’idée d’une Église qui comprend non seulement les
fidèles encore ici-bas mais aussi les âmes du purgatoire et les saints.
« C’est
vraiment toute l’Église, et non le seul clergé, qui doit prendre activement
part à la liturgie, toutefois selon son ordre sacré, au rand et dans la mesure
établis. Tous les membres sont d’une manière physico-sacramentelle unis et
incorporés au Chef, à la Tête, qui est le Christ. Par le caractère sacramentel
du baptême et de la confirmation, chaque fidèle participe au sacerdoce du
Christ. Cela veut dire que le laïc ne peut pas se contenter d’une piété
individualiste, d’une prière privée quand il assiste à la liturgie que les
prêtres célèbrent. En raison de son incorporation au Corps mystique du Christ,
il est un membre nécessaire et indispensable en quelque sorte de la communauté
cultuelle et liturgique. Et pour donner sa perfection à cette participation, le
fidèle doit évidemment actualiser son sacerdoce objectif et le vivre en
communiant de façon personnelle au Mystère. »[20]
Dom Casel souligne que le laïc est un membre essentiel de la communauté
liturgique, remplissant un rôle actif, intérieur et extérieur, au-delà des
sacrifices spirituels. « Toute l’Église
agit et sacrifie en commun, d’une manière vraiment sacerdotal »[21].
Conclusions
Le
point central de l’« Effort
liturgique » est de revenir à une liturgie prétendue
antique, plus à même de correspondre aux idées qu’il défend. L’antiquité
donne ainsi un certain poids à ces idées et les légitiment en quelques sortes.
Cependant, en agissant ainsi, il oublie que la liturgie est la voix d’une Église
qui prend conscience des trésors que Dieu lui a transmis au fur et à mesure du
temps. La liturgie est donc nécessairement évolutive, non par des ruptures,
mais de manière progressive comme tout être vivant. Certes, en évoluant,
elle peut s’alourdir et perdre un peu de pureté. C’est pourquoi elle a fait de
rares réformes pour enlever les scories de l’histoire sans néanmoins perdre sa
croissance naturelle. Or, l’« Effort liturgique » ne demande pas
à la liturgie ni de grandir, ni de se purifier mais d’abandonner la voie
qu’elle a suivie pour une véritable transformation…
Notes et références
[1] Voir Émeraude, avril 2023, article
« Dom Guéranger et le vrai sens de la liturgie ».
[2] Voir Émeraude, avril 2023, article
« Dom Lambert et l'apostolat liturgique : les premiers pas, les
premiers dangers ».
[3] Dom Ildefons Herwegen, L’Église
et l’âme, dans L. Bouyer, La vie de la liturgie
[4] Voir Émeraude, , avril 2023, article
« Dom Lambert et l'apostolat liturgique : les premiers pas, les
premiers dangers ».
[5] Dom Herwegen, Préface, dans Geist
der Liturgie, Guardini, dans À propos de l’étude de la liturgie médiévale,
Arnold Angenendt, Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen-âge en France et en
Allemagne, éditions de la Sorbonne, 2003, OpenEditions books, books.openedition.org.
[6] Bulletin de Philosophie de la religion,
n°19, 1930 dans La RSPT et le mouvement liturgique avant la seconde guerre
mondiale (1907-1943), Patrick Prétot, Institut catholique de Paris, Revue
des sciences philosophiques et théologiques 2008/3, tome 92.
[7] Traduit en français en 1964 par Le
mystère du culte dans le christianisme, richesse du mystère du Christ.
[8] A. Gozier, Dom Odon Casel, dans Encyclopédie
Universalis, version 11, 2006, dans L’historiographie contemporaine
sur les origines de la liturgie eucharistique (Ie et IIe siècles). Entre
histoire et théologie, Rodica Chelcea, thèse en vue de l’obtention du Doctorat
de l’École Pratique des Hautes Etudes, 2006.
[9] Louis Bouyer, La vie de la liturgie,
Collection Lex orandi, Cerf, 1956.
[10] Florentin Adrian Craciun, La
Théologie eucharistique au XXe siècle, un apport des théologiens catholiques et
orthodoxes, thèse pour l’obtention du grade de docteur en théologie,
Fribourg, octobre 2025.
[11] Dom Casel, Le Mystère du Culte, dans
La
Théologie eucharistique au XXe siècle, un apport des théologiens catholiques et
orthodoxes, Florentin Adrian Craciun.
[12] Florentin Adrian Craciun, La
Théologie eucharistique au XXe siècle, un apport des théologiens catholiques et
orthodoxes.
[13] Dom Casel, Le Mystère du Culte.
[14] Dom Casel, Le Mystère du Culte.
[15] Dom Casel, Le Mystère du Culte.
[16] Dom Casel, Le Mystère du Culte.
[17] Dom Casel, Le Mystère du Culte.
[18] Dom Casel, Le Mystère du Culte.
[19] Dom Casel, Le mystère de l’Église.
[20] Dom Casel, Le mystère de l’Église
[21] Dom Casel, Le mystère de l’Église
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