Le XVIIe siècle est sans-doute
un moment crucial dans notre histoire. C’est le siècle de Louis XIV, siècle de
mutation, où s’annoncent tant de progrès dans les sciences. La Renaissance
s’éteint lentement et laisse sa place au temps modernes. Après la révolution
religieuse que déclenche Luther au siècle précédent, d’autres révolutions se
préparent. Descartes invente son dualisme radical[1]
quand des savants fondent de nouvelles sciences. C’est un temps de rupture
et de renouveau. La science n’en est pas la seule bénéficiaire. La vision
que l’homme a de sa nature fait aussi peau neuve. L’homme, est-il encore
considéré comme l’union ordonnée d’une âme et d’un corps ?
Nous ne pouvons donc
poursuivre notre étude sur la nature humaine sans nous rendre au XVIIe siècle
pour entendre ceux qui pratiquent, étudient et élèvent la médecine. Notre but
n’est pas de présenter une histoire de la médecine, dont nous sommes bien
incapables, mais de percevoir comment la vie était perçue et comment cette
perception a évolué…
Hippocrate, une médecine au
service de la vie
Né vers 460 avant
Jésus-Christ, au temps de la splendeur d’Athènes, Hippocrate est le successeur
d’une longue lignée de médecins. Il appartiendrait à l’illustre famille des
Asclépiades qui assurent le culte du dieu Asclépios, dieu de la médecine. Il
est naturellement instruit de la médecine ancestrale telle qu’elle est
enseignée dans les temples. Mais, il ne se contente pas de cet héritage. Il
mène un long voyage à travers le monde grec et l’Égypte pour enrichir ses
connaissances. Il revient à Athènes où il parvient à éteindre une épidémie de peste
qui décime la population puis, il fonde une école d’enseignement qu’il dirige
jusqu’à sa mort.
Nous pouvons encore ajouter
d’autres règles morales qu’a édictées Hippocrate et qui décrivent un médecin
simple, décent et affable. « Lorsque
vous serez appelés à disserter sur votre travail, n’employez jamais de grands
mots et bannissez les discours pompeux. »[4]
Et « si vous aimez l’homme, vous
aimerez votre art. »
Hippocrate dicte des
principes moraux en raison du pouvoir que détient le médecin. Son savoir et ses
compétences sont en effet considérables. Il peut guérir ou faire mourir. Il
peut apporter la vie ou la mort. En outre, les cœurs, les familles et les demeures
s’ouvrent devant lui. Par négligence, indiscrétion ou par abus d’autorité, le
médecin peut alors introduire du mal et des peines. Il peut aussi être aveuglé
par la gloire que peut lui apporter son enseignement, la soif de la richesse ou
commettre une imprudence qui peut tuer une réputation et abîmer l’honneur d’une
famille. Hippocrate est donc conscient de l’autorité que possède le médecin
dans la citée et auprès des malades. C’est pourquoi il doit être seulement
guidé par l’amour à l’égard de la vie et de l’homme, un amour qui prime sur
tout, y compris sur les soins qu’il doit apporter. En un mot, si le médecin
doit chercher à guérir le malade, la guérison est soumise à des règles
morales dont le principe fondamental est le respect de la vie puis celui du
malade.
Hippocrate et l’humorisme
Selon sa théorie, l’homme
est alors malade lorsqu’un de ces quatre éléments est trop abondant ou altéré.
Le traitement de la maladie consiste alors à ramener l’équilibre dans le
corps par l’expulsion de l’élément en trop ou par l’absorption de l’élément
déficitaire. La cause de la maladie repose donc sur un déséquilibre ou un
désordre auquel le médecin doit remédier.
La doctrine d’Hippocrate prend
en compte le corps dans sa totalité dans une approche holistique.
Hippocrate s’intéresse aux symptômes généraux, tels la modification du sommeil,
l’aspect physique, le caractère, la sueur, les urines et les selles... Pour
soigner le malade, il utilise des traitements à base de matière minérale,
végétale et animale tout en se préoccupant de l’influence des facteurs externes
au corps, comme les phénomènes météorologiques et l’alimentation. « Il faut non seulement faire soi-même ce qui
convient, mais encore faire que les malades, les assistants, et les choses
extérieures y concourent. » Selon la pensée d’Aristote, selon laquelle
toute chose tend vers son bien, Hippocrate précise que le corps tend vers
l’état de santé ou encore l’état de perfectionnement naturel selon des
processus internes au corps, qualifiés alors de naturels. Cette idée de
finalité n’a de sens que s’il existe un principe à l’origine. En effet, pour
Hippocrate, l’âme est le principe de vie.
Finalement, un mauvais usage
des éléments ou des activités du corps, ou encore des passions de l’âme,
peuvent être à l’origine des maladies. À partir du XIIIe siècle, reprenant
l’enseignement d’Hippocrate, nombreux sont les médecins qui mettent en œuvre
des régimes préventifs, toujours en usage au XVIIe siècle. Le corps doit
être disposé selon les lois de la nature afin d’éviter tout déséquilibre.
Finalement, Hippocrate nous
montre que si la médecine qu’il exerce s’appuie sur l’observation et des
compétences, elle se fonde aussi sur un enseignement qui s’appuie sur une
philosophie de la nature, sur une conception de la vie et de l’homme. Ses
aphorismes et son serment nous montrent qu’elle ne se réduit pas non plus à des
soins ou à des remèdes. Elle est aussi soucieuse de la vie humaine sous toutes
ces formes, une vie qui prime sur le traitement de la maladie. Elle est aussi
consciente des dangers que présente cet art, dangers à l’égard des malades et
leur famille mais aussi pour le médecin lui-même, tenté de trouver dans son art
le moyen de se glorifier et de s’enrichir. La finalité du médecin n’est ni ses
intérêts ni la maladie elle-même mais la vie et le malade ainsi que ses
proches.
Galien, l’autre référence
incontournable
La doctrine d’Hippocrate a
été enrichie par un des plus grands médecins de l’antiquité, Galien. D’abord
philosophe et ensuite médecin, notamment auprès d’une école de gladiateurs, il
est surtout célèbre pour son enseignement de l’anatomie et ses capacités de
diagnostic médical. Il devient le médecin de l’empereur Marc-Aurèle et de ses
fils avant de voyager.
Toute chose doit atteindre
une finalité. Chaque organe est alors défini par sa fonction. Un
dysfonctionnement au niveau de l’organe est alors à l’origine de celui du
corps. La connaissance anatomique associant organes et fonctions est
donc essentielle pour déterminer la cause d’une maladie. Galien divise alors le
corps en parties selon les principes de la physique aristotélicienne. Les
pathologies sont aussi organisées en fonction des parties corporelles.
La doctrine a ensuite été
enrichie, notamment par le savant Avicenne. Les traitements qu’il propose, sont
à base essentiellement de plantes médicinales.
Une autorité toute relative
En effet, Hippocrate et
Galien sont devenus les maîtres incontestés de la médecine comme le
montre la présence de nombreuses éditions dans les bibliothèques des médecins
au XVIe siècle. Dans celle du médecin lyonnais Henri Gras, parmi les 8500
volumes que contient sa bibliothèque, nous pouvons trouver 25 éditions
d’Hippocrate, 24 de Galien[6].
Nombreux sont ceux qui traduisent puis commentent les textes anciens. Il est
rare de voir un texte médical qui ne recourt pas à ces médecins antiques mais
comme le montre une thèse[7],
le recours à ces autorités incontestables servent souvent à légitimer une
doctrine bien différente de la leur et à s’assurer d’un succès commercial.
Le recours nécessaire à
l’autorité des savants antiques pour paraître sérieux et légitime est un
signe indéniable de la domination de l’aristotélisme antique. Mais, en
mettant en exergue les auteurs anciens et l’antiquité au détriment des
connaissances acquises, la Renaissance enfermerait-elle les savants dans le
dogmatisme comme le supposent certaines études ? « La physique aristotélicienne, dans le versant biologique porté
par Galien, offre au XVIIe siècle un cadre de pensée dans lequel s’inscrivent
la grande majorité des auteurs. »[8]
La fidélité à un art et à
une philosophie
Quel que soit l’art
pratiqué, préventif ou thérapeutique, le médecin, le pharmacien ou le
chirurgien ont ainsi toujours recours à des recommandations et à des conseils
de vie selon les principes hippocratiques. Cherchant à utiliser la nature
pour soigner son malade, par des régimes notamment, ils l’inscrivent dans
son environnement naturel, réduisant au minimum son intervention selon le
principe du juste milieu, principe si cher à l’aristotélisme. « Il s’agit finalement d’être modéré aussi
bien dans les soins prodigués que dans le mode de vie choisi. »[9]
Fondé sur ces principes et
sur l’observation du mode de vie de l’homme, les remèdes s’appuient sur un
régime alimentaire simple et modéré, sur l’équilibre du sommeil, sur une vie
tempérante, à la portée de toutes les bourses. Quoique très efficaces, ces
remèdes ne requièrent pas de grandes compétences médicales et n’engendrent pas
de grands risques de maux. En un mot, l’hygiène de vie est un remède préventif
et thérapeutique en usage par tous ceux qui cherchent à soigner un malade.
Ceux-ci se veulent l’allié de la nature. Cependant, nous pouvons noter une
évolution majeure dans la pensée. La nature est étudiée, répertoriée et classée
pour qu’elle soit au service de l’homme, ce qui explique l’essor prodigieux de
l’histoire naturelle. Le savoir antique est de plus en plus enrichi et corrigé selon
une perspective utilitariste.
À la recherche de la
finalité
Le finalisme de Galien est
aussi repris à travers les œuvres de la Renaissance qui soulignent la
rationalité de la nature. Tout ouvrage d’anatomie précise la fonction et
l’utilité des organes. Avec l’amélioration des connaissances du corps humain,
grâce notamment aux dissections, la topologie du corps est améliorée, enrichie
et précisée. L’anatomie fait en effet de grands progrès à partir du XVIe
siècle. « Le corps, bien que résumé
et ordonné en des typologies organiques précises, est en réalité la somme d’un
très grand nombre de parties, porteuses d’autant de fonctions, de tempéraments
et de facultés, susceptibles d’être dévoyés en cas de maladie. »[10]
Les savants cherchent et identifient la localisation des organes responsables
de telles fonctions et à l’origine d’un dysfonctionnement ou d’un déséquilibre.
Ce travail permet ainsi d’élaborer une typologie des causes, de nature
humorale, mécanique ou pneumatique, et de les ordonner. Ainsi, en détectant la
fonction défectueuse, les praticiens appliquent un traitement adapté.
Au-delà du soin des corps,
les médecins cherchent à répondre à la question de « pourquoi ».
Ils veulent ainsi expliquer la nature. Pour cela, ils mènent des
expériences médicales et pratiquent assidûment la dissection, apportant des
arguments à leur théorie. Mais comme le note William Harvey (1578-1657),
l’expérience à laquelle il recourt pour découvrir la circulation du sang ne
constitue pas en soi un argument suffisant. Il utilise aussi des arguments
philosophiques pour y parvenir.
Et l’âme, que devient-elle ?
L’anthropologie chrétienne est
le cadre de pensée dans lequel les savants effectuent leurs recherches. L’âme
est principe de vie, de nature immatérielle, spirituelle et finalement
immortelle. Au contraire des autres organismes vivants, elle est rationnelle.
C’est pourquoi la doctrine chrétienne ne cherche pas à localiser l’âme.
Les médecins n’ignorent pas
l’âme. Selon Ambroise Paré, « étendue par toutes les parties du corps, elle est toutefois tout
entière en chacune des parties, et une en soi, ayant plusieurs facultés,
puissances, vertus et opérations en diverses parties du corps »[11].
Elle « vivifie le corps »,
« juge et sépare le vrai d’avec le
faux » ou encore est à l’origine de la volonté. Considérant l’âme
« incorporée », elle
« n’occupe point de lieu par
extension corporelle ». Nous retrouvons cette conception de l’âme chez
les médecins André du Laurens, ou encore de la Framboisière. Les aveugles ne
suivent pas aveuglement le galénisme.
En outre, conscient de
l’unité du corps et de l’âme, les médecins savent que le soin de l’homme
passe par la guérison du corps et par celle de l’âme. Certes, ils savent
que le soin du corps relève de leurs compétences mais ils ne peuvent être
indifférents au soin de l’âme.
Une controverse instructive
Opposé à la pensée
aristotélicienne, Descartes « réfute les causes finales au profit des causes efficientes. C’est
pourquoi il n’y a pas de différence de nature entre une horloge ou une fontaine
et le corps vivant. […] Ainsi la
controverse entre Descartes et Harvey sur le sang marque une pluralité de
rationalités. Son véritable enjeu réside dans la capacité à pouvoir discriminer
entre deux représentations de la vie, deux métaphysiques et deux
ontologies. »[12]
Néoplatonicien, Riolan s’oppose à Harvey à partir de l’esthétisme si
cher à Platon. En outre, contrairement à Harvey qui ne cherche pas à mieux
connaître Dieu dans ses expériences, voyant simplement une compatibilité entre
ses observations et sa foi, Riolan veut plutôt « accomplir la théologie parfaite en saisissant la finalité des parties
du corps » à partir d’une conception platonisante de la vie.
La science soumise à la théologie ?
En outre, le savant n’est
pas seulement médecin ou cloisonné dans un espace de savoir, ignorant ce
qu’il se passe en dehors de son cercle. Il est aussi philosophe, théologien,
mathématicien, physicien, etc. Formé par l’Université de Padoue, William Harvey
puise dans ses observations, des œuvres arables et occidentales, les éléments
qui lui permettront de découvrir la circulation du sang. Il est aussi
philosophe.
Enfin, les médecins sont conscients
de la limite de leur art et de leur connaissance. Dans la préface d’un de
ses ouvrages, publié en 1525, Ambroise Paré tourne son regard vers Dieu.
« Je le pansai, Dieu le guérit. »
Les médecins n’oublient pas en effet Dieu. Ils savent par leur expérience et
leurs connaissances qu’Il ne peut être oublié. Comment peuvent-ils L’ignorer
quand la « construction admirable »
du corps renvoie nécessairement à « l’art
admirable du Créateur »[14]
comme s’exclamait déjà Galien en son temps païen ? Les merveilles de la
nature et du corps humain sont autant de signes de la perfection de Dieu.
Rares sont en effet les médecins qui n’exaltent pas la beauté et le raffinement
de la physiologie humaine.
Conclusions
Leurs connaissances sont
guidées par les principes et les théories d’Hippocrate et de Galien. Ceux-ci dominent
de manière incontestable la médecine du XVIIe siècle sans néanmoins imposer aux
savants un carcan rigide. Ils n’empêchent pas non plus les progrès de la
connaissance et de la médecine. Notons que la médecine exercée et enseignée
porte sur l’homme dans sa totalité et au sein de son environnement.
L’engouement excessif auprès des savants antiques au cours de la Renaissance
les rend néanmoins incontournables pour légitimer une thèse. Ces principes et
ces théories restent néanmoins compatibles avec la conception chrétienne de la
vie.
Les théories se développent
aussi avec les expériences médicales et l’observation selon des méthodes
scientifiques de plus en plus méthodiques, apportant de nouvelles connaissances
et un réel progrès dans le traitement des maladies. La science médicale se
fonde donc sur une philosophie naturelle et l’empirisme. Conscients de leurs
propres limites et de leurs pouvoirs, les savants demandent un juste
équilibre entre la théorie et l’empirisme, entre la pratique et la morale
chrétienne.
Mais, comme le révèlent
certaines controverses, une véritable révolution s’annonce dans les
connaissances médicales et dans le savoir de manière générale, non pas parce
qu’elles vont impliquer un changement dans la conception de la vie mais parce
que de nouvelles conceptions de la vie vont réorienter le savoir et ses
fondements. La modernité va rompre l’équilibre entre raison et empirisme,
éloignant probablement l’homme de la nature, oubliant qu’il est un tout…
Notes et références
[1] Voir Émeraude,
mai 2021, article, « Descartes, une nouvelle conception de l'homme, de
l'âme et de la vie ».
[2] Hippocrate, Serment,
texte grec ancien, traduit par Émile Littré.
[3] Hippocrate, Préceptes,
9, Collection hippocratique.
[4] Hippocrate, De decente habitu.
[5] La médecine de la Renaissance du XIVe et du XVIe siècle, à partir
d’Histoire de la médecine, Bariéty M.
et Coury Ch., Fayard, 1963, accessible le 20 mai 2021, medarus.org.
[6] Voir Le corps malade, entre pléthore et
corruption, écrits médicaux et religieux au XVIIe siècle, Cécile
Floury-Buchalin, thèse de doctorat, tenue à Lyon le 11 décembre 2020.
[7] Voir Le corps malade, entre pléthore et
corruption, écrits médicaux et religieux au XVIIe siècle, Cécile
Floury-Buchalin.
[8] Cécile
Floury-Buchalin, Le corps malade, entre
pléthore et corruption, écrits médicaux et religieux au XVIIe siècle.
[9] Cécile Floury-Buchalin,
Le corps malade, entre pléthore et
corruption, écrits médicaux et religieux au XVIIe siècle.
[10] Cécile
Floury-Buchalin, Le corps malade, entre
pléthore et corruption, écrits médicaux et religieux au XVIIe siècle.
[11] Ambroise Paré, Les œuvres de M.
Ambroise Paré conseiller, et premier chirurgien du Roy, 1633, dans Cécile
Floury-Buchalin, Le corps malade, entre
pléthore et corruption, écrits médicaux et religieux au XVIIe siècle.
[12] Sarah Carvallo.
La circulation sanguine comme pierre de touche : Harvey, Riolan, Descartes,
Lato Sensu, revue de la Société de philosophie des sciences,
Société de philosophie des sciences, 2016, 3, hal.archives-ouvertes.fr.
[13] Ian Maclean, Corps et âme selon les médecins et les
théologiens du XVIe siècle : le conflit des facultés, Annuaire de l’École pratique des hautes
études, section de sciences historiques et philologiques, 139, 2008.
[14] Galien, Œuvres médicales choisies, De l’utilité des parties, livre XIV.
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