Peinture murale, III siècle Synagogue Duras-Europos (Syrie) |
La morale d’un
peuple se décrit à partir de son enseignement et de ceux qui en sont
les maîtres. Elle se dévoile aussi hors des leçons et des manuels, hors des
salles où elle est enseignée. Elle
se manifeste dans la vie quotidienne, dans l’intimité comme dans les rues,
au sein de la famille, au travail ou encore au travers de l’art, de la culture,
et de toutes sortes d’activité. Elle
s’exprime aussi au travers de personnalités exceptionnelles, qui en
incarnent certains aspects, des modèles qui ne sont guère imitables, mais qui
ranime la ferveur et le zèle. Chaque peuple a ses héros et ses saints…
La morale d’un peuple peut
aussi être saisie par le regard des
autres, par ceux qui en sont les témoins. Ce témoignage est comme un miroir
de la réalité. Cependant, le reflet qu’il présente est plus ou moins déformé en
raison de la morale même de ces témoins, de leurs connaissances et de ses
funestes idées préconçues. Pourtant, la déformation est instructive en
elle-même. Elle distingue, sépare, accentue les différences, ce qui les rend
ainsi plus visibles. Elle traduit aussi les relations qui peuvent exister entre
l’observé et l’observateur. Enfin, ce regard de l’autre, un regard
d’interrogation, d’admiration, de mépris ou d’ignorance ne laisse pas
indifférent le peuple qui en est l’objet. Il génère alors des réactions de sa
part. Il éclaire, se défend, résiste et mène des contre-attaques. C’est ainsi
que s’élaborent des écrits apologétiques,
apportant alors une nouvelle connaissance, voire un approfondissement, de sa doctrine
morale. Enfin, de manière générale, nous connaissons le regard de l’autre au
travers de ces écrits.
Le
regard du païen sur les Juifs au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ,
soit par leur ouvrage, soit par les traités apologétiques juifs, contribue donc
à mieux connaître la morale juive et donc à mieux saisir la terre d’où sortira
la morale chrétienne. Tel est le sujet de notre article…
Les sources de connaissances
Nous pouvons connaître les
critiques des païens à l’égard des Juifs de trois manières. D’abord, les païens
eux-mêmes les ont mentionnées directement ou de manière implicite dans leurs récits historiques. La conquête de la
Judée par les troupes romaines, la révolte des Juifs ou les travaux menés par
les empereurs pour reconstruire Jérusalem sont ainsi l’occasion de parler du
peuple juif et de sa vie. La principale source d’informations vient des Juifs
eux-mêmes qui répondent aux critiques et aux calomnies tels le Contre
Apion de Flavius Joseph et Hypothetica de Philon. Enfin, ces
écrits comme ceux des païens ont parfois disparu. Nous les rencontrons en fait
dans des ouvrages chrétiens qui les
utilisent dans un cadre apologétique ou historique.
Quelques
témoignages historiques
Tacite (56-120) |
Dans son récit
de la conquête de la Judée par les légions romaines commandées par Titus [1], l’historien Tacite décrit
quelques traits de la morale des Juifs, qu’il oppose à le sienne en raison de
leur religion. « Là est profane tout ce qui chez nous nous est sacré, légitime tout ce que
nous tenons pour abominable. »[2] Il est par
exemple surpris qu’« il est défendu de tuer aucun nouveau-né »[3]. Comme nous
l’avons énoncé dans un précédent article [4], les Romains
pratiquent en effet l’avortement et l’exposition ou l’abandon des nouveau-nés,
ce qui entraîne parfois leur mort. Ainsi, ce qui étonne Tacite est leur
spécificité ou dit autrement leur particularisme. Ce n’est pas un peuple comme
un autre. Il se différencie
des autres par sa religion, son culte et par sa vie morale. Tacite note que
leur esprit particulier fortifie leur puissance.
Le particularisme juif se
manifeste aussi par l’absence de toute
relation et de tout contact avec les non-Juifs, par le mépris qu’ils
portent à leur égard, ou selon notre langage moderne, par leur fort communautarisme
: « avec leurs frères, fidélité à
toute épreuve, pitié toujours secourable ; contre le reste des hommes,
haine et hostilité. »[5]
Tacite voit dans ce cloisonnement le voile qui cache la perversité des juifs. S’ils
s’abstiennent de toute femme étrangère, « tout est permis entre eux. »[6]
Ils les accusent d’être une « nation
de licence de mœurs effrénées »[7]
et de pratiques diffamantes. Ces critiques manifestent clairement une profonde ignorance de leur religion et de leurs
mœurs. Nombreux sont les païens qui accusent les Juifs de vouloir vivre
séparés des autres, de refuser obstinément de suivre les cultes de la cité et
le culte impérial, de reprocher leurs sombres pratiques rituelles, la
perversité de leurs mœurs, l’infamie de leurs origines, etc.
En matière de morale, la
principale critique touche en fait leur
absence de bienveillance à l’égard des non-Juifs, c’est-à-dire leur « exclusivisme, misanthropie,
misoxénie »[8].
Elle culmine dans une accusation grave : « la haine contre les étrangers ». Les Juifs sont en effet considérés
comme des ennemis du genre humain.
De cette critique naissent alors une série d’accusations contre leurs
mœurs : débauche, inceste, etc.
L’accusation
de misanthropie et de misoxénie
La misanthropie
provient d’un mot grec « misanthrôpia », formé de « miséo » et d’« anthropos », qui
signifient respectivement « je hais » et « homme ». Un autre
terme lui est proche, celui d’« apanthropos ». Il désigne
celui « qui se détourne des autres
hommes ». Le terme
de « misoxénie » est une
accusation encore plus claire. Il provient de « misoxenos », et plus
précisément de « misein », qui
signifie « haïr ». Il est
possible de le traduire par « haine aux étrangers » ou encore
dans un sens moins dur « inhospitalier ».
Littéralement, le misanthrope désigne donc « celui
qui hait les hommes ».
Dans
la Grèce antique, le terme est surtout en usage dans le théâtre grec et plus
précisément dans la comédie. Au temps de Platon, le misanthrope est un type de personnage caractéristique, « dépeint comme méfiants vis-à-vis de leur
semblable, perçus comme pervertis et intrinsèquement mauvais, ainsi que
vis-à-vis des lois de la cité, considérées comme artificielles et contraires
aux lois de la nature »[10]. Il personnifie en fait un type d’homme
détestable. Cnémon en est le modèle. Il est le personnage central d’une
pièce de Ménandre, intitulé le Misanthrope. L’auteur le décrit
comme « un homme plein d’aversion
pour la société des hommes, bourru avec tout le monde et n’aimant pas la foule »[11].
Timon est une autre personnification de la misanthropie. Plutarque (v. 46-v.
125), penseur majeur de la Rome antique, raconte sa vie[12]
et le décrit comme haïssant les hommes.
Timon la caractérise lui-même comme « la
brusquerie, la dureté, la colère, la sauvagerie »[13].
La
bienveillance, une notion essentielle pour la sagesse antique
Le misanthrope s’oppose donc au philanthrope, à
« celui qui aime les hommes ».
Or, la bienveillance, le soin apporté
aux hommes, l’affection mutuelle ou encore l’amitié sont des principes chers à la
sagesse antique telle qu’elle est définie par la plupart des philosophes de
l’antiquité. Socrate se dit « citoyen
du monde ». Dans son Éthique à Nicomaque, Aristote fait
de l’amitié une nécessité naturelle ou encore un sentiment indispensable à la
vie heureuse. Elle manifeste la parenté naturelle entre les hommes ou encore un
caractère naturelle de l’homme. L’épicurisme est aussi entièrement habité par
l’idée d’amitié. Si dans sa recherche d’équilibre, le stoïcisme évite
l’attachement à un autre, il la considère néanmoins comme un bien qui permet à
l’homme de vivre selon sa raison. Dans
toutes ces philosophies morales, l’amitié
ou la bienveillance à l’égard des hommes appartiennent aux lois naturelles, à
la condition humaine, à son humanité. L’homme est un être sociable donc
animé naturellement de bienveillance à l’égard de l’autre.
La
bienveillance envers les hommes est donc une
valeur essentielle pour le sage selon
les philosophies morales grecques. Si pour certaine, elle est indispensable
pour connaître le bonheur, tous la présente comme un bien y contribuant, un bien sans lequel le monde serait
nécessairement corrompu.
La
bienveillance, une notion chère pour Cicéron
Le stoïcien romain Cicéron (106-43)
reprend ce que les philosophes pensent de l’amitié entre les hommes. « Par
cela même qu’il est homme, un homme ne doit pas être étranger pour un homme. »[14] Il
justifie d’abord la bienveillance par l’appartenance de l’homme à un même
monde, tenu par une même loi, à une même communauté, à une même société
vivante qu’une sympathie doit nécessairement lier. En outre, l’intérêt du
particulier doit s’effacer devant celui de la communauté. L’amour
universel prime sur l’amour individuel. Rompre les liens entre les
hommes revient à vivre égoïstement, à les dissoudre. Enfin, les liens qui
unissent les hommes ont été établis par les dieux. L’absence de
sympathie avec l’autrui, y compris avec l’étranger, devient alors une impiété.
Cicéron est alors convaincu que la bienveillance entre les hommes est une
nécessité dans l’ordre de la nature. « Il nous faut honorer,
conserver et maintenir intacte cette union, cette société commune à tout le
genre humain. Si nous sommes disposés à dépouiller et à léser autrui à notre profit,
la société du genre humain, doit nécessairement se corrompre. »[15] Or
la morale qu’il enseigne est partagée par les Romains, c’est-à-dire par ceux
qui sont les maîtres de l’Empire et notamment de la Judée...
Cependant, n’oublions pas que les Romains
ont une conception limitée de la société du genre humain. Comme
nous l’avons déjà constaté dans un précédent article[16], l’esclave, voire
l’affranchi, l’enfant avant son adoption, etc. ne relèvent pas toujours de
l’humanité. Certes, Sénèque demande de traiter les esclaves avec humanité et
dignité, les considérant comme des frères, mais nous savons aussi combien il
est aussi contradictoire dans ses propos, des propos souvent intéressés. Les
philosophes eux-mêmes limitent la pratique des vertus aux élites, laissant à la
plèbe l’obéissance aux lois.
Nous
pouvons ainsi saisir la gravité de l’accusation que porte le terme de « misanthropie » quand elle émane
d’un Romain. Les Juifs sont accusés de ne pas participer à la vie de la société
et de l’Empire, qui incarne non seulement la civilisation mais l’humanité
elle-même, et finalement de porter atteinte à l’ordre naturel. Par conséquent, selon
la morale dominante, leur attitude témoigne
d’un vice très grave qui remet en
cause le genre humain et contribue à sa corruption. En se coupant volontairement
des autres, toujours selon la morale romaine, les Juifs ne participent pas aux
biens de l’humanité et refusent d’y contribuer. En outre, par une telle attitude, les Juifs s’opposent à ce que
les Romains considèrent comme une loi naturelle et divine. Par conséquent, ils
les traitent d’inhumains et d’impies.
Une
vue anthropologique
Hécatée d’Abdère est souvent cité comme étant le premier à
reprocher aux Juifs leur misanthropie. Il est même considéré comme « le plus
ancien témoignage littéraire autre qu’allusif du contact entre les Grecs et les
Juifs. »[17] Hécatée est un philosophe, grammairien et historien grec,
contemporain de Ptolémée 1er selon Flavius Joseph et Diodore de Sicile, au IV
et IIIe siècle. Nous le connaissons surtout à partir de l’historien Diodore de
Sicile.
Hécatée
présente le peuple juif sans-doute dans un traité ethnographique sur l’Égypte,
intitulé les Aigyptiaka, daté d’avant 315 avant Jésus-Christ. Selon cet
ouvrage, Moïse « établit des
sacrifices différents de ceux des autres peuples, comme est différent tout leur
genre de vie : en effet, à cause de leur expulsion, il introduisit une
sorte de mode de vie misanthrope et inhospitalier. »[18]
Sa critique ne semble pas être négative à l’égard des Juifs. Bien au contraire,
il compare Moïse comme un chef sage et vaillant, législateur et bâtisseur de
cité. De même, il loue les lois juives. C’est plutôt un constat. Les mœurs des Juifs sont différentes de
celles des autres nations. Hécatée semble en fait décrire le genre de vie des
Juifs alexandrins. « En restant
fidèles aux lois mosaïques, les Juifs s’excluaient par conséquent de la vie
sociale et politique de la « polis », du moins dans une certaine
mesure. Aux yeux des Grecs, ils se comportaient en quelques sortes comme des
misanthropes. »[19]
Ils vivent à l’égard des autres peuples
en refusant de participer aux activités religieuses et sociales de la citée.
Hécatée
reproche sans-doute aux Juifs « une
excessive clôture sur eux-mêmes et d’une méfiance vis-à-vis des autres hommes
qui les empêchent de tisser des liens de convivialité avec ceux-ci. »[20]
Comme le montre la thèse de Katell Berthelot [21],
il manifeste moins de l’hostilité que de
l’incompréhension. Pourquoi ne vivent-ils pas selon les mœurs de leur
temps ?
Un particularisme fortement
condamné
Dans son ouvrage
apologétique intitulé Contre Apion, Flavius Joseph nous rapporte une accusation d’un
grammairien égyptien de la première moitié du Ier siècle, Apion : les Juifs
feraient un serment de haine contre les Grecs. Ils jureraient en invoquant Dieu
« de ne montrer de bienveillance envers aucun étranger, mais surtout envers
les Grecs. »[22] Apion les décrit formant une sorte de confrérie
dangereuse pour la cité.
Le
même Flavius Joseph nous rapporte d’autres témoignages d’accusation de même
nature. Selon Lysimaque, écrivain
sans-doute d’Alexandrie aux environs du IIe siècle avant Jésus-Christ, « un certain Moïse […] leur prescrivit de n’avoir de bienveillance
pour aucun homme »[23]
L’historien égyptien Manéthon décrit
le peuple juif comme une bande de lépreux impurs qui souillent l’Égypte dans
une Histoire
de l’Égypte, écrite entre 283 et 247. Enfin, nous pouvons citer le
rhéteur grec et stoïcien Apollonius
Molon, maître de Cicéron et de César.
Comme
le soulignent généralement les commentateurs, le peuple juif est le seul à être accusé de « misanthropie ». Si au début, avec
Hécatée, leur particularisme accentué ou leur séparatisme ne semblent être que
des caractères observés, ils deviennent au siècle suivant une grave accusation,
sans-doute « influencée par
l’éthique humaniste stoïcienne »[24],
morale alors dominante. Le genre de vie des Juifs apparaît ainsi comme opposé à
la morale hellénique, au modèle alors accepté par tous.
Le caractère de particularisme allant
jusqu’au séparatisme s’affirme donc comme un des traits dominants du Juif tel qu’il est perçu par les païens.
Une
spécificité revendiquée par les Juifs eux-mêmes
Ce genre
de vie est assumé par les Juifs eux-mêmes comme nous le révèle un document
rédigé par un Juif grec d’Alexandrie, l’auteur de la Lettre d’Aristée [25],
au IIe siècle avant Jésus-Christ. Ce texte justifie en effet la manière de
vivre des Juifs, et surtout leur volonté
de se séparer du paganisme et de
vivre distinctement de leurs contemporains. Ils vivent séparés des païens
pour garder leur pureté morale et éviter
de contracter leurs vices. La Loi et les règles qu’elle définit sont
considérées comme une protection contre
l’impureté et la souillure que peut
conduire le contact avec un non-Juif.
Notons
que si elle n’évoque aucune accusation des païens sur le mode de vie des Juifs,
le particularisme juif y apparaît rapidement comme un sujet principal. Il est
en effet l’objet de la seule question retenue par l’auteur posée au grand
prêtre de Jérusalem. La préoccupation de l’auteur nous paraît évidente. Il
tente de répondre à la principale interrogation des païens d’Alexandrie.
Une
spécificité qui ne relève pas d’un mépris
Dans
les ouvrages de Flavius Joseph et de Philon d’Alexandrie, l’accusation est plus
nette. Les accusateurs sont même identifiés. Ils répondent donc à leurs
attaques. Les Juifs ne montrent aucune hostilité envers l’empire. Ils en sont
même des défenseurs. Ils soulignent en effet la loyauté et la fidélité du peuple juif à l’égard des empereurs.
C’est pourquoi il fait l’objet de l’estime et de la bienveillance des rois et
des empereurs en raison des services qu’il leur a apportés. « La sage opinion de tous les empereurs sur
les Juifs résidant à Alexandrie est notoire. »[26]
En effet, nul ne peut ignorer les privilèges qu’ils ont reçu des empereurs pour
les récompenser. Le libre exercice de leur culte en est un exemple flagrant. Il
se distingue même des autres peuples par la véracité et la solidité de leur
fidélité. « Alors que tous les rois
de la terre avaient été subjugués par les Romains, seuls nos rois, pour leur
fidélité, furent conservés par eux comme alliés et amis. »[27]
Notons que ces mêmes privilèges
accentuent du même coup leur particularisme religieux et social.
Flavius Joseph rapporte de nombreuses critiques à l’égard des
observances en matière alimentaire et de la circoncision. Ce n’est pas non plus
un hasard si la Lettre d’Aristée y insiste sur ces règles et les justifie. Flavius
Joseph répond donc à ces accusations et de manière générale à tous les
reproches portés contre la Loi et mieux encore contre le législateur,
c’est-à-dire Moïse, considéré comme imposteur. « Dans toutes
ces conjectures, il fut le meilleur des chefs, le plus avisé des conseillers et
il administra toutes choses avec la plus grande conscience. »[28] Il loue son
dévouement, ses compétences et ses actions.
Moïse,
un des meilleurs législateurs
Cependant,
à force de défendre les qualités et les vertus de Moïse, le rôle de Dieu et ses œuvres sont fortement amoindris. « Il pensa avec vraisemblance que Dieu
le guidait et le conseillait. Après s’être persuadé le premier que la volonté
divine inspirait tous ses actes et toutes ses pensées, il crut qu’il fallait
avant tout faire partager cette opinion au peuple. »[29]
Or, comme l’a remarqué avec justesse Tacite, la cause des particularismes juifs
réside dans la religion, et, soyons plus précis, dans leur conception de la
divinité. Flavius Joseph évite sans-doute d’évoquer directement ce sujet.
Néanmoins, il ne l’oubliera pas. Dans un premier temps, il porte plutôt son
argumentation sur Moïse en tant que législateur à comparaison des sages
antiques. En effet, il en vient à le comparer avec les autres législateurs.
La force
de la Loi
Contrairement
aux accusations, les Juifs ne sont pas impies. Bien au contraire, Moïse a établi la Loi sur la religion
dont la sagesse et la beauté ont été attestées par des philosophes comme
Pythagore, Anaxagore et Platon. C’est ainsi que la piété qui n’est pas
seulement « un élément de la vertu
mais de toutes les autres vertus »[30]
Ainsi, la Loi est profondément religieuse. « Car toutes nos actions, nos préoccupations et nos discours se
rattachent à notre piété vers Dieu. »[31]
Or,
contrairement aux philosophes, Moïse a
étendu la conception religieuse et donc la législation à l’ensemble de son
peuple. Flavius Joseph souligne ainsi la faiblesse de la philosophie morale
des païens qu’il explique par l’absence de conviction et qui conduit à leur
inefficacité. Les philosophes n’ont pas voulu éclairer leur peuple, préférant
s’adresser à un petit nombre. Comme nous l’avons constaté[32],
leur système moral ne s’applique qu’à une aristocratie et n’a pour vocation de
toucher l’ensemble de la population, laissant la grande majorité soumises aux
lois sociales et politiques.
En
outre, la Loi répond à tous les besoins.
Moïse « n’a point laissé, pas même
le moindre détail à l’initiative et à la fantaisie des assujettis »[33].
Toute la vie quotidienne est ainsi réglée.
Une
vie morale efficace
L’autre différence essentielle est
l’enseignement de la Loi. Moïse se différencie en effet par la qualité,
la complétude et la pédagogie de l’enseignement de la morale. Celui-ci ne
se borne pas à des préceptes qu’on enseigne comme l’ont fait les Athéniens et
presque tous les autres Grecs. Il n’a pas en effet oublié de l’enseigner par la
pratique des mœurs. Il a donc réuni le précepte et l’application.
En outre, pour éviter que les règles
soient ignorées, elles sont enseignées dès le plus jeune âge et proclamées de
manière hebdomadaire. Telle est la force de l’enseignement de la Loi prévu par
le législateur. C’est ainsi que tous les Juifs la connaissent.
« Chez nous, qu’on demande les lois au premier venu, il les dira toutes
plus facilement que son propre nom. »[34] Or, par ce constat,
Flavius Joseph reproche la grande ignorance chez les païens, y compris celle
des hautes autorités.
Un tel enseignement de la Loi, qui la
grave dans l’âme de tout Juif, est la cause de l’unité et de l’identité
religieuse du peuple juif et donc de la concorde en son sein. Cela explique
aussi l’unité morale de ce peuple.
La Loi est aussi très suivie parce que les
Juifs y sont fortement attachés. Elle repose enfin sur le respect de la
tradition. « Nous pensons que la seule sagesse et la seule
vertu est de ne commettre absolument aucune action, de n’avoir aucune pensée
contraire aux lois instituées à l’origine. »[35] L’observance de
la Loi s’explique aussi par son origine divine. Les Juifs sont convaincus
qu’elle a été instituée par Dieu. Une désobéissance implique donc
une impiété. C’est pourquoi à l’origine, les prêtres ont été chargés de
surveillance son application, de condamner et de châtier tout
contrevenant.
La
défense de Philon d‘Alexandrie
Philon est un philosophe Juif
hellénisé de la ville d’Alexandrie. Il est fidèle à la Loi juive tout en
étant connaisseur de la culture et de la philosophie grecque. Il a rédigé de
nombreux ouvrages exégétiques, philosophiques, apologétiques. Il est aussi
sans-doute l’exemple du Juif intégré à la communauté intellectuelle de
l’empire.
Philon n’ignore pas les accusations
adressées aux Juifs. Il est surtout témoin d’un contexte hostile à
leur égard. Les tensions entre la communauté juive et les Égyptiens sont en
effet tendus à son époque au point que les droits contre les Juifs ont été
restreints. C’est pourquoi il se rend à Rome pour les défendre.
Plus efficace que Flavius Joseph, Philon
retourne les accusations portées contre les Juifs contre les accusateurs. C’est
en effet lui le Juif qui accuse les païens d’inhumanité. Il prend
notamment l’exemple de l’exposition des enfants, l’infanticide chez les Grecs [36],
les règles des châtiments pratiqués par les Romains qui n’épargnent pas les
proches des coupables, le manque d’hospitalité des Égyptiens qui méprisent les
étrangers, … Aux parents qui tuent les nouveau-nés, il les traite
d’ « ennemis acharnés de tout le genre humain »[37].
« Qui aborderez-vous avec bienveillance, vous les assassins de vos
propres enfants, vous qui, dans la mesure où cela dépend de vous, […] vous
qui bouleversez les lois de la nature, renversez tout ce qu’elle construit, et
par la cruauté d’une âme brutale et sauvage opposez la destruction à la
génération et la mort à la vie. »[38] L’inhumanité réside ainsi
plutôt dans les mœurs païennes. L’exposition des enfants est un acte d’un
peuple dépourvu d’humanité, nous dit-il. Les coupables d’un tel crime
sont « les haïsseurs du genre humain »[39]. Car, dit-il,
si l’homme est capable de tuer ses propres enfants, sa propre chair, il est
alors prêt à tuer n’importe qui. Philon reprend alors les arguments des
philosophes grecs et d’une manière habile, il les utilise pour accuser ses
adversaires, c’est-à-dire les Grecs et les Égyptiens, de
misanthropie !
La défense de Philon ne se réduit pas à
des attaques et à des accusations qu’il justifie avec soin.
Elle présente aussi les qualités humaines de la Loi juive,
notamment sa douceur et sa modération. Il défend aussi la vertu d’hospitalité
des Juifs à l’égard des étrangers. Dans sa défense, Philon puise ses arguments
dans la conception religieuse juive, dans la Sainte Écriture, dans la Loi mais
aussi dans la philosophie grecque. Il expose en fait une vue
universaliste de la religion juive. « J’en viens à m’étonner de ce
que certains osent imputer à notre nation des sentiments hostiles à l’humanité,
alors qu’elle montre un tel excès de sens de la communauté et de bienveillance
vis-à-vis de tous les hommes, en tous lieux, qu’elle fait ses prières, ses
fêtes et ses offrandes à l’intention de l’ensemble du genre humain, qu’elle
sert le Dieu véritablement vrai, et à son intention et à l’intention des autres
aussi, lesquels se sont soustraits aux soins qui leur incombaient. »[40]
Conclusions
Isaïe, Gustave Doré |
Comme les préceptes moraux de la Loi sont
bien supérieurs à ceux des païens ! La vie morale qu’elle défend et que
présente Flavius Joseph et Philon est élevée et mérite
l’admiration. C’est ainsi que « beaucoup d’entre eux ont adopté nos
lois »[41] Des païens cherchent en effet à se convertir. « La
morale juive telle qu’elle apparaît dans ces derniers siècles avant notre ère
est le signe le plus incontestable de la grandeur d’Israël. »[42] La
morale juive n’est pas « une philosophie réservée à quelques
intellectuels mais d’une règle de vie professée par tout un peuple. »[43] Elle
est une morale vivante qui imprime l’âme de tout Juif. La Loi est
profondément humaine contrairement aux pratiques grecques et égyptiennes.
Enfin, c’est une morale efficace. Elle est connue et suivie par tous les Juifs,
respectée pour son antiquité et par son origine divine, jamais réformée,
profondément religieuse. La Loi surpasse toute autre législation.
Les accusations dont elle fait l’objet ne sont donc pas fondées. Comme le
déplore Philon, les Juifs ne peuvent pas être accusés d’inhumanité. Ce reproche
est plutôt à adresser aux païens tant leurs mœurs sont dures et terribles.
Mais une telle élévation morale, une telle
efficacité auraient-elles pu être réalisée sans refuser tout contact avec les
païens ? L’auteur de la Lettre d’Aristée en est bien
conscient. Il est nécessaire à un peuple de se protéger contre les vices
du paganisme pour garder toute sa pureté d’âme…
Tel est le particularisme du peuple juif
au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ : une vie morale bien au-dessus de
celle des païens, qui a réussi à se préserver en dépit des dominations
païennes. Mais, elle présente un danger que les critiques ont bien
perçu : l’enfermement dans ses particularismes. Si Philon se
montre universaliste et ouvert à d’autres cultures que celle du peuple juif, il
demeure un Juif de la Diaspora, un cas particulier, une exception qui
confirme la tendance dominatrice. Convaincu de son élection et de
l’élévation de sa morale, le Juif finit par s’enfermer dans son orgueil et à
mépriser les autres. Son intransigeance devient hostilité. Elle finit par
voiler la beauté et la force de sa morale. Tacite est un témoin de ce rempart
qui s’est dressé entre les Juifs et le reste du monde…
Notes et références
[1] Tacite, Histoires,
Livre V, Tacite, Œuvres choisies avec Bibliographie, Études
historiques et littéraires, Note, Grammaire et Illustrations complémentaires,
Hatier, 2e édition, 1932, accessible sur Bibliotheca Classica Selecta (bcs.fltr.ucl.as.be).
[2] Tacite, Histoires,
Livre V, 4, 1.
[3] Tacite, Histoires,
Livre V, 5, 6.
[4] Voir Émeraude,
février 2020, article « Les mœurs antique (1) : avortement
et exposition des enfants ».
[5] Tacite, Histoires,
Livre V, 5, 1.
[6] Tacite, Histoires,
Livre V, 5, 3.
[7] Tacite, Histoires,
Livre V, 5, 2.
[8] Monique Alexandre, Apologétique
Judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, dans Les
Apologistes chrétiens et la culture grecque sous la direction de
Bernard Pouderon et Joseph Doré, Beauchesne, 1998.
[9] Manuel lexique philologique,
didactique et polytechnique ou dictionnaire, Ladrange, 1844.
[10] Katell Berhelot, Hécatée
d’Abdère et la misanthropie juive, Bulletin du Centre de recherche
français à Jérusalem, n°19, 2008, en ligne le 11 mars 2019, http://journals.openedition.org.
[11] Ménandre, poète
comique grec, v. 342-292 avant Jésus-Christ, Le Misanthrope, v.6-7
dans Le
Dyscolos, comédie retrouvée sur un papyrus égyptien, prologue de la
pièce, dans Le Misanthrope, Molière, Flammarion, 1997.
[12] Au
IIe siècle de notre siècle, le Cnémon de Lucien de Samosate, s’inspire
sans-doute de son récit.
[13] Lucien de Samosate
(v.120-V.180), Timon ou le Misanthrope, traduction par Eugène Talbot, dans Œuvres
complètes de Lucien de Samosate, Hachette, 1866, tome I, chap. V, wikisource.
[14] Cicéron (106-43), Des
fins des biens et des maux, III, XIX, traduction de E. Brehier dans Les
fondements de la philanthropique dans le nouveau stoïcisme, deux cas concret :
l’esclavage et la gladiature, Gaëlle Fiasse, dans Étude philosophiques,
2002/4, n°64, cairn.info.
[15] Cicéron, De
officiis, III, V, 21.
[17] Katell Berhelot, Philanthrôpa
judaica, Le débat autour de la « misanthropie » des lois juives dans
l’Antiquité, Brill, 2003.
[18] Hécatée d’Aptère,
dans Bibliothèque
historique, Diodore de Sicile, Premier livre, XL, 3, traduction d’après
celle de C. Orrieux et E. Will dans Ioudaismos-Hellènismos, Essai
sur le judaïsme judéen à l’époque hellénistique, Presses universitaires
de Nancy, 1986, dans Hécatée d’Abdère et la
« misanthropie juive », Katell Berthelot, journals.opendition.org.
[19] Katell Berthelot, Hécatée
d’Abdère et la « misanthropie juive », journals.opendition.org.
[20] Katell Berthelot, Hécatée
d’Abdère et la « misanthropie juive », journals.opendition.org.
[21] Voir Philanthropia Judaica, Katell Berthelot.
[22] Flavius Joseph dans Contre
Apion, Livre II, X, 121, traduit par René Harmand, 10911, texte
numérisé et mis en page par F.-D. Fournier, remacle.org.
[23] Lysimaque dans Contre
Apion, Flavius Joseph.
[24] Katell Berhelot, Philanthrôpa
judaica
[25] Voir Émeraude,
mai 2020, article « La morale
juive au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ (5) : la Lettre d'Aristée. »
[26] Flavius Joseph, Contre
Apion, VI, 63, traduction par Léon Blum, 1902, wikisource.
[27] Flavius Joseph, Contre
Apion, VI, 134.
[28] Flavius Joseph, Contre
Apion, XVI, 157.
[29] Flavius Joseph, Contre
Apion, XVI, 163.
[30] Flavius Joseph, Contre
Apion, XVI, 170.
[31] Flavius Joseph, Contre
Apion, XVI, 171.
[32] Voir Émeraude,
février 2020, article « Sénèque et le christianisme ».
[33] Flavius Joseph, Contre
Apion, XVII, 173.
[34] Flavius Joseph, Contre
Apion, XVI, 178.
[35] Flavius Joseph, Contre
Apion, XX, 183.
[36] Voir De
Virtutibus, Philon.
[37] Philon, De
virtutibus, §131 dans « Ils jettent au feu leurs fils et
leurs filles pour leurs dieux » : une justification humaniste du
massacre des Cananéens dans les textes juifs anciens ?, Katell
Berthelot, dans Revue Biblique, volume 112, n°2, avril 2005, jstor.org.
[38] Philon, De
virtutibus, §132.
[39] Philon, De
Specialibus Legibus, §113, dans « Ils jettent au feu leurs fils et
leurs filles pour leurs dieux » : une justification humaniste du
massacre des Cananéens dans les textes juifs anciens ?, Katell
Berthelot.
[40] Philon, De
Specialibus Legibus, §167.
[41] Flavius Joseph, Contre
Apion, X, 123.
[42] Daniel-Rops, Histoire
Sainte, Le Peuple de la Bible, 4ème partie, III, 18ème
édition, 1943, Fayard
[43] Daniel-Rops, Histoire
Sainte, Le Peuple de la Bible, 4ème partie, III.
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