Telle
est aussi la solution que propose Tocqueville dans son livre De la
démocratie en Amérique, dans lequel il montre en effet la nécessité
pour la religion de s’adapter à l’esprit de la démocratie et de ne plus
s’opposer à la passion du bien-être afin de ne point disparaître. Deux siècles
après, la question reste encore d’actualité. Pire. Ses prédictions semblent se
réaliser quand nous songeons à la réalité du christianisme dans notre société
démocratique. A-t-il donc raison ? Essayons de comprendre…
L’impuissance
de la religion à détourner l’homme de la passion du bien-être
Dans
son ouvrage, Tocqueville présente les liens qui existent entre la religion et
le régime démocratique et donc avec « l’amour
du bien-être ». Sa conclusion est très nette. « Il est permis de croire qu'une religion qui
entreprendrait de détruire cette passion-mère […] serait à la fin détruite par elle ; si elle voulait arracher
entièrement les hommes à la contemplation des biens de ce monde pour les livrer
uniquement à la pensée de ceux de l'autre, on peut prévoir que les âmes
s'échapperaient enfin d'entre ses mains, pour aller se plonger loin d'elle dans
les seules jouissances matérielles et présentes. »[2] Selon
Tocqueville, la religion, quelle qu’elle
soit, ne peut donc que disparaître si elle cherchait à s’opposer au culte du
bien-être et donc à la jouissance, même pour défendre et promouvoir l’amour
du prochain. Elle mourrait, faute de fidèles…
Or, cette opposition est évidente, naturelle. Tocqueville constate en effet une forte incompatibilité entre les religions et l’amour du bien-être. « La principale affaire des religions est de purifier, de régler et de restreindre le goût trop ardent et trop exclusif du bien-être que ressentent les hommes dans les temps d'égalité ». C’est pourquoi il croit « qu'elles auraient tort d'essayer de le dompter entièrement et de le détruire. Elles ne réussiront point à détourner les hommes de l'amour des richesses ; mais elles peuvent encore leur persuader de ne s'enrichir que par des moyens honnêtes. »[3] Il confirme donc l’impuissance des religions à combattre la passion du bien-être, c’est-à-dire la recherche impérative de la satisfaction de soi. Elles ne peuvent qu’influencer les individus sur les moyens utilisés pour y parvenir.
Les
raisons de cette impuissance
La
religion, un remède nécessaire aux méfaits de la démocratie moderne
Selon
toujours Tocqueville, l’égalité des hommes dans une société démocratique
apporte à l’individu un double sentiment
contradictoire d’insignifiance et d’orgueil. Semblable aux autres, il est
comme pétri par son isolement mais égal de tous, il est empli d’orgueil. Mais comme
il n’a pas confiance en l’autre dans son individualité, il ne compte finalement
que sur le nombre, croyant que chacun pense comme lui. C’est ainsi que la majorité impose sa volonté et ses
croyances à l’ensemble de la population.
Le
culte du bien-être que génère le principe d’égalité provoque en lui un instinct
malheureux, celui du repli de soi. C’est
là qu’intervient la religion de manière positive. « Le plus grand avantage des religions est d'inspirer des instincts tout
contraires. Il n'y a point de religion qui ne place l'objet des désirs de
l'homme au-delà et au-dessus des biens de la terre, et qui n'élève
naturellement son âme vers des régions fort supérieures à celles des sens. Il
n'y en a point non plus qui n'impose à chacun des devoirs quelconques envers
l'espèce humaine, ou en commun avec elle, et qui ne le tire ainsi, de temps à
autre, de la contemplation de lui-même. Ceci se rencontre dans les religions
les plus fausses et les plus dangereuses. Les peuples religieux sont donc
naturellement forts précisément à l'endroit où les peuples démocratiques sont
faibles ; ce qui fait bien voir de quelle importance il est que les hommes
gardent leur religion en devenant égaux. »[5] Tocqueville
constate ainsi qu’en conservant le christianisme, les Américains ont réussi à
se préserver des méfaits du principe d’égalité.
Tocqueville
désigne donc la religion comme le remède
le plus adapté contre les dangers de l’amour du bien-être. Elle « parvient à lutter avec avantage contre
l'esprit d'indépendance individuelle, qui est le plus dangereux. » Pour
cela, il précise les conditions auxquelles doit se soumettre la religion :
respecter « tous les instincts
démocratiques qui ne lui sont pas
contraires » et s’aider de plusieurs d'entre eux.
Insister
sur l’utilité de la religion dans la recherche du bien-être
En
outre, la passion du bien-être partage un
point commun avec la religion, celui de l’intérêt, ou comme le définit
Tocqueville, celui de la doctrine de
l’intérêt. « Je ne crois donc
pas que le seul mobile des hommes religieux soit l'intérêt ; mais je pense que
l'intérêt est le principal moyen dont les religions elles-mêmes se servent pour
conduire les hommes, et je ne doute pas que ce ne soit par ce côté qu'elles
saisissent la foule et deviennent populaires. »[6] La
religion doit donc s’appuyer sur ce qui les rapproche pour pouvoir influencer
indirectement l’individu et la société.
Le
citoyen peut en effet percevoir dans la religion un intérêt dans sa recherche impérative
du bien-être. Pour cela, les partisans de la religion doivent lui montrer qu’elle lui est utile et en
quoi elle lui est utile. L’esprit de sacrifice ou encore l’idée d’effort
lié au sacrifice sont des points qu’ils peuvent souligner. Ils peuvent aussi
présenter la religion comme une école capable de l’exercer au renoncement à
bien des choses pour un bien supérieur. Par les qualités intrinsèques de la
religion et ses exigences, l’individu s’habituera à faire des sacrifices pour
son propre intérêt. Il saura non seulement discerner
ses véritables intérêts parmi tout ce qui lui est offert mais aussi les satisfaire plus efficacement. Car
il sait bien que le plaisir d’un moment peut nuire à son bien-être, c’est-à-dire
« à l’intérêt permanent de toute sa
vie ». « Si un pareil homme
a foi dans la religion qu'il professe, il ne lui en coûtera guère de se
soumettre aux gênes qu'elle impose. La raison même lui conseille de le faire,
et la coutume l'a préparé d'avance à le souffrir. »[7] C’est
pourquoi, selon Tocqueville, la religion
doit davantage placer en ce monde le prix des sacrifices qu’elle impose au lieu
de les mettre dans l’au-delà.
Rendre
la religion plus proche de l’opinion
Puis,
la religion ne doit pas se montrer hostile
ou étrangère à l’opinion mais s’y intégrer pour pouvoir l’influencer. Tocqueville
constate que les prêtres américains se montrent intéressés aux progrès de leur
temps et les applaudissent. Considérant aussi que les choses ici-bas sont importantes,
quoique secondaires, ils ne défendent pas la recherche du bien-être si celui-ci
est recherché honnêtement « tout en
montrant sans cesse au fidèle l'autre monde comme le grand objet de ses
craintes et de ses espérances »[8]. C’est
ainsi qu’ils ne sont pas séparés des citoyens. En épousant les préoccupations
des individus, la religion reste écoutée et peut alors s’efforcer à les
corriger. Sa voix se mêle ainsi à celle de l’opinion. C’est ainsi qu’aux
États-Unis, « la religion elle-même
y règne bien moins comme doctrine révélée que comme opinion commune. »
Apporter
des solutions claires et précises
Dans
une société démocratique, que domine la passion du bien-être, les individus
sont très préoccupés des choses de ce monde. Effectivement, ils ne sont jamais
satisfaits. Ils dépensent alors beaucoup de temps et d’énergie pour répondre à
leur faim. Ils n’ont donc pas le temps
ni de discuter ni de réfléchir. Ils ont ainsi besoin de certitude dans ce que professe la religion. Ils n’ont
guère le temps de chercher à comprendre ou de combattre leur doute. En un mot,
la voie que la religion doit leur présenter doit être claire et droite. « Des idées arrêtées sur Dieu et la nature
humaine sont indispensables à la pratique journalière de leur vie »[9] « Les hommes ont donc un intérêt immense à se
faire des idées bien arrêtées sur Dieu, leur âme, leurs devoirs généraux envers
leur Créateur et leurs semblables ; car le doute sur ces premiers points
livrerait toutes leurs actions au hasard, et les condamnerait, en quelque
sorte, au désordre et à l'impuissance. » Sur les questions générales les
plus essentielles, ils ont besoin de « solutions
nettes, précises, intelligibles pour la foule et très durable ». Tocqueville
remarque qu’aux États-Unis, le christianisme est une religion qu’on croît sans discuter.
Les
qualités indispensables pour une religion en démocratie moderne
Le
périmètre de la religion n’est pas sans limite. Elle doit rester « dans les bornes qui leur sont propres, et ne
point chercher à en sortir, car, en voulant étendre leur pouvoir plus loin que
les matières religieuses, elles risquent de n'être plus crues en aucune
matière. » Elle doit rester circonscrite
dans la sphère religieuse. C’est pourquoi, selon Tocqueville, les prêtres
américains ne s’occupent pas des affaires publiques. « En Amérique, la religion est un monde à part où le prêtre règne, mais
dont il a soin de ne jamais sortir ; dans ses limites, il conduit l'intelligence
; au dehors, il livre les hommes à eux-mêmes et les abandonne à l'indépendance
et à l'instabilité qui sont propres à leur nature et au temps. »[11]
Enfin,
les religions ne doivent pas insister
sur les formes de leur culte. Elles « doivent moins se charger de pratiques extérieures dans les temps
démocratiques que dans tous les autres » car « rien ne révolte plus l'esprit humain dans
les temps d'égalité que l'idée de se soumettre à des formes. »[12] Les
citoyens restent froids aux détails du culte et à l’aspect des cérémonies. Ils
n’y voient que parures et voiles inutiles. Tocqueville demande donc de les
restreindre au strict nécessaire. Il est certes conscient de leur importance mais
il considère les dogmes plus importants
à perpétuer. « Une religion qui
deviendrait plus minutieuse, plus inflexible et plus chargée de petites
observances dans le même temps que les hommes deviennent plus égaux, se verrait
bientôt réduite à une troupe de zélateurs passionnés au milieu d'une multitude
incrédule. » Il demande donc de distinguer ce qui est essentiel,
c’est-à-dire les articles de foi, et ce qui est secondaire, y compris les
notions accessoires, et de sacrifier les
secondes pour préserver les premières.
Des
remarques pertinentes mais aussi erronées
Certaines
remarques de Tocqueville sont de bon sens et méritent d’être entendues. Il
n’est en effet guère possible à une religion de se faire entendre si son
discours commence par la confrontation ou si elle ne se met pas à la place de
son interlocuteur. Elle ne peut toucher
un cœur si elle ne sait pas s’y approcher. En outre, il serait peu pertinent,
voire mensonger, de ne réduire son
discours qu’à un combat contre le bien-être. Une telle religion serait en
effet bien pauvre et incapable d’élever la morale de l’individu ou de lui
montrer la bonne voie.
Une
des traits de l’attitude du citoyen moderne nous surprend. Comment en effet
peut-il accepter de se soumettre à une autorité religieuse pour ensuite refuser
de lui obéir sur certains points afin d’être libre ? Tocqueville explique
ce manque de logique dans la faiblesse humaine. L’explication ne nous satisfait
guère. Pourtant comme le constate Tocqueville, dans la démocratie, l’homme est
plutôt enclin à refuser l’autorité religieuse. Il est plus raisonnable de
croire qu’il suit une religion tant
qu’elle répond à ses besoins et ne lui fait pas obstacle à sa volonté. Il
n’y adhère donc pas mais recherche en elle une nouvelle satisfaction,
contribuant ainsi à son bien-être.
Un
regard sur la religion en fait limité
Tocqueville
nous dit lui-même qu’il n’étudie la
religion qu’humainement parlant. « Je
n'ai ni le droit ni la volonté d'examiner les moyens surnaturels dont Dieu se
sert pour faire parvenir une croyance religieuse dans le cœur de l'homme. Je
n'envisage en ce moment les religions que sous un point de vue purement humain
; je cherche de quelle manière elles peuvent le plus aisément conserver leur
empire dans les siècles démocratiques. »[13] Or, il
est bien difficile de réduire uniquement
la religion à un ensemble d’articles de foi essentiels et de croire que le
reste n’est qu’accessoire. Le culte ne serait-il que la forme extérieure
d’une religion ? La religion ne serait plus qu’une philosophie et
n’exigerait finalement que l’adhésion à quelques idées. Est-cela la
religion même humainement parlant ?
La
force du christianisme est justement de
dépasser la philosophie en proposant
des moyens efficaces qui touchent et transforment l’intérieur de l’homme, qui
l’élève de manière réelle, notamment
au moyen du culte. Ce n’est pas un hasard si l’Église a lutté depuis son
fondement pour préserver le culte de toute erreur et de tout danger. C’est par
le culte que le chrétien vit de sa foi et qu’il est imprégné de ses exigences
comme de sa beauté. Enfin, le culte et la foi sont intimement liés. Changer l’un,
et l’autre en sera inévitablement modifié.
Retour
à la question essentielle : quelle est la finalité de la religion ?
Néanmoins,
pour se faire entendre, il faut être entendu et donc porter la parole là où elle peut être reçue. Si l’homme est tourné
vers la terre, nous devons le rejoindre, non pour la laisser là où il est mais
pour l’aider à orienter son regard vers le ciel. Notre Seigneur Jésus-Christ a
choisi cette voie. Il est venu parmi nous pour nous conduire vers son royaume. Il
s’est fait homme pour que nous vivions de la vie divine. Une religion qui
laisserait l’homme sur un chemin qui l’égare et l’éloigne de Dieu n’est plus
une religion. Par conséquent, si pour
demeurer, elle doit perdre son âme, elle a déjà cessé d’être.
En
outre, une religion peut-être aussi se
réduire à un rôle de moralisatrice tel que lui attribue Tocqueville ? Selon
ses propos, elle ne doit chercher uniquement qu’à rendre honnêtes les moyens
que les citoyens utilisent pour satisfaire leur passion du bien-être. Or, une
morale ne se contente pas de limiter les moyens. C’est encore oublier la
grandeur morale du christianisme qui se manifeste notamment au travers des
béatitudes. Si la morale chrétienne
demeure au niveau de l’honnêteté, elle n’est plus qu’une sagesse…
Tocqueville
souligne que la religion doit nécessairement s’adapter dans un état
démocratique selon ses propositions si elle ne veut pas être broyée. Son
constat soulève alors une ultime question. Si le christianisme doit perdre son
âme et sa grandeur morale pour grandir et gagner de l’influence dans un état
démocratique, sous une forme d’opinion, ne pouvons-nous pas conclure que la démocratie n’est pas un régime
acceptable pour le chrétien ou dit autrement, le christianisme ne serait-elle
valable que pour une aristocratie ou une monarchie ? En clair, le christianisme serait-il dépendant du
régime politique ?
Conclusions
Si
la religion est faite pour l’homme, elle n’a pas pour vocation de lui plaire et
de les laisser dans leurs erreurs et leurs fautes. Elle n’est pas non plus une
philosophie ou une sagesse qui lui apprend à vivre ici-bas de manière honnête.
Elle n’a pas non plus l’objectif final de contribuer au bien-être de l’homme
mais de lui tracer la route vers un bien plus précieux et véridique, vers son
véritable bonheur. Pour cela, elle doit
élever le regard de l’homme vers Dieu contrairement au culte du bien-être qui renferme son regard vers lui-même. Tocqueville
est en fait bien silencieux sur la finalité de la religion.
Or,
ce que propose Tocqueville est de faire la
religion un acteur du bien-être pour qu’elle survive. Elle n’a donc plus
qu’une vocation, celle d’être utile aux hommes pour qu’ils vivent bien ici-bas
dans leur tranquillité et de manière honnête. Mieux vaut alors qu’elle
disparaisse. Car à ce moment-là, elle n’est plus la religion. Telle est en fait
la conception de la religion de Tocqueville, une religion sans Dieu, fondée uniquement sur son utilité.
N’est-ce pas à cause d’une telle conception que le culte du bien-être peut
alors s’étendre et dominer les âmes et les cœurs ?
Notes et références
[1] Voir Émeraude,
septembre 2020, article « Le
culte du bien-être : Tocqueville et la démocratie. De l'égalité à la tyrannie
moderne. »
[2] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Tome II, 1ère partie, V, 13ème
édition, éditeur Pagnerre, 1850, gallica.bnf.fr. Toutes les citations
sont tirées de cet ouvrage.
[3] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie, chap. VI.
[4] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie, chap. II.
[5] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie, chap. V.
[6] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie, chap. XXI.
[7] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie, chap. XXI.
[8] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie, chap. V.
[9] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie, chap. V.
[10] Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie, chap. VI.
[11] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie, chap. V.
[12] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie, chap. V.
[13] Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie, chap. V.
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