Comme
l’a déjà noté Socrate, l’homme n’agit
que pour le bien ou plutôt ce qu’il considère comme le bien. Comme
l’illustrent toutes les mesures mises en œuvre durant la crise et que démontre
encore la campagne publicitaire sur la vaccination, des hommes et des femmes se
vaccinent uniquement pour continuer à se rendre au cinéma, au restaurant et à
toutes sortes de distraction ou simplement pour vivre socialement, ne plus
revivre de confinement. Le bien pour eux est le bien-être, une vie de plaisir
et de confort, une vie sociale, sans
contrainte ni ennui. Nous pouvons alors comprendre que le confinement a été
pour eux une épreuve terrible. D’autres, affolés par l’ampleur de l’épidémie ou
par les chiffres monstrueux des statistiques, ont peur de la souffrance et de
la mort. La santé est un bien qui mérite bien des sacrifices. Enfin, par
mimétisme ou encore par habitudes inconscientes, poussés par leurs proches ou
apeurés d’être à contre-courant du monde, d’autres encore ont simplement suivi
les autres, ne se posant nulle question, ne résistant à aucune pression. Nous
agissons aussi pour éviter ce qui pourrait porter atteinte à ce que nous
considérons comme un bien, ou plus clairement pour éviter ce qui nous considérons comme un mal.
La question du mal est déterminante dans
notre manière de vivre et donc dans notre manière de penser. Elle est même la question fondamentale en matière de vie
religieuse. Nombreux de nos contemporains refusent ainsi de croire en Dieu en
raison du mal persistant qui règne dans notre monde et qu’ils connaissent
eux-mêmes dans leur chair. L’idée de Dieu, d’un Dieu juste et tout-puissant, et
leur expérience du mal leur paraissent incompatibles. Suffit-il de dire qu’il
s’agit là d’un mystère insondable auquel nous ne pouvons pas répondre pour surmonter
les difficultés ? Il est donc temps de nous préoccuper de ce problème
difficile et pourtant crucial. Pour initier notre étude, nous vous proposons de
suivre l’un de ceux qui ont été sans-doute le
plus préoccupé de ce problème, Saint Augustin…
Une question préoccupante pour Saint Augustin
Auquel
le manichéisme et tout système dualiste apportent des réponses incohérentes…
Le
problème du mal a tourmenté Saint Augustin dès ses plus jeunes années. Il croit
d’abord que le manichéisme[3] peut lui
apporter une réponse à ses angoisses et à ses doutes. Cette religion explique
l’origine du mal par deux principes
d’être opposés, celui du Bien et celui du Mal. Tout ce qui existe ici-bas
est alors un mélange d’éléments bons et mauvais qui résultent de ces deux
principes. Le mal existe en nous nécessairement tant que l’élément bon ne se
détache pas de l’élément mauvais. Le manichéisme conçoit ainsi un système
dualiste que nous retrouvons dans de nombreuses religions ou tendances
religieuses, y compris actuelles.
Mais
comme Saint Augustin l’a souligné, le fait de reporter l’origine du mal dans un
principe mauvais implique non seulement à disculper Dieu de tout mal mais aussi
à nous disculper du mal dont nous
sommes pourtant la cause. Il conclue aussi que dans ce système, le Bien est une
puissance passive au contraire du Mal qui,
seule puissance active, absolue et agressive, a toute l’initiative, ce qui
ne donne pas une belle image de la puissance de Dieu. La réponse qu’apporte le
manichéisme s’avère alors pour Saint Augustin insatisfaisante et incapable de
répondre à l’expérience du mal. Son manque de rigueur philosophique finit par
le détacher de cette religion.
L’opinion
des manichéens sur le mal est manifestement un contre-sens, reconnaît Saint Augustin. Le mal n’est pas un
être et au contraire, il est le
contraire même de l’être, comme il le découvre dans le néoplatonisme.
Contrairement
au néoplatonisme, plus rigoureux…
D’où
viennent alors les fautes, se demande Plotin ? « Nos fautes viennent de la victoire que remporte sur nous-mêmes la
partie la plus mauvaise de l’être multiple que nous sommes […] Nous faisons donc le mal en cédant aux pires
éléments de la nature. »[6] C’est
donc par la vertu que nous pouvons
vaincre le mal, « non pas en
vivant le composé, mais en se séparant déjà. »[7] Par nos
propres efforts, par l’intelligence, nous pouvons donc vaincre le mal et
parvenir au bien. Contrairement aux manichéens, le Bien dans le système de
Plotin est une puissance active qui ne permet pas au mal d’exister isolément,
un mal dont l’existence ne remet pas en cause l’ordre des choses, un mal qui
suppose même cet ordre. Le mal n’est finalement qu’un aspect particulier d’un univers beaucoup plus riche. La conclusion
est naturellement enthousiasmante et optimiste. Ainsi, Saint Augustin se lance
dans les études philosophiques comme une véritable entrée en religion. « Sans désemparer je rentrais en moi tout
entier. »[8]
Vers
l’autonomie spirituelle et le volontarisme
Plus
tard, Saint Augustin perçoit les conséquences du néoplatonisme et, sans-doute
songeant à lui-même ou aux chrétiens qui se sont égarés dans cette voie, il
nous avertit : « Il y a des
gens qui pensent atteindre à la contemplation de Dieu et s’unir à Dieu en se
purifiant par leurs moyens »[10] Ces
« orgueilleux » ne peuvent
alors comprendre que nous puissions connaître Dieu par la foi.
La
réponse du néoplatonisme au problème du mal, plus riche et plus profond que
celle du manichéisme, paraît encore insatisfaisante pour Saint Augustin. En ne
comptant que sur soi-même, elle ne répond guère à une réalité que nous
expérimentons tous, celle de l’expérience du mal, un mal qui se réalise malgré et contre notre volonté. Nous pouvons
aussi concevoir que la voix que trace Plotin n’est propre qu’à ceux qui
philosophent et donc à une élite, fermant ainsi la voie à la plupart des hommes
et des femmes. Or, la réalité est tout autre. Le mal est parfois plus présent
chez des philosophes que chez des ignorants…
Comme
le pélagianisme, bien trop optimiste et simpliste
D’où
vient en effet le mal ? Si l’homme a été créé naturellement bon et qu’il est
capable de choisir le bien et de ne pas commettre le péché, la cause du mal réside nécessairement à
l’extérieur de l’homme, par exemple dans la force contraignante des
habitudes sociales selon les pélasgiens. Pélasge peut ainsi affirmer qu’un
riche est sûr d’être damné. Bien plus tard, de nombreux philosophes
développeront l’idée selon laquelle la
société humaine rend mauvais l’homme, de nature naturellement bonne.
Telle
est par exemple l’idée de Rousseau, idée en soi peu originale. Mais,
contrairement à la doctrine pélagienne, il propose comme remède au mal, non de
fuir la société et de mener de réels efforts pour vivre dans la vertu et
l’obéissance à Dieu, mais de réformer la
société elle-même et de disposer d’un
gouvernement capable de régénérer l’homme. Or, c’est oublier que la société
est aussi œuvre humaine. De telles philosophies reportent alors le problème du
mal de l’homme vers les hommes sans le résoudre. Car finalement, le péché n’est
pas une idée ou un concept comme peut l’être l’idée de l’homme. Elle est une
réalité qui n’existe que par les hommes…
Et
le mal physique ?
Le
mal n’est pas seulement moral. Il est aussi physique. Saint Augustin ne néglige
pas cette distinction. Les événements historiques dont il est témoin,
c’est-à-dire la prise de Rome et le pillage de la Ville par Alaric et ses
Goths, bouleversent les Romains, et notamment les païens qui accusent les
chrétiens d’en être responsables en raison de l’abandon du culte des dieux
ancestraux.
C’est
donc notre ignorance qui explique notre manière de voir et de percevoir le mal
dans les événements. L’homme est un élément d’un ensemble dont il ne mesure pas
les dimensions et la subtile organisation. Ce qui peut apparaître un mal pour
lui n’est finalement qu’un bien pour la Création à laquelle il appartient.
« Il y a des hommes qui, n’osant
blâmer chez un ouvrier mortel les instruments qu’ils ne connaissent pas, se
résolvent à les jugers nécessaires et préparés pour un usage déterminé, mais
qui, dans ce monde où tout nous dit que c’est Dieu qui en est le créateur et
l’administrateur, sont assez insensés pour oser reprendre bien des choses dont
ils ne connaissent pas l’usage, et pour vouloir paraître savoir ce qui leur
échappe dans les œuvres et les instruments de l’Artiste tout-puissant. »[13]
Saisissons
bien la pensée de Saint Augustin. Il ne prétend pas que le mal est nécessaire
dans la Création. Mais puisqu’il existe, et en raison même de nos limites et de
notre impuissance à embrasser d’un seul regard l’ensemble des choses, nous ne
pouvons que trouver une explication
fragmentaire et nécessairement imparfaite. « Dans l’impuissance où est leur faible esprit d’embrasser et d’envisage
la liaison et l’harmonie universelles, quand ils sont blessés d’une chose, ils
s’imaginent, parce qu’elle a pour eux de l’importance, que c’est un grand
désordre de l’univers. »[14]
Conclusions
La
perception que nous avons du mal se fonde sur notre conception de Dieu et celle de la nature humaine. Les
théories optimistes du pélagianisme ne convainquent par Saint
Augustin, bien trop ancré dans la réalité et trop proche de la misère humaine
pour croire l’homme capable par lui-seul d’éviter le mal. Le volontarisme du néoplatonisme
ne peut non plus le satisfaire, refusant de concevoir le bien réservé à une
élite intellectuelle. Les réponses que les pélagiens et les néoplatoniciens
nous donnent se fondent sur une idée de l’homme qui contredise notre expérience
du mal, en particulier du mal que nous commettons malgré nous en dépit de notre volonté et de
nos efforts. Le dualisme manichéenne est trop incohérente et simpliste pour être
pris au sérieux, même si elle peut séduire dans une première approche. En
valorisant le mal et en lui donnant une existence, il tend à réduire
l’efficacité du bien et finalement la crédibilité de Dieu.
Il
n’est guère possible de penser au problème du mal sans soulever la question de notre responsabilité dans le mal que nous
faisons. Alors que le manichéisme nous disculpe de toute culpabilité, le
néoplatonisme et le pélagianisme nous attribuent seuls la faute. La question du
mal trouve là tout son poids et sa véritable signification.
Enfin,
comme le montre Saint Augustin dans sa réponse au mal physique, nous apportons
souvent de mauvaises réponses au mal qui se présente à nous en raison de nos limites. Notre
ignorance ainsi que nos souffrances nous empêchent de prendre du recul
nécessaire pour relativiser ce qui nous touche et le situer dans un ensemble
beaucoup plus vaste que nous pouvons appréhender.
Finalement,
la question du mal n’est pas un problème isolé. Elle est nécessairement liée à d’autres questions essentielles
qui l’influencent et qu’elle nourrit. Elle est aussi exigeante puisque non
seulement elle répond à une cohérence
d’ensemble embrassant tous les aspects de la vie humaine mais aussi à
l’expérience que nous avons du mal, aux douleurs ou souffrances qu’il porte en
nous et finalement à notre vécu le plus
intime, le plus fondamental. Une philosophie ou une religion qui
n’apportent pas de réponses satisfaisante sur le mal ne peuvent guère nous intéresser…
Notes et références
[1]
Saint Augustin, De Libero Arbitrio, I, 2, 4.
[2]
Saint Augustin, Confessions, VII, 7, 11.
[3]
Voir Émeraude,
décembre 2013, article « Le Manichéisme ».
[4]
Plotin, Sur l’origine et la nature des maux, I, 8.
[5]
Plotin, Sur l’origine et la nature des maux, I, 7.
[6]
Plotin, Sur l’origine et la nature des maux, I, 8.
[7]
Plotin, Sur l’origine et la nature des maux, I, 7.
[8]
Saint Augustin, Contre Acadius, II, 2.
[9]
Peter Brown, La vie de Saint Augustin, §10, nouvelle édition, trad. par H.
Marrou, éditions du Seuil, 2001.
[10]
Saint Augustin, De la Trinité, IV, 15.
[11] Voir
Émeraude,
mars 2013, articles « Le
pélagianisme : son histoire » et « Le pélagianisme : sa doctrine ».
[12]
Saint Augustin, Sur la Genèse contre les Manichéens, I,
16, 25, P. L. 34 dans La raison d’être du mal d’après Saint
Augustin, Gérard Philips, Museul Lessianume, section théologique n°17.
[13]
Saint Augustin, Sur la Genèse contre les Manichéens, I,
16, 25.
[14]
Saint Augustin, De Ordine, I, I, 2, P. L. 32 dans La raison d’être du mal d’après
Saint Augustin, Gérard Philips.
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