Frappés si durement, les
hommes se sentant menacés dans leur existence, des mesures terribles ont été appliquées,
réduisant leurs relations sociales, empêchant les uns de bâtir leur avenir, les
autres de vivre de leur travail, jusqu’à dépendre leur liberté à une feuille de
papier. Tout ce qui fait que l’homme est homme a ainsi fait l’objet de
restriction. Qu’est alors devenu ce moi tant exalté il y a quelques temps
encore ?
L’État s’est mis à la place
de chacun, définissant ce qui lui était essentiel, y compris dans
l’exercice du culte et de la piété. Si certaines manifestations ont révélé une
certaine résistance à son pouvoir, si un murmure n’a pas cessé de se lever, la
majorité de nos contemporains sont restés silencieusement soumis à ses décrets.
Les mesures drastiques ont certes parfois été remises en cause, souvent bien
légitimement devant les incohérences et les maladresses constatées mais dans
son ensemble, la société a suivi sagement, docilement. La République a
vite oublié les mots qui ornent les frontons de ses palais…
Pourtant, tout cela ne peut
guère surprendre un observateur avisé. Comment l’État pourrait-il en effet agir
autrement quand nos contemporains confondent bonheur et bien-être, quand il ne
voit sa fin que dans un corps sain et parfait, quand l’homme n’est finalement réduit
qu’à un corps ? La mort et la souffrance sont alors pour lui le pire des
maux tolérables. L’épidémie a ainsi mis l’État devant une logique imparable
au point de remettre en cause ses fondements. Mais pouvons-nous en effet
réduire l’homme à un corps et donc sa fin à la mort ?
Une question fondamentale
Qu’est-ce que la vie ?
Comment l’homme est-il homme vivant, c’est-à-dire un être animé de la
vie ? La question revient en effet à identifier le principe de vie qui
explique qu’une chose soit vivante. L’Église nous enseigne que l’âme est ce
principe. C’est par elle que l’homme est homme vivant. Lorsque l’âme quitte
le corps, celui-ci n’est plus alors qu’un cadavre. Contrairement à ce que nous
pourrions croire, cet enseignement n’est pas propre au christianisme. Aristote
en était aussi convaincu.
Cependant, ne croyons pas
que le christianisme a épuisé sa conception de l’homme à partir de la pensée
grecque. Certes, Saint Thomas d’Aquin a donné de belles leçons de vérité en
interprétant chrétiennement la pensée d’Aristote, mais il a surtout montré que
la raison confirme et complète merveilleusement ce que la foi nous dit de
l’homme.
Dans les différents combats
que les chrétiens ont menés pour la préserver de l’erreur, l’Église a aussi
précisé sa pensée et éclairci sa conception de l’homme. La raison n’est pas
en effet l’apanage des philosophes grecs. Lorsqu’elle a été conduite à définir
ce qu’était Notre Seigneur Jésus-Christ, elle est revenue nécessairement sur ce
qui fait que l’homme est homme. La première définition officielle que l’Église
donne à la nature humaine est en effet inscrite dans la définition de Notre
Seigneur Jésus-Christ au concile d’Éphèse en 431.
Spiritualiste, vitaliste ou
mécaniste ?
Pourtant, des biologistes de
renom sont convaincus que la science ne peut répondre à cette question.
Écoutons d’abord l’éminent scientifique François Jacob (1920-2013) qui avoue l’impuissance
de la science à définir ce qu’est la vie
lors d’une conférence tenue le 1er janvier 2000. « Depuis qu’il y a des hommes et qu’ils
pensent, ils ont dû se poser une telle question. Chacun apprend rapidement
qu’il est, tôt ou tard, destiné à mourir. […] Chacun sait que la vie est un état éphémère. Chacun voudrait bien
savoir en quoi il consiste. Le malheur
est qu’il est particulièrement difficile, sinon impossible, de définir la vie. »
Il est vrai que nombreux
sont ceux qui ont recherché à la définir. De manière classique, nous pouvons
classer les définitions de la vie selon trois grandes familles.
La première, dite spiritualiste,
considère que le principe de vie est un être ou une substance à part entière,
de nature spirituelle ou immatérielle, généralement désigné sous le terme
d’« âme », ce qui soulève
alors son positionnement par rapport au corps qui n’est que matière. Distincte
de lui, l’âme est-elle juxtaposée au corps, posant alors inévitablement le
dualisme au cœur de la vie ou unie à lui pour former un seul être ?
La seconde famille, dite vitaliste,
rassemble ceux qui définissent le principe de vie comme une force
particulière, une force vitale à la manière de la force gravitationnelle. Le
problème revient alors à identifier le principe et la nature de cette force.
Enfin, à l’image d’une
montre qui fonctionne toute seule, la dernière famille, dite mécaniste,
définit le principe de vie dans l’organisation du corps, dans les lois qui
s’appliquent à la matière. La vie réside finalement dans la matière.
Une question sans réponse
pour le scientifique ?
Sa position rappelle celle
d’un autre éminent biologiste, Claude Bernard (1813-1878), qui,
lui-aussi, dénie à la science la capacité de connaître le principe de la vie,
le réduisant à une notion métaphysique qui lui paraît subjectif. « La force vitale, la vie, appartiennent au
monde métaphysique ; leur expression est une nécessité de l’esprit :
nous ne pouvons nous en servir que subjectivement. Notre esprit saisit l’unité
et le lien, l’harmonie des phénomènes, et il la considère comme l’expression
d’une force ; mais grande serait l’erreur de croire que cette force
métaphysique est active. […] Ce sont
là des conceptions métaphysiques nécessaires, mais qui ne sortent point du
domaine où elles sont nées, et ne viennent point réagir sur les phénomènes qui
ont donné à l’esprit l’occasion de les créer. »[2]
C’est ainsi qu’il exclut la métaphysique de la physiologie[3]
puisqu’« aucune science
expérimentale ne connaît autre chose que les conditions physico-chimique des
phénomènes ». C’est pourquoi, continue-t-il, l’étude des phénomènes de
la vie doit être étudiée comme celle de tous les autres phénomènes de la
nature.
Il est donc inutile de
vouloir chercher à définir ce qui fait que la plante, l’animal ou l’homme est
un être vivant. « Nulle part on
n’atteint les causes premières ; les forces physiques sont tout aussi
obscure que la force vitale et tout aussi en dehors de la prise directe de
l’expérience. On n’agit point sur ces entités, mais seulement sur les
conditions physiques ou chimiques qui entraînent les phénomènes. Le but de
toute science de la nature, en un mot, est de fixer le déterminisme des
phénomènes. » Rejetant toute définition et toute recherche de cause
première, Claude Bernard demande à la science de la vie de ne révéler que
les rapports entre les phénomènes et leurs conditions, ce qui appelle
« la causalité immédiate ».
Notons deux points. D’une
part, Claude Bernard semble uniquement s’attaquer à la conception vitaliste
de la vie, très en vogue à la fin du XIXe siècle. D’autre part, il nous
renvoie à une forte tendance philosophique qui donnera naissance au début du
XXe siècle à la phénoménologie de Husserl selon laquelle la réalité
n’est accessible qu’à travers ses phénomènes. L’être en soi est différent de
l’être tel qu’il se montre. Or seul le second est accessible à la connaissance.
Par conséquent, il ne peut avoir qu’une science des phénomènes et non une
science de l’être et de la vérité comme l’a enseignée Fichte (1762-1814).
Finalement, la biologie ne serait pas la science de la vie mais plutôt la
science de ces phénomènes.
Une science exacte et
autonome
Cependant, la physiologie
est distincte de la physique ou de la chimie. Elle a ses propres lois et ses
méthodes propres. Par conséquent, elle est une science indépendante.
Claude Bernard cherche donc à constituer la physiologie comme une science
autonome animée par une idée fixe, le déterminisme. « Il est illusoire de prétendre remonter aux
causes des phénomènes par l’esprit ou par la matière. Ni l’esprit ni la matière
ne sont des causes. Il n’y a pas de causes aux phénomènes. »[4]
Dans la science, la notion de cause n’a pas de sens. La science ne se préoccupe
que de fixer les conditions des phénomènes, d’en prévoir l’apparition et de la
provoquer. Le déterminisme « ne nous
rend pas compte de la nature ; il nous en rend maîtres. » Par
conséquent, Claude Bernard conclut : « le déterminisme est donc la seule philosophie scientifique
possible. »
Ainsi, tout en excluant la
métaphysique de son domaine, le scientifique prend une position philosophique :
il s’interdit à rechercher le pourquoi des choses. Comme la notion de principe
ne relève pas de la science, il y exclut tout principe de vie en tant que
scientifique mais aussi philosophe…
Les limites de la science de
la vie
Également conscient de la
faiblesse de la science, Claude Bernard remet en cause la vérité dite
scientifique. Celle-ci n’est qu’approximative. « Quand nous faisons une théorie générale dans nos sciences, la seule
chose dont nous soyons certains c’est que toutes les théories sont fausses,
absolument parlant. Elles ne sont que des vérités partielles et provisoires,
qui nous sont nécessaires comme les degrés sur lesquels nous nous reposons pour
avancer dans l’investigation. »[5]
Les connaissances
s’améliorent sans jamais accéder à la vérité. Claude Bernard s’oppose alors à
l’élaboration de tout système en science car elle brise la marche de la science
vers la vérité. Il souligne la tentation du physiologiste de vouloir trop
faire confiance en son raisonnement qui le conduit « à une fausse simplification des choses »,
une foi déraisonnable en la raison qui « tient à l’absence du sentiment de la complexité des phénomènes
naturels. »
Cependant, en excluant la
vie du champ de périmètre de la science, il est tentant aussi de l’exclure de
la réalité. Si Claude Bernard exclut la question de la nature de la vie du
périmètre de la physiologie, d’autres scientifiques n’hésitent pas à en réfuter
clairement son existence. « Notre
connaissance des phénomènes de la vie s’améliore suffisamment pour que nous
commencions à connaître leurs caractères, et pour que nous voyions leur spécificité
dans la subordination à un édifice matériel d’une complexité et d’une
délicatesse prodigieuses. En dehors de tels édifices, nous ne voyons aucune
manifestation des phénomènes de la vie, et nous en arrivons à considérer les
actes vitaux comme étant à la fois la condition et la conséquence de
l’évolution qui a conduit à ses structures. […] Jusqu’à preuve du contraire, il n’existe aucun principe vital, aucun
fluide vital, aucune force vitale. […] Nous
pourrions renoncer à utiliser le terme de vie pour caractériser ce mode
d’existence et de fonctionnement, ce mode supérieur de mouvement de la matière,
et c’est dans ce sens que nous produisons l’assertion paradoxale : la vie
n’existe pas. »[6]
La vie n’existe pas ?
Une telle conviction ne peut
guère nous surprendre. Si nous avons une foi inébranlable en la science de la
vie, la considérant comme science exacte, et en même temps nous excluons de son
périmètre toute question sur la nature de la vie, sur sa cause et donc sur son
principe, la notion de vie perd alors tout sens, toute réalité. Nous
finissons par être convaincu qu’elle n’existe pas. Comme le proclame Kahane, ce
n’est qu’un mot qui ne désigne que notre façon de voir. Telle est l’erreur
qu’ont commis les positivistes. « L’erreur
des positivistes était d’avoir pensé que la découverte des causes prochaines
les amènerait à la connaissance des causes premières, et s’étant aperçu que
jamais, par cette voie, ils ne pourraient sortir du monde sensible, ils se sont
cantonnés dans celui-ci comme dans le seul compréhensible et ont nié tout ce
qui n’est point matière et ne peut se laisser appréhender par les sens. Ils ont
péché par orgueil comme Descartes et n’ont voulu recevoir d’autre lumière que
d’eux-mêmes. »[7]
Néanmoins, cette erreur
fondamentale du positivisme est instructive. Elle nous enseigne à ses dépens que
le principe de vie ne relève pas du sensible ou du monde matériel. Il
n’est pas accessible dans un laboratoire ou au bout d’un scalpel. Si le déterminisme
scientifique peut s’appliquer sur la matière et a montré une réelle efficacité
dans la médecine en élaborant des modèles efficients, il ne peut guère apporter
de certitude et de base solide dans un domaine qui ne relève pas des phénomènes
physico-chimiques. Par conséquent, tout ce qui ne relève pas du sensible est
inaccessible à la méthode expérimentale. Le scientifique est finalement
incapable de répondre à la question : « qu’est-ce que la vie ? ».
Conclusions
Nous pouvons, ou plutôt nous
devons remettre en cause la légitimité des scientifiques lorsqu’en
tant que scientifiques ou spécialistes de la science de la vie, ils
interviennent dans des questions fondamentales sur l’homme, sur la
naissance ou la fin de vie, sur nos comportements, sur nos besoins essentiels. Il
est encore plus terrible de s’appuyer sur des résultats scientifiques pour
adhérer à des théories qui portent sur la vie. La théorie des genres en est un
exemple caractéristique. Toutes les théories pseudoscientifiques sur l’origine
de la vie sont par conséquent caduques. Encore de nos jours, dans l’épreuve que
nous subissons, nos chefs d’État demandent à ces scientifiques de les
conseiller dans des décisions qui touchent profondément notre vie. La question
que nous nous posons nous conduit donc à bien distinguer et délimiter les
domaines de compétences de chacun et par conséquent la sphère dans laquelle
il peut légitimement intervenir. Pouvons-nous réduire la vie à ses
manifestations de nature physique ou chimique au point de croire que la
matière porte en elle-même la vie, la crée et la fait développer par
enchantement ?
La recherche du bonheur, c’est-à-dire
celle de la plénitude d’être, c’est-à-dire de la vie, ne peut se passer d’une
question fondamentale : qu’est-ce que la vie ? Si la science ne peut
y répondre, se contentant d’examiner ses phénomènes, elle ne peut non plus, à
elle-seule, nous apporter une réponse à notre quête. La biologie et les
autres sciences de la nature ne peuvent donc diriger notre morale, c’est-à-dire
nous dire comment nous devons vivre. Notre regard doit dépasser les modèles
scientifiques qui, par essence, ne reflètent la nature qu’imparfaitement.
Notes et références
[1] François Jacob,
discours d’ouverture de la conférence Qu’est-ce que la vie ?, 1er
janvier 2000, dans Qu’est-ce que la vie ?, article Science et vie,
19 juin 2018, mise à jour 19 novembre 2018, accédé le 18 janvier 2021, science-et-vie.com.
[2] Claude Bernard, Leçons
sur les phénomènes de la vie commune aux animaux et aux végétaux, tome
I, 2ème édition conforme à la première, librairie J.-B. Baillière et
fils, 1885, source Gallica.
[3] Claude Bernard
définit la physiologie comme la science des phénomènes de la vie.
[4] Claude Bernard, Leçons
sur les phénomènes de la vie commune aux animaux et aux végétaux,
Appendice, VII.
[5] Claude Bernard, Introduction
à l’étude de la médecine expérimentale, chapitre II, §III, Delagrave,
1865.
[6] Ernest Kahane, La
vie n’existe pas !, Éditions rationalistes, 1962.
[7] Henri Urtin
(1875-1966), Les événements et les hommes, La pensée engagée, Claude Bernard et la
métaphysique, Esprit, n°102, juillet 1941, jstor.org.
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