Des
explications peu satisfaisantes
Il est vrai
qu’au Ve siècle, le culte des saints a conduit à des abus, comme le trafic des
reliques ou la pratique des banquets sur les tombes, qui ressemblent fortement
à du paganisme avec néanmoins une religiosité différente, abus que l’Église a
vivement condamnés et combattus.
L’autre réponse proposée est d’expliquer le culte des Saints par les relations sociales qui règlent la
société terrestre : le
rôle d’intercesseur du saint ne serait que la transposition du pouvoir
médiateur assuré par le « patronus »
humain pour ses clients. Une telle explication oublie que ce culte fait partie intégrante du christianisme vécu de
l’Antiquité, d’un christianisme aussi persécuté par la société elle-même. « L’apparition du saint comme un élément
propre à la religiosité chrétienne n’autorise pas à considérer qu’il est un
type indépendant de tout l’ensemble. »[3]
La discrétion de la Sainte
Écriture
Dans l’Ancien Testament, le culte des saints n’est guère présent. Cela ne nous surprend guère lorsque nous songeons à la pédagogie divine. Environné de peuples païens et porté lui-même à l’idolâtrie, le peuple de Dieu devait surtout grandir dans le culte unique d’adoration. Nous devons aussi nous rappeler que leur conception de la vie après la mort reste encore floue.
Cependant, certains passages bibliques nous apportent quelques éléments sur un culte des saints. L’auteur de l’Ecclésiastique
nous apprend que le corps des patriarches et des pères du peuple hébreux
« ont été ensevelis en paix, et leur
nom vit dans toutes les générations », et « que les peuples racontent leur sagesse et que l’assemblée publie leur
louange. » (Ecclésiastique, XLIV, 14-15) Il
demande de louer ces « hommes
glorieux, et qui sont nos pères » (Ecclésiastique, XLIV, 1),
que sont notamment Hénoch, Noé, Abraham, Isaac, Jacob et Joseph. Certes, ces
éloges ne forment pas à eux-seuls un culte et n’indiquent pas non plus qu’ils
détiennent un pouvoir d’intercession, mais ils font l’objet de louange publique. Le deuxième livre des Macchabées
est plus explicite. Dans une vision, Macchabée vit «qu’Osias, qui avait été grand-prêtre, homme de bien et bienveillant,
[…], tendant les mains, priait pour tout
le peuple des Juifs » (II, Macchabées, XV, 12-13), puis, qu’à
ses côtés, le prophète Jérémie, lui-aussi mort depuis longtemps, prie également
pour tout le peuple et pour la ville sainte. Mais, il est difficile d’évoquer
ces livres sacrés aux protestants qui ne les reconnaissent pas comme
canoniques.
Finalement, trop discrète sur le sujet, la
Sainte Écriture n’est pas suffisante pour connaître l’origine du culte des
saints. C'est pourquoi le concile de Trente précise, dans
son décret dogmatique, que son enseignement s’appuie sur « l’usage de l’Église catholique et
apostolique, reçu dès les premiers temps de la religion chrétienne »[4],
c’est-à-dire sur la Sainte Tradition.
Avant de poursuivre, notons que
dans les premiers temps, seuls les martyrs étaient considérés comme des saints.
Il faut attendre le IVe siècle pour que l’Église compte parmi les saints des
hommes et des femmes non martyrs. Le culte des saints s’est alors naturellement
étendu à eux. Nous allons donc nous intéresser naturellement au culte des martyrs…
Le témoignage des martyrs
L’acte du martyr de Saint Polycarpe nous donne d’autres informations précieuses. La lettre est écrite peu de temps après la mort de l’évêque. Nous en déduisons donc que dès la moitié du IIe siècle, les chrétiens célébraient l’anniversaire des martyrs en se réunissant sur leur tombe [21]. Le jour de leur mort est appelé « dies natalis », c'est-à-dire le jour de leur naissance au ciel. Afin de ne pas les oublier, l’ensemble des fêtes de martyrs seront recensées dans des listes officielles appelés Depositium martyrum, nos futurs calendriers des saints. L’une des plus anciennes compilations de Rome date de 354. Mais elle reprend et complète un catalogue encore plus ancien. Notons que parmi ces saints recensés se trouvent des fidèles martyrisés en Afrique. La liste n’est donc pas dédiée aux seuls martyrs de Rome. Leur culte n’est donc pas local.
Or, ne nous doutons, les chrétiens ne priaient pas pour les martyrs, ce qui était considéré comme une injure à leur égard, comme nous le rappelle Saint Augustin. À quoi serviraient en effet ces prières à ceux qui ont déjà reçu le prix de leur amour pour Dieu ? À l’autel, « nous célébrons leur mémoire d’une manière différente de celle dont nous célébrons la mémoire des autres fidèles qui reposent en paix. Nous ne prions pas pour eux, bien loin de là, nous leur demandons de prier pour nous, afin que nous marchions sur leurs traces ; car ils ont rempli la mesure de cet amour, dont Notre Seigneur a dit qu’il ne pouvait en exister de plus grand »[7].
Ainsi, dès le IIe siècle, les chrétiens célébraient en commun la mémoire des martyrs
pour s’exciter à les imiter et être soutenus par leurs prières. Ce
culte était rendu à Dieu Lui-même sur les tombes des martyrs. Au IVe siècle,
Saint Augustin rappellera encore la finalité du culte et de la dévotion des
saints : « le peuple
chrétien célèbre en commun, avec une solennité religieuse, la mémoire des
martyrs, tant pour s’exciter à les imiter que pour participer à leurs mérites
et être soutenus par leurs prières, de telle manière cependant que nous
n’élevons d’autel à aucun martyr, mais à Dieu seul. »[8]
L’enseignement des catacombes
Notons que ces épitaphes révèlent
de nouveau la distinction entre le culte dû à Dieu et celui rendu aux saints.
Elles portent une acclamation qui souhaite au mort de vivre avec les saints
(« vivas cum sanctis »)
alors que lorsqu’elles parlent d’espérance ou de gloire, elles demandent de
vivre en Dieu (« vivas in Deo »)
ou de vivre dans le Christ (« vivas
in Christo »). Les formules reprennent ainsi la distinction entre le
Christ et les saints, entre le médiateur et les intercesseurs.
L’enseignement des Pères de
l’Église
En Occident, nous retrouvons la
même célébration de la mémoire des martyrs et leur évocation dans les écrits
des Pères de l’Église comme l’atteste Saint Cyprien. « Leur mémoire est toujours, comme il est
convenable, célébrée dans l’Église. »[14]
Ses paroles nous révèlent que ce culte daterait bien avant le début du IIIe
siècle. Dans une autre lettre, il écrit en 248 que les hommes vivant encore sur
la terre sont aidés par les prières des saints qui règnent auprès de Dieu[15].
Dans une autre adressée à ses prêtres, il nous apprend que leur invocation aux
saints sacrifices de la messe, le jour de leur fête, existait déjà en son
temps, et que la liturgie était fixée. « Comme vous vous en souvenez, nous offrons toujours pour eux le
sacrifice de la messe, chaque fois que nous célébrons les passions et les
jours des martyrs dans les fêtes de
l’anniversaire. »[16]
La messe pour les martyrs n’est pas seulement un acte de commémoration et
d’actions de grâces. Elle est aussi une prière d’intercession qui associe les
fidèles vivants aux mérites du martyr.
Conclusions
Selon Saint Ambroise et Saint Augustin, un saint peut aussi intercéder auprès de Notre Seigneur Jésus-Christ puisqu’il est avant tout et comme nous un homme avec ses faiblesses. Ayant aimé Notre Seigneur Jésus-Christ jusqu’à devenir son parfait disciple et imitateur, obtenant ainsi sa récompense et sa gloire, il peut être entendu du Christ et être l’intercesseur de nos faiblesses et de nos péchés. En outre, le saint demeure encore proche de nous dans ses faiblesses. Il reste pour nous un modèle à imiter. Il « peut exalter l’espérance d’un salut dont Notre Seigneur Jésus-Christ assure l’économie. »[18]
Les reproches de Luther et de Calvin se fondent sur des confusions et marquent
une conception de la religion chrétienne bien étroite et différente de celle que portaient
les Pères de l’Église et les premiers chrétiens. Elles confirment finalement leur rupture
à l’égard du christianisme et leur volonté de prôner une autre religion fondée
sur leurs propres conceptions …
Épilogue
Au Ve siècle, un
prêtre gaulois, Vigilantius, s’offusque d’une coutume en Palestine qui mêle le
culte des saints à une pratique idolâtrique. « Les coutumes des idolâtres se sont presque introduites dans l’Église
sous prétexte de religion. »[19]
Face à cet abus, il finit par rejeter le pouvoir d’intercession des saints
puisque, selon son opinion, celui-ci semble remettre en cause le pouvoir
rédempteur du Christ. Il « souhaite
qu’on ne doit point honorer les sépulcres des martyrs ». Pour répondre à ses critiques, Saint
Jérôme rédige un ouvrage intitulé Contre Vigilantius.
Dans un libelle,
Vigilantius soutient aussi que « pendant
notre vie, nous pouvons prier les uns pour les autres, mais qu’après notre
mort, les prières que l’on fera l’un pour l’autre ne seront point écoutées. »[20]
Saint Jérôme souligne alors la contradiction intolérable d’une telle
affirmation. En effet, « si les
apôtres et les martyrs, encore revêtus d’un corps et dans l’obligation de
prendre soin de leur salut, peuvent prier pour les morts, à plus forte raison
peuvent-ils le faire après avoir remporté la victoire et reçu la couronne ».
Selon les propos de Vigilantius, Saint Paul, qui a sauvé ceux qui naviguaient
avec lui, demeurerait silencieux depuis qu’il a été reçu dans le ciel ? La
charité ne s’achève pas par la mort. Bien
contraire, contrairement à la foi et l'espérance, elle-seul subsiste et demeure à jamais. Saint Jérôme défend ainsi la doctrine
de la communion des saints sur laquelle s’appuie le pouvoir d’intercession des saints.
Notes et références
[1] P.
Saintyves, Les saints successeurs des dieux, Paris, 1907.
[2] Qu’est-ce
qu’un saint ?, Rives nord-méditerranéennes, 3|1999,
mis en ligne le 20 juillet 2004, consulté le 1er novembre 2022, journals.openedition.
[3] Charles
Pietri, L’évolution du culte des saints aux premiers siècles chrétiens,
Les fonctions des saints dans le monde occidental (IIIe-XIIIe siècle), Actes du
colloque de Rome, 27-29 octobre 1988, collection de l’École française de Rome,
149, Rome, 1991.
[4] Décret
sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints, et sur les saintes
images, Concile de Trente, 3 décembre 1563, Denzinger n°1821.
[5] Le
Martyre de Polycarpe, XVII, 2-3, lettre de l’Église de Smyrne,
traduction de P.-Th Camelot dans Les écrits des pères apostoliques,
Les éditions du Cerf, 1963. Saint Polycarpe, disciple de Sainte Jean et évêque
de Smyrne, martyrisé en 155 ou 167. L’acte de son martyre est présenté sous
forme de lettre de l’Église de Smyrne à l’Église de Philomelium en Grande
Phrygie.
[6] Le
Martyre de Polycarpe, XVIII, 2-3.
[7] Saint
Augustin, Sur Saint Jean, traité sur l’Évangile selon Saint Jean, Livre
LXXXIV, 1, dans Œuvres complètes, sous la direction de M. Poujoulat et de M.
l’abbé Raulx, 1864-1872, livres-mystiques.com.
[8] Saint
Augustin, Contre Faustus, XX, 21.
[9] Voir La Théologie
et le Symbolisme dans les catacombes de Rome, B. Aubdé, Revue des deux
Mondes, tome 58, 1883. Voir aussi Dictionnaire des antiquités chrétiennes,
Joseph Alexandre Martigny, article « Saints ».
Sainte Basilia pourrait être la martyre décapitée à Rome en 257 avec Sainte
Eugénie.
[10] Nous
nous sommes appuyés sur un ouvrage intitulé L’enseignement d’Origène sur la
prière, Daniel Genet, 1903, gallica.bnf.fr.
[11] Voir De la
Prière, Origène, XI, 1 et 2.
[12] Voir Exhortation
au martyr, Origène, XXXVIII.
[13] Voir De la
Prière, Origène, chap. XIV.
[14] Saint
Cyprien, Homélie III.
[15] Voir Épître
LVII, Saint Cyprien.
[16] Saint
Cyprien, Lettre XII, 2 dans Les
origines du culte des saints, Paul Monceaux, Journal des savants, 1915,
n°5, ww.persee.fr.
[17] Voir Émeraude,
novembre 2022, article « Intercession
des saints ».
[18] Charles
Pietri, L’évolution du culte des saints aux premiers siècles chrétiens.
[19] Saint
Jérôme, Traité contre l’hérétique Vigilantius, ou réfutation de ses erreurs,
4, Imprimeur-éditeur Auguste Desrez, 1838.
[20] Saint
Jérôme, Traité contre l’hérétique Vigilantius, ou réfutation de ses erreurs,
6.
[21] Sur les tombeaux des martyrs ou auprès de leur tombe, les chrétiens offraient des sacrifices d’action de grâces en l’honneur de Dieu. Encore aujourd’hui, reprenant cet usage antique des premiers temps chrétiens, les autels contiennent des reliques de saints.