Si tous prennent le même
chemin, plus ou moins hâtivement, nous ne marchons pas de la même façon selon
ce que nous attendons au bout de la route. Selon Socrate, « le véritable philosophe » est celui
qui « s’exerce à mourir »[2].
Puisqu’il considère la mort comme la séparation de l’âme et du corps, il
« travaille plus particulièrement
que les autres hommes à détacher son âme du commerce du corps. »[3]
Or, si la mort se réduit à une mort physique, c’est-à-dire à l’anéantissement
définitif de l’homme, nous n’avons pas d’autre destin que de jouir de la vie
autant que cela nous est possible. Vaine échappatoire d’une vie alors absurde !
Il n’y a donc point de véritable bonheur puisque tout a une fin. Notre mort
conditionne alors notre vie et donne sens à notre existence. Vouloir nier la mort, c’est en quelques
sortes refuser de vivre…
Dans notre précédent article [4],
nous avons rapidement décrit la conception chrétienne de la mort. Notons que l’Église
ne présente pas la mort comme un sujet à part. Fortement liée aux œuvres de la
Création et de la Rédemption, nous la rencontrons de nombreuses fois dans son
enseignement. Elle est comme un passage entre la terre et le ciel, l’éphémère
et l’éternité, le néant et la plénitude. Si ses paroles cherchaient à la cacher
ou à la rejeter comme notre société tente de le faire, si elle la détachait de notre
vie, son enseignement risquerait lui-aussi d’être inconvenant et insipide, sans
consistance et finalement inutile. Car finalement, il n’y a qu’une seule vérité qui nous intéresse fondamentalement, c’est
de savoir ce qui nous attend après notre dernier soupir. Socrate en était
bien conscient…
Mais que pouvons-nous savoir
de la mort ? Notre raison est déjà incapable de saisir ce qu’est la vie.
Comment peut-elle accéder à une telle réalité ? Tournons-nous alors vers
la Sainte Écriture afin de connaître ce qu’elle nous apprend sur la mort ?
Commençons par l’Ancien Testament. Certes, il est courant d’entendre que
l’Ancien Testament présente « un
vide théologique » pour tout ce qui concerne la mort mais écoutons ce
qu’il peut nous apprendre sur la mort.
La mort, d’abord un
châtiment…
Cependant, par sa
désobéissance, le premier homme a perdu ce don, et par lui toute l’humanité. La mort est alors venue en ce monde en tant
que châtiment. « Qu’il ne vive
point éternellement. »(Genèse, III, 22) Elle n’est donc pas
l’œuvre de Dieu. C’est ainsi que la Sainte Écriture explique l’origine de la
mort physique aussi bien dans la nature créée que dans le péché.
La mort spirituelle
Plus tard, avec les
prophètes, la Sainte Écriture nous parle d’une autre mort. Le prophète Ézéchiel
nous révèle en effet que l’âme peut perdre sa vie : « l’âme qui a péché mourra » (Ézéchiel,
XVIII, 5) alors que « le juste vivra
de la vie, dit le Seigneur. » (Ézéchiel, XVIII, 29) Ézéchiel
déclare aussi que si le père vit dans le péché, son fils qui demeure juste
« ne mourra point dans l’iniquité de
son père, mais il vivra de la vie. » (Ézéchiel, XVIII, 5). De
quelle vie parle le prophète ? Comment un juste pourra-t-il ne pas
mourir ? Comment Dieu peut-il ne pas vouloir la mort du pécheur puisqu’elle
est inéluctable ? La mort dont il parle n’est en fait point celle du
corps. Il n’est pas de doute en effet qu’elle évoque la mort spirituelle, celle
qui peut toucher l’âme et que provoque le péché. Ce qu’il est advenu à nos
premiers ancêtres advient aussi au pécheur. Punis, ils sont exclus du paradis
et de la présence de Dieu alors qu’ils vivent corporellement.
Le méchant « mourra dans son iniquité. »(Ézéchiel,
III, 19) ou « dans son péché. »
(Ézéchiel,
III, 20). Cependant, il précise que si le pécheur se repend de son péché, il
retrouvera la vie, et si le juste abandonne la voie de la justice, alors
« dans le péché par lequel il a
péché, il mourra. » (Ézéchiel, XVIII, 24) Le prophète
Ézéchiel doit en effet proclamer ce message au peuple d’Israël avant qu’il ne
soit trop tard afin qu’il se repente de ses infidélités. La Sainte Écriture
nous révèle ainsi deux états de l’âme,
un état de vie et de mort, qui ne sont pas définitif jusqu’au jour où la
mort le fixe définitivement. Au jour de la mort cette fois-ci physique, l’âme restera définitivement dans l’état où
elle se trouve.
Or comme Dieu n’a pas fait
la mort, « Il ne se réjouit pas de
la perdition des vivants. » (Sagesse, I, 1)
La mort soudaine, la peine
des méchants ; une longue vie, la récompense des justes
Toute infidélité ou toute
offense à l’égard de Dieu seraient alors punies d’une vie de souffrance et
d’une mort précipitée. N’oublions pas ce long exode du peuple élu où il
découvre la loi de Dieu. « C’est par
la voie qu’a prescrite le Seigneur votre Dieu que vous marcherez ; afin
que vous viviez et bien vous arrive. » (Deutéronome, V, 33). S’il
demeure fidèle à sa loi, ses jours se prolongeront mais en cas d’infidélité et
d’iniquité, la fureur divine s’irritera contre lui. Telle est l’alliance entre
Dieu et son peuple.
Mais, progressivement, les
livres sacrés se tournent de plus en plus vers la responsabilité individuelle
tout en ayant encore cette vision terrestre du bonheur et du malheur. « Comme le foin », les méchants
« sécheront en un instant, et comme
les herbes légumineuses, ils tomberont promptement. »(Psaumes,
XXXVI, 2) La cessation brutale de la vie se présente comme la peine due au
péché ou encore une sanction d’une faute, c’est-à-dire comme le signe d’une mauvaise vie antérieure.
Cette vision de la mort soudaine souligne sans-doute la valeur de la vie, d’une
vie qui se transmet de génération en génération, d’une vie que la mort
interrompt brutalement. C’est sans-doute parce que la vie est un don de Dieu, et donc un bien, que la mort soudaine
apparaît comme un châtiment…
La responsabilité morale est
donc encore regardée à échéance terrestre. Il est vrai que toute transgression
de préceptes divins conduit à des châtiments terrestres. Cependant, elle ne se
réduit pas à un sens purement matériel. « Considère que je t’ai proposé aujourd’hui en ta présence la vie et le
bien et d’un autre côté la mort et le mal : afin que tu aimes le Seigneur
ton Dieu » (Deutéronome, XXX, 15-16).
La mort, un malheur
De manière générale, la mort
se présente donc comme un grand malheur
comme illustrent les obsèques, qui sont de véritables drames en Israël. Les
participants déchirent leurs vêtements, se négligent dans leur toilette, se
couvrent de cendres et de poussières… Tout contact avec le mort est aussi
considéré comme une souillure qui
les écarte des cérémonies religieuses et du peuple de Dieu. Nombreuses sont les
cérémonies qui purifient les vivants lorsqu’ils ont touché à un mort.
La Sainte Écriture nous
rappelle enfin que mort, le corps retourne à la poussière d’où il a
été tiré. « C’est à la sueur de
ton front que tu te nourriras de pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre,
d’où tu as été tiré ; tu es poussière, tu retourneras à la poussière. »
(Genèse,
III, 19) L’évocation de la mort nous ramène alors à nos origines, c’est-à-dire à
la création de l’homme. « Le
Seigneur Dieu forma donc l’homme du limon de la terre, et il souffla sur son
visage un souffle de vie, et l’homme fut fait âme vivante. »(Genèse,
II, 7) Comme Dieu a créé l’homme à partir de la terre et l’a rendu vivant par
un souffle, l’homme meurt quand Dieu lui retire son souffle. La mort illustre alors la misère humaine.
L’homme comblé d’honneur ou de gloire, ou encore de fortune, périra comme tout
homme.
La descente vers le Chéol [5],
le monde des disparus
Le Chéol est un lieu qu’on
situe en-dessous de la terre. L’âme descend en effet dans une « fosse profonde, dans des lieux ténébreux et dans l’ombre de la mort » (Psaumes,
LXXXVII, 7). Ce séjour est aussi décrit comme une caverne sombre, sans joie, ténébreuse où tous les morts, bons ou
mauvais, se rendent sans distinction. La mort rend en effet les hommes
égaux comme s’exclame Job, qui songe à rejoindre le silence avec les princes et
ceux qui bâtissent de grands palais. Tous se rejoignent dans un profond
sommeil. « Quel est l’homme qui
vivra et ne verra pas la mort ? Qui retirera son âme de la main de
l’enfer ? » (Psaumes, LXXXVIII, 49) Il semble en
effet que personne ne peut revenir de Chéol même si certains versets semblent
affirmer le contraire.
Les morts demeurent dans un
étrange repos, sans consolation ni joie, sans souffrance ni activité. « Parce que l’enfer ne vous glorifiera pas, ni
la mort ne vous louera ; ceux qui descendent dans la fosse, n’attendront
pas votre vérité. »(Isaïe, XXXVIII) Dieu ne se souvient
pas des morts et les laissent dans l’oubli. Ils sont dans le royaume des ombres et Dieu « anéantit toute leur mémoire » (Isaïe, XXVI, 14). Le
Chéol est ainsi le monde des disparus.
Pourtant, « l’enfer et la perdition
sont à nu devant le Seigneur » (Proverbe, XV, 11). Dieu y est bien
présent. « Où fuirai-je devant votre
face ? SI je monte au ciel, vous y êtes, si je descends dans l’enfer, vous
y êtes présent. » (Psaumes, CXXXVIII, 7-8). Les
relations entre les disparus et Dieu ne sont finalement pas très claires.
En fait, les auteurs sacrés
utilisent de nombreuses métaphores pour décrire le Chéol. La descente du mort
vers la poussière ressemble fort à l’image du cadavre dans son sépulcre. La
tombe n’est pas seulement l’accès au « monde
des disparus », elle est déjà la « fosse ». Le corps sans vie rejoigne le caveau quand l’âme est
dans le Chéol. Les textes passant ainsi d’une image à l’autre expriment non
seulement une angoisse mais aussi une certitude, la permanence de l’homme après
la mort en dépit d’un corps qui se corrompt et se décompose. Leur sépulcre leur
apparaît alors comme l’image de ce qu’ils attendent après la mort…
Justice au-delà de la mort
Au temps de l’exil, s’impose
en effet l’idée qu’à leur mort, les
hommes seront jugés selon leurs œuvres et connaîtront un sort différent dans
l’au-delà. « Les justes vivront
éternellement » (Sagesse, V, 16). L’éternité est leur
récompense. Ils ne vivront pas seuls. Ils seront auprès du Seigneur. « Ils recevront le royaume d’honneur et le
diadème d’éclat de la main du Seigneur » (Sagesse, V, 17). Et les
méchants n’auront aucun espoir. Ils savent que c’est par leur méchanceté qu’ils
ont été consumés.
La résurrection des justes
pour la vie éternelle, la résurrection des méchants pour la réprobation
éternelle
Le deuxième livre des
Maccabées, qui achève l’Ancien Testament, nous laisse une brillante
manifestation de l’espérance qui habite les fidèles de Dieu. Sept frères d’une
même famille vont souffrir le martyr devant leur mère pour avoir refusé de
renier leur foi. À tour de rôle, avant de mourir, chacun réaffirme ce qu’il
croit face à leurs bourreaux. Tous
proclament leur espérance en la résurrection future pour une vie éternelle.
« À la vérité, vous le plus criminel
des hommes, vous nous détruisez dans la vie présente ; mais le roi du
monde nous ressuscitera à la résurrection de la vie éternelle, nous morts pour
ses lois. »(2ème livre des Macchabées,
VII, 9) Et quand vient son tour, le dernier des frères, n’oublie pas ce qui est
attendu des bourreaux pour leurs crimes : « vous subirez les justes peines de votre orgueil. »(2ème
livre des Macchabées, VII, 26)
Ainsi, l’au-delà n’est plus
un lieu sans retour. Les hommes devront
ressusciter mais pour des destins différents selon les œuvres qu’ils auront
réalisés de leur vivant. Ils se lèveront de la poussière, les uns pour la
vie éternelle, les autres pour une réprobation éternelle. Pour les unis, la
mort leur ouvre la porte à une nouvelle naissance, une nouvelle vie, pour les
autres, à une seconde mort.
Conclusions
Puis, comme le soulignent de
nombreux commentaires, l’enseignement
sur la mort et l’au-delà évolue graduellement, se précisant, s’éclairant peur à
peu. Le Pentateuque et les livres de Josué, des Juges
et des Rois ne distinguent pas clairement le sort des justes et des
impies après la mort, demeurant ensemble dans un lieu ténébreux. Les livres
moraux comme Job, les Psaumes, l’Ecclésiaste et les Proverbes
considèrent surtout le malheur des justes. Ils savent que le véritable bonheur
n’est pas ici-bas mais après la mort. Mais s’ils affirment les récompenses des
justes, ils proclament alors implicitement la punition des méchants. Enfin, les
prophètes affirment la responsabilité individuelle en face des vérités
éternelles. Ils nous révèlent qu’après la mort, chacun sera jugé selon les
œuvres qu’il a réalisées au cours de son existence, la vie éternelle pour les
justes, le malheur éternel pour les méchants.
Le sort de chaque individu
après la mort dépend de son état spirituel au moment où elle arrive. Mais rien
n’est définitif tant que l’homme reste vivant ici-bas, sachant que Dieu ne veut
pas la mort du pécheur ou la perdition du juste. Puis, comme l’ont aussi
nettement affirmé les prophètes et surtout la profession de foi des frères
Macchabées, tous les morts ressusciteront, les justes pour vivre éternellement,
les méchants pour la réprobation éternelle. Depuis Daniel, nous savons que les
damnés eux-mêmes ressusciteront…
Ces vérités révélées
imprègnent suffisamment la foi du peuple juif que Notre Seigneur Jésus-Christ est
entendu quand Il évoque la mort dans ses paraboles et dans son enseignement. Il
est aussi entendu quand Il traite du sort qui attend les justes et les
méchants. Mais, son enseignement élève encore davantage notre esprit et éclaire
notre chemin. Non seulement il nous met
en garde sur nos choix dont dépend notre éternité et sur notre responsabilité,
donnant ainsi sens à notre vie et à notre mort, mais il nous indique aussi
clairement la bonne voie, celle qui conduit au bonheur éternel, ainsi que
les moyens pour y arriver puisqu’Il a vaincu la mort et qu’Il est ressuscité
des morts…
Notes et références
[1] Mots prononcés par
Saint François de Borgia face au cadavre défiguré de l’impératrice Isabelle.
[2] Platon, Phédon,
Tome I, 68a, traduit par Victor Cousin, dans Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin, tome I, 1903.
[3] Platon, Phédon, tome I, 65b.
[4] Voir Émeraude, septembre 2021, article "La conception chrétienne de la mort".
[5] Le terme de « Chéol » est parfois écrit « Schéol » ou « Shéol », et plus exactement « se’ôl ».
[6] Voir II, Macchabée,
XIV, 46.
[7] Mgr Bernard Bartmann,
Précis
de théologie dogmatique, tome II, livre VI, §213, éditions Salvator,
1946.