« Les papes ne peuvent rien commander n’y
ordonner, soit en général ou en particulier, de ce qui concerne les choses
temporelles relevant des pays et des terres de l’obéissance et souveraineté du
roi très chrétien, et s’ils commandent ou statuent quelque choses dans ce
domaine, les sujets du roi, encore qu’ils fussent clercs, ne sont tenus leur
obéir. »(IV)
Telle
est la première maxime du "gallicanisme" dont dépendent de nombreuses libertés
gallicanes selon Pierre Pithou[1]. Elle interdit toute ingérence du pape dans
les affaires temporelles du royaume. Derrière les mots se cache un principe
fort : l’indépendance du roi dans
le domaine temporel à l’égard de toute autorité religieuse. Elle s’oppose
donc à la doctrine du pouvoir telle qu’elle est énoncée par les papes,
notamment par la bulle Unam Sanctam de Boniface VIII. Elle
rejette la théorie des deux glaives que défendent les papes. Selon cette
théorie, le pape reçoit de Dieu tout pouvoir qu’il exerce soit directement dans
le domaine religieux, soit indirectement dans le domaine temporel en le
déléguant au souverain temporel. Par l’excommunication et l’interdit, il peut
alors demander aux fidèles de ne plus lui obéir et de rompre les serments de
fidélité. Le pape peut donc défaire un pouvoir temporel…
De
manière générale, rien ne se définit par un interdit ou une opposition. Dans toute
règle, s’exprime plus ou moins de manière implicite une thèse positive. La première maxime de Pierre Pithou touche
à l’origine des pouvoirs.
La
souveraineté du roi dans l’Église
Lorsque
le juriste Dupuy (1582-1651) commente la première maxime, il la relie à la
souveraineté du roi. « C’est
une maxime fondamentale, nous dit-il,
que le roi ne tient que de Dieu et de son épée. »[2] Ce principe est souvent évoqué dans les
querelles qui opposent les pouvoirs temporel et religieux. Pour se justifier,
Dupuy revient sur l’idée selon laquelle le pouvoir temporel, distinct du
pouvoir ecclésiastique, vient directement de Dieu et qu’il est conféré au roi
sans l’intermédiaire du pape. Par son
origine divine, la souveraineté royale ne peut donc être limitée par l’autorité
pontificale dans un domaine qui ne relève que du souverain. Nous retrouvons
ainsi la veille doctrine que les empereurs germaniques avaient déjà défendue
contre les papes. Elle a donné lieu à de célèbres querelles. Ce n’est donc pas
réellement nouveau. Cependant, ce n’est plus l’autorité impériale, une autorité
considérée comme universelle, qui la défend, mais un chef d’État particulier.
Ce n’est donc plus une confrontation entre deux détenteurs d’une autorité
universelle…
Selon
la maxime, rien ne peut compromettre
l’exercice du pouvoir temporel. Ainsi, toute décision pontificale ou
conciliaire est étudiée soigneusement afin de vérifier qu’elle ne s’oppose pas
aux « libertés gallicanes ».
Son application nécessite ensuite une décision royale. Cela signifie clairement
que l’application de toute décision
d’une autorité de l’Église, le pape ou le concile, est dépendante de la volonté
du roi. Le pape ne peut non plus délier ses sujets de leur serment de
fidélité. L’interdit sur un royaume ou l’excommunication du roi ne sont plus
possibles. Mais ces questions relèvent-elles encore pleinement du domaine temporel ?
C’est finalement au roi d’en décider. Le
roi est maître dans son royaume…
Le
rôle d’intermédiaire que doit jouer le roi est confirmé dans le Concordat
de Bologne[3],
qui place réellement l’Église gallicane sous sa souveraineté. Ce principe
semble s’imposer face aux autres formes de gallicanismes, plus attachés à
l’autonomie de l’Église et à la Pragmatique Sanction.
Les
juristes, défenseurs de la souveraineté du roi
L’ouvrage
de Pierre Pithou nous renvoie à un autre ouvrage juridique, celui de Jean Ferrault (1469-1539), paru en
1514. Il est intitulé Tractatus cum jucundus tum maxime utilis
privilegia aliqua regni Franciae continens. C’est un ouvrage qui
récapitule les prérogatives royales afin de « fournir des arguments pour préserver l’indépendance du roi à l’extérieur
du royaume et sa souveraineté à l’intérieur. »[4] Cet
ouvrage est en effet un outil de travail à la disposition des officiers royaux.
Il est utilisé contre tous ceux qui contestent la souveraineté du roi tant de
l’intérieur que des influences étrangères. Parmi les tenants de cette thèse,
nous pouvons aussi citer Charles de
Grassaille (1495-1582).
Généralement,
surtout depuis une thèse de Gabriel Hanoteau (1853-1944)[5], ces
juristes sont considérés comme étant les représentants d’une conception
absolutiste de la puissance royale. Ils appartiendraient à un courant dit de
l’« École de Toulouse »,
c’est-à-dire essentiellement de l’Université de Toulouse, « l’école des plus grands magistrats et des
premiers hommes d’États. »[6]. Ses
membres auraient défendu l’idée d’une monarchie absolue. Mais selon des études
récentes, cette conception n’est pas une innovation. En outre, leur conception
est plutôt modérée.
Nous
pouvons encore citer Jean Bodin
(1530-1596) qui étudie la notion de souveraineté, posant la religion comme
fondement de l’État.
Finalement,
ces ouvrages et études montrent qu’au XVIe siècle, les juristes cherchent à définir l’autorité du roi et à la raffermir.
L’ouvrage de Pierre Pithou s’inscrit dans cette tendance.
La
nécessité d’un retour d’un pouvoir fort sur le trône
Nous
ne pouvons guère comprendre ce travail sans évoquer la situation critique de l’époque. Le royaume est la proie d’une
guerre civile, dite « guerre de
religion », entre les catholiques et les protestants, entre les Guises
et les Condé. Depuis 1572, elle connaît la violence et le désordre. Dans des
pamphlets, les protestants remettent en
cause l’autorité du roi au profit du peuple. Avec la mort du frère d’Henri
III, qui fait alors désigner Henri de Navarre comme successeur d’Henri III, la Ligue conteste à son tour la légitimité
du pouvoir royal par hérédité et défend l’idée que l’origine du pouvoir
vient du peuple. L’assassinat d’Henri III et les thèses tyrannicide fragilisent encore le pouvoir royal. Cette
situation réveille les idées sur l’origine du pouvoir souverain et sur les
droits du peuple, du roi et du pape. Des
théories soulèvent de nouveau la question sur la manière dont le pouvoir est
venu de Dieu et passe à ses délégués ici-bas.
Dans
cette atmosphère, le parlement veut
alors un gouvernement fort et renouvelle la notion d’État pour garantir l’ordre
et la paix. Il s’oppose donc à tout ce qui est préjudiciable à la
souveraineté du roi. Nous pouvons alors comprendre tout le travail des juristes
que nous avons évoqués, même s’il a commencé dès le début du XVe siècle, avant
le protestantisme et la guerre civile.
Henri IV |
Le gallicanisme parlementaire revient ainsi
en force tout en évoluant considérablement.
Les « libertés gallicanes »
ne sont plus considérées comme des privilèges ou des dispenses données par le
pape, donc facilement révocables par lui. « Ces libertés ne sont point concessions des papes, nous dit un
juriste du XVIe siècle, ne sont point
droits acquis contre le droit commun. Car pour s'estre la France conservée en
liberté plus qu'autre nation qui soit catholique, on ne peut pas dire qu'elle
ait été affranchie ; elle est franche et libre dès sa première origine ;
elle s'est mieux conservée que les autres en son premier état, sans s'avoir été
abandonnée à la prestation de plusieurs droits qui se recueillent dans les pays
qu'on appelle d'obédience. La liberté de l'Église gallicane peut compatir avec
la dignité du saint siège, et ne sont point deux choses contraires l'une à l'autre;
elles sont toutes deux légitimes »[7]. Si
elles ne sont pas des privilèges, la conclusion est évidente. « Nos libertés sont un droit naturel et
public, que nous avons constamment observé, et invariablement retenu au milieu
des altérations et des changements que l'on a fait subir à l'ancien droit
ecclésiastique. »[8] Les
juristes les font en effet remonter à l’origine même de l’Église gallicane et
accordent aux rois une large compétence dans les affaires ecclésiastiques en
vertu d’une coutume immémoriale. Ainsi se
confondent la souveraineté du roi avec les « libertés gallicanes ». Elles sont désormais indissociables au regard des juristes.
Une
autre conception de l’Église
Nous
pourrions croire que tout cela n’est encore guère innovant. Ce n’est qu’une
guerre entre différentes autorités pour s’emparer du pouvoir. Nous avons en
effet déjà connu de telles positions dans les relations houleuses entre
Philippe le Bel et Boniface VIII. Que dit en effet le chancelier Flote aux
assemblées des États, réunies 10 avril 1302, pour défendre son roi contre les
prétentions du pape ? « Le roi
n’a pas de supérieur au temporel, pas plus que n’en eurent ses ancêtres. »[9] Mais
soulignons une différence essentielle. Au XIVe siècle, les légistes justifient
des actions de leur roi, actions par ailleurs malhonnêtes et peu glorieuses. Au XVIe siècle, les légistes établissent un
droit de manière absolue. Dans le premier cas, ils veulent imposer une politique
pour sauvegarder les intérêts de l’État, dans le second cas, ils veulent
imposer un droit nouveau pour que le roi
soit le maître de l’Église de France et finalement instaurer une nouvelle conception de l’Église.
Soulignons
l’étrangeté de la chose. Ce sont bien des
juristes laïcs qui viennent imposer une conception ecclésiologique !
Pourtant, nul ne conteste, encore moins le pape, que le roi soit maître de son
royaume dans le domaine temporel. Tous sont aussi d’accord pour que le pape
soit maître dans le domaine religieux. La question ne se porte pas sur ces
domaines mais sur les questions où les deux périmètres de responsabilités se
chevauchent, où le temporel et le religieux sont mêlés. Qui assure alors la
primauté ?
Pour
justifier la primauté pontificale, les canonistes et théologiens ont défendu la thèse du pouvoir indirect des papes
sur les chefs d’État quel qu’ils soient. Les légistes du roi de France ont
défini à leur tour la thèse de l’origine
divine du roi de France comme autrefois l’empereur en appelait à
l’universalité de son empire et à son origine divine.
L’origine
divine du roi
Dans
les ouvrages du XVIe siècle, la question de l’origine du pouvoir du roi ne
semble pas encore bien définie. Il faut en effet attendre le siècle suivant
pour que la thèse s’affirme clairement. En 1610, dans De regno et regali potestate,
l’anglais Guillaume Barclay affirme
le droit divin des rois et l’indépendance de leur pouvoir. Le roi reçoit en effet son pouvoir sans intermédiaire de Dieu.
L’autorité souveraineté vient directement du Très-Haut. « Vous êtes à double titre un obligé de Dieu,
dit-il au fils de Jacques Ier, roi d’Angleterre. C’est lui qui vous a fait
homme ; c’est lui qui vous a fait Dieu entre les hommes, pour leur
commander, et occuper le trône en leur nom…Le roi est né pour son peuple, mais
c’est de Dieu qu’il tient son pouvoir, et c’est à lui qu’il doit rendre compte
de son administration. »[10] Cet
ouvrage fait sensation en France.
L’idée
selon laquelle le pouvoir royal est accordé par Dieu Lui-même s’impose de plus
en plus en France. Elle décrit les rois comme « les vives images de Dieu, par qui ils sont élus et choisis »
ou encore « l’image vivante en
terre de l’éternel gouvernement qui est au ciel. » Le magistrat Jean Savaron
(1556-1622) n’hésite pas à dire que le roi « exerce
les fonctions de Dieu. » Il
est constitué comme un « Dieu corporel »[11]. Montchrétien
(1575-1621) est encore plus radical. Dans un livre dédié au roi louis XIII, il
déclare que « l’Église est dans l’État,
non l’État dans l’Église. »[12] En
1632, Le Bret, conseiller d’État, écrit dans un traité de droit public :
« les rois sont institués de Dieu.
La royauté est une suprême puissance déférée à un seul. La souveraineté n’est
pas plus divisible que le point en géométrie. »[13]
Jean Savaron |
La
thèse de Barclay est aussi reprise par les rois. Henri de Navarre peut en effet
affirmer à son tour que « les
souverains ne rendent qu’à Dieu seul compte de leur sceptre. » Et
comme le roi est identifié à son royaume, il en est le seul principe d’unité. Lors des États généraux de 1614, sur
proposition des députés parisiens, à forte majorité de parlementaires, le
Tiers-États tentent même d’imposer comme loi fondamental du royaume l’article
suivant : le roi, « comme il
est reconnu souverain en son État, ne tenant sa couronne que de Dieu seul, il
n’y a aucune puissance en terme quelle qu’elle soit, spirituelle ou temporelle,
qui ait aucun droit sur son royaume pour en priver les personnes de nos rois ni
dispenser ou absoudre leurs sujets de la fidélité et obéissance qu’ils lui
doivent. » Comme nous le voyons,
l’autorité royale n’est plus confinée au domaine uniquement temporel.
Si
l’insertion de cet article dans la loi fondamentale est finalement refusée,
elle montre l’état d’esprit qui règne au début du XVIIe siècle. Lors du
conciliabule de Pise, des libelles et des pamphlets en faveur du roi contre le
pape sont diffusées. L’une d’entre elle[14] demande
la soumission des fidèles au roi, y compris sur le plan religieux. Il y a une complète confusion des pouvoirs.
Cependant,
lors des États généraux de 1614, le caractère divin du pouvoir du roi est
reconnu et sera souvent exprimé par les rois. Bientôt, s’affirmera la théorie du droit divin…
Conclusions
La
première maxime des libertés gallicanes est révélatrice. Les libertés
gallicanes ne comprennent plus des immunités ecclésiastiques et des privilèges
canoniques, ou encore des coutumes peu discernables et difficilement
définissables, mais concernent de plus en plus la souveraineté du roi dans
l’Église dite gallicane. Autrefois, au nom de l’antiquité, on s’opposait aux
innovations de Rome et aux nouvelles prétentions du pape. Désormais, on s’oppose à l’autorité pontificale en
défendant les pouvoirs du roi en raison de son origine divine. Cette thèse
donne lieu à un travail juridique important dont l’ouvrage Pierre Pithou est
sans aucun doute la grande référence. Elle conduira à l’affermissement de la
monarchie et donnera sans-doute naissance à l’idée d’une monarchie divine, qui explique et justifie l’autorité
du roi dans son royaume, y compris dans le domaine religieux. Mais l’histoire,
théâtre du jugement divin, révèle finalement que le pape demeure encore et que
le roi de France n’est plus. Cela suffit-il pour dénoncer toute prétention du
pouvoir politique de vouloir régner partout, y compris dans les choses
intimes ?
Notes et références
[2] André-Marie-Jean-Jacques Dupin
(1783-1865), Libertés de l’Église gallicane suivies de la déclaration de
1682, avec une introduction et des notes, par M. Dupin, imprimerie de Fain,
1824.
[3] Voir Émeraude,
mars 2019, article « La Pragmatique
Sanction (1438) - Le concordat de Bologne (1516) : affermissement de la
souveraineté du roi dans l'Église ».
[4] Arlette Jouanna, Le Pouvoir absolu. Naissance de
l’imaginaire politique de la royauté, Gallimard, 2012.
[5] Gabriel Hanoteau, Essai
sur les libertés de l'Église gallicane depuis les origines jusqu'au règne de
Louis XIV, 1888.
[6] G. Hanoteau, Études historiques sur le XVIe et
XVIIe siècle en France, 1886 dans Une civile société. La République selon
Guillaume de la Perrière (1499-1554).
[7] Antoine Hotman dans Libertés
de l'Église gallicane suivies de la déclaration de 1682, Dupin, avec
une introduction et des notes, par M. Dupin, libraires Baudouin frères, 1824.
[8] M. Dupin, Notes, Libertés de l'Église gallicane suivies
de la déclaration de 1682.
[9] Pierre Flote, dans Philippe
le Bel, Jean Favier, Fayard, 1978.
[10] Barclay, De
Potestate Papae in principes saeculares liber humus, 1609, dans Le
gallicanisme et la réforme catholique, essai historique sur
l’introduction des décrets du concile de Trente, 1563-1615, Mgr Victor
Martin, 1919, gallica.fr., a
[11] Jean Savaron, Second
Traité de la Souveraineté du Roi, 1615 dans Les idées politiques en France au
XVIIe siècle, Henri Sée, 1923.
[12] Antoine Montchrétien
de Watteville, Traité de l’économie politique, 1615 dans Les idées politiques en France au
XVIIe siècle, Henri Sée.
[13] Le Bret, dans L’Église des Temps classiques, Le Grand Siècle des âmes, chap. III,
Fayard, 1958.
[14]
Voir De la
différence des schismes et des conciles de l'Église et de la prééminence et
utilité des conciles de la Sainte Église Gallicane, Lemaire des Belges.
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