Sénèque |
Dans notre
précédent article[1],
nous avons laissé Sénèque au temps des Pères de l’Église. Certaines de ses
paroles pourraient attirer de nombreux chrétiens tant elles semblent proches de
la morale chrétienne. Ses œuvres ont aussi été utilisées dans les discours
apologétiques des chrétiens des premiers siècles. Pourtant, sa pensée est aux
antipodes du christianisme et même de tout esprit religieux. Sa morale est en
effet profondément détachée de toute considération religieuse et centrée sur
l’efficacité de la volonté humaine. Selon sa doctrine, le sage peut égaler
Dieu, voire le dépasser. L’usage que font les Pères de l’Église de ses œuvres,
en fait réduit et sans danger, est plutôt judicieux. Il s’agit surtout
d’opposer aux arguments des philosophes païens des réponses provenant d’un des
leurs.
Pourtant, au
cours des siècles, Sénèque a continué à intéresser les chrétiens au point que
certains d’entre eux l’ont considéré comme un des plus grands moralistes. Nous
allons donc poursuivre notre voyage dans le temps pour essayer d’en extraire
quelques leçons utiles à notre étude…
Sénèque au
Moyen-âge : une morale christianisée et au service du christianisme
Après le
temps des Pères de l’Église, le premier qui semble s’intéresser à Sénèque est Martin de Braga, apôtre de
Galice et évêque de Braga au VIe siècle. Nous retrouvons de nombreuses formules
de ses œuvres dans son recueil de sentences morales, intitulé Formula
honestae vitae [2]
au point que celui-ci a été longtemps attribué à Sénèque lui-même. Son recueil
de morale connaît alors un immense succès jusqu’au début de la Renaissance en
raison de son caractère pratique. Il est en effet un manuel moral de savoir-vivre à la portée de l’aristocratie.
Martin de Braga (v.510-579) |
Martin compose
aussi un autre ouvrage intitulé De ira à partir des trois livres du
philosophe stoïcien constituant le De ira ad Novatum mais il le
recompose à sa façon. Cependant, Martin ne couvre pas ses livres de l’autorité
de Sénèque. Il ne fait pas non plus état de sa réputation. Il présente plutôt ses
sentences comme l’œuvre de la raison
naturelle.
Ainsi, les
œuvres de Sénèque ne sont pas utilisées pour enseigner la morale de Sénèque
mais elles sont plutôt employées pour contribuer
à une justification rationnelle de
la morale chrétienne et sa mise en pratique.
Au
Moyen-âge, Sénèque est accessible au travers d’œuvres qui lui sont faussement
attribués ou de recueils de florilèges. Sa pensée n’est donc pas connue dans sa
totalité et son intégrité. Elles sont insérées à des œuvres authentiquement
chrétiennes. Comme au temps des Pères de l’Église, ses citations servent
finalement de matériaux parmi d’autres.
Sénèque est
surtout connu au XIIe siècle. Il est
même l’auteur païen le plus cité dans
les traités de morales, notamment par le dominicain Vincent de Beauvais (v.
1184-1194) dans son De eruditione filiorum nobilium ou encore par Guillaume
d’Auvergne (1190-1249), évêque de Paris, dans De patienta, De
charitate ou encore dans De fide. Sa supériorité domine dans
le Manipulus
florum [3] de Thomas d’Irlande, maître ès arts à la Sorbonne au début du XIVe siècle.
Cependant,
il y a parfois une confusion entre le
rhétoricien Sénèque et son fils, le philosophe stoïcien. C’est ainsi que le
second est admiré pour sa rhétorique
dans ses déclamations antiques et ses Controverses alors que leur auteur
est en fait Sénèque l’ancien. « Selon
Trillitzsch, le Moyen-âge, dès le cinquième siècle, tendait à faire d’une seule
et même personne le père et le fils, le rhéteur et le philosophe, la qualité
rhétorique de la prose du philosophe aident vraisemblablement à cette
identification. »[4] À cause
de cette confusion les livres de Sénèque le Jeune sont étudiés dans
l’enseignement de la grammaire.
Comme dans
le cas des œuvres de Martin de Braga, des ouvrages moraux sont aussi faussement
attribués à Sénèque. Ses livres ne sont pas en fait directement accessibles. Ce
sont parfois des textes qui s’en inspirent et sont adaptés au christianisme.
C’est ainsi naturellement que sa morale est considérée proche de celle de
l’Évangile. En outre, « sa
réputation de chrétien apaise les maîtres qui éprouvent encore du scrupule à
commenter des auteurs païens. »[5]
C’est donc
en raison de malentendu et des qualités rhétoriques de son père que l’œuvre de
Sénèque acquiert une influence auprès des moralistes, influence néanmoins toute
relative. C’est en fait l’adaptation de
ses œuvres à la morale chrétienne qui attire et acquiert une certaine
autorité.
Clément VI, pape (1342-1352) |
Mais son
influence ne dure guère. Il est rapidement
éclipsé au profit d’autres auteurs et surtout d’Aristote. Néanmoins, ses
ouvrages moraux demeurent encore exploités par des érudits comme Gerson, Jean
de Montreuil ou encore Maître Eckhart. Le pape Clément VI en est même
admirateur et s’inspire de lui pour écrire ses ouvrages. Toutefois, il fait
bien des réserves.
Au XVe
siècle, les traductions des livres de Sénèque et des commentaires sont plus
nombreux au même titre que les autres auteurs païens. Un dominicain, Domenico
da Peccioli (1320-1408), rédige un Apologeticus super lecturam Senecae.
Cependant, il est étudié comme tous les
autres auteurs païens. L’élévation des principes moraux qu’il défend et ses
qualités de rhétorique sont bien appréciées. C’est plutôt en raison des qualités personnelles qui émanent de ses œuvres, de
mieux en mieux connues, que Sénèque demeure présent auprès des érudits
chrétiens.
Le retour de
Sénèque à la Renaissance : le maître de la morale
Sénèque
connaît en fait de l’importance à partir
du XVIe siècle. Il acquiert même une
véritable autorité en matière de morale. Pour Sir William Cornwallis
(1579-1614), il est « le prince de
la moralité », « le
meilleur ». Pour le dominicain Louis de Grenade (1504-1588), il
est « le plus chrétien des
maîtres de formation morale ». Montaigne (1533-1592) en est non
seulement un des plus admirateurs mais aussi le plus empreint de sa morale. Il
est reconnu comme « un autre Sénèque
en notre langue. »[6] Le
stoïcisme en est « le fondement de
son attitude politique et morale »[7].
Portrait de Juste Lipse, Rubens. |
L’empreinte
est en particulière très forte chez l’humaniste
Juste Lipse (1547-1606). « Je me
crois debout sur le sommet de l'Olympe, quand je le lis, au-dessus des vents et
des tempêtes, au-dessus de tout ce qui est des hommes. »[8] Il tente
alors de concilier le stoïcisme avec le
christianisme. Avec Sénèque, il propose au monde chrétien non seulement sa
philosophie mais également son système moral, une morale autonome et séculière, une morale absolue.
Lipse n’est
pas le seul humaniste de son époque à le valoriser. Nous pouvons aussi citer Pierre
Charron, disciple de Montaigne, ou encore Guillaume du Vair (1556-1621), grand
personnage politique à la cour de France et évêque de Lisieux. Comme Juste
Lipse, ils tentent de montrer qu’il n’y a pas d’opposition foncière entre
christianisme et stoïcisme. L’impact de leurs œuvres en faveur de Sénèque et de son stoïcisme est alors considérable au
XVIIe siècle. Leur influence est aussi grande en Angleterre, en Italie et en
Espagne. Le plus grand des moralistes anglais, l’évêque anglican Joseph Hall
(1574-1656), est connu comme le Sénèque anglais aussi bien par le style que par la pensée. Il en finit par en vouer un culte. « Jamais païen n'écrivit plus
divinement, jamais philosophe plus rationnellement », s’exclame-t-il.
Cependant, comme il le proclame, il l’a suivi
en philosophe et dépassé en chrétien.
Au XVIIe
siècle, de nombreux témoignages exceptionnels sont encore adressés à Sénèque.
Les discours moraux de Descartes sont nourris de son stoïcisme. Nombreux
moralistes prennent Sénèque comme exemple dans leur traité comme Mascaron, en
1649, avec La vie et les dernières paroles de la mort de Sénèque dédié au
cardinal de Richelieu. Puget de la Serre (1600-1665) fait une apologie de sa
morale dans un de ses ouvrages.
Le néo-stoïcisme
Montaigne |
Parfois, les
admirateurs ou citateurs de Sénèque sont rangés en trois catégories : les libertins qui justifient leur
comportement en s’appuyant sur sa morale, les
humanistes et les stoïciens
chrétiens[9].
Parmi les derniers, se trouvent des prêtres et des religieux comme J.-P. Camus,
Georges d’Amiens, Sébastien de Senlis. Cependant, leurs ouvrages ne font que
citer Sénèque sans vraiment en ressortir sa philosophie. Laurent de Paris en
est peut-être un des plus beaux représentants du stoïcisme chrétien. Il loue la
maîtrise de soi telle que définie Sénèque. « C'est un bien inestimable d'être sien, c'est-à-dire possesseur de soi-même [10],
libre de tout, détaché de toute chose inférieure à l'ingénuité de notre libre
nature. Qu'y a-t-il de principal au monde? Sénèque répond : En premier lieu, et
surtout, d'avoir l'esprit libre. »[11] Son
œuvre reste néanmoins « foncièrement
chrétienne. »[12]
L’autre
exemple est le franciscain Antoine le Grand (1629-1699), qui, en philosophe,
met la nature et la raison au sommet de
la morale en prenant comme référence Sénèque. « La Raison fait le Souverain bien de l'homme : que sa félicité consiste
en son usage, et que pour vivre heureusement, il suffit de vivre conformément à
ses conseils. […] La Raison,
conclut-il, est donc l'unique Bien de
l'homme : il faut s'en servir pour s'élever dans le Ciel, il faut la consulter pour
régler sa vie, et il suffit de l'écouter pour suivre la vertu»[13] Antoine
le Grand prend toute la morale de Sénèque à l’exception du droit au suicide.
Nous retrouvons ainsi dans son ouvrage la morale indépendante du stoïcien. Sénèque
est son maître.
Un Sénèque condamné
Sénèque fait
aussi l’objet de condamnation comme
tous les stoïciens. Le cardinal Bérulle (1575-1629) critique Sénèque, Épictète
et les autres philosophes en raison de leur réalisme qui les détourne de Dieu
pour ne regarder que l’homme, que le moi. Il dénonce leur illusion, leur
orgueil. Pourtant, il estime encore Sénèque qu’il signale comme étant « un des plus grands maîtres en la doctrine
des mœurs. »[14] Néanmoins,
il est « un de ceux qui sont à
l’origine de la grande réaction antistoïcienne qui est un des faits les plus
importants de l’histoire spirituelle du XVIIe siècle. »[15]
Jean-François Sénault |
L’oratorien
Senault (v.1604-1672), supérieur général des prêtres de l’Oratoire, est plus
sévère. Il les dénonce comme étant présomptueux. Il montre l’incompatibilité
entre la morale chrétienne et leur morale. « Ces aveugles n’ont point d’autres règles que la nature ni d’autres
secours que la raison. »[16] Ainsi,
ils ne trouvent le bonheur que dans la vertu alors que les chrétiens ne
trouvent la félicité que dans la grâce. Leur âme est remplie de vanité. Sénèque
est « le plus éloquent et le plus
superbe de cette orgueilleuse secte »[17] Il
regrette que « le monde les estimes,
et ils me font pitié, un Sénèque, un Épictète ; car ce peu de lueur qui
reste en la nature, ils l’ont converti en ténèbres. »[18]
Enfin, nous
pouvons citer Malebranche (1638-1715) qui voit aussi dans l’esprit de Sénèque « un esprit d’orgueil et de vanité »[19]. Il
dénonce ses erreurs tout en estimant la lecture belle et profitable pour « ceux qui savent le fond de la morale
chrétienne »[20]. Il
constate en effet qu’il est le plus éloquent de tous mais justement, faute de
raison, il s’appuie trop sur l’éloquence. Il reprend sans-doute la critique de
Descartes qui notait déjà dans son Discours de la méthode le caractère
strictement rhétorique et trompeur des écrits des anciens païens. « Il faut bien distinguer la force et la
beauté des paroles, de la force et de l’évidence des raisons. »[21]
L’autre reproche
adressé à Sénèque est de n’avoir vu que la grandeur de l’homme et de n’avoir
pas senti sa misère. Dans ses maximes, La Rochefoucauld le démystifie et avec
une grande sévérité le démasque comme un faux sage.
Rousseau et Diderot,
admirateurs isolés de Sénèque
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) |
Au XVIIIe, Sénèque
n’est guère repris à l’exception de deux penseurs : Jean-Jacques Rousseau
et Diderot. Cependant, Rousseau semble le connaître surtout à partir de
Montaigne bien que certaines de ses ressemblent fortement à celles du Sénèque. Il
a en effet traduit, de manière libre, l’Apocoloquintose du divin Claude, une
œuvre satirique attribuée à Sénèque. Il semble le voir comme un maître capable
de le comprendre. Certains commentateurs de Rousseau voient même en lui un
nouveau Sénèque mais il ne faut pas s’y tromper.
Diderot (1713-1784) fait
une apologie de Sénèque sans aucune réserve[22].
« Que ce philosophe soit donc notre
manuel assidu »[23], nous
dit-il. Il l’admire incontestablement. « Ah! si j'avais lu plus tôt les ouvrages de Sénèque, si j'avais été imbu
de ses principes à l'âge de trente ans, combien j'aurais dû de plaisirs à ce
philosophe, ou plutôt combien il m'aurait épargné de peines ! 0 Sénèque ! C'est
toi dont le souffle dissipe les vains fantômes de la vie ; c'est toi qui sais
inspirer à l'homme de la dignité, de la fermeté, de l'indulgence pour son ami,
pour son ennemi, le mépris de la fortune, de la médisance, de la calomnie, des
dignités, de la gloire, de la vie, de la mort ; c'est toi qui sais parler de la
vertu et en allumer l'enthousiasme. Tu aurais plus fait pour moi que mon frère,
ma mère et mes instituteurs ; ils voulaient tous me rendre bon mais ils en
ignoraient les moyens. »[24] Et
pourtant, Diderot n’apprécie guère le stoïcisme, qui n’est que propos de « vil esclave qui n’a besoin que d’un tyran »[25]. Il
apprécie probablement sa douceur, sa bienfaisance ou encore son éloquence.
Rousseau et
Diderot semblent les seuls admirateurs de Sénèque. Il n’attire guère en effet
les regards et n’inspire pas les auteurs d’œuvres morales. Le XIXe siècle
l’ignore complètement…
Sénèque une aide au
temps de l’orage
La mort de Sénèque Tiepolo, XVIIIe, peinture sur toile |
Au XXe
siècle, nous retrouvons Sénèque en Allemagne durant la période du nazisme puis
en France dans les années 60. En 1941, Walter Wili le nomme « père de la pensée morale de l’Europe »
et « présente la clémence comme but
suprême et comme essence de l’homme »[26]. Cette
soudaine inspiration s’explique peut-être par un retour des vertus héroïques et
des valeurs humaines.
Sa présence
persiste après la deuxième guerre mondiale, où il apparaît comme une solution
pour se relever ou pour mourir. Sénèque est surtout évoqué pour ses pensées sur
le suicide qui apparaît alors comme une solution raisonnable pour échapper au
malheur. « Aussi, dans les temps
dangereux, dura tempora, qui sont nôtres, nous devons fortifier nos âmes par
l'exemple des hommes libres de l'ancienne Rome et nous dire, avec Sénèque, que
le courage devant la mort est la seule vertu dont nous sommes sûrs d'avoir
besoin un jour. Vivre n'est pas suffisant : le plus misérable des ilotes est
capable de vivre. Il faut aussi apprendre à se soustraire aux coups de la
fortune. Il faut savoir mourir. »[27] Sénèque
inspire donc tous ceux qui se découragent devant les catastrophes qui ont
saccagé le XXe siècle. Il apparaît comme un remède lorsque le quotidien est
sombre. Ses discours sur le suicide et la prétendue grandeur de sa mort
séduisent…
Finalement,
Sénèque, l’échec d’une morale ?
Sénèque n’a
finalement guère influencé de manière positive la société. Certes, une forte
réaction en sa faveur se manifeste aux XVIe et XVIIe siècle mais elle est stoppée
par une autre réaction, plus consciente de l’opposition fondamentale qui existe
entre la morale de Sénèque et celle du christianisme. Nous sommes même surpris
qu’au XIXe siècle, les partisans de la laïcité ne l’aient pas utilisé pour
justifier leur idéologie. Des admirateurs chrétiens sont aussi surpris du
manque d’intérêt qu’il a connu au temps de l’antiquité. « Pourquoi avec tant de pouvoir, d'autorité, d'éloquence, de philosophie,
de prudence humaine Sénèque fit si peu à la cour de Néron et à la réformation
de la ville de Rome ? »[28]
En comparant
le stoïcien et Saint Paul, le Jésuite Nicolas Caussin nous donne une réponse.
« L'un foulait le monde aux pieds
avec des paroles dorées et le portait sur sa tête ; l'autre le subjuguait sous
les armes de la Croix. L'un vivait selon ses volontés, l'autre selon celles de
Dieu. L'un était plein de bons désirs et l'autre de grands effets. L'un se
cherchait en soi-même, et l'autre se trouvait tout en Dieu. L'un promettait
beaucoup et donnait peu. L'autre ne promettait rien de soi et donnait tout.
L'un vivait en la cour de Néron, l'autre en celle de Jésus-Christ. L'un défiait
les souffrances en ses discours ; l'autre les portait gravées en son corps.
L'un avait de grands biens, l'autre n'avait lien et possédait tout. La vie de
l'un était exposée aux honneurs et aux délices du monde ; la vie de l'autre était
toute composée de croix. »[29] Une
morale ne suffit pas d’être enseignée pour qu’elle touche l’âme. Certes, les
qualités rhétoriques peuvent subjuguer un esprit lettré mais elles sont peu satisfaisantes et bien inefficace
devant la réalité, les épreuves et les douleurs de la vie.
L’inefficacité de la morale de Sénèque
vient aussi de ses principes.
« Enfin pour tout dire en peu de
mots, Sénèque avait de très beaux préceptes de la vertu ; mais il les
rapportait à un mauvais principe qui était de se tenir à soi-même et penser être
suffisant à soi-même par ses propres forces sans avoir besoin du secours d'en
haut. De fait, il semble, à l'ouïr parler, que le Sage pouvait se passer de
Dieu et vivre sans lui, aussi content que lui. […] De là venait qu'après avoir bravé sur le papier, ils se trouvaient fort
courts aux grandes actions et avaient la plume plus grande que la main.
[…] Comme les principes de la philosophie
de Sénèque étaient donc de rapporter tout à soi et de s'étudier à son propre contentement,
ceux de Saint Paul étaient au contraire d'attribuer tout à la Grâce de Jésus-Christ. »[30] La
plume plus grande que la main…
Comme
l’oratorien Senault, le Jésuite Caussin condamne l’illusion fondamentale de Sénèque. Cependant, si le premier le
dénonce rapidement, le second éprouve bien des difficultés surtout après avoir
fait tant d’éloges sur lui. Comment peut-il dire qu’il erre dans l’illusion
quand auparavant il lui attribue une philosophie naturelle proche de
l’Évangile ? Certes, il apprécie Sénèque et ses paroles mais il n’ignore
pas ses erreurs. Il les explique dans ses intentions en faisant l’homme le
centre de ses pensées et de ses actes, et sur l’absence d’héroïsme de sa part
en raison de la faiblesse des vertus naturelles. Tout cela est bien insuffisant pour attirer l’homme vers la
vérité.
Dans le
passé comme aujourd’hui, certains chrétiens apprécient Sénèque et sa morale. Comment
l’expliquer ? Est-ce par le rôle qui a joué dans la société
romaine et qui transparaît encore dans certains ouvrages ? Des hommes
l’appellent surtout dans les malheurs lorsqu’ils ont besoin de courage et de
force. Sénèque leur apporte alors le soutien qu’ils attendent. Sans-doute, ses
qualités rhétoriques expliquent en partie leur intérêt. L’éloquence qu’il met au service de la morale est une de ses plus
grandes forces. Il n’ennuie pas. L’homme est en effet intéressant. « Dans ses traités de morale pratique et dans
ses lettres surtout, on ne peut voir qu'un homme indépendant, moraliste par
goût, qui communique librement à des amis une sagesse puisée dans des lectures
diverses et dans ses propres méditations. »[31]
Sans-doute, sa connaissance des cœurs
et l’aspect pratique de ses conseils
sont aussi appréciés. Le chrétien peut aussi tomber sous le charme de Sénèque. « Ce
qui rend le stoïcisme de Sénèque persuasif, c'est que, sous l'austérité du
philosophe, on trouve un homme. »[32]
Cependant,
sa plume dépasse sa main. Un livre, un traité ou encore un discours, aussi
admirables soient-ils, demeurent inefficaces pour mouvoir des cœurs et animer
les volontés dans la vie réelle. Comme tous les philosophes de l’antiquité,
Sénèque n’est point un exemple suffisant pour faire changer les mœurs.
L’enthousiasme qu’il parvient néanmoins communiquer ne provient pas de sa
morale mais de sa personnalité et de son style. Mais le même homme peut aussi
révolter les cœurs quand il manifeste l’esprit qui animait l’élite romaine de
son époque.
Néanmoins, la morale que Sénèque enseigne a touché des
esprits, y compris chrétien. Elle a poussé des humanistes à défendre une
morale indépendante de toute considération religieuse. Comment ont-ils pu
apprécier une telle morale quand les mêmes humanistes cherchaient à élever
l’homme ? La réponse réside peut-être dans l’esprit qui les guidait …
« Laissez votre Sénèque avec ses superbes
opinions.... Ce philosophe insultait aux misères du genre humain par une
raillerie arrogante. »[33]
Notes et références
[1] Voir Émeraude, mars 2020, "Sénèque et le christianisme".
[2] Martin de Braga, Règles
pour une vie honnête. Il est aussi intitulé De dfferentiis virtutumvitae
honestae Quator (Sur les quatre
points cardinaux). Cet ouvrage est adressé au roi des Suèves. C’est un
Miroir qui énonce un ensemble de préceptes moraux.
[3] Compilation
d’extraits de Pères de l’Église et d’auteurs profanes. Il a connu un grand
succès.
[4] Emmanuel Babey, Du
côté de Trevet et de l’anecdote savante (exemplum), dans Exempla
Docent, Les exemples des philosophes de l’antiquité à la Renaissance,
actes du colloque international 23-25 octobre 2003, université de Neuchâtel,
édités par Thomas Ricklin, Libraire philosophique J. Vrin, 2006, bopks.google.fr.
Trevet est un dominicain anglais qui enseigne à Oxford. Il a composé des
commentaires d’ouvrages des Sénèque, père et fils.
[5] M. Spanneut, Sénèque
au Moyen-âge : autour d’un livre, dans Recherches de théologie ancienne
et médiévale, vol. 31, janvier-juin 1964, www.jstor.org.
[6] P. Villey, Œuvres
choisies, édition L. Feugière, tome II, Paris, 1894.
[7] J. Maurens, La
Tragédie sans tragique. Le néo-stoïcisme dans l’œuvre de P. Corneille, Paris,
1966.
[8] Lipse,
Electa,
I, 26, Opera omnis, Wesel, 1675, tome I.
[9] L’expression de
« stoïcien chrétien » vient
du père Julien-Eymard d’Angers.
[10] Voir Sénèque, Ep. 75,
18 et 12, 9.
[11] Laurent de Paris, Palais
de l'Amour divin entre Jésus et l'âme chrétienne, édition 1614.
[12] Michel Spanneut, Permanence de Sénèque le Philosophe
dans Bulletin
de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°39, décembre
1980.
[13] Antoine le Grand, Les Caractères de l'homme sans passions
selon les sentiments de Sénèque, 1663.
[14] Cardinal de Bérulle, Discours
de l’état et des grandeurs de Jésus, Discours VII,§1dans Œuvres
complètes de De Bérulle, édition Migne, 1856, col. 262,.
[15] J. Dagens, Bérulle et
les origines de la restauration catholique, dans Malebranche, le Stoïcisme et les
trois erreurs de l’orgueil, note 5, Presses universitaires de France, Revue
philosophique de la France et de l’étranger, 2015, tome 140, www.cairn.info.
[16] J. F. Senault, De
l’usage des passions, préface, dans le stoïcisme dans le traité «De l’usage des
passions » de l’oratorien Senault, Julien Eymard, 1641, Revue des sciences religieuses,
année 1951, 25-1.
[17] Sénault, Traité
sur l’usage des passions, 1641.
[18] Senault, Œuvres
de piété, 136, 3 dans Malebranche, le Stoïcisme et les trois
erreurs de l’orgueil, note 5.
[19] Malebranche, De la Recherche
de la vérité, II, 3ème partie, chap. IV, 1674 dans Œuvres
de Malebranche, collationnée par Jules Simon, 2ème série,
libraire-éditeur Charpentier, 1842.
[20] Malebranche, De la
Recherche de la vérité, II, 3ème partie, chap. IV.
[21] Malebranche, De la Recherche de la vérité, II, 3ème partie, chap. IV.
[22] Voir Essai
sur la vie de Sénèque le philosophe, sur ses écrits et sur les règnes de Claude
et de Néron, Diderot, édition de 1778.
[23] Diderot, Essai
sur la vie de Sénèque le philosophe, sur ses écrits et sur les règnes de Claude
et de Néron.
[24] Diderot, Essai
sur la vie de Sénèque le philosophe, sur ses écrits et sur les règnes de Claude
et de Néron.
[25] Diderot, Essai
sur la vie de Sénèque le philosophe, sur ses écrits et sur les règnes de Claude
et de Néron.
[26] Walter Wili, cité
dans Permanence de Sénèque le Philosophe dans Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité.
[27] G. Matzneff, Le
Défi.
[28] Jésuite N. Caussin, La
Cour Sainte, tome II, 1563, dans Sénèque et le
stoïcisme dans la « Cour sainte » du jésuite N. Caussin (1583-1651), Julien-Eymard d'Angers, Revue des Sciences Religieuses, tome
28, fascicule 3, 1954.
[29] Jésuite N. Caussin, La
Cour Sainte, tome II.
[30] Jésuite N. Caussin, La
Cour Sainte, tome II.
[31] Les moralistes sous l’empire
romain – Philosophes et poètes. La morale pratique dans les lettres de Sénèque.
[32] Les moralistes sous l’empire
romain – Philosophes et poètes. La morale pratique dans les lettres de Sénèque.
[33] Bossuet, Sermon sur la loi de
Dieu.
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