L’heure
est enfin arrivée. Les esprits sont bien échauffés et concertés. Le régime vit
ses dernières heures. Rassemblés à Versailles, les députés s’apprêtent à bouleverser
l’histoire et à la lancer dans une aventure inimaginable. L’abbé Grégoire est
l’un d’entre eux. Ses idées sont claires, sa volonté indéfectible. Il sait
qu’il n’est pas seul à vouloir en finir avec la monarchie absolue. En arrivant
à Versailles, il a découvert Lanjuinais et le club breton [1]. Il veut aussi en finir
avec la domination des évêques. Il le sait. Le temps est favorable pour mener
des réformes radicales. C’est aussi le temps de la confrontation entre l’Église
et l’État. Depuis longtemps déjà, ce dernier veut la soumettre à ses lois.
Est-ce le temps de la victoire ?
Les écrits de l’abbé Grégoire nous sont accessibles. Ils nous permettent de saisir sa pensée mais aussi de comprendre en partie la révolution de 1789 et toute une idéologie qui va conduire à la terreur, à une terreur que le XXe siècle imitera et dépassera. S'y dresse aussi une nouvelle conception de l’Église, une Église entièrement au service de la nation.
L’abbé
Grégoire en faveur de la réunion des ordres, nécessaire aux réformes radicales
Souvenons-nous
de ces événements historiques. Longtemps tombés en désuétude[2], les
États généraux sont convoqués pour régler les problèmes financiers du royaume
de France. Traditionnellement, ils se réunissent selon les trois ordres :
la noblesse, le clergé et le tiers-états. Mais en ce XVIIIe siècle, leur
convocation soulève rapidement la question du vote : par ordre ou par
tête ? La répartition par ordre est rapidement remise en question. La noblesse
et le clergé choisissent le schéma traditionnel alors que le tiers-états opte
pour le vote par tête et la réunion des ordres. Finalement, le roi décide la
répartition par ordre mais avec dédoublement des députés du tiers-états. Ce
dernier pourrait ainsi obtenir la majorité, représentant les deux tiers des
députés, si l’ensemble des députés se réunissent en un seul corps. Le tiers-états est en
position de force. Rappelons néanmoins qu’ils n’ont pas de mandats
représentatifs mais impératifs [1]. Ils ne doivent qu’être les portes paroles des
cahiers de doléance de leurs sénéchaussées et baillages. Si le vote reste par
ordre, le scrutin dépendra de l’attitude du clergé.
Or
le nombre de curés parmi les députés est important. Le "bas clergé" est majoritaire. Pourtant, les évêques
représentent généralement le clergé. Mais le bas clergé n’apprécie guère les
différences de revenus et de traitement. Les évêques ne sont guère appréciés et
sont finalement écartés au profit de simples curés. Ainsi, deux cent huit curés
de paroisse et quarante-six prélats constituent le clergé aux États généraux.
L’abbé Grégoire est l’un d’entre eux. Il est très favorable à la fin des ordres. Pour attirer ses collègues, il adresse une lettre[2] aux curés, députés aux états-généraux et leur demande de s’associer au tiers-états et donc d’abandonner la répartition par ordre.
Le programme de l'abbé Grégoire
L’abbé Grégoire est l’un d’entre eux. Il est très favorable à la fin des ordres. Pour attirer ses collègues, il adresse une lettre[2] aux curés, députés aux états-généraux et leur demande de s’associer au tiers-états et donc d’abandonner la répartition par ordre.
Le programme de l'abbé Grégoire
Ainsi,
l'abbé Grégoire définit l’objectif des États généraux et met en place l’opposition entre les
réformistes et les privilégiés, les premiers défendant l’intérêt de tous, les
seconds s’opposant à la patrie. La noblesse « paraît animée de l’esprit de corps qui est l’ennemi de l’esprit public,
l’ennemi de la patrie. » C’est pourquoi il les accuse de
présenter en réalité un véritable danger contre la nation. Il dénonce même la
noblesse d’avoir déclenché dans le passé de nombreux conflits. Elle est un « corps impétueux », toujours « despotes avec les inférieurs »,
inspirant la crainte par l’épée. Selon l’abbé Grégoire, elle incarne le
despotisme. Il associe à la noblesse le haut clergé dans sa dénonciation. Les
aristocrates de la noblesse et du clergé « méprisent les classes inférieures du clergé et de la noblesse, et
dominent sur elles avec autant de hauteur que sur le tiers-états. »
Ainsi s’associent-ils pour perpétuer leur domination. « La noblesse regarde le peuple comme son
esclave, le roi comme son rival, le clergé comme la proie. » Le
vocabulaire est déjà révolutionnaire. Ses paroles annoncent un changement, un
bouleversement…
L’abbé
Grégoire dénonce aussi le haut clergé, c’est-à-dire les prélats fastueux et
mondains, les évêques absents de leur diocèse, les commanditaires « nuisibles comme les insectes dans les
vergers ». Il dénonce leur manque de vocation et leur cupidité,
toujours à la recherche de riches bénéfices. Il n’oublie pas les moines
indignes de leur fondateur et les chanoines prétentieux. Les mots sont durs,
très durs. Les caricatures sont aussi fortes.
L’abbé
Grégoire défend ensuite les bonnes intentions du tiers-états qui veut régénérer
au contraire les ordres et respecter le droit de la propriété. Cela nous fait
sourire aujourd’hui quand quelques semaines après, l’assemblée nationale
dilapidera les sources de revenu de l’Église en s'appropriant de ses biens ! Certes, convient-il, le peuple peut
se révolter mais les émeutes sont causées, ajoute-t-il, par l’injustice et les
vexations dont il fait l’objet. La cause de sa fureur réside dans les
institutions politiques et sociales, « dans
les filets de la fiscalité et dans les entraves de la féodalité ». Il
énumère de longs exemples concrets sur la misère des paysans. Ainsi faut-il
réformer l’État.
L’abbé
Grégoire revient sur les destinataires de sa lettre, c’est-à-dire sur les curés. Il
souligne leurs mœurs et leur fidélité. Il présente les curés comme les remparts de la
religion. Ils « scelleraient de leur
sang la cause de la religion, plutôt que de consentir ce qu’on lui portât la
moindre atteinte. » C’est une raison supplémentaire pour que les curés
soient présents au sein du tiers-états. Par leur présence, ils défendront la
cause de la religion. Par leur bonne influence, les députés du tiers-états ne
pourront pas s’opposer au catholicisme. Craint-il alors de mauvaises intentions
de leur part ? Il précise néanmoins que seuls les prêtres ont droit de
statuer sur la religion. La puissance temporelle peut néanmoins intervenir pour
la réformer sur plusieurs points de la discipline. « Si l’autorité civile ne peut les opérer sans le concours indispensable
de l’autorité ecclésiastique, celle-ci ne doit pas exclure l’influence de la
première. » Rien n’est dit sur l’autorité pontificale ou sur
l’autorité des conciles. L’abbé Grégoire ne les mentionne pas dans sa lettre. Les
États généraux ont-ils donc pour objectif de réformer l’Église ? L’action
de l’État ne serait-elle réduite qu’à une influence ?
L’abbé
Grégoire revient sur l’opposition qui existe entre les évêques et les curés. Il
dénonce les abus dont sont victimes les curés et défend leurs droits contre le
pouvoir des évêques. Qui a mal réparti les décimes, dispute les modiques
accroissements de leurs pensions alimentaires, leur enlève le droit de
gouverner les diocèses ? Il donne des exemples d’injustices dont ils
peuvent faire l’objet, opposant clairement le haut clergé et le bas clergé. Le
moment est alors pertinent pour qu’ils reconquièrent « leurs droits envahis par le régime
épiscopal […], d’assurer le
succès de leur ministère en rendant à la religion sa splendeur antique. »
Les États généraux sont-ils donc le lieu pour modifier les pouvoirs au sein de
l’Église ? Des réformes radicales vont-elles toucher la hiérarchie
ecclésiastique ?
L’abbé
Grégoire vante de nouveau le corps des curés et soulignent leurs qualités.
« Le salut de la patrie »
est entre leurs mains. « Unissons
nos destinées à celles du monarque qui nous gouverne. Travaillons à régénérer
un des plus beaux empires de l’univers, et puissions-nous dire un jour qu’ayant
la France pour berceau et pour tombeau, nous sommes nés dans un État
despotique, et que nous mourrons dans un pays libre sous un roi qu’on peut
louer sans flatter, c’est-à-dire sans s’avilir ». Ainsi, les États généraux
ont pour finalité de régénérer le royaume et de le libérer du despotisme. Quel
programme dans sa lettre ! Nous sommes bien éloignés des buts officiels de
la convocation des États généraux.
La
lettre de l’abbé Grégoire est surtout une véritable diatribe contre le
haut-clergé, les moines, les chanoines et la noblesse. Le ton est violent. Dans
ses Mémoires,
il parle d’« impétuosités ».
Le sarcasme nous impressionne. Il met clairement au même niveau les évêques et
les curés, défendant avec vigueur les droits de ces derniers. Venant d’un curé,
sa lettre peut donc nous surprendre. Elle porte à la haine et attise la
division au sein du clergé. Nous sentons clairement toute son aigreur à l’égard
des évêques. Et comme nous l’avons noté
à plusieurs reprises, la lettre décrit aussi un programme : la réforme en
profondeur de l’État, la réforme de l’Église et la hiérarchie ecclésiastique
sans oublier la régénération du royaume. Est-ce le rôle de députés de toute
origine, dont certains sont athées, de s’occuper de l’Église ?
Naturellement,
l’abbé Grégoire est l’un des premiers curés à rejoindre le tiers-état. Il
engage fortement ses collègues à le faire. Cinq jours après sa désinsertion, la
majorité du clergé le suive. C’est la fin du clergé. C’est aussi le début de la
révolution.
L’abbé Grégoire, ardent défenseur de la constitution civile du clergé
L’abbé Grégoire, ardent défenseur de la constitution civile du clergé
C’est
encore l’abbé Grégoire qui, le 27 novembre 1791, monte à la tribune et prête en
premier le serment à la constitution civile du clergé. Son discours mérite
d’être lu. Il ne voit dans la constitution civile du clergé aucune règle
contraire aux vérités crues et enseignée [9]. Il accuse tous ceux qui s’y opposent
et qui voient dans ce texte la fin du catholicisme. Or, qui pourrait croire le
contraire, nous dit-il ? Est-il naïf ou aveuglé par sa passion
révolutionnaire pour ne pas voir la tempête qui menace l’Église ? Bien
plus tard, il sera probablement empli de désillusion…
L’assemblée
nationale « a manifesté
solennellement son profond respect pour la religion catholique, apostolique et
romaine. […] Jamais elle n’a voulu porter la moindre atteinte au dogme, à
la hiérarchie, à l’autorité spirituelle du chef de l’Église. » Pourtant,
a-t-elle daigné s’entretenir avec le pape pour parler de la constitution et
pour abroger le concordat de Bologne ? Là réside le véritable problème,
révélateur de l’esprit qui anime les députés dans leur majorité…
Mais
qu’importent les faits ! Seules comptent les discours et l’esprit ! L’abbé
Grégoire est en effet fortement convaincu de la compatibilité entre la
révolution et l’Église, entre le patriotisme et le catholicisme au point que le
vrai catholique ne peut être contre la révolution. Contre les opposants, il affirme
aussi que les députés connaissent bien leur incompétence dans le domaine
religieux. Nous touchons là encore un point essentiel. Il sera plus longuement
développé dans la lettre[3] qu’il
écrit pour légitimer le serment.
Les
rapports entre l’Église et l’État selon l’abbé Grégoire
L’abbé
Grégoire reconnaît deux pouvoirs, spirituel et temporel, qui gouvernent les
hommes et qui se prêtent un soutien mutuel. Chacun porte sur des objets
différents. Le spirituel nous instruit de la vie après la mort et la justice
divine, le temporel s’occupe du bonheur individuel et social. Le premier
« pénètre dans l’âme pour y
créer des remords », le second détient la force coercitive. L’abbé
Grégoire nous montre là l’aspect social de la religion, bien utile pour l’État.
En effet, nous dit-il, sans religion, ni culte et temple, l’État ne peut
subsister. C’est pour cela qu’il a besoin de son appui. Robespierre sera du
même avis, Napoléon également…
L’abbé
Grégoire respecte l’indépendance des deux pouvoirs dans chacun de leur domaine
de responsabilité. « Ces deux
puissances jouissent respectivement dans leur sphère d’une souveraineté contre laquelle
rien ne peut lutter ». Et ajoute-il aussitôt : « et qu’aucune autorité étrangère ne peut paralyser. »
Sans-doute, évoque-t-il le pape et la cour de Rome. Il semble donc restreindre l’autorité
religieuse à l’intérieur de la nation, déniant toute autorité au pape. Quels
sont les domaines de chacun ? « L’Église
[…] a pour domaine les consciences »
alors que l’État agit dans le domaine social et politique.
L’abbé
Grégoire poursuit : « lorsque reçu
légalement dans l’État, [le christianisme] fait partie de l’administration publique, son régime extérieur admet les modifications que commande le
bien général dès qu’elles sont manifestées par l’évêque du dehors, le
souverain, c’est-à-dire la volonté nationale. » Étrange discours qui
mêle bien des idées : le césaropapisme, le gallicanisme et les principes
révolutionnaires. C’est une étrange combinaison que défend l’abbé Grégoire. Autrefois,
l’évêque du dehors était l’empereur ou le roi, c’est-à-dire le souverain.
Désormais, c’est la volonté nationale ! Mais c’est oublier que cette
volonté générale peut ne pas être chrétienne et au contraire opposée à l’Église,
ou indifférente à l’Église. L’esprit révolutionnaire transforme le vocabulaire traditionnel, des expressions
venues du lointain passé, sans-doute pour mieux faire adhérer ses idées. Là se
trouve aussi la ligne de démarcation entre les deux puissances, ligne difficile
à tracer. L’application des principes se fait alors cas par cas.
L’abbé
Grégoire revient ensuite sur l’indépendance de l’Église dans le gouvernement.
Elle « conserve le droit de se
gouverner sans l’intervention de personne, dans tout ce qui est étranger à l’autorité
civile. » Mais pour lui, l’État ne reçoit, ne reconnaît la religion
que pour son utilité sociale. Ainsi n’agit-elle avec elle que par opportunisme.
C’est pourquoi elle a droit d’en régler les formes extérieures et s’il a la
charge financière du culte et l’entretien de ses ministres, il lui importe de
ne salarier que ceux qui lui sont nécessaires. Et justement, la nécessité
implique les immiscions de l’État au sein même de l’Église. Mais dans son
discours, l’abbé Grégoire semble perdre la mémoire et se perd dans
l’abstraction de ses idées. Il oublie en effet le contexte dans lequel la
constitution civile a été rédigée et les raisons pour lesquelles les députés doivent
subvenir aux besoins de l’Église. La raison initiale est plus terre à terre.
L’État devait subvenir aux besoins de l’Église après avoir supprimé ses revenus
et nationalisé ses biens ! Il ne s’agit pas de théoriser mais d’appliquer
la loi. Or l’abbé Grégoire oublie l’appropriation des biens et des richesses de
l’Église, le secours mutuel qu’il a pourtant rappelé ou encore la simple
influence de l’État sur l’Église comme il a évoqué dans sa lettre aux curés en
1789 !
Affiche du jugement du tribunal révolutionnaire d'Angers
condamnant à mort le curé de Saint-Macaire-en-Mauges
(A.D. 85, A.N. BBB3/11-2)
|
À
plusieurs reprises, l’abbé Grégoire défend les mesures fixées par la
constitution civile du clergé en donnant à l’État l’exercice extérieur de la
religion. Il intervient quand l’ordre public est en danger. Certes, il ne peut
ni restreindre les missions de l’évêque ni invalider ses fonctions
spirituelles, mais il peut lui interdire l’exercice extérieur en tant qu’il est
lié à l’administration public. En tant que fonctionnaires de l’État, il peut
être empêché « extérieurement » d’exercer
ses fonctions. Qu’est-ce cela veut dire ? Si un évêque est lié à l’État
comme un fonctionnaire, il n’est guère libre pour assurer ses fonctions.
Une
constitution ni hérétique ni dangereuse pour la religion catholique selon
l’abbé Grégoire
L’abbé
Grégoire traite aussi de l’élection des évêques et des curés par une partie de
la population, y compris par des protestants, des juifs ou des athées. Il ne
voit aucun dogme contraire à cette mode d’élection. « Le peuple choisit, l’Église ordonne ». Il est vrai que
l’Église n’a jamais pensé à demander à des païens d’élire les évêques ! Qui
aurait pu le penser ? Qui pourrait le penser aujourd’hui tant cela est une
aberration de l’esprit ! « Cette
manière d’élire n’est ni une hérésie, ni une chose nouvelle. »
L’abbé Grégoire oppose ensuite le mode d’élection aux mesures définies dans le concordat de
Boulogne. Mais sa lettre abuse des mots. Nous commençons à en être bien
habitués. Il est vrai que dans les temps primitifs, les évêques étaient élus,
mais est-ce par « le peuple » ?
Est-il possible de désigner l’ensemble des fidèles par le terme de « peuple » ? Le sens même de ce
mot a bien évolué au cours du temps. Certes, l’abbé Grégoire s’est déclaré
opposé à l’élection par des personnes non catholiques mais en bon citoyen, il
se soumet au décret de l’assemblée nationale, c’est-à-dire à la majorité des
voix. La raison se plie au nombre des votes ! Le prêtre s’efface devant le citoyen. Là réside la révolution...
L’abbé
Grégoire revient sur les mesures de l’assemblée nationale que des évêques
accusent d’être contraires au christianisme, en particulier la suppression des
vœux solennels. Il ne voit rien qui puisse déranger le chrétien. Il précise que
l’assemblée nationale a supprimé les effets civils des vœux, que l’État a droit
d’abroger. Mais nouvelle perte de mémoire ! L’abbé oublie qu’elle a
suspendu l’émission des vœux dans tous les monastères et qu’elle les interdit,
abrogeant ainsi l’essence même du monachisme. Aucun religieux n’a plus le droit
de prononcer des vœux. Et les religieux qui refusent de quitter leur monastère
sont regroupés, tout ordre confondu, dans des maisons. Nous sommes loin de
l’effet civil des vœux ! La vie monacale est atteinte mortellement…
L’abbé
Grégoire s’attaque ensuite sur « les
fameux articles du clergé de France, conservateurs des droits des évêques »
au détriment des droits des curés. Il réclame pour eux plus de participation
dans le gouvernement des diocèses. Il demande une représentation dans les
conciles. Il évoque les premiers temps, lorsqu’ils avaient droit de délibérer
et de juger, même en matière de foi. Les curés doivent former une sorte de sénat
auprès de l’évêque. « L’aristocratie
me paraît aussi contraire aux principes dans l’Église que dans l’État. »
De nouveau, comme dans la lettre qu’il a adressée aux curés, il relie le combat
que mènent les réformateurs contre la noblesse dans l’État avec celui qu’il
mène contre les évêques dans l’Église. L’abbé Grégoire veut ainsi porter la
révolution dans l’Église…
Sur
le pouvoir des papes, l’abbé Grégoire lui reconnaît une primauté d’honneur et
de juridiction. Mais il ne peut intervenir dans un diocèse en cas de
négligence, de dépravation et d’erreur de l’évêque. Il est considéré comme un
surveillant. Il ne voit aucune erreur dans l’interdiction de se faire confirmer
par le pape telle qu’elle est demandée par la constitution civile du clergé.
« Elle a prétendu interdire tout
acte juridique, en vertu duquel le souverain pontife le prétendrait en droit
d’instituer nos évêques ». En outre, il s’appuie sur les « libertés gallicanes » pour rejeter
l’obligation d’une investiture par le pape.
La
constitution civile du clergé, une réforme nécessaire
Enfin,
l’abbé Grégoire renvoie l’incapacité de l’assemblée du clergé et des prélats de
mener les réformes nécessaires. Il dénonce les excès du clergé et son absence
de principe religieux, sources de ruines morales et de dépravation. C’est par
son attitude qu’il a égaré bien des âmes et armé bien des adversaires de
l’Église. Il voit donc la constitution civile du clergé comme un moyen de la
réformer, de la régénérer. Cela revient à avouer que ses effets recherchés
dépassent l’exercice extérieur de la religion.
Sa
conclusion est éloquente. Écoutons-là. « Trois millions de bras sont armés pour défendre la constitution, dont
les principes d’égalité, de justice sont fondés sur l’Évangile. La constitution
s’établit sur les décombres féodaux ; la religion catholique sort triomphante
des nuages qui obscurcissaient sa gloire. La religion et la constitution, unies
par des liens indissolubles, élèvent majestueusement la tête au milieu de
l’empire, pour faire le bonheur des Français et mériter les hommages de
l’univers. »
Mais
comment l’abbé Grégoire a-t-il pu imaginer que l’Église accepterait un tel
texte et se soumettrait à l’autorité civile de manière si
unilatérale ! La constitution civile porte gravement atteinte à sa
discipline et à son droit de juridiction. Elle remet en cause la hiérarchie et
voit ses moyens de gouvernement fortement dégradés. L’assemblée nationale a
déjà bouleversé la vie monastique. L’Église devient finalement un rouage de
l’État pour son utilité sociale. Mais ne comprend-il pas que lorsqu’il la
considérera inutile, il pourra la supprimer tout simplement ?
Chose encore plus étonnante. L’abbé Grégoire ne croit pas que la constitution civile
du clergé puisse aboutir à un schisme profond. Est-il si aveuglé par son
esprit révolutionnaire qu’il a si peu anticipé la réaction des
catholiques ?
Le
choix terrible
En
janvier 1791, devant l’assemblée nationale, l’abbé Grégoire se montre
respectueux du prêtre réfractaire, et compréhensif devant leur choix. Il espère
peut-être les convertir et vaincre leurs doutes. Mais, son attitude change. Il
devient en effet beaucoup plus virulent lorsqu’il s’aperçoit rapidement de la force
de leur résistance. Il les attaque comme « ennemis de la patrie »[4]. Il lie
leur cause à celle des contre-révolutionnaires attachés à leurs privilèges.
« La religion est un voile sacré
dont les pervers abusent pour couvrir leurs complots... la seule hérésie qu'ils
trouvent dans la constitution, c'est l'égalité. »[5] Sa
déception nourrit sa violence à l’égard de tous ceux qui s’opposent à la
constitution civile du clergé. Il en vient même à accuser les « complots antirévolutionnaires »
d’avoir lancé les mouvements de déchristianisation. Ceux-ci seraient imposés de
l’extérieur, extérieurs à la révolution. L’abbé Grégoire est fortement
convaincu que la révolution est favorable à l’Église et la régénérera…
Pourtant,
à son tour, l’abbé Grégoire doit choisir entre la révolution et le
christianisme qu’il croit pourtant indissociables. Mais il refuse de faire un
choix. En pleine persécution religieuse et campagne de déchristianisation, il
reste prêtre assermenté et évêque constitutionnel, s’obstinant à garder sa
soutane. Devant la Convention, il refuse d’abjurer son état. « Quant à moi, catholique par conviction et
par sentiment, prêtre par choix, j’ai été désigné par le peuple pour être
évêque ; mais ce n’est ni de lui ni de vous que je tiens ma mission. J’ai
consenti à porter le fardeau de l’épiscopat dans un temps où il était entouré
de peines ; on m’a tourmenté pour l’accepter ; on me tourmente
aujourd’hui pour faire une abdication qu’on ne m’arrachera pas. J’ai tâché de
faire du bien dans mon diocèse ; agissant d’après les principes sacrés qui
me sont chers et que je vous défie de me
ravir, je reste évêque pour y en faire encore ; j’invoque la liberté des
cultes. »[6]
Il en appelle ainsi à la constitution. Il se larmoie aussi devant le vandalisme
dont il est témoin.
Mais
en 1801, quand il lui est demandé de démissionner, Grégoire proteste et
affirme : « Ce que nous fîmes
en 1791, nous le ferions encore aujourd’hui. Le serment qu’on nous reproche
consacrait nos devoirs envers la religion et la justice. »
Conclusion
La constitution de 1791 |
L’abbé
Grégoire est sans-doute l’exemple de ces religieux qui ont voulu incarner la
révolution mais se sont égarés dans une terrible illusion, celle de croire qu’il
représentait le peuple et à ce titre pouvait détruire l’ordre ancien pour en
construire un nouveau, quel que soit le prix à payer. Il a cru aussi élever une nouvelle Église, la
régénérer, cru aussi pouvoir concilier la religion et la révolution, ses
principes politiques et religieux. Mais ces principes, sont-ils vraiment
compatibles ? Quand leur incompatibilité devient évidente, il demeure
attaché à la révolution. Quels principes ont-ils prévalu en lui ? Ceux de
l’Église ou de l’État ? La volonté divine ou la volonté générale ? La
cause de Dieu ou celle de la nation ? Mais finalement, n’a-t-il pas été
citoyen avant d’être prêtre ? Là vient la question redoutable et
sans-doute la réponse au délicat problème que soulèvent les rapports qui
existent entre l’Église et l’État. Sommes-nous d’abord chrétiens avant
d’appartenir à une nation, à un régime politique ou à une idéologie ?
Revenons alors au temps premier du christianisme. Le courage et le sang des
martyrs nous apportent clairement une réponse …
Notes et références
[1] Voir article précédent : L'abbé, un curé engagé.
[2] Les États généraux
n’ont pas été réunis depuis 1615.
[3] Abbé Henri Grégoire, Nouvelle
lettre à messieurs les curés, députés aux états-généraux, juin 1789,
accessible sur gallica.bnf.fr.
[4] Abbé Grégoire, Légitimité du serment civique exigé par les fonctionnaires
ecclésiastiques par M. Grégoire, 1791, gallica.
[5] Abbé Grégoire, Lettre
pastorale de M. l'évêque du département de Loir-et-Cher, 24 mars 1791.
[6] Abbé Grégoire, Discours sur la fédération du 14 juillet 1792, Orléans.
[7] Abbé Grégoire, Mémoires
de Grégoire, ancien évêque de Blois, II.
[8] Abbé Grégoire, Mémoires
de Grégoire, ancien évêque de Blois, IV.
[9] Voir les articles sur la constitution civile du clergé,juillet, Émeraude : La constitution civile du clergé : l'Église sous le jour de l'État ; La constitution civile du clergé : un abus de pouvoir, et La constitution civile du clergé : : division et persécution de l'Église.
[9] Voir les articles sur la constitution civile du clergé,juillet, Émeraude : La constitution civile du clergé : l'Église sous le jour de l'État ; La constitution civile du clergé : un abus de pouvoir, et La constitution civile du clergé : : division et persécution de l'Église.
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